La Covid 19 à Dakar (Sénégal). Entre mesures sanitaires, vécu quotidien, traitement médiatique et psychose Covid 19 in Dakar (Senegal). Between sanitary measures, daily life, media treatment and psychosis

Ndiouga Diagne 

https://doi.org/10.25965/trahs.4909

La Covid 19 est apparue comme l’une des pandémies les plus virulentes de l’histoire de l’humanité. Comme « une temporalité de surprise », elle s’est érigée en maître. Elle a aussi fait naitre une peur et a entrainé une psychose sans précédent auprès des populations. Au Sénégal, son apparition a amené l’État à prendre plusieurs mesures sanitaires qui ont engendré des répercussions dans le vécu quotidien et collectif de la population. Son traitement médiatique a mobilisé tous les segments de la société. Entre état d’urgence, mesure sanitaire, couvre-feu, les séquelles de cette maladie ont amené à une modification des habitudes quotidiennes de la population sénégalaise. Ce texte est le fruit de réflexions d’un confiné errant. Il décrit et analyse à la fois les mesures sanitaires prises par l’État du Sénégal face à la Covid 19, les discours « covidiaires » nés de cette situation, le vécu quotidien d’un confiné ainsi que les leçons que nous pouvons tirer d’un contexte marqué par la peur et la psychose et nous amène à réfléchir sur le traitement médiatique autour de cette maladie dans le dénouement de ce pêle-mêle.

El Covid 19 se convirtió en una de las pandemias más virulentas de la historia de la humanidad. Se impuso como una "temporalidad de la sorpresa". También creó miedo y una psicosis sin precedentes entre la población. En Senegal, su aparición llevó al Estado a tomar varias medidas sanitarias que repercutieron en la vida cotidiana y colectiva de la población. Su tratamiento mediático movilizó a todos los segmentos de la sociedad. Entre el estado de emergencia, las medidas sanitarias y los toques de queda, las secuelas de esta enfermedad provocaron una modificación de los hábitos cotidianos de la población senegalesa. Este texto es el resultado de las reflexiones de un confinado errante. Describe y analiza las medidas sanitarias adoptadas por el gobierno senegalés ante el Covid 19, los discursos "covidianos" que surgieron de esta situación, la vida cotidiana de un « preso » y las lecciones que se pueden extraer de un contexto marcado por el miedo y la psicosis. También nos lleva a reflexionar sobre el tratamiento mediático de esta enfermedad a raíz de esta pandemia

O Covid 19 surgiu como uma das pandemias mais virulentas da história da humanidade. Como uma "temporalidade surpresa", ela tomou conta do mundo. Também criou medo e psicose sem precedentes entre a população. No Senegal, o seu aparecimento levou o Estado a tomar várias medidas sanitárias que tiveram repercussões na vida diária e colectiva da população. O seu tratamento mediático mobilizou todos os segmentos da sociedade. Entre um estado de emergência, medidas sanitárias e recolher obrigatório, os efeitos secundários desta doença levaram a uma modificação dos hábitos diários da população senegalesa. Este texto é o resultado das reflexões de uma pessoa vagabunda confinada. Descreve e analisa as medidas sanitárias tomadas pelo governo senegalês face ao Covid 19, os discursos "covidianos" que surgiram desta situação, a vida quotidiana de um prisioneiro, e as lições que se podem tirar de um contexto marcado pelo medo e pela psicose. Também nos leva a reflectir sobre o tratamento mediático desta doença no rescaldo desta pandemia

Covid 19 emerged as one of the most virulent pandemics in human history. Like a "surprise temporality", it has established itself as a master. It has also created fear and unprecedented psychosis among the population. In Senegal, its appearance has led the State to take several health measures that have had repercussions on the daily and collective life of the population. Its media treatment has mobilized all segments of society. Between a state of emergency, health measures, curfew, the after-effects of this disease have led to a modification of the daily habits of the Senegalese population. This text is the result of the reflections of a wandering prisoner. It describes and analyzes both the health measures taken by the State of Senegal in the face of Covid 19, the "covidian" speeches born of this situation, the daily life of a confined person as well as the lessons that we can draw from a context marked by fear and psychosis and leads us to reflect on the media treatment around this disease in the denouement of this pandemic

Contents
Full text

Introduction

Note de bas de page 1 :

Organisation mondiale de la santé créée en 1948. Elle est la seule institution habilitée à décréter une épidémie comme de la pandémie. En raison des nombreux cas de contamination dans plusieurs pays, la Covid 19 a été décrétée comme une pandémie.

Dans la deuxième décennie du XXIème siècle, une maladie appelée Coronavirus ou Covid 19 ou SARS-COV-2 apparaît pour la première fois en Chine, en décembre 2019. Reconnue en mars 2020 comme une pandémie par l’OMS1, elle modifie profondément les habitudes quotidiennes des individus. L’humanité tout entière est ébranlée et se retrouve face à un dilemme sanitaire sans précèdent.

La propagation rapide du virus fait que les États adoptent plusieurs mesures sanitaires allant des mesures d’hygiène au confinement de la population en passant par l’état d’urgence et le couvre-feu. Cette situation plonge le monde dans une psychose totale et révèle aussi les faiblesses de la nature humaine. La lutte contre la Covid 19 mobilise toutes les couches sociales dans un élan de solidarité et en accord avec le respect des mesures sanitaires, des restrictions, du confinement ou semi confinement.

Dans le cadre de la lutte contre la Covid 19, le traitement médiatique occupe une place privilégiée. Face à la virulence et la rapidité des contaminations, il faut informer, sensibiliser et prévenir la population sur les risques liés à la pandémie et les mesures sanitaires à prendre. Telles sont les missions des pouvoirs politique et socioreligieux, au Sénégal en particulier.

Comment la Covid 19 a-t-elle entrainé le monde dans une psychose générale ? Quel traitement médiatique a été mis en place pour enrayer la pandémie et empêcher que la peur et la violence ne s’emparent de la population ? Les mesures sanitaires prises par les États notamment le Sénégal, en ce qui nous concerne, ont-elles été efficaces ? Comment la population sénégalaise a-t-elle vécu cette pandémie ? Comment ai-je vécu cette situation en tant que citoyen ?

Ce texte à la fois narratif, descriptif et analytique se propose d’étudier, dans un premier temps, la situation de la Covid19, son traitement médiatique et ses répercussions sur le quotidien de la population au Sénégal. Dans un second temps, il met en exergue le vécu quotidien et collectif d’un citoyen en temps de pandémie.

