La gouvernementalité du conflit armé interne et la constitution de « l´état hybride » par le modèle de la « sécurité démocratique » en Colombie1

Juan David Betancourt Ramírez 

https://doi.org/10.25965/trahs.639

Notre recherche entend montrer la progressive « hybridation » de l’État en Colombie à partir du brouillage des frontières topologiques entre l’État de droit et l’état d’exception. Idée développée sur l’émergence d’une nouvelle typologie de conflit, comprise comme « le paradigme du conflit au sein des populations » ; exprimée grâce à l’intrication du conflit dans la gouvernementalité comme champ discursif et son prolongement dans l’imaginaire collectif (Castoriadis). La gouvernementalité est comprise comme la stratégie de la gestion des affaires de la population, pour la réactualisation de l’État et la configuration des rapports sociaux. Celle-ci trouve maintenant dans la notion de guerre probable et d’ordre civil des éléments essentielles. Cependant, L’intrication du nouveau paradigme du conflit constitue un foyer de légitimation et délégitimation ; de quoi, finalement ? Des pratiques gouvernementales, comme la banalisation de pratiques étatiques violentes et la délégitimation de toutes formes de mouvement d’insurrection et d’opposition sociale.

Firstly, our research demonstrates the progressive strengthening of the 'hybridisation' process of state, surpassing the topologies borders between the rule of law and the state of emergency. This is determined from the emergence of a new kind of conflict recognized as “the paradigm of conflict amongst the people” (extrapolating the concept of “war amongst the people” from General Rupert Smith). This new genre is explained precisely by the interpenetration of conflict on governmentality as a discursive field, and its extension in the collective imaginary –Castoriadis-. Secondly, we start with Foucault’s definition of State which is based on the dichotomy of State/governmentality as the management strategy of population’s phenomena for the State up-date. This governmentality is based on the notion of possible war and civil order as the essential elements in the field of public administration. The interpenetration of the new conflict paradigm establishes a point of legitimisation and delegitimisation. The legitimisation and delegitimisation of what, however ? Essentially, of governmental practices such as the banalisation of acts of violence carried out by State institutions, and the delegitimisation of any kind of protest movement and social insurrection. The historical guerrilla conflict in Colombia and the combination of internal conflicts establish our laboratory of analyses.

Índice
Texto completo

Introduction

Note de bas de page 2 :

Dans le sens clusewitzien classique

La paix constitue-t-elle une condition sine qua non de l’ordre juridique et de la mise en pratique des droits ? La question se formule à partir du renversement de la logique de l’état d’exception où la suspension des droits constitue son premier effet dans un contexte précisément d’exceptionnalité de la guerre, de la crise, du conflit. Finalement, la question se reformule dans la mesure où les notions de paix, guerre, crise, conflit et les conditions d’exceptionnalité sont redéfinies sémantiquement par rapport aux anciennes conceptions, comme par exemple celle de la guerre2.

La manière dont le conflit est défini configure forme dont il est politisé et encadré dans toute une série de pratiques sociales et gouvernementales. Néanmoins, la définition du conflit est déterminée par deux agents particuliers : la gouvernementalité et la société. La gouvernementalité, d’une part, est comprise d’abord comme le mode de gestion de la population, l’ensemble de principes qui établissent la façon dont les institutions étatiques sont gérées et dont la société civile trouve sa plateforme programmatique. La société civile est comprise, d’autre part, comme le point d’entrecroisement entre l’homo juridicus et l’homo oeconomicus ; il s’agit d’un « corpus des diversités unifiées » doté d’un minimum de droits qui constituent le fondement de la force productive d’un État et de la réactualisation d’un modèle gouvernemental.

Il existe par ailleurs trois questions qu’il faut impérativement poser au moment d’établir une analyse sur le rapport État-société-conflit : (1) De quel type de conflit s’agit-il aujourd’hui ? (2) De quelle manière se configure le rapport spécifique entre le conflit et la société ? (3) Quel est le rapport entre le conflit et l’État ? Les spécificités dans la façon dont les conflits sont politisés inscrit une série de linéaments au cœur de l’État, ce qui institutionnalise finalement un mode de gestion gouvernemental.

Notre recherche porte sur l’État hybride ou l’ambiguïté de l’État de droit contemporain : l’État sécurocratique (Alliez, Lazzarato, 2016 : 371) « conflits au sein de la population » et de la discursivité de la guerre probable (Desportes, 2008 : 58). C’est-à-dire il constitue notre corollaire théorique, à partir de l’analyse de la configuration des systèmes de souveraineté contemporaine, lesquels s’édifient sur le brouillage topologique entre état d’exception et État de droit, et sur l’inéluctable instrumentalisation de la force, dans le cadre des modes de gestion gouvernementale, comprise comme gouvernementalité. En fin de compte le processus d’hybridation étatique répond à la « construction des besoins » gouvernementaux où la priorisation et matérialisation des droits individuels est remise en question.

