Perte d’autonomie des parents âgés et vécu des proches aidants au Sénégal Loss of autonomy of elderly parents and the experience of family caregivers in Senegal

Emmanuel Niyonsaba 

https://doi.org/10.25965/trahs.4273

L’article propose d’explorer la diversité d’expériences vécues par les proches aidants et les tensions dans le rapport à la prise en charge familiale des personnes âgées en perte d’autonomie en Afrique, dans un contexte marqué par la rareté des services gérontologiques. En effet, cette prise en charge familiale nécessite un compromis. Dans une démarche ethnographique, nous aborderons, à partir d’enquêtes réalisées au Sénégal lors de notre recherche doctorale (Niyonsaba, 2018), les représentations que les proches aidants ont de la solidarité envers le parent âgé et les contradictions qui l’entourent ; il s’agira aussi de montrer en quoi l’organisation de services à la personne âgée peut conduire à la vulnérabilité. Notre étude montre que les proches aidants trouvent des arrangements et des combinaisons de ressources permettant de parvenir à un équilibre entre les parties prenantes, mais le niveau d’implication n’est pas toujours perçu comme équitable. L’absence d’implication active et la discorde sur les modalités d’intervention fragilisent souvent le compromis. A mesure que le parcours de fin de vie s’allonge, il accentue l’épuisement des aidants. Enfin, bien que rarement souhaitée, la mort d’un parent âgé est un soulagement pour les proches épuisés. Les limites de la prise en charge familiale des personnes « dépendantes » appellent à la pluralité de politiques de soutien pour sécuriser cette période fragile de la vie, contribuant ainsi à contrer le risque de mal vieillir (Niyonsaba, 2020).

This article proposes to explore the diversity of experiences of family caregivers and the tensions in the relation to family care of the elderly in loss of autonomy in Africa in a context marked by the rarity of gerontological services. Indeed, this family care requires a compromise. In an ethnographic approach, we will address, based on surveys carried out in Senegal during our doctoral research (Niyonsaba, 2018), the representations that family caregivers have of solidarity towards the elderly parent and the contradictions that surround it ; it will also be a question of showing how the organization of services to the elderly can lead to vulnerability. Our study shows that family caregivers find arrangements and combinations of resources to achieve a balance between the stakeholders, but the level of involvement is not always perceived as equitable. The lack of active involvement and the discord over the modalities of intervention often weaken the compromise. As the end-of-life journey lengthens, it increases the exhaustion of caregivers. Finally, although rarely desired, the death of an elderly parent is a relief for exhausted loved ones. The limits of family care for "dependent" persons call for a plurality of support policies to secure this fragile period of life, thus contributing to counter the risk of aging badly (Niyonsaba, 2020).

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Full text

Introduction

Peu d’études ont, pour le moment, été menées sur le compromis dans la prise en charge des personnes âgées en perte d’autonomie par les proches en Afrique, alors qu’il constitue une préoccupation majeure pour les familles, dans un contexte marqué par la rareté d’alternatives au soutien familial et un certain nombre de transformations sociales qui mettent à mal le modèle traditionnel de prise en charge des parents vieillissants (Niyonsaba, 2020 ; Golaz et Sajoux, dir. 2018). On sait donc peu de choses sur la manière dont les proches aidants intègrent leurs préoccupations pour faire face à l’expérience de compromis. Cet article a pour but de mettre en lumière, à partir du cas du Sénégal, les multiples expériences vécues par les proches aidants dans le soutien aux parents âgés en perte d’autonomie.

I. Les préoccupations relatives à la prise en charge sanitaire et la protection sociale

En Afrique, comme dans la plupart des pays du sud, le vieillissement de la population engendre de nombreux défis parmi lesquels la prise en charge des personnes âgées en perte d’autonomie (Golaz, 2013). Le nombre de personnes âgées de 60 ans et plus représente aujourd’hui 5,5 % et devrait plus que tripler à l’horizon 2050 (Sajoux, Golaz et Lefèvre, 2015), ce qui entraînera l’augmentation des besoins en protection sociale et en soins de santé. Les différentes recherches indiquent que les personnes âgées en Afrique sont particulièrement confrontées à un « lourd fardeau de morbidité et d’invalidité en raison notamment des pathologies chroniques » (Abodorin et Beard, 2010) dans la plupart des cas méconnues ou non soignées.