Note de bas de page 2 :

Expression employée par Abderrahmane Ngaidé, enseignant chercheur au département d’histoire de l’UCAD, au cours de nos nombreuses discussions durant cette période de pandémie. 

I- De la « Wuhanisation »2 de la Covid 19 à l’apparition du premier cas au Sénégal : de l’ignorance à la psychose en passant par la méfiance

Note de bas de page 3 :

Ville en Chine où la Covid 19 est apparue pour la première fois, en décembre 2019.

Apparu à Wuhan3 pour la première fois, la Covid 19 se répand tel un éclair dans le reste du monde. Les cas de contamination se comptent par dizaines, par centaines, voire par milliers chaque jour. Face à cette rapide propagation, l’OMS demande aux États, notamment africains, de se préparer au pire. Un ennemi mortel et invisible vient de frapper à toutes les portes du monde et une guerre mondiale lui est déclarée. À son apparition au Sénégal, plusieurs mesures sont prises pour faire face à la propagation du virus. L’état d’urgence, le couvre-feu et les restrictions sont accompagnés d’un traitement médiatique afin d’informer et de sensibiliser la population sénégalaise.

1- De la fermeture des lieux publics à l’état d’urgence : mesures sanitaires et traitement médiatique 

Note de bas de page 4 :

Il s’agit d’Abdoulaye Diouf Sarr. Ce dernier est limogé en mai 2022 (suite à la mort de 11 nouveaux nés dans un incendie survenu dans le service de néonatologie de l’hôpital Abdelaziz Sy Dabakh de Tivaoune). Il est remplacé par Docteur Marie Khemesse Ngom Ndiaye.

Note de bas de page 5 :

Il s’agit, selon les autorités du ministère de la Santé et de l’Action Sociale du Sénégal, d’un Français vivant à Dakar et qui a séjourné en France avant de revenir au Sénégal au début du mois de mars.

Après l’Europe, la Covid 19 touche progressivement le continent africain. L’Afrique du Nord (Algérie, Maroc, Tunisie), puis le reste du continent, enregistrent leurs premiers cas de contamination. Au Sénégal, de la fin du mois de décembre jusqu’au mois de février 2020, la Covid 19 est sur toutes les lèvres. Le 2 mars 2020, le ministre de la Santé et de l’Action sociale du Sénégal4 annonce l’apparition du premier cas5 importé de Covid 19 au Sénégal. La population sénégalaise est inquiète.

Note de bas de page 6 :

Voir Momar Coumba Diop (dir.) (2002). Le Sénégal contemporain. Paris, Karthala, 656 p. ; Mamadou Dia, Echec de l’alternance au Sénégal et crise du monde rural (2005). Dakar : L’Harmattan, 172 p.

Note de bas de page 7 :

Après les indépendances, le Sénégal opte pour un régime bicéphale avec Mamadou Dia, Président du Conseil du Gouvernement et Senghor, Président de la République. Dans les faits c’est Mamadou Dia qui se charge de définir la politique et le devenir du Sénégal indépendant. En 1962, il est accusé d’avoir fomenté un coup d’état ; il est emprisonné.

Note de bas de page 8 :

Les infrastructures qui existent sont construites pour la plupart dans le contexte colonial (Hôpital régional de Saint-Louis, Hôpital principal de Dakar, Hôpital Abass Ndao, Aristide le Dantec, entre autres). La politique sanitaire postcoloniale est plus axée sur l’équipement de ces hôpitaux concentrés dans les grandes villes. Toutefois, dans le cadre d’une décentralisation, des efforts sont en train d’être faits dans ce domaine avec notamment la construction du Centre National d’Oncologie de Diamniadio, de l’hôpital de Touba, de l’hôpital régional Amath Dansokho de Kédougou pour un meilleur accès aux services de base.

Avant qu’elle ne soit décrétée comme une pandémie, la crainte est grande. En effet, compte tenu du système sanitaire défaillant, la population sénégalaise court un grand risque en cas de propagation du virus. Nombreux sont les Sénégalais qui fustigent les politiques de l’État depuis son accession à l’indépendance6, notamment suite à la crise de 1962 née de la dualité au pouvoir entre L. S. Senghor et Mamadou Dia7. Durant la période postcoloniale, l’État n’a pu construire des hôpitaux dignes de ce nom8. Ceux qui existent dans le pays datent, pour la plupart, du temps colonial et font face depuis, à des problèmes de personnel, de manque de moyens, de gestion, etc. Les maux dont souffrent les hôpitaux du Sénégal sans compter les laboratoires peu ou sous équipés sont autant de raisons qui rendent les habitants pessimistes quant aux capacités à pouvoir faire face à une maladie aussi virulente et dangereuse.

Si, avec la multiplication des cas de contamination, les structures sanitaires des pays développés sont débordées et peinent à prendre en charge les malades, qu’en sera-t-il du Sénégal face à la propagation rapide du virus ? Certains, toutefois, se targuent du fait qu’il y a de très bons médecins, même si leur nombre est insuffisant. Malgré les maux des hôpitaux, le Sénégal dispose aussi d’un système sanitaire qui fait bonne figure dans la sous-région. Mais va-t-il être confronté à un défi au fur et mesure que les cas augmenteront. Une chose est sûre, en tout cas, aucun homme politique ou autorité sénégalaise ne pourra se rendre en Europe pour se faire soigner ainsi qu’ils ont l’habitude de le faire.

Au sein de la population, dans les discussions quotidiennes, reviennent les phrases : « on vivra tous ou on mourra tous ensemble » ; « unis, nous ferons face au virus », « le Sénégal sera épargné parce que le pays est protégé par certains hommes religieux », « la Covid 19 ne peut pas vivre en zone tempérée et par conséquent ne peut pas atteindre les Africains ». Or, on sait bien maintenant que ce fut loin d’être le cas. La portée du discours est pour le Sénégalais une manière de rationaliser et de rendre intelligible la maladie. L’idée que la force de la foi protège le croyant du virus se répand largement parmi les Sénégalais et jusqu’à l’État lui-même.

Note de bas de page 9 :

Dans les pays comme l’Angleterre, la chine, l’Allemagne, la France, les restrictions des transports aériennes consistent à la suspension des vols envers certains pays considérés comme à risque, la présentation d’un test PRC avant le voyage.