Note de bas de page 3 :

L’État comme le résultat d’un contrat social de en raison de la violence dans l’« état nature » -compris en tant que « moment zéro » de la sociogenèse-. Néanmoins, l’idée de l’état nature est une hypothèse de base et non pas une réalité historique.

En principe, l’Etat depuis Thomas Hobbes et la mythologie de l’état nature encadré par le contractualisme3 dans la modernité constitue la question per excellentiam de la philosophie politique. La question pour la nécessité de son existence, dans un premier temps, et pour l’élargissement et la légitimité de son pouvoir sur la société, dans un deuxième, configurent, les fondements de l’entreprise philosophique.

La gouvernementalité de la contingence sécurocratique s’établit au cœur de l’État de droit en instaurant un régime ambigu d’indistinction parmi les modèles de l’état d’exception et l’État de droit. Généralement, l’apparition d’un conflit armé -que ce soit interne ou que ce soit interétatique- nous ramène à l’émergence de l’État d’exception. Néanmoins, dans la typologie contemporaine du conflit armé, comprise comme guerre au sein de la population (Smith, 2007) ou de la guerre probable (Desportes, 2007), faudrait-il parler, suivant Giorgio Agamben de l’état d’exception permanent, d’une adéquation de l’état d’exception dans le cadre de l’État de droit ou plutôt d’un modèle d’État, disons, « hybride », qui se particulariserait par rapport le conflit ?

Au cœur de l’analyse sur l’État se situe la question de l’ordre social et de ses conditions de possibilité. Autrement dit, le rapport entre l’État et la garantie des conditions minima pour la socialisation des individus, constitue la base des analyses de la sociogenèse politique et de ses éléments –apparemment antinomiques- tel que le conflit. Dans Le Leviatan de Thomas Hobbes, la guerre –forme catégorielle du conflit- est transversale à l’émergence et à la réactualisation de l’État. Une lecture rapide du texte nous suggère que la guerre de tous contre tous (all against all) comprise comme guerre des volontés et des représentations constitue la raison du « pacte » dans la constitution de l’État, afin de gérer la sécurité de chacun des intégrants.

En ce qui concerne le conflit, une lecture « intuitive » –pour l’appeler d’une certaine forme- nous suggère que le conflit constitue un moment de conjoncture sociale, une condition de rupture du tissu social, tandis que la paix constitue la condition de possibilité primaire pour l’entrecroisement et le développement des dynamiques sociales. Néanmoins, une lecture « contre-intuitive », comme par exemple celle de Georg Simmel dans le conflit nous amène à penser le conflit comme forme de socialisation politique.

Le conflit compris non plus comme le facteur de conjoncture socio-politique mais plutôt comme l’élément de construction identitaire, comme outil de la routine sociale, c’est-à-dire le conflit comme « quotidienneté », traduit en mode de gestion de la population, et qui configure le fondement de la définition du conflit en termes contemporains.

C’est ainsi que, si pour Foucault l’analyse de l’histoire doit être établie à partir de la détection du moment où et de la manière dont les choses posent un problème, pour nous il s’agit plutôt de la manière dont une situation dite « de conjoncture » devient une « régularité ». C’est-à-dire, de manière inverse, ce qui nous intéresse, ce n’est pas la manière dont les faits posent un problème, mais plutôt dont les « problèmes » deviennent une quotidienneté : déjà pour Carl Smith « l’irrégularité du partisan demeure tributaire du sens et du contenu d’un système régulière concret » (Smith, 1962 :302).

Compte tenu de ce qui précède, le conflit pourrait-il constituer la règle plutôt que l’exception dans le déroulement quotidien d’une société ? Mais surtout, le conflit pourrait-il configurer un mode de gestion particulier au cœur d’un État de droit ? Au fond, il s’agit de la question inéluctable sur la manière dont il faut comprendre le conflit en termes récents. Ainsi, Pourrions-nous continuer à parler du conflit au sens clausewitzien ou s’agit-il plutôt de l’émergence d’une nouvelle sémantique ?

De l’avis de Clausewitz, « la guerre est un caméléon qui change de nature à chaque engagement ». Pour le Général Rupert Smith- qui se place dans une instance post-industrielle et post-clausewitzienne, il s’agit précisément d’un nouveau « paradigme de la guerre et du conflit ». En effet, l’ancienne formule de Clausewitz « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens » est dépassée par le renversement foucaldien où « la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens » dans le sens contemporain de la guerre et du conflit.

Le conflit armé en Colombie sert de base à notre analyse de la conjugaison des conflits polyvalents à l’intérieur de la société, en même temps que d’une « guerre asymétrique de basse intensité », en ayant comme cadre la guerre historique de guérillas contre les forces de l’État. Il ressort des observations qui précèdent que le conflit armé en Colombie compose le cadre idéal pour l’analyse de la nouvelle typologie du conflit –la guerre au sein des populations (Op. cit. Smith, 2007) compris comme la guerre probable- en même temps que pour l’analyse de la « forme-État » dans le prolongement temporel du conflit et son intrication gouvernementale.