Note de bas de page 1 :

Voir par exemple les travaux réalisés en 2006 sous la direction de B. Cohen et J. Menken, (2006). Aging in Sub-Saharan Africa: Recommendation for Furthering Research. National Academies Press (US). http://www.ncbi.nlm.nih.gov/books/NBK20306/

Note de bas de page 2 :

En ce qui concerne le système de protection sociale, rappelons que peu de personnes âgées perçoivent une pension de retraite. Comme le rappellent Sajoux, Golaz et Lefèvre (2015 : 20) : « pour l’heure la part des personnes âgées percevant une pension en Afrique est relativement faible : elle est estimée à 21,5 % pour l’ensemble du continent (ILO, 2014, 273) ». Elle s’établit à 16,9% en Afrique subsaharienne contre 36,7% en Afrique du Nord, (ibid.)

Fin des années 2000, selon un certain nombre d’études réalisées en Afrique1, la plupart des personnes âgées étaient encore victimes de maladies infectieuses (tuberculose, sida, infections digestives chroniques) et de troubles nutritionnels (Duthé et al.2010). A cela s’ajoutent de nouvelles pathologies liées à un processus de transition nutritionnelle (Chapuis-Lucciani et al. 2010) et des maladies neurodégénératives comme Alzheimer qui sont encore peu connues en Afrique (Toure, K. et al.2010). De plus, les systèmes d’assurance maladie et de protection sociale sont faibles (variables d’un pays à l’autre)2 et apparaissent dans différentes études comme générateurs d’inégalités et de vulnérabilité chez les personnes âgées (OIT, 2017 ; Sajoux, Golaz, Lefèvre, 2015 ; Golaz, 2013). 

Note de bas de page 3 :

Lors de sa création, il concernait environ 650.000 bénéficiaires (soit 7% de la population sénégalaise).

Note de bas de page 4 :

Président de la République du Sénégal de 2000 à 2012. https://www.presidence.sn/presidence/abdoulaye-wade

Note de bas de page 5 :

En 2016, seule structure gériatrique de référence, des activités médicales curatives, préventives et promotionnelles (Kâ et al. 2016)

Note de bas de page 6 :

Pour aller plus loin : « sur le coût total des prestations, le Plan Sésame ne prendrait en charge que 30 % (11200 F CFA) notamment celui de la consultation, des médicaments essentiels (lorsqu’ils étaient disponibles) et du bilan para-clinique […] », (Kâ et al. 2016 : 96-97). Rappelons qu’au Sénégal, l’estimation du nombre de bénéficiaires de pension de retraite varie selon les sources (Niyonsaba, 2018b :60) : « Le dernier rapport mondial sur la protection sociale (Organisation internationale du travail [OIT] les évalue à 23%. Les différents travaux au Sénégal estiment quant à eux qu’ils sont environ 30% (Seck, 2009 ; Diallo, 2013 ; Hane, 2015) ».

Dans le cas du Sénégal, la prise en charge médicale des personnes âgées se fait à travers le dispositif du « plan Sésame » (une couverture médicale gratuite)3 mis en place en 2006, à l’initiative du gouvernement sous la présidence d’Abdoulaye Wade4. En 2016, Kâ et ses collègues se sont intéressés aux limites de ce modèle de gratuité à partir d’une enquête quantitative réalisée auprès des personnes âgées de 60 ans et plus venues en consultation au centre de gériatrie et de gérontologie d’Ouakam5. L’étude a révélé que « toutes les prestations n’étaient pas supportées par le Plan Sésame, certaines restant à la charge du bénéficiaire ou de sa famille » (Kâ et al. 2016 : 96)6. Ainsi, comme l’ont également montré nos travaux (Niyonsaba, 2018 ; Niyonsaba 2018 b), les inégalités d’accès aux soins de santé sont importantes et le coût des soins de santé reste une réelle préoccupation, notamment pour les personnes âgées souffrant de maladies chroniques et devant composer avec de maigres ressources.

II. La prise en charge de la dépendance et le défi d’absence d’alternatives au soutien familial

Dans la majorité des pays africains, les politiques publiques n’ont pas encore intégré l’enjeu de la dépendance liée au vieillissement. Pour faire face à la dépendance, les personnes âgées comptent principalement sur le soutien des proches. Or, différentes études (Nowik et Lecestre-Rollier, dir. 2015) soulignent combien les transformations sociales contemporaines (ex : migrations des enfants, urbanisation etc.) se répercutent sur l’organisation familiale, ce qui oblige les proches à des adaptations. Elles s’accompagnent de nouvelles stratégies de soutien comme l’intégration de la personne âgée « à un ménage qui pourvoira à ses besoins quotidiens, en termes de soins comme de moyens économiques » (Golaz, 2013).