Note de bas de page 10 :

Les activités sportives et culturelles sont toutes suspendues. En France, l’état d’urgence et le confinement sont décrétés et les écoles et universités fermés.

Contrairement à certains pays qui adoptent des mesures préventives9, le Sénégal ne juge pas nécessaire, au début, de fermer ses frontières. Mais, à l’instar des pays tels que la France, l’Espagne, l’Italie qui doivent suspendre certaines de leurs activités pour lutter contre la pandémie10 en raison de la propagation rapide du virus, le gouvernement sénégalais doit annoncer que des mesures de contrôle au niveau de l’Aéroport international Blaise Diagne de Dakar (AIBD) ainsi que des frontières terrestres sont renforcées.

Note de bas de page 11 :

Certes l’État préconise une distanciation sociale, mais dans les recommandations comme dans la réalité, il s’agit plus d’une distanciation physique.

Note de bas de page 12 :

Communiqué du Ministère de la Santé et de l’Action sociale.

Puis, pour faire face à un nombre accru de cas de Covid 19, le Sénégal, comme le reste du monde, prend des mesures sanitaires telles que : couvrir son visage avec un mouchoir en cas de toux ou d’éternuement puis le jeter dans une poubelle, éviter de se toucher les yeux, le nez et la bouche, se laver les mains fréquemment avec du savon ou utiliser du gel hydroalcoolique, porter un masque, éviter tout contact étroit avec des personnes malades, éviter les rassemblements et pratiquer la distanciation sociale11 d’au moins un mètre, nettoyer et désinfecter les objets et surfaces fréquemment touchés, rester à la maison si ce n’est pas une urgence12.

Note de bas de page 13 :

Parmi les télévisions et radios, nous pouvons citer la RTS ; Radiotélévision du Sénégal, TFM : Télé Futur Médias, la 2S TV, DTV, radio Sénégal, etc.

Un appel au respect strict des mesures de prévention individuelles et collectives est lancé par le Ministère de la Santé et de l’Action Sociale. Il trouve un écho favorable auprès de la population. Pris de peur, chaque Sénégalais se l'approprie pour se protéger et protéger ses frères, sœurs et compatriotes. Les médias sénégalais13 s’érigent en bouclier contre le virus et les mesures préventives passent sur tous les canaux de télévision et de radio. Leur influence et leur audience auprès de la population s’intensifient.

En ligne de mire dans la lutte contre la Covid 19, les médias passent en boucle les mesures à respecter pour ne pas être touché par le virus. Lors des débats et journaux télévisés, la Covid 19 occupe une très large place ; elle est au centre des débats. En informant par le menu la population de la situation, les journalistes ainsi que les autorités sanitaires participent, par la même occasion, à répandre et à renforcer la peur auprès de la population. Entre cas contact et décès journaliers, la population est suspendue au bilan qui leur est prodigué chaque jour. Les réseaux sociaux qui remplacent les médias traditionnels permettent une meilleure connaissance de la situation sanitaire. Toutefois, ils peuvent véhiculer de fausses informations.

Note de bas de page 14 :

Mesures du Président de la République du Sénégal. https://www.sante.gouv.sn/

À partir du 16 mars 2020, le Président de la République du Sénégal, Macky Sall, décide la fermeture des écoles et universités du Sénégal, prohibe les manifestations publiques pendant un mois, suspend les procédures des pèlerinages musulman et chrétien, interdit aux bateaux croisières d’entrer au Sénégal, annule la fête d’indépendance et prévoit, en lieu et place, l’organisation d’une cérémonie de prise d’armes au Palais ; demande aux autorités religieuses d’accompagner l’État dans les mesures arrêtées et à la diaspora sénégalaise de respecter les consignes édictées dans leur pays de résidence14. Le 23 mars 2020, il s’adresse à la nation sénégalaise :

Mes chers compatriotes. La situation liée à l’évolution dans notre pays de la maladie à Corona virus, Covid19, m’amène à nouveau à m’adresser à vous. […] Voilà que l’infiniment petit fait trembler le monde entier de façon brutale, rapide et massive, ignorant les frontières, frappant sans distinction pays riches comme pays pauvres et sans égard pour le statut social des uns et des autres. Gouvernants ou gouvernés, riches ou pauvres, personne n’est à l’abri du Covid 19. Depuis trois mois, une véritable guerre mondiale s’est déclenchée contre cet ennemi commun. Notre pays n’est pas en reste […] Vous êtes nombreux à soutenir l’élan national de riposte contre le Covid 19. Depuis l’apparition du premier cas, le 2 mars dernier, le gouvernement a mis en place un plan de contingentement en cours pour endiguer la progression de la maladie. Mais de toute évidence, nous n’y sommes pas encore parvenus. Au contraire, d’un premier cas déclaré le 2 mars, nous en sommes aujourd’hui à 721 malades sous traitement dans les 4 arrondissements de Dakar, ainsi qu’à Mbao, Yeumbeul, Guédiawaye, Rufisque, Touba, Mbour, Thiès, Popenguine, Saint-Louis et Ziguinchor. 1561 personnes en contact avec la maladie sont actuellement suivies et seront désormais confinées dans des réceptifs hôteliers par le Ministère de la Santé et de l’Action sociale.

Il ajoute :

Note de bas de page 15 :

RTS, Discours du Président de la République du Sénégal, Macky Sall, le 23 mars 2020, à 20h.

L’épidémie qui était confinée à un seul foyer s’est étendue à d’autres localités du pays. C’est dire que le virus gagne du terrain. J’ajoute qu’à ce jour, il n'y a ni vaccin ni médicament homologué contre le covid19. Ce soir, mes chers compatriotes, je vous le dis avec solennité : l’heure est grave. La vitesse de progression de la maladie nous impose de relever le niveau de la riposte, à défaut nous courons un sérieux risque de calamités publiques. En conséquence, en vertu de l’article 59 de la constitution du Sénégal et de la loi 69-29 du 29 avril 1969, à compter de ce soir à minuit, je déclare l’état d’urgence sur l’ensemble du territoire national. Le gouvernement, les autorités administratives et l’ensemble des services de l’État concernés prendront toutes les dispositions nécessaires à l’application sans délai du décret sur l’état d’urgence […]15

Le discours du président de la République, diffusé dans tout le pays par les chaines de radios et télévisions, est largement suivi par la population. Il fait état de la situation de la pandémie et des mesures prises par l’État afin de limiter la propagation du virus. L’état d’urgence et le couvre-feu décrétés vont affecter l’économie du Sénégal et le quotidien des ménages. C’est ainsi qu’il déclare :