Il faut alors rediriger l’analyse sur la question de la forme-État : au centre de la problématique se situe l’interrogation sur la typologie et les limites topologiques des modèles d’État, mais l’orientation s’adresse essentiellement vers l’examen de l’État de droit et de sa capacité de transition/intégration à d’autres formes étatiques. D’abord, en quoi consiste l’État de droit ? Pour Kelsen il s’agit de la mise en scène d’un ordre juridique hiérarchisé qui délimite les pouvoirs de l’État sur la société.

Note de bas de page 4 :

Le droit est un ordre qui interdit l’usage de la force en général, mais l’autorise à titre de sanction devant être exécutée par des individus déterminés, dans de circonstances exceptionnelles. (Ibid. : 73)

Au sujet de la force, Kelsen considère dans son ouvrage Théorie générale du droit et de l’État que « La force est employée pour prévenir l’usage de la force dans la société » (Kelsen, 2010 : 72). Néanmoins, s’agit-il exclusivement de l’emploi de la force en raison de la prévention de son usage au cœur de la société ? Le monopole de la force répond-t-il strictement à la prévention de l’usage non-monopolisé ? En principe, l’usage de la force auquel fait référence Kelsen est rapporté à l’éventualité d’une contre-insurrection en plus comme réplique de la violence intrasociale4.

Pour le juriste austro-américain, l’utilisation de la force est restreinte « dans certaines circonstances seulement » (Ibidem). Néanmoins, notre problématique se pose précisément dans la reconnaissance des circonstances légitimatrices de l’emploi étatique de la force dans un milieu –comme le colombien- de conflit historico-temporellement prolongé. En effet, comme il s’agit d’un entourage des formes de violence progressivement « organisées » et des acteurs polyvalentes (guérillas, groups criminels urbains, para-militarisme) qui s’étendent aux sphères socio-institutionnelles, la détection et la définition des circonstances exceptionnelles –légitimatrices de l’emploi de la force- deviennent un territoire ambigu.

L’actualité politique et étatique de la Colombie, tout au long des dernières décennies constitue un modèle exemplaire de l’« État hybride ». L’expression « État de droit » devient faible et ambigu au sein d’un contexte de politisation et étatisation du conflit : la violence stratégique, la diversification des formes et des acteurs des conflits au sein de la société civile en ayant comme exemple le para-militarisme colombien et les « faux positifs » (los falsos positivos) configurent deux stratégies gouvernementales qui dénudent les pratiques contre-constitutionnelles.

L’état hybride se caractérise par les variations et flexibilisation du système de justice, marginalisations du pouvoir législatif, centralisation de l’exécutif, établissement d’une distribution économique particulière, déploiement et instrumentalisation de la force publique au sein de la population, superposition de la consigne de l’ordre sur le droit, dépassement de l’idée de bien-être par l’idée de l’ordre civil.

L’évaluation de la performance de gestion gouvernementale entendue -et réduite- comme performance d’entreprises militaires et sécurocratiques dans les villes, au-delà de l’affaiblissement de la garantie des affaires marginalisées « au deuxième ordre » telles que la santé publique, la garantie du travail, la couverture éducative, constitue la base de la construction d’un mécanisme de légitimation sociale des pratiques gouvernementales.

Ainsi, afin d’arriver à l’hypothèse de l’hybridation de l’État, à partir du brouillage des frontières topologiques entre État de droit et l’état d’exception, faut-il commencer par la définition de la nouvelle typologie de conflit, comprise comme « la guerre probable » dans un contexte de « guerre au sein des populations » (R. Smith). Ensuite, nous partons de la définition foucaldienne de l’État, à partir de la dichotomie État/gouvernementalité, afin de comprendre la gouvernementalité comme stratégie de la gestion des affaires de la population pour la réactualisation de l’État et la configuration des rapports sociaux fondés sur l’idée d’ordre civil. Enfin, la nouvelle typologie de conflit trouve un point d’intrication gouvernementale dans l’établissement d’une problématique fondatrice d’un discours et d’un prolongement ultérieur dans l’imaginaire collectif -Castoriadis- et de la représentativité collective –Durkheim-, ce qui fonde la légitimation et délégitimation des pratiques gouvernementales et délégitime toute forme de mouvement d’insurrection sociale.

1. L’émergence d’un nouveau « paradigme » du conflit au XXème siècle 

La guerre de tous contre tous (war of all against all) n’a jamais été pour Hobbes un terrain de bataille meurtrier absolu, mais elle est comprise comme la fixation d’un champ stratégique des représentations et des volontés. Ainsi, l’état nature n’a pas été un moment historique présocial où chaque individu luttait quotidiennement pour survivre : il s’agit de la mise en scène d’un champ des représentations. Pour le dire autrement, ce qui fonde l’État n’est pas précisément une guerre perpétuelle mais surtout un état de guerre où, d’après la lecture de Foucault sur Hobbes, la peur est celle qui constitue le fondement et la caractérisation première de l’état de guerre et non pas de la guerre, ce qui permet de vivre dans « une diplomatie de rivalités naturellement égalitaires » (Foucault, 1997 :40) : c’est-à-dire que nous vivons dans l’état de guerre et non pas dans la guerre.