Note de bas de page 7 :

Nous avons pu montrer les limites de cette stratégie à partir des expériences de mobilité résidentielle des veuves âgées sénégalaises au domicile des enfants au moment de la perte d’autonomie. L’étude révèle que la mobilité s’accompagne chez la plupart de ces femmes d’un risque de désorientation spatiale et d’un sentiment du déracinement social du fait même de l’absence de leur environnement de vie habituel auquel elles sont profondément attachées.

En effet, comme l’ont montré différentes études réalisées en Afrique de l’Ouest (Niyonsaba, 2019 ; Sawadogo et al. 2019), si cette nouvelle stratégie semble aller de soi en ce qu’elle permet de répondre à un certain nombre de besoins de la personne âgée, elle peut néanmoins complexifier son parcours de vie, remettant ainsi en cause cette stratégie (Niyonsaba, 2019)7. Par ailleurs, les difficultés économiques rencontrées par de nombreux ménages en milieu urbain ne garantissent plus aujourd'hui des conditions d’accueil dignes pour toutes les personnes âgées. Suite à ces difficultés, le risque pour les aînés d’être exposés à la vulnérabilité relationnelle ou structurelle est élevé (Mba, 2007 ; Golaz et Antoine, 2011 ; Gning, 2015).

Notons également qu’en Afrique, le problème majeur est celui de l’absence de structures sanitaires adaptées (Kâ et al. 2016). Des solutions institutionnelles embryonnaires existent dans certains pays ; c’est le cas du Maghreb où les établissements d’hébergement prennent en charge des personnes âgées démunies ou abandonnées par la famille (Bouaziz, 2015). La carence du personnel qualifié est aussi identifiée parmi les défis importants, dès lors que de nombreuses institutions dans les pays où elles existent, sont obligées de fonctionner sans le personnel nécessaire (Puckree et al. 1997). En Afrique du sud par exemple l’étude de Puckree et al. (1997) réalisée à Durban en 1997 mentionnait ce défi.

Note de bas de page 8 :

http://www.jeuneafrique.com/25168/economie/g-riatrie-le-s-n-gal-ouvre-la-voie

De plus, la formation des professionnels ne suit pas le rythme de l’augmentation du nombre de personnes ayant besoin de soins. Les auteurs en concluaient que cela signifierait que dans les quarante ans à venir, plusieurs institutions qui s'occupent des personnes âgées devraient fonctionner avec des services de santé limités ou inexistants. Dans le cas du Sénégal, les établissements d’hébergement pour personnes âgées sont encore inexistants et mal connus (Niyonsaba et Réguer, 2012 ; Niyonsaba, 2018). Signalons que, pour l’heure, les familles reçoivent relativement peu de soutien pour gérer la charge de soins qui en résulte. Même si la part des plus de 60 ans reste faible (s’élevant à 5,5 % en 2013, ANSD, 2013), le nombre de personnes âgées nécessitant une prise en charge spécifique est important. En 2012, on dénombrait par exemple environ 60 000 patients par an accueillis au centre de gériatrie et de gérontologie d’Ouakam à Dakar dont les deux tiers souffraient de pathologies chroniques8. L’absence d’alternatives de soutien à la famille dans la prise en charge des soins quotidiens entraîne des arrangements entre proches pour s’occuper d’un parent dépendant. Cependant, la question est de savoir comment ces proches s’organisent face aux contraintes qui en résultent.