Note de bas de page 16 :

Après sa répartition, ce fonds, destiné à la population, notamment aux ménages les plus démunis et aux secteurs affectés par la Covid 19 fait l’objet de polémiques et de suspicions L’achat de vivres pour venir en aide aux populations vulnérables consiste à octroyer à chaque famille du riz, des pâtes alimentaires, de l’huile, du savon afin de pallier les conséquences de la Covid 19 sur les ménages. La grande opération de distribution des denrées alimentaires concerne un million de ménages sénégalais. Confiée aux autorités proches du Président, certains Sénégalais estiment qu’elles n’ont pas investi tout l’argent alloué à ce fonds. La distribution clanique et politicienne est aussi pointée du doigt. Les procédures dans l’attribution des marchés de fournitures de vivres par le ministre du développement communautaire, de l’équité sociale et territoriale sont jugées non conformes. Le manque de transparence est aussi dénoncé par une frange de la population sénégalaise notamment les opposants du régime.

Note de bas de page 17 :

RTS, Discours du Président de la République du Sénégal, Macky Sall, le 23 mars 2020, à 20h.

Je suis également soucieux des effets de la crise sur l’économie nationale. Pour en atténuer l’impact, j’ai créé un fonds de riposte et de solidarité contre les effets de la Covid 19, Force Covid 19, qui sera doté de mille milliards de F.CFA. Ce fonds16 sera alimenté par l’État et toutes les bonnes volontés. Je lance un appel à tous : aux secteurs privés et aux partenaires bilatéraux et multilatéraux afin qu’ils apportent leur soutien aux forces Covid 19. Les ressources du fonds serviront entre autres à soutenir les entreprises, les ménages et de la diaspora. Une enveloppe de 50 milliards sera consacrée à l’achat de vivres pour l’aide alimentaire d’urgence […] Face au péril, l’état d’urgence nous donne les moyens de renforcer nos rangs et d’intensifier nos efforts de lutte pour vaincre notre ennemi commun.17

Le Président Macky Sall insiste également sur le respect des mesures prises et en appelle à une responsabilité à la fois individuelle et collective.

Note de bas de page 18 :

Ce discours tant attendu est retransmis en direct sur les chaines de télévision et radios du Sénégal en langue française dans un pays où la majorité ne comprend pas cette langue. À peine le discours terminé, une partie de la population fustige cet état de fait. Même si le Sénégal est un pays laïc, avec le français comme langue d’administration, un tel contexte oblige l’expression des langues nationales (Wolof, peul, mandingue) pour permettre à la grande majorité de saisir le sens et la portée de ce discours. 30 à 40 minutes près la version française, le discours est transmis en wolof.

Je rappelle que le virus porteur de la maladie ne se déplace pas de lui-même. Il circule à travers les personnes qui le portent, qui le déposent dans différents endroits, et qui le transmettent ainsi à d’autres. Par conséquent, en limitant nos déplacements et nos rassemblements, nous arrêtons la circulation du virus. Si nous le faisons, nous avons la chance de gagner le combat contre la Covid 19. Par contre, je vous le dis avec insistance, si nous continuons de faire comme si de rien n’était, le virus va se propager de façon encore plus massive et plus agressive. Et malgré leur dévouement, nos personnels de santé seront alors débordés et ne pourront plus contenir la situation. C’est le pire des scénarios. Nous ne le souhaitons pas. Alors, j’en appelle à une prise de conscience nationale sur la gravité de la situation. J’en appelle à la responsabilité de chacun et de chacune. J’en appelle à l’esprit citoyen et patriotique de toutes et de tous. Limitons nos déplacements. Évitons les rassemblements de quelque nature qu’elle soit. Il y va de notre propre santé et de notre propre vie. Il y va de la santé et de la vie de nos familles et de nos communautés. Mobilisons-nous. Mes chers compatriotes, ne laissons au virus ni la vie ni nos vies. Il y va de notre salut. Il y va du salut de la nation […].18

Note de bas de page 19 :

Parmi ces leaders, il y a Ousamne Sonko, leader de la PASTEF qui exige toutefois la transparence dans la gestion du fonds de riposte et Idrissa Seck de REWMI qui a rejoint par la suite le gouvernement.

Note de bas de page 20 :

À la date du 14 mars 2020, le nombre de cas de contaminations de la Covid 19 dépassait 152 898 dont 5700 décès dans 137 pays. Disponible sur : Coronavirus: état des lieux dans le monde le 14 mars 2020 (rfi.fr)

La population adhère à son discours. La conjoncture est telle que le Président de la République reçoit ses adversaires, les leaders de l’opposition19, afin de lutter contre « l’ennemi commun »20. Une union sacrée est créée autour du Président qui se doit d’obtenir l’assentiment des forces vives de la nation. Une molécule infiniment petite fait trembler les États !

Note de bas de page 21 :

Communiqué du Ministère de la Santé et de l’Action sociale en date du 14 mars 2020.

D’un cas, le 2 mars, le Sénégal passe à 71 cas sous traitement, dans les 4 arrondissements de Dakar, à Mbao, Yeumbeul, Guédiawaye, Rufisque, Touba, Mbour, Thiès, Popenguine, Saint-Louis et Ziguinchor, le 23 mars 202021. Depuis son apparition, le virus a gagné du terrain. Sur toute cette période, les cas de contamination se comptent quotidiennement. Il ne se passe pas un jour sans que le Ministère de la Santé et de l’Action sociale ne fasse le bilan du jour. Son point de presse est très attendu. Les cas positifs du jour attirent l’attention de la population. La flambée des cas communautaires de Covid 19 cause une psychose générale.

Note de bas de page 22 :

Dr Abdoulaye Bousso.

Note de bas de page 23 :

Communiqué du Dr. Abdoulaye Bousso, 8 mars 2020.

Note de bas de page 24 :

Id.

Note de bas de page 25 :

Communiqué du Ministère de la Santé et de l’Action sociale en date du 14 mars 2020.