La représentativité dont Foucault parle par rapport à létat de guerre s’exprime par une situation absente de cadavres et de sang, mais caractérisée par trois séries d’éléments :

« premièrement, des représentations calculées (je me représente la force de l’autre, je me représente que l’autre se représente ma force, etc.) ; deuxièmement, des manifestations emphatiques et marquées de la volonté (on veut apparaitre qu’on veut la guerre, on montre qu’on ne renonce pas à la guerre) ; troisièmement, on utilise des tactiques d’intimidation entrecroisées (je redoute tellement de faire la guerre que je ne serai tranquille que si tu redoutes la guerre au moins autant que moi et même, dans la mesure du possible, un peu plus) » (Ibid. : 79).

Note de bas de page 5 :

La séquence « paix-crise-guerre-solution » du paradigme de la guerre industrielle, dans laquelle l’action militaire constituait le facteur décisif, en sort complètement modifiée. Dans la guerre au sein de la population, « il n’y a pas de séquence prédéfinie mais plutôt un passage continuel » (Op. Cit, Smith R, 2007 : 368)

La guerre au sens contemporain (Desportes et Smith) et le conflit au sens « hybride » (Lazzarato et Alliez) se conçoivent parfaitement dans le cadre de cette représentativité. Le dépassement du paradigme de la guerre industrielle clausewitzienne, après la seconde moitié du XXème siècle, par la guerre au sein des populations représente à son tour le dépassement de la séquence « paix-crise-guerre-solution »5 (R. Smith : 2007 : 368) par l’illimitation du confit.

Note de bas de page 6 :

Je ne l’utilise pas dans ce sens [accrocheur de modèle], mais plutôt à la manière de Kuhn, « comme un concept scientifique universellement reconnu qui, pour un certain temps, donne à une communauté de professionnels des modélisations de problèmes et des solutions ». Le paradigme de la guerre industrielle entre États a été, en son temps, d’une grande utilité pour les politiques et les militaires mais, aujourd’hui, c’est le paradigme de la guerre au sein des populations qui doit être utilisé. (Op. Cit, Smith R, 2007 : 3).

Historiquement parlant et dans un premier instant, la guerre industrielle interétatique constituait le « paradigme de la guerre »6 : deux armées du même type s’envisageaient dans la campagne tandis que les villes constituaient « l’arrière par opposition au front » (Desportes, 2008 : 58). Le séquençage et la rupture entre « moment de paix » et « moment de guerre » constituaient des principes définitoires de la guerre au sens classique industriel : la guerre comme continuation de la politique par d’autres moyens au sens clausewitzien.

Note de bas de page 7 :

« En ce qui concerne la guerre, le changement actuel de paradigme a commencé en 1945 ». Ibid. : 2.

Par ailleurs, après la deuxième moitié du XXème siècle7, même si Carl Smitt avait déjà parlé dans Théorie du partisan (1962) d’une « révolution dans la doctrine de la guerre et de la politique » à partir de l’apparition des guérillas, contre les envahisseurs étrangers en Espagne, entre 1808 et 1813, la guerre et le conflit vont connaître un nouvel encadrement méthodologique, conceptuel et pragmatique qui déplace progressivement l’épicentre de la campagne vers les villes et qui renverse la formule clausewitzienne pour la formule foucaldienne de la politique comme continuation de la guerre par d’autres moyens.

La force devient un instrument gouvernemental dans la gestion de la population, d’où le titre de l’ouvrage du Général Rupert Smith L’Utilité de la force. L’art de la guerre aujourd’hui. Il s’agit désormais des guerres et des conflits « irréguliers » au sein des populations, compris plutôt comme le dépassement des anciennes séquences qui déterminaient les points limitrophes entre « moment de paix » et « moment de guerre », ce qui constitue une « ère de conflits persistants amenant à privilégier les opérations de stabilisation » (Alliez., Lazzarato, 2016 : 352).

De même que les théoriciens du droit naturel parlaient de la « guerre mixte » ou Clausewitz parle métaphoriquement de la guerre comme un « caméléon qui change de nature à chaque engagement », il faut parler de la guerre et du conflit « hybride » comme le nouveau paradigme en ce qui concerne leur doctrine. Le cadre comparatif résume ci-après le contraste entre la guerre au sens industriel interétatique et la guerre probable, contemporaine, au sein des populations :

Guerre industrielle

Guerre au sein de la population

Séquence

« Paix, crise, guerre, résolution du conflit »

Variables : perpétuel chevauchement de confrontations et de conflits.

But

Victoire totale

La paix n’est forcément ni le point de départ, ni l’aboutissement de la crise

Moyen

L’action militaire

D’autres voies que la confrontation

Objectifs

États

Insaisissables : des individus et des sociétés

Note de bas de page 8 :

SMITH, Rupert. L’Utilité de la force. L’art de la guerre aujourd’hui. ECONOMICA. Paris, 2007.

