Le réseau routier des Ponts-et-Chaussées de la Généralité de Limoges en 1788

 

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On imagine généralement que la Révolution routière s’est traduite par la mise en place du réseau ferré au XIXe siècle. Cependant, une première évolution routière majeure eut lieu durant le XVIIIe siècle. En effet, alors que la circulation était essentiellement l’affaire des piétons, des cavaliers et des muletiers, une dynamique s’instaura, à l’échelle du royaume, pour créer un réseau « roulable », c’est-à-dire susceptible de permettre le passage de voitures et de charrettes[1]. Cette action nécessita notamment la construction de ponts alors que piétons ou mulets pouvaient passer à gué, l’élargissement des voies, l’aplanissement des pentes et l’entretien des routes. C’est la mise en place de ce réseau en Limousin, sous l’action des intendants et des Ponts-et-Chaussées, qui est étudiée et cartographiée ici.

Cette carte se fonde sur deux documents. Tout d’abord, sur la « Carte itinéraire et minéralogique de la généralité de Limoges » de 1783 (56,5 par 73,5 cm). Elle a été réalisée en 1783 par l’ingénieur-géographe Pierre Cornuau sur ordre de l’intendant Marius-Jean-Baptiste-Nicolas d’Aine (intendant de 1775 à 1783), a été gravée par C.-D. Beauvais et éditée chez le libraire limougeaud Barbou. Elle présente le réseau routier, non pas du Limousin[2] mais de la généralité de Limoges administrée par l’intendant. De ce fait, elle ne présente pas une partie de la Creuse (dépendant de la généralité de Moulins), mais englobe l’Angoumois[3]. Elle est particulièrement intéressante parce qu’il s’agit d’une des toutes premières cartes du Limousin à présenter son réseau routier. En effet, depuis la première carte du Limousin, dite carte Fayen de 1594, et jusqu’en 1781, les cartes d’ensemble du Limousin ne représentent pas les routes. Seules deux cartes antérieures au document étudié ici les présentent. Il s’agit également dans les deux cas d’œuvres de l’ingénieur Cornuau (associé à l’ingénieur Louis Capitaine pour l’une d’elles) et qu’il dédie à des personnages importants : l’évêque de Limoges et l’intendant[4]. Il n’y a pas d’indication que les auteurs de ces cartes aient travaillé pour ou avec les Ponts-et-Chaussées, mais ils avaient de toute évidence connaissance et accès aux travaux de cette institution en Limousin. Les ingénieurs des Ponts-et-Chaussées sont en effet les tout premiers, à partir de 1758, à réaliser des plans de routes (et non des cartes à l’échelle du Limousin)[5].

Bien que le corps des ingénieurs des Ponts-et-Chaussées existe depuis 1715 dans le but de créer et d’entretenir les routes, de mettre en place un réseau routier national cohérent (et non un puzzle de routes gérées localement par des pouvoirs morcelés[6]), il ne semble pas y avoir de bureau spécifique à Limoges avant la moitié du XVIIIe siècle, peu après la création de l’école des Ponts-et-Chaussées (1747) et pas plus d’ingénieur en chef avant Barbier en 1762, suivi de Trésaguet en 1766[7]. En d’autres termes, il n’y a pas de production cartographique de la part des Ponts-et-Chaussées limousins avant le début de la compilation de l’atlas de Trudaine et surtout avant l’impulsion donnée par l’intendant Anne-Robert-Jacques Turgot et l’ingénieur Pierre-Marie-Jérôme Trésaguet. Le document utilisé ici présente donc la compilation de près d’un quart de siècle de production cartographique de la part d’une institution étatique (et non locale).

Commandité par l’intendant, il présente ainsi l’espace géré par l’intendance, les réalisations de celle-ci et véhicule UNE vision (centralisée, étatique) du réseau routier qui a pour objectif de transformer un réseau piétonnier en un réseau « roulable », destiné à relier les centres importants du commerce français : du Bassin méditerranéen à La Rochelle, de Paris au Midi dans le cas du Limousin. Ce qui prime donc, ce sont les intérêts nationaux et non locaux. Ce que la carte met en valeur, c’est la théorisation d’un réseau national et non celle du territoire local. La différence est essentiellement due à la construction (largeur suffisante, matériaux plus durs…) et à l’entretien de la route. Une route non entretenue régulièrement peut s’abîmer et s’abîmer vite. L’intendant Bernage au XVIIe siècle évoquait notamment les « grands bourbiers », mais on peut également mentionner les ornières et les fondrières. Le problème est qu’une route subit une usure considérable due aux passages des chevaux et des voitures. Une voiture, qu’elle soit à deux ou quatre roues, peut bénéficier d’un attelage allant jusqu’à six chevaux. D’après l’édition du cours sur la construction des routes donné à l’école des Ponts-et-Chaussées en 1895[8], « les charrettes et chariots ordinaires pèsent 2 500 k. et reçoivent à charge complète des poids qui vont de 900 à 6 000 kil. » et le poids d’un cheval varie de 300 à 600 kilos. De ce fait, la route peut subir, au passage d’une voiture, une pression allant de près de quatre tonnes, pour les plus légères, à plus de dix tonnes, pour les plus lourdes. Ce qui crée des ornières, déchausse les pierres de la chaussée (c’est également le cas s’il s’agit du passage d’un cheval sans voiture ou d’un troupeau de bovins), et facilite l’infiltration d’eau et donc la création de ravines empêchant de ce fait le passage de voitures alors qu’un piéton peut passer. La solution est donc de mettre en place des chaussées résistant à ces désagréments.