La peur s’installe, notamment avec la traque des personnes suspectes ou en contact avec une personne atteinte du virus. Par exemple à Touba, un immigré de retour au Sénégal entre en contact avec plusieurs personnes. Il contamine ainsi certains membres de sa famille proche. Les personnes qui sont entrées en contact avec lui sont mises en quarantaine. Le Directeur du centre sénégalais des opérations d’urgences sanitaires22 révèle que l’immigré infecté est entré en contact avec « au moins 71 personnes » considérées comme des « sujets à haut risque »23. À Vélingara, une guinéenne ayant franchi la frontière par mototaxi est testée positive24. Son parcours inquiète la population. Les cas communautaires se dissimilent dans la société et la traque est lancée. Cette situation plonge les Sénégalais dans l’inquiétude et l’angoisse. Le 30 mars, soit presque un mois depuis l’apparition du 1er cas, le Sénégal compte 164 cas déclarés positifs, dont 28 guéris et 134 sous traitement25.

Pour son éradication, une lutte sans merci est engagée par les autorités étatiques et religieuses. Cette lutte, entamée en première ligne par le personnel médical et paramédical, s’avère inefficace face à la propagation rapide du virus. Un élan de solidarité se forme autour du chef suprême de la nation. La Covid 19 ignore les frontières, les peuples, les pays ; qu’ils soient petits ou grands, riches ou pauvres, développés ou sous-développés, il touche toutes les classes sociales et ne reconnaît ni statut, ni grandeur, ni religion, ni appartenance. Une guerre mondiale que l’on peut qualifier de guerre de solidarité lui a été déclarée par l’humanité. Toute la population se mobilise contre un ennemi commun devant lequel tout le monde connaît les mêmes risques de contamination. En ces périodes sombres et difficiles, un « invisible visible » rappelle à l’humanité et au peuple sénégalais que certaines valeurs telles que la solidarité, l’entraide, sont immuables et doivent constituer le socle d’une nation.

Note de bas de page 26 :

Littéralement « Restez chez vous ».

Des slogans comme « Took leen sen keur »26, « Tous unis pour vaincre la Covid 19 », « limiter la mobilité protège contre la Covid 19 », « Veuillez respecter les mesures sanitaires », « Protégons notre Sénégal contre Covid 19 » trouvent un large écho auprès de la population. Ces types de messages circulent en permanence, défilent en boucle sur les panneaux publicitaires, les radios et chaines télévisées nationales. Ils sont peints sur les murs de certaines grandes artères de Dakar et un peu partout au Sénégal. Sur la façade principale et les murs de l’Université Cheikh Anta Diop de Diop, on peut voir et lire des messages de sensibilisation pour un appel au respect des mesures sanitaires, à la solidarité, à la prise de conscience.

Photo 1 : Façade du mur de l’UCAD

Photo 1 : Façade du mur de l’UCAD

Source : auteur, 2020.

Photo 2 : Panneau publicitaire Covid-19

Photo 2 : Panneau publicitaire Covid-19

Source : auteur, avril 2020

La mobilisation de toutes les classes vives de la nation (opposants, chefs religieux, entrepreneurs, gouvernants et gouvernés, etc.) est nécessaire.

Toutefois, toute la population sénégalaise ne semble pas être animée par un esprit de collaboration. En outre, les mesures véhiculées par les autorités sanitaires contribuent à entretenir la peur et la stigmatisation. Les familles touchées par la Covid sont pointées du doigt. Personne ne veut s’approcher d’elles. Il n’est pas question non plus d’avoir un contact avec les autres membres de ces familles. On les fuit constamment. Le mode de traitement de l’information est anxiogène. Il suscite des comportements jugés irrationnels. Et, à bien des égards, les communiqués quotidiens du Ministère de la Santé sont source d’angoisse et de peur.

Attendus tous les jours, ils finissent par peser lourdement sur le quotidien de la population. L’augmentation des cas, perçue comme une catastrophe, est souvent interprétée comme un non-respect des mesures édictées. L’absence d’une communication « unilatérale » des autorités fait naître des doutes quant aux choix, à l’échelle de prélèvements pour les tests journaliers et à la centralisation des analyses dans les laboratoires.

Note de bas de page 27 :

Déclaration d’Abdoulaye Diouf Sarr.

Note de bas de page 28 :

Communiqué d’Abdoulaye Diouf Sarr, Ministre de la Santé et de l’Action sociale du Sénégal.

Dans les médias et réseaux sociaux, diverses informations discordantes, inquiètent la population. De fausses informations sont ainsi véhiculées. Par le biais d’une annonce, les autorités sénégalaises mettent en garde toute personne qui diffuse de fausses informations liées à la Covid 1927. Tout « colporteur » de fausses informations, susceptible de « plomber » la stratégie nationale de lutte contre la Covid 19, sera traduit devant les juridictions sénégalaises. Le Ministre de la Santé et de l’Action sociale estime que « les individus à l’origine de ces rumeurs » sont des « ennemis de la République » et sont là « pour contrecarrer les efforts de l’État pour freiner l’épidémie »28.

Note de bas de page 29 :

El Hadji Abdoulaye Mabaye Pekh.

Note de bas de page 30 :

Manifestation religieuse commémorant la naissance du deuxième Khalife générale des Mourides Serigne Falilou Mbacké.

Note de bas de page 31 :

Déclaration d’El Hadji Abdoulaye Mbaye Pekh suite à son audition par la section de recherche.

Note de bas de page 32 :

On peut citer, le célèbre oracle Selbé Ndom et l’artiste chanteur Mame Goor Diazaka. Ils ont été convoqués à la section de recherche, entendus et relaxés sans poursuites judiciaires.

Note de bas de page 33 :

Syndicat des professionnels de l’information et de la communication du Sénégal

Note de bas de page 34 :

Communiqué du Syndicat des professionnels de l’information et de la communication du Sénégal.

Note de bas de page 35 :

Id.

Malgré cette menace, un communicateur traditionnel29, à travers une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux, met en doute l’existence du virus à Touba et s’oppose ainsi à l’annulation du magal de Kazu Rajab30 . Convoqué par la section de recherche de Colobane, il se rétracte en estimant que « ses propos ont été déformés » et même si le virus existe à Touba, « le fondateur du mouridisme l’y chassera »31. Malgré cette dissuasion, d’autres Sénégalais32 nient publiquement l’existence du virus. Toutefois, aucun d’entre eux ne fait l’objet de poursuite judiciaire, malgré les menaces. Face à cette situation, le Synpics33 rappelle à l’ordre la presse et déclare que « toute information en destination du public doit être vérifiée et confirmée par les sources médicales, notamment »34. Ainsi, il en appelle à la responsabilité de la presse en ligne afin d’éviter « la psychose et les mauvaises interprétations »35. Face aux fausses informations et mauvaises interprétations, une inquiétude grandissante gagne la population.