Tableau 18

« La guerre probable » entraîne « l’adversaire probable », ce qui configure une extrapolation généralisée sans frontière et qui légitime en même temps une indifférenciation du « front » et de « l’ennemi ». Cela permet la mise en place d’une distinction définie et une indistinction étendue de l’ennemi, ce qui configure un caractère de « potentialité criminelle » dans n’importe qui au cœur de la société. C’est-à-dire, déconstruction des anciennes divisions radicales du « criminel/citoyen exemplaire » pour la « potentialisation » indiscriminée des sujets compris comme « l’ennemi public potentiel ». Il s’agit d’un élément émergent dans la gouvernementalité, dans le cadre de l’ordre civil.

Finalement, sur ce point, se pose la distinction entre le conflit comme une possibilité et le conflit effectif : au-delà de l’ancienne idée du conflit, comme mécanisme d’imposition et de destruction d’une partie sur l’autre, entendu comme conflit radical, le conflit depuis le XXe siècle et tout au long du XXIe est devenu un mécanisme de rapport de force. C’est-à-dire que le conflit –même sa « possibilité » d’apparition- constitue une plateforme dans la gestion gouvernementale d’une population.

2. La Colombie : entre le conflit armé historique des guérillas et la pluralité des conflits au sein de la population

Guerre ou conflit ? Guerre de faible intensité ou conflit armé ? Guerre de guérillas comprise comme guerre civile ou guerre d’une institution particulière contre l’État ? Guerre du peuple colombien contre l’ordre étatique gouvernant ? Est-ce que toute forme de violence historique en Colombie en est réduite à l’antagonisme Etat/guérilla et à quel point ? Par contre, à quel point toute forme de violence sociale n’est-elle pas réductible à cet antagonisme « historique » ?

Le « conflit armé » interne en Colombie compris comme le conflit entre les guérillas et l’État a été défini comme un « conflit asymétrique de faible intensité », alors qu’il ne s’agit pas du tout d’une guerre au sens classique de l’affrontement entre deux armées régulières. De l’avis de Rupert Smith, se contenter d’appeler ces guerres « asymétriques », c’est en fait refuser simplement d’admettre le changement de paradigme. De tout temps, l’ « art » de la guerre a consisté à réaliser une asymétrie vis-à-vis de l’adversaire. (R. Smith : 2007 : 259)

Note de bas de page 9 :

Pécaut D. Guerra contra la sociedad, Editorial Planeta Colombiana, Bogotá, 2001.

Par ailleurs, dans l’analyse de l’histoire du conflit en Colombie, élaborée par Daniel Pécaut, le sociologue propose la notion de « guerre contre la société »9. En effet, les enlèvements des civils, la violence sur la population, les déplacements internes des paysans en raison de la lutte pour le contrôle des territoires, ainsi que les exécutions extrajudiciaires des paysans accomplies par la force militaire colombienne, et finalement, l’éloignement progressif en ce qui concerne la représentativité sociale, par les forces de l’État et les guérillas, constituent les facteurs qui définissent un conflit composé de trois variables : l’État, la guérilla et la population.

Il ne s’agit pas non plus d’une guerre civile, car depuis l’émergence de la guérilla FARC, dans les années soixante-dix, comme réponse d’un groupe de paysans à la période de La Violence, la lutte émergent était la réponse contre l’absence de présence impartiale étatique au secteur rurale de la population sur les noyaux des paysans (Ibid. :12). De plus, la question de la représentativité sociale et la lutte pour le changement systémique constituent deux éléments relégués par la lutte dans le cadre de l’appropriation des territoires et par la primatie des objectifs militaires (Ibid. :13).

Note de bas de page 10 :

Dufour J.L. Des vraies guerres. Le monde depuis 1945. La manufacture, Lyon, 1990 : 20.

Ainsi, le cas de la Colombie représente ce que Jean-Louis Dufour dans son livre Les vraies guerres, exprime comme des conflits mixtes10. En effet, dans son schéma définitoire des conflits contemporains, il parle des Conflits de Faible Intensité (low intensity conflits) définis comme les conflits rapportés à l’insurrection, la guérilla, le terrorisme, la drogue, etc., dans le cadre des affrontements internes.

Au fond, la guérilla constitue une armée irrégulière surgie au sein de la population qui se caractérise par les principes d’irrégularité, le haut degré de mobilité de combat actif et d’intensité, l’engagement politique, et finalement, par son caractère « tellurique ». Le problème que pose l’introduction de la guérilla comme nouvel acteur de la guerre c’est, en premier lieu, le problème de la représentation de la population, et après, celui de l’identification de l’ennemi réel, c’est-à-dire la caractérisation de l’ennemi réel, comme l’ennemi absolu (Schmitt, 1962 : 299).