L’autre document utilisé pour la réalisation de cette carte, appartient à une série de documents de travail, rédigés par les Ponts-et-Chaussées, faisant tous les ans l’état des lieux de l’avancée des travaux. Celui retenu, daté de 1788[9], est particulièrement remarquable. En effet, pour chaque section de route programmée, il détaille :

– Le nom de l’ingénieur des Ponts-et-Chaussées chargé de cette section.
– Le nom de l’entrepreneur.
– Les longueurs (avec indications topographiques des début et fin de chaque section) de routes en pavés, revêtues de chaussées, ouvertes sans chaussées, à ouvrir.
– Le pourcentage des pentes.
– L’état des ponts.
– Le prix de l’entretien et la qualité de l’approvisionnement (matériaux destinés à l’entretien).
– L’état d’avancée des plantations (qui sont règlementaires sur chaque côté de la route).
– La largeur de la route.
– Et les distances entre relais de poste.

Il devrait donc donner une image exacte de l’état du réseau routier en 1788. De plus, il peut être complété par le document C 302 des Archives départementales de la Haute-Vienne qui, en 1787, énumère route par route leurs avantages (commerciaux, militaires, désenclavement…) et justifie ainsi des routes à traiter en priorité (numérotées de 1 à 56). Cet état du réseau limousin a été bien étudié par Alain Blanchard dans un article[10] où il propose notamment des graphiques mettant en évidence l’état des routes à différentes dates avec, route par route, le pourcentage de sections faites, en exécution et à faire. Nous renverrons donc à son travail pour les chiffres et la présentation de l’argumentaire du réseau.

En revanche, la carte réalisée ici transcrit spatialement les divers états d’avancée des routes à partir de l’inventaire de 1788, leur tracé se fondant sur la carte de 1783. Seule une partie des renseignements apportés par ce document a cependant été prise en compte : la largeur des routes et leur état, chaussées ou en pavés, ouvertes ou projetées. Les différentes largeurs de routes n’apportent pas de renseignements concrets (hormis la hiérarchie intrinsèque des routes) quant aux voies plus ou moins praticables. En effet, elles font de 16 m pour les plus larges à 6 m pour les plus étroites. Or, en 1895, les Ponts-et-Chaussées estiment qu’une route « normale » devrait faire 6 m de large pour que deux voitures puissent se croiser facilement[11]. La circulation en Limousin ne devait donc pas poser de problème. La véritable information est apportée par la répartition entre routes chaussées/pavées, ouvertes et projetées. On se rend alors vite compte qu’une bonne partie du réseau n’existe tout simplement pas. La route vers Poitiers est absente et une bonne partie de la Creuse et de la Corrèze n’est pas desservie. Pour citer François Marlin, passant en Creuse en avril 1789 : « Vous courez un moment sur un chemin neuf, puis vous entrez dans un bois sans route tracée : on a seulement abattu des arbres pour montrer la voie. On retrouve la route neuve, on la perd ; on court une demi heure à travers des landes ou de maigres pacages »[12].

Ceci ne veut pas dire qu’on ne circule pas en Limousin. Foires, marchés de bovins, pèlerinages, etc. témoignent depuis longtemps que l’on circule dans et hors de la région. Ce dont cette carte témoigne, c’est de l’apparition et du développement d’une nouvelle façon de voyager et/ou de transporter des marchandises : en voiture. Elle témoigne surtout d’une contradiction entre la réalité du terrain et l’encensement de Turgot et Trésaguet par leurs contemporains et l’historiographie. Ces derniers nous présentent un réseau en grand partie achevé par Turgot et Trésaguet vers 1775 alors que le retour aux archives réalisé par Alain Blanchard montre la grande implication des intendants suivants et la cartographie des données présente un réseau imaginé mais encore à construire. Pour citer l’argumentaire du réseau de 1787 : « Si l’on parvient jamais à exécuter les routes ci-dessus (jusqu’à la n° 49), il restera encore à faire les communications de bourg à bourg, de clocher à clocher, de village à village, ce qui démontre qu’il faudra encore plus de cent ans pour perfectionner toutes les routes du Limousin. ».