Dans le traitement médiatique de la Covid 19, la communication menée par les acteurs communautaires est sans doute la plus réussie. Avec l’appui des chefs religieux, les associations communautaires mènent des campagnes de sensibilisation en procédant à des visites à domicile afin d’encourager l’adoption des bonnes pratiques d’hygiène. Elles collaborent avec les autorités sanitaires. Les chefs religieux ne sont pas en reste.

Note de bas de page 36 :

Actuel Khalife général des mourides.

Note de bas de page 37 :

Déclaration du Khalife général des mourides.

Note de bas de page 38 :

Ndiguel du Khalife Serigne Mountakha Mbacké

Note de bas de page 39 :

C’est une recommandation du maître spirituel à exécuter. Toutefois, dans un contexte politique notamment lors des élections, les guides religieux donnent de moins en moins de ndiguel aux fidèles, du fait qu’ils ne rencontrent plus l’adhésion totale d’antan.

Note de bas de page 40 :

Les plus grands événements religieux au Sénégal sont le Magal de Touba, le Gamou de Tivaoune, celui des Niassènes à Kaolack et des Khadres de Ndiassane.

Note de bas de page 41 :

Porte-parole du Khalife général des mourides.

Note de bas de page 42 :

Communément appelé 18 Safar, c’est l’un des plus grands et importants événements religieux commémorant le départ en exil de Cheikh Ahmadou, le fondateur de la confrérie mouride.

En effet, dans le cadre de la mise en place du fonds de riposte contre la Covid 19, le chef religieux des mourides, Serigne Mountakha Mbacké36, participe à hauteur de 200 millions37. Cette participation financière est largement saluée par la population sénégalaise et montre toute la dimension sociale du guide religieux. Il exhorte toute la population, particulièrement les disciples, à se conformer aux mesures sanitaires édictées afin de stopper la propagation du virus mais aussi d’organiser des séances de récital du coran38. Le message du guide est largement suivi. La population sénégalaise, les talibés notamment, y voit un « ndiguel »39. Avec la pandémie et l’interdiction des rassemblements, les activités religieuses40 sont suspendues et la plupart des mosquées de Dakar sont fermées. Mais, dans le courant du mois d’août 2020, Serigne Basse Abdou Khadre Mbacké41annonce que le Magal de Touba42 aura bel et bien lieu au mois d’octobre. Il déclare que :

Note de bas de page 43 :

Déclaration du porte-parole des mourides, Serigne Bass Abdou Khadre Mbacké.

le Magal se fera dans un contexte particulier, sous la volonté divine. Mais nous devons rester positifs et croire qu’après le Magal la pandémie pourra disparaître du pays. Nous prions pour ça43.

Par ailleurs, Serigne Bass Abdou Khadre estime que le comité d’organisation travaille d’arrache-pied à la bonne préparation de l’événement et dans le respect des mesures édictées par le gouvernement sénégalais. Le port du masque est obligatoire et le Khalife général lui-même apparaît toujours avec son masque. La distanciation physique est aussi recommandée même si durant le Magal cette condition ne peut être respectée. La tenue de cet événement religieux en période de pandémie montre que la croyance au Cheikh et à ses prescriptions sont inaliénables. Les lois qui gouvernent la confrérie sont au-dessus de celles de la République, semble-t-il ? Face à cette décision, le pouvoir politique se soumet. Le Président de la République exprime d’ailleurs sa confiance envers l’autorité morale du guide religieux.

Note de bas de page 44 :

Sur le contrat social sénégalais et la nature des relations entre les marabouts musulmans et les gouverneurs, Voir Cruise Obrien, « le contrat social sénégalais à l’épreuve », pp. 9-20. Il affirme que « Le taalibe fait beaucoup plus confiance au marabout qu’au gouvernement », p. 9.

Note de bas de page 45 :

Id.

Note de bas de page 46 :

Grâce divine.

Au Sénégal, la portée du discours du marabout est bien au-dessus de celle du gouvernement44. Quand le guide religieux décide, l’institution s’y conforme. Ce conformisme est la résultante d’une collaboration entre l’homme politique et l’homme religieux45. Tout acte contradictoire ou d’insoumission du premier à l’égard du second est vu comme « suicidaire ». D’ailleurs, après son élection, l’homme politique ne manque jamais de visiter les grandes familles religieuses pour recueillir leurs prières, bénéficier de leurs faveurs et bienfaits et avoir leur bénédiction. Ainsi, il espère également avoir le soutien de l’électorat de ces familles. La recherche du « baraka »46 et la peur de s’attirer la colère du marabout dictent la conduite de l’homme politique. Ce faisant, il est normal que le discours de l’homme religieux ait plus de retentissement et d’adhésion auprès de la communauté sénégalaise, d’essence confrérique. Dès lors son discours est plus porteur que celui du politique. D’une manière générale, les autorités religieuses sont éminemment écoutées et respectées, tant par les disciples que les autorités politiques. C’est pourquoi leur apport dans la lutte contre la Covid 19 est sans conteste.

2- Mon quotidien au temps de la Covid 19 : insouciance, errance, psychose

Note de bas de page 47 :

Quartier de Dakar situé à proximité de l’UCAD.

Aussitôt la fermeture des écoles et universités décrétée, des scènes de liesse ont lieu à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Certains étudiants exultent et oublient un instant la Covid 19, heureux à l’idée de retrouver leur famille. La maison, sise à Fann Hock47, en majorité habitée par des étudiants, se vide en moins d’une semaine. De petites vacances conditionnées ont été accordées. Pour les uns, la meilleure solution est de rentrer chez soi ? Pour d’autres, plus sceptiques, il n’est pas question de rentrer.

Née dans les années 1990, ma génération n’a pas connu d’état d’urgence, encore moins de couvre-feu. Je n’ai aucune idée de ce que cela peut être. À mes yeux, le moment est bienvenu puisqu’il va me permettre de me plonger davantage dans mes recherches. La semaine qui précède l’état d’urgence, soit du 16 au 20 mars, je me rends tous les jours aux Archives Nationales du Sénégal (ANS), dans le cadre de mes recherches doctorales. La peur d’être en contact avec un malade infecté par la Covid 19 m’oblige à prendre des dispositions et j’évite de prendre les moyens de transport.