L’engagement politique a permis de promouvoir la consolidation interne et historique de la guérilla, ainsi que son institutionnalisation progressive : elle a configuré un système de recrutement, de financement, une technification au niveau des tactiques militaires et d’équipement ; dans certains cas, elle a conduit à l’instauration de partis politiques. C’est ainsi que l’affrontement de guérillas est devenu une constante dans certaines sociétés, ce qui a permis de repenser et de reconfigurer les principes gouvernementaux, en prenant le conflit armé comme l’affaire politique, par excellence. C’est ce qu’exprime Schmitt lorsqu’il manifeste que « l’irrégularité du partisan demeure tributaire du sens et du contenu d’un système régulier concret » (Ibid, : 302)

3. De l’hybridation du conflit à l’hybridation de la gouvernementalité : l’émergence de l’ « État hybride » et l’exemple de la Colombie

« Comment le droit et l’ordre juridico-politique n’arrivent plus à masquer l’exercice du pouvoir autrement que sous la forme d’une menace de guerre qui pèserait sur l’ensemble de la société ? Comment le régime de souveraineté se légitime-t-il par le rappel incessant de ce récit originel de défense de la société ? » (Groulx, 2015 : 77).

La gouvernementalité du conflit fait référence à la construction d’un discours sur les « besoins sociaux » et à la mise en scène d’une problématique stratégique qui fonde le régime gouvernemental. Le premier objectif se trouve dans le principe d’ordre civil, entendu comme la priorisation de la « sécurité », laquelle, en même temps, est comprise comme la prévention de la violence et de la « guerre probable ». Il ne s’agit pas, alors, de l’accomplissement étatique des droits fondamentaux, mais plutôt de la reformulation du principe de bien-être, par le renforcement de la force publique. Ainsi, ce qu’on appelle le « processus d’hybridation étatique » correspond à la construction d’un discours gouvernemental du conflit armé et de la guerre probable où les droits fondamentaux individuels font partie des enjeux stratégiques entre l’État de droit et l’état d’exception.

Ainsi, le conflit devient une variable continuelle dans l’utilisation de la politique comme calcul des rapports de force, c’est-à-dire qu’il s’agit de l’utilisation tactique du conflit dans la lutte politique. En effet, la politique comme processus d’actualisation du rapport de souveraineté par le biais juridique et démocratique et géré par la gouvernementalité, ne peut être séparable des pratiques sociales.

Au fond, l’entreprise qui consiste à établir une maîtrise théorique du sens de l’action politique, nous amène, de l’avis de Foucault, à l’analyse des rapports sociaux : « il ne faut pas parler de l’État comme d’une chose distincte des rapports qui existent entre la population, le gouvernement et le régime de pouvoir qui les caractérise » (Ibid., 82). Pour le dire autrement, l’analyse théorique du rapport de souveraineté, dans le cadre du sens de l’action politique, entraîne l’analyse de la configuration des rapports sociaux, rapportés aux régimes discursifs, tout en renversant la perspective dite « verticaliste » de l’imposition arbitraire étatique d’une idéologie, par la perspective dite « horizontaliste » des noyaux sociaux, définis par des régimes de véridiction.

Chaque époque entraîne une problématisation (Ibid. :79) qui fonde les principes stratégiques de la gouvernementalité : à savoir » désignation des stratégies disponibles pour l’organisation rationnelle de la société » plutôt qu’une affaire de classe ou de régime gouvernemental (Ibid. : 78). Ainsi, la gouvernementalité annonce la configuration et la mise en place d’un système de relations sociales rapporté à la raison d’État.

S’agit-il, alors, d’une négation du conflit comme ensemble d’évènements et comme réalité militaire ? Pas du tout, il est question plutôt de l’établissement d’un ordre social rapporté au conflit ; de l’extrapolation et la généralisation de l’affrontement d’une forme particulière de conflit, vers tout un modèle de gestion gouvernementale ; de l’annulation conséquente des autres formes de conflits au sein de la population ; de la hiérarchisation gouvernementale des problématisations qui légitime la violation et l’instrumentalisation de certains droits fondamentaux. C’est là où l’on trouve le point d’intrication, en termes juridiques, entre l’État de droit et l’état d’exception.

En conséquence, l’hybridation étatique comprise à partir de la consolidation d’une gouvernementalité du conflit armé, entraîne la mise en scène d’une crise de légitimité : dans le contexte d’un conflit compris, non pas comme la chaîne d’évènements meurtriers dans le cadre d’une séquence Paix-Crise-Conflit-Résolution et déterminé par l’imposition et l’anéantissement d’une partie sur l’autre, mais plutôt comme la dialectique de l’imprévisibilité des attaques et de la criminalité « probable », dans le cadre d’une séquence indéfinie rapportée à la mobilité permanente des acteurs armés, tout cela implique l’élargissement et la défiguration du principe de légitimité, au sens juridico-politique.