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[1] Chanaud Robert, « Avant-propos : Une histoire des circulations ? », Une histoire des circulations en Limousin. Hommes, idées et marchandises en mouvement de la Préhistoire à nos jours, Limoges, PULIM, 2015, p. 9-12.

[2] Bien que les limites du Limousin proprement dit soient remarquablement stables au cours du temps (les limites actuelles correspondent peu ou prou aux limites du pagus antique et à celles de l’association des diocèses de Limoges et de Tulle), les limites de la généralité de Limoges s’en éloignèrent considérablement, ne prenant pas en compte une bonne partie de la Creuse, alors que la généralité englobait l’Angoumois.

[3] Cette carte peut être consultée dans la base de données de ce site (http://vafl-s-applirecherche.unilim.fr/cartes_anciennes/map_viewer.php?id=15).

[4] Il s’agit de la « Carte de la généralité de Limoges », de 1781, dédiée à d’Aine par les ingénieurs-géographes royaux Pierre Cornuau et Louis Capitaine (Arch. dép. de la Haute-Vienne, C 5), et de la « Carte du dioceze de Limoges » de 1782, dédiée par Cornuau à l’évêque de Limoges L.-C. Duplessis d’Argentré ( Arch. dép. de la Haute-Vienne, 1 Fi 65).

[5] Bien évidemment les plans manuscrits antérieurs représentant les tènements ou domaines agricoles depuis le XVIIe siècle, indiquent les routes et chemins. Cependant, ce n’est pas leur fonction première (s’attachant plus à la composition et aux propriétaires des parcelles) et ils n’en présentent jamais de synthèse à l’échelle régionale.

[6] Des tentatives de surveillance nationale ont certes été tentées précédemment. La charge des trésoriers de France implique de « visiter » les voies et chemins et d’informer sur leur état depuis 1508. Une charge de grand voyer a existé (créée pour Sully en 1589, supprimé par Richelieu en 1626). Cependant, aucune de ces fonctions n’a dépassé le stade de l’observation, n’a eu les outils nécessaires pour asseoir et construire un schéma à l’échelle de la France avant la création des Ponts-et-Chaussées.

[7] Voir introduction de l’inventaire de la série C des Archives départementales de la Haute-Vienne (p. XCII et p. XCIII) par Camille Rivain et Alfred Leroux en 1891.

[8] Durand-Claye Charles-Léon, Cours de routes : professé à l’École des ponts et chaussées : dispositions d’une route, étude et rédaction des projets, construction, entretien, Paris, 1895, 2e édition, p. 53-57.

[9] Arch. dép. de la Haute-Vienne, C 753 : Inventaire général des routes de la généralité de Limoges fait en 1788.

[10] Blanchard Alain, « Le réseau routier du Limousin à la veille de la Révolution : réalité et usage », Une histoire des circulations en Limousin. Hommes, idées et marchandises en mouvement de la Préhistoire à nos jours, Limoges, PULIM, 2015, p. 55-78.

[11] Durand-Claye Charles-Léon, Cours de routes : professé à l’École des Ponts-et-Chaussées : dispositions d’une route, étude et rédaction des projets, construction, entretien, Paris, 1895, 2e édition, p. 14. Par ailleurs, pour comparaison, une route à deux voies actuelle fait normalement 7 m de large.

[12] Voyages d’un français depuis 1775 jusqu’à 1807, Paris, Guillaume et Compagnie, 1817, t. II, n° 14, p. 140-147.

Bibliographie

CHANAUD Robert (dir.), Une histoire des circulations en Limousin. Hommes, idées et marchandises en mouvement de la Préhistoire à nos jours, Limoges, PULIM, 2015, 632 p.

LIVET Georges, Histoire des routes et des transports en Europe. Des chemins de Saint-Jacques à l’âge d’or des diligences, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2003, 608 p.

XANDRY Catherine, « Construire un « désenclavement » : les Ponts-et-Chaussées et le Limousin », intervention à Clio en Cartes 3 : La carte fait-elle le territoire ?, Mulhouse, 16 novembre 2015, à paraître.

Sources

Archives départementales de la Haute-Vienne, 1 Fi 94 : Carte itinéraire et minéralogique de la généralité de Limoges dressée par ordre de M. d’Aine, intendant de Limoges, 1783, dressée par Pierre Cornuau, ingénieur-géographe, gravée par C. D. Beauvais et éditée chez Barbou à Limoges, papier imprimé noir et blanc, 56,5 par 73,5 cm.

Archives départementales de la Haute-Vienne, C 753 : Inventaire général des routes de la généralité de Limoges fait en 1788, 1788, Ponts-et-Chaussées.

Catherine Xandry, 2016

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