Le 20 mars 2020 alors que je me rends à un rendez-vous que m’a fixé l’un de mes professeurs, je suis rejoint par un policier qui m’interroge sur les raisons de ma présence en ce lieu et déclare : « Vous devez quitter les lieux, c’est un ordre. Les rassemblements sont interdits ». Je lui réponds qu’il est parfaitement dans son rôle et que je comprends son inquiétude. Sans hésiter un seul instant ni proférer un mot je rentre chez moi. Je suis loin de me douter que les jours suivants vont être aussi durs et que ma vie allait être bouleversée.

Au lendemain de l’état d’urgence et du couvre-feu, la peur gagne de plus en plus la population, mais l’idée de rester confiné à la maison ne me traverse pas l’esprit Je poursuis mes activités tout en m’efforçant de respecter le couvre-feu fixé à 20h.

Note de bas de page 48 :

Terme wolof qui peut signifier le chef, le roi. Ici, le terme désigne le Président de la République.

Dès 19h30, les rues se vident. Les quelques marcheurs qui restent ont une allure inhabituelle. Je me rends compte alors de la gravité de la situation imposée par le couvre-feu. À mi-parcours, un vieux taximan s’arrête et me dit « Jeune homme, monte ». J’hésite un moment, regardant autour de moi, croyant qu’il s’adresse à quelqu’un d’autre. Je prends alors place à ses côtés. Il me demande si je n’habite pas loin car il lui faut, lui aussi, respecter l’horaire du couvre-feu. Pendant le trajet, nous discutons des mesures prises par le chef de l’État face à la propagation de la Covid 19. Un instant, le vieux me dit « mon fils quand le Buur48 décide, il faut s’y conformer ». « Oui, mon père, vous avez raison ».

La solidarité dont fait preuve le vieil homme à mon égard et la peur que je ressens me font réfléchir sur la situation que nous traversons. En cette période de pandémie, la solidarité s’impose même si cette valeur, immuable, devrait guider toutes les actions, à tout moment et ne pas être dictée par un moment ou une cause quelconque. Malgré tout, si confinement il y a, je me refuse à confiner mon esprit tout en comprenant le sens et l’obligation de respecter les slogans tels que « stop Covid19”et “for Staying at home” destinés non seulement à nous protéger mais aussi à protéger les autres. Dans les moments où il nous est permis de sortir, je me promène dans l’enceinte de l’Université, totalement désertée.

Photo 3 : Jardin de la FLSH en temps de Covid 19

Photo 3 : Jardin de la FLSH en temps de Covid 19

Source : auteur, mars 2020.

Photo 4 : vue du Boulevard Mame Cheikh Ibrahima Fall, Fann Hock

Photo 4 : vue du Boulevard Mame Cheikh Ibrahima Fall, Fann Hock

Source : auteur, avril 2020.

Après plusieurs mois de fermeture, les universités ouvrent à nouveau. Une reprise graduelle est ainsi prévue. Elle sera généralisée par la suite. Toutes les mesures sont prises par les autorités pour une bonne reprise de l’année. Dans le campus social et pédagogique, des lave-mains sont disposés un peu partout. Une certaine normalité revient peu à peu.

Note de bas de page 49 :

Initiée par des chercheurs et universitaires Sénégalais dans le cadre du programme « Cent mille étudiants contre Covid19 ».

Note de bas de page 50 :

L’enquête concernait plusieurs communes de Dakar telles que Geule Tapé, Fass, Colobane, Médina, Fann Hock, etc.

Note de bas de page 51 :

Terme wolof qui peut signifier « marraine de quartier ». Le bejenu Gox est une femme très respectée dans sa communauté et qui transmet son savoir aux autres femmes.

Dans le cadre de la lutte contre la Covid 19, je participe à une enquête49 dans les quartiers de Dakar50 pour évaluer les mesures prises par l’Etat ainsi que leur répercussion sur le quotidien des ménages. Je rencontre ainsi des acteurs communautaires, notamment les « bajenu Gox51 » qui estiment que la communication des autorités a entrainé une stigmatisation des personnes victimes de Covid 19.

II- Comment user des leçons d’histoire : une bataille à coups de masques et d’interdits

La militarisation des discours présidentiels se matérialise par l’utilisation constante de notions prêtant au chaos. « Nous sommes en guerre », « l’heure est grave », « mobilisons-nous pour faire face », autant de slogans qui renvoient à un état d’urgence ou de catastrophe dans lesquels l’individu s’insère et dont il s’approprie la notion. Le message est si fort et clair qu’il est aisé de comprendre que notre vie dépend de l’acceptation et de l’adhésion ou non à ces discours.

Note de bas de page 52 :

Par décret n°2020-830 du 23 mars 2020, le Président proclame l’état d’urgence sur l’ensemble du territoire national. Il est prorogé à deux reprises par les décrets n° 2020-925 du 3 avril 2020 et celui n° 2020-1014 du 3 mai 2020.

Note de bas de page 53 :

Par ordonnance, le Président est habilité à prendre des mesures relevant du domaine de la loi.

En décrétant l’état d’urgence52, Macky Sall dispose à présent des pleins pouvoirs. Le projet de loi habilitant53 le Président de la République à prendre, pour une durée de trois (3) mois, des mesures relevant du domaine de la loi est illustratif. Au nom d’une catastrophe sanitaire, il dicte les voies et moyens. Pour veiller au respect des mesures, la police est chargée de l’application des mesures dans les lieux publics. Toute infraction est condamnable et condamnée. L’absence de port de masque est synonyme d’amende.

La militarisation des discours se concrétise dans la dissuasion et les menaces des autorités. L’annonce des mesures judiciaires contre les diffuseurs de « fake news » en est une illustration. Abdoulaye Diouf Sarr qualifie les diffuseurs de fausses informations et de mauvaises interprétations liées à la Covid 19 d’« ennemis de la République » et estime qu’ils doivent faire face à la justice. Comme en contexte de guerre, toute désobéissance est perçue comme étant une trahison. Un discours intimidant voit le jour en contexte d’urgence sanitaire. La participation à l’effort de guerre incombe à tout le monde.

Note de bas de page 54 :

Activité sportive et culturelle pratiquée durant les vacances par les Associations Sportives et Culturelles de quartier (ASC).

Note de bas de page 55 :

Medina est l’une des 19 communes d’arrondissements de la ville de Dakar (Sénégal).