Face à la question « Sur la base de quels critères ou sous quelles limites juridiques ou normatives pourrions-nous justifier l’emploi de tous les moyens disponibles afin de prévenir un attentat meurtrier ? » (Ibid., 70), la notion d’exceptionnalité perd ou modifie son sens, au moment où les conditionnes de possibilité qui la caractérisent deviennent une « régularité quotidienne », notamment dans le cas du conflit et de la guerre compris dans le sens hybride contemporain ; il s’agit d’une guerre stratégique où le « champ de bataille » se trouve au milieu de la population, et toujours dans le sens stratégique de la guerre probable (Desportes, 2008) au-delà d’une vraie « quotidienneté de violence sanglante ». C’est ainsi que l’on parle « d’exceptionnalisme post-juridique » (Groulx, 2015 : 70) en dépassant les critères traditionnels des mesures ad hoc, dans une situation d’urgence légitimatrice, ce qui constitue le renversement des critères d’exceptionnalité, en même temps que la déconstruction des critères de légitimité.

Pourquoi faut-il parler d’« État hybride » au lieu de parler de « l’état d’exception permanent » selon Agamben ? L’État hybride fait référence, en effet, à la manière dont l’État de droit met en œuvre certains éléments de priorisation de l’ordre –principe tout-à-fait rapporté à l’état d’exception- mais dans un contexte de participation et d’emploi des pratiques démocratiques. En effet, et pour le dire autrement, il s’agit, non pas seulement d’un décisionisme imposé, mais de la construction d’un consensus social qui affirme l’affaiblissement des droits particuliers et la reconfiguration des pratiques quotidiennes, mais tout en laissant un cadre particulier de « libertés de participation démocratiques », ce qui préserve le « système de participation représentative ». L’idée d’ « état d’exception » trouvera une nouvelle particularisation dans la configuration du conflit contemporain qui s’éloignera de la nouvelle caractérisation de l’État de droit.

Note de bas de page 11 :

Castoriadis, C., L’Institution imaginaire de la Société, 5e édit. Seuil, Paris, 1975.

Note de bas de page 12 :

Durkheim Emile, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Le livre de poche, 1991.

Il existe un rapport particularisé entre l’État hybride et la société civil : la société établit un consensus qui légitime « démocratiquement » la mise en œuvre des mesures sécurocratiques dans les villes. Cela s’exprime par l’intrication du conflit hybride dans l’imaginaire collectif et politique11, ce qui se traduit dans le processus de représentation collective12, dans la mesure où la manière dont « la société est conçue détermine sa manière d’être perçue ». Ainsi, le processus de construction du consensus - la fabrication du consentement chez Chomsky - est rapporté à la discursivité gouvernementale, ce qui (re)établit un régime, et finalement, reconfigure les bases dans le modèle d’État.

Note de bas de page 13 :

Davila, R. L’imaginaire politique vénézuélien. Éditions L’Harmattan. Paris, 1995 : 81.

L’imaginaire constitue la « création incessante et essentiellement indéterminée » (Castoriadis, 1975 :7) qui configure les modes d’articulation des individus dans l’ensemble social et qui détermine, en même temps, leurs modes de représentation des réalités et des phénomènes sociaux. Il s’agit, en effet, d’un processus de signification de processus historiques et politiques13 qui, selon Castoriadis, est défini comme « ce structurant originaire, ce signifié-signifiant central, source de ce qui se donne chaque fois comme sens, indiscutable et indiscuté, support des articulations et des distinctions de ce qui importe et de ce qui n’importe pas » (Ibid. : 203)

Dans le cas colombien, la construction et réactualisation d’une représentation collective traversée par l’idée du conflit historique dépasse même l’actualité sociale et la cessation actuelle des actes militaires entre les forces de l’État et la guérilla. En effet, l’indistinction socio-gouvernementale entre les conflits sociaux internes (au pluriel) et le conflit historique (au singulier) constitue le point de départ d’un régime gouvernemental en même temps qu’il configure la source d’impossibilité de la reconstruction de la représentativité collective, en dehors des idées de la guerre et des conflits.

Les catégories et groupes sociaux sont les résultantes d’élaborations socio-cognitives et du processus de réidentification sociale, à partir de la gouvernementalité du conflit, dont le résultat est la mise en scène des particularisations sociales, entendues comme classes et groupes. Autrement dit, la (re)configuration des identités socio-économiques, traversées par l’idée de conflit, conduit à l’établissement d’une moralité spécifique, face aux évènements de violence, de gestion gouvernementale, des phénomènes sociaux. Le dynamisme social répond à l’intériorisation de l’imaginaire collectif qui fonde la représentation collective et se matérialise politiquement dans, par exemple, la rénovation démocratique d’un régime gouvernemental, compris comme la succession de mandats présidentiels.

4. Le modèle de la « sécurité démocratique » : les faux positifs, la banalisation paramilitaire, centralisation de l’exécutif et mesurage de la performance gouvernementale, par les résultats militaro-policiers

Le modèle de la « sécurité démocratique », consolidé après 2002, matérialise l’emplacement d’un régime gouvernemental déterminé par la « politique du conflit armé » contre la guérilla. La priorisation du conflit militaire développé dans les zones rurales a permis la graduation de l’ensemble des problématiques sociales, comprises comme « besoins sociaux », ce qui fonde la matérialisation d’un discours légitimateur des pratiques gouvernementales.

Cette graduation permet la dévalorisation et l’instrumentalisation des droits fondamentaux exprimés dans le cas de la sécurité sociale tels que l’éducation, la santé, les conditions du travail, la retraite, entre autres. Autrement dit, le passage du précepte gouvernemental de bien-être rapporté à l’idée de la sécurité sociale et la biopolitique vers le précepte de l’ordre civil fondée sur » la prévention » et « l’apaisement » de la violence devient le principia gouvernemental.

Le dépassement et l’instrumentalisation gouvernementale des droits fondamentaux, via les institutions étatiques, deviennent évidents au moment d’effectuer la violation du premier droit constitutionnel : le droit à la vie. C’est le cas de l’exécution extrajudiciaire des paysans colombiens, par les forces militaires colombiennes. Il s’agit d’un évènement reconnu sous l’euphémisme des « faux positifs », dans le but d’améliorer les résultats des brigades de combat et de démontrer la progression du pourcentage des morts au combat, dans le camp des guérilleros. En effet, il s’agit de pratiques militaires fréquentes après la « résolution 029 » du 2004 qui concède des bonifications économiques pour les militaires et des brigades qui rapportent des morts des guérilleros au combat.

La réduction et limitation des droits, par la mise en place du modèle de sécurité démocratique est citée par Daniel Pécaut de la manière suivante :

  1. Mise en place des réseaux de coopération et conformation des unités de soldats paysans.

  2. Mise en place d’un Statut de sécurité

  3. Impunité étendue

  4. Tolérance des forces armées face aux auto-défenses paramilitaires (Pécaut, 2001 : 18)

Conclusion

Comment le mode de gestion de la population, compris comme Gouvernementalité a donné un sens au conflit ? Cela constitue la question fondamentale, à partir de laquelle on doit comprendre la configuration des pratiques gouvernementales, où il existe un ennemi établi et qui se consolide historiquement et de façon progressive. La menace latente des « ennemis potentiels » au cœur de la société civile et l’organisation institutionnel d’un ennemi comme les guérillas permet de reconfiguration des systèmes : judiciaire et pénale, économique, militaire, policière, entre autres.

Pour résumer, le conflit configure un système et un mode de rapport social en Colombie : la société entraîne un rapport spécifique au (1) conflit armé historique des guérillas et (2) aux formes de violence diversifiées dans les villes. Cependant, au cœur de la société, il existe des lignes de fragmentation et de division sociale qui déterminent un rapport spécifique face au (1) conflit historique et (2) aux formes de violences criminelles. Pour le dire autrement, la façon dont le recrutement des forces se déroule, l’espérance de vie, les formes de violences, l’insertion et désertion éducative, la permissivité des pratiques violentes étatiques et intrasociales de rapportent au statu quo du conflit

La polarisation émergente entre la partie de la population pour la paix et la partie contre est la matérialisation ultime de deux discursivités : un discours plus proche du modèle de la « sécurité démocratique », et l’autre à « la continuité de la guerre par d’autres moyens ». Au fond, il s’agit de deux régimes gouvernementaux, deux modes de gestion de la société civile, fondés sur deux formes de problématisations.

Finalement, le conflit est conçu comme l’état de tension antagonique qui entraîne des différents moyens d’affrontement, que ce soit par les biais de la violence armé, que ce soit par les biais de la dialectique, que ce soit par les deux. Au-delà de la vision qui pose le conflit comme l’expression des impulsions humaines (Simmels, 1992 : 38), le conflit a servi à l’établissement et la systématisation des rapports de force politique et sociaux. En effet, à l’ère de la programmatique politique et des modes de gouvernance multiples, l’idée d’un antagonisme constitue une plateforme discursive idéale.

Les enjeux de la construction d’un discours historique qui réaffirme cet antagonisme, en plus de l’établissement d’un modèle gouvernemental, constituent les deux éléments qui permettront à la fin d’établir un rapport socio-politique du conflit. Néanmoins et tout au fond, ce qui se problématise est la figure de l’État de droit, dans le sens où le principe de défense et d’assurance des libertés –welfare state- est remplacé par les principes sécuritaires de l’ordre civil –security state-, ce qui implique que les frontières entre l’État de droit et l’état d’exception s’effacent et deviennent ambiguës.

La gouvernementalisation de l’État fait référence au processus où un mode de gestion particulier de la population qui est fondé sur une programmatique, devient finalement la stratégie derrière la réactualisation du rapport de l’État et de l’institution étatique. Ainsi, la gouvernementalité restructure les institutions étatiques pour résoudre un problème qu’après -dans l’exemple de la Colombie- est réactualisé, et qui devient en même temps un mécanisme d’étatisation permanent. Cette restructuration a établi un schéma de rapports sociaux, ce qui se traduit par exemple dans le modus vivendi de la société civile.

Néanmoins, le problème que pose le programmatique gouvernemental est la question sur la définition institutionnelle de l’État, autrement dit, l’ambigüité dans les principes dirigeants, le point d’ambigüité entre l’État de droit et l’état d’exception, ce qui devient source et mécanisme de légitimation des pratiques gouvernementales.