III. Démarche méthodologique : une analyse ethnographique des expériences familiales

Cette étude est fondée sur une analyse ethnographique des entretiens et des observations réalisés au Sénégal en milieu urbain, à Dakar et à Saint Louis auprès des proches aidants des parents âgés en perte d’autonomie afin d’identifier leurs difficultés spécifiques, mieux comprendre en profondeur le sens de leur expérience et surtout d'explorer avec eux les pistes de solutions qui seraient nécessaires pour améliorer les conditions de soutien pour eux et pour les personnes âgées dont ils s'occupent. Les enquêtes de terrain se sont déroulées entre 2013 et 2016 dans le cadre de notre recherche doctorale. Notre corpus était composé de 80 personnes âgées essentiellement de plus de 70 ans dont une douzaine en situation de dépendance. C’est sur le cas de ces personnes dépendantes que notre analyse porte. Il s’agit de personnes dont l’état s’est progressivement dégradé en raison d’un cumul de problèmes de santé et qui ont bénéficié d’une prise en charge spécifique : le plus souvent la présence régulière d'un proche pour effectuer les tâches fonctionnelles de base comme préparer les repas, faire la toilette, laver le linge, dispenser des soins d’hygiène intime etc. Ces aînés aidés au quotidien sont en majorité des femmes dont 5 veuves et 3 mariées (dont deux en union polygamique). Pour le reste de notre échantillon retenu, les 4 hommes sont mariés - deux sont polygames. Tous ces aînés ont des enfants (adultes dont la plupart ont quitté la maison familiale ou ont émigré) et sont grands-parents. Ils sont issus des couches sociales pauvres (agriculteurs, anciens journaliers, petits vendeurs, employés non déclarés, etc.) ou modestes (salariés et fonctionnaires aux revenus peu élevés). Les proches aidants interviewés sont principalement des enfants qui s’occupent de leurs parents. Par ailleurs, comme l’ont souligné d’autres travaux, rappelons qu’un

proche aidant n’est pas nécessairement le cohabitant impliqué dans les tâches concrètes de soin. Il a la charge d’organiser, de suivre et de coordonner l’arrangement d’aide ; ce qui demande toujours du temps (Campéon et al. 2012 :112).

Les aidants interviewés cohabitent ou ont cohabité avec la personne aidée. Ils ont suspendu leur activité professionnelle pour se consacrer entièrement à leur tâche d’aidant principal. Comme nous le verrons dans notre analyse, l’accompagnement d’un parent âgé dépendant a nécessité la désignation ou l’auto-désignation d’un aidant principal pour assurer le suivi au quotidien. En effet, la logique de désignation s’inscrit théoriquement, comme l’indiquent les travaux de Crochot et Bouteyre (2005), dans un modèle d’interprétation d’une « situation duelle » qui

base la relation aidant/aidé sur le sentiment de dette, à savoir sur le don de la vie entre ascendants et descendants, en inscrivant l’aidant dans un rôle de donataire, déterminant quant à la continuité ou à la rupture des relations intergénérationnelles et de l’histoire familiale (Crochot et Bouteyre, 2005 : 113) .

D’après B. Ennuyer (2008), c’est d’ailleurs sur le socle de ce principe de parentalité que la relation d’aide s’inverse. Ainsi, il peut se développer le sentiment chez l’enfant aidant de devenir le parent de son propre parent. Pour comprendre les expériences des aidants rencontrés, nous proposons quatre chroniques familiales qui nous semblent le mieux illustrer la diversité de mode de compromis, les contradictions qui l’entourent et ses limites. Notons que l’équilibre dans le compromis n’est pas toujours facile à atteindre lorsque les proches aidants sont confrontés à la recomposition d’une vie familiale.

IV. Les quatre expériences des proches aidants dans le rapport au compromis

1. La patience 

Les incertitudes du moment : « j’ai arrêté le travail pour m’occuper de ma mère ».

Accompagner un parent âgé en situation de perte d’autonomie exige un aménagement du mode de vie chez les proches aidants qui doivent composer avec leur activité professionnelle. Dans la plupart des cas, « l’activité professionnelle apparaît comme un support (Martucelli, 2002) dans l’expérience de l’aide » (Miceli, 2012 : 190), mais pour certains membres de famille, son interruption va de soi pour qu’ils puissent s’occuper efficacement de leurs parents « dépendants ». Être à côté de son parent en perte d’autonomie permet de se sentir plus en sécurité et donc de vivre sereinement. C’est ce qui semble surtout avoir animé Mlle Aude, 46 ans, ancienne comptable, célibataire sans enfant, résidant à Pikine dans la banlieue de Dakar pour s’occuper de sa mère, âgée de 92 ans qu’elle décrit comme une personne qui tient par ailleurs à son « autonomie » :

« Elle mange, elle marche ici, elle est autonome. À part qu’elle ne peut pas m’aider pour les activités domestiques, d’ailleurs je refuse. Avant elle pouvait sortir à