Mais, face aux mesures prises qui indiquent de nouvelles manières de vivre, des personnes refusent de s’orienter dans cette direction. Le semi-confinement devient insupportable. Privés des « navétanes »54, l’une des activités phare durant les vacances, les jeunes Dakarois sont frustrés. Une immense lassitude et exaspération s’installe au sein de la population ; les jeunes sont les plus touchés. Plusieurs manifestations éclatent un peu partout à Dakar, notamment à la Médina55. Les jeunes demandent ainsi la levée des restrictions imposées par l’État. L’urgence économique et les revendications en faveur d’un retour à la liberté s’imposent alors contre les mesures édictées.

La gestion de la Covid 19 par l’État du Sénégal est sans doute l’une des meilleures dans la sous-région. Toutefois, les discours des autorités qui accompagnent le traitement médiatique sont anxiogènes. Les autorités optent pour une communication horizontale afin de susciter la peur et, par conséquent, une réaction positive. Ce modèle de communication horizontale est mieux adapté en contexte de guerre. Dans le contexte de la Covid 19, la communication verticale doit être privilégiée. Sa finalité est de susciter une compréhension globale de la situation.

Note de bas de page 56 :

Phrase prononcée par Abderrahmane Ngaidé, enseignant chercheur en Histoire à l’UCAD.

III- La virilité de la Covid 19 : « Les enfants ne fautent pas »56

Les humains pleurent, la nature rit. Un monde à l’arrêt, voilà ce que vit l’humanité en cette période de pandémie. La santé, devenue un enjeu mortel, il se produit une chose insensée où les uns et les autres se fuient mutuellement.

Nous sommes tous devenus des suspects. L’individu est devenu non pas une personne, mais un corps malade susceptible d’être porteur de virus et, donc, dangereux. Nos comportements et nos rapports ne cessent de changer au quotidien. Les manifestations habituelles disparaissent avec la propagation rapide du virus. La communauté, censée nous unir et qui doit participer à raffermir les liens sociaux est devenue un élément de division. Un élément perturbateur prend alors naissance dans l’espace, public comme privé, ponctué par la violence quotidienne des messages gouvernementaux, anxiogènes.

Avec la Covid 19, le corps humain devient suspect. Le virus installe une peur et une psychose. En effet, beaucoup de Sénégalais ont peur d’une maladie dont ils ignorent tout. Dans les débats télévisés, on peut entendre : « febaar bi auto you yakou yi rek ley yobou garage », à savoir, littéralement, : » Seuls ceux qui ont une comorbidité peuvent succomber » ou encore « la Covid 19 ne présente de risques que pour les personnes âgées ». La bienveillance de la Covid 19 envers les jeunes s’oppose à sa morbidité chez les adultes et personnes âgées. Les discours se multiplient, convergent et se contredisent. Ces contradictions font naître des contestations contre les mesures prises par le gouvernement. Une bonne partie de la population estime que les mesures prises par l’État sont exagérées et ne sont pas efficaces contre la Covid 19 d’autant plus que les contaminations augmentent chaque jour. Ces discours entretiennent le flou auprès des Sénégalais.

L’autre devient un danger qu’il faut à tout prix éviter. Ainsi elle oblige la population sénégalaise à (re) adapter son comportement et sa manière de vivre. La solidarité s’érige en règle. Mais aussi, paradoxalement, la défiance et la peur de l’autre, nées de la violence et des contradictions des discours, sont distillées de façon insidieuse et pernicieuse du matin au soir.

Conclusion

Note de bas de page 57 :

Communiqué du Ministère de la Santé et de l’Action sociale en date du 30 août 2022.

D’un (1) cas positif le 2 mars 2020, le Sénégal comptait 88098 cas déclarés positifs, dont 85913 guéris, 1968 décédés et 156 sous traitement, le 30 août 202257. Plusieurs mesures ont été prises pour barrer la route à cette maladie jusqu’alors « inconnue ». De la fermeture des établissements publics et privés au couvre-feu en passant par les gestes barrières, l’État par le biais du Ministère de la Santé et de l’Action sociale du Sénégal a pris à bras le corps cette pandémie. Dans le même temps, les mesures prises pour faire face à la Covid 19 ont été accompagnées d’un traitement médiatique qui n’a pas été sans rappeler celui d’un état en guerre. Il a aussi généré une grande angoisse et de nombreux troubles au sein de la population et a laissé des séquelles qui ne sont pas sans conséquence sur l’avenir des différentes générations.

Les télévisions et radios sénégalais ont largement participé à la diffusion de messages anxiogènes en relayant par le ton et les termes employés, l’urgence et la gravité de la situation. Certes, ils ont permis une meilleure conscientisation sur les risques liés à la pandémie et l’obligation du respect des mesures prises par le gouvernement, mais, en même temps, ils ont créé au sein d’une population justement effrayée et perdue, un climat particulièrement traumatisant par la transmission récurrente de messages et discours alarmistes et perturbants, source d’angoisses, de mal être et de violences tant individuelles que collectives.

Le traitement médiatique a ainsi permis à la population sénégalaise d’identifier les risques, d’évaluer et de comprendre leurs vulnérabilités. C’est sans doute ce qui a facilité l’adoption de bons comportements durant toute cette période. L’appropriation des mesures de lutte contre la Covid 19 est nécessaire pour faire face aux contaminations notamment aux cas communautaires. Pour y arriver, une communication axée sur les valeurs est nécessaire. C’est dans doute dans cette logique que les autorités religieuses et communautaires ont joué leur partition en participant à l’effort de guerre pour lutter contre la Covid 19.

Note de bas de page 58 :

Située dans la région de Diourbel, Touba est la deuxième ville du Sénégal. Elle est aussi la capitale du mouridisme (Confrérie religieuse fondée par Serigne Touba).

Dans toutes les régions du Sénégal, Dakar est la plus touchée par la Covid 19. Cela peut s’expliquer en partie par l’étroitesse de son territoire et la forte concentration de la population. Elle est la voie de pénétration du virus avec le premier cas enregistré au niveau de l’aéroport. Dans le reste du pays, Touba58 est aussi un foyer de propagation du virus.

Note de bas de page 59 :

Communiqué du Ministère de la Santé et de l’Action sociale en date du 30 août 2022.

Malgré l’existence de plusieurs vaccins, les contaminations continuent car une frange importante de la population sénégalaise est réticente à la vaccination. A ce jour, seul 1522313 personnes se sont vaccinées59. Mais, même si la Covid 19 a mis à rude épreuve le quotidien des Sénégalais, pour l’heure, elle n’est plus une préoccupation. Les mesures de restrictions ont été levées et elle a pratiquement disparu du discours des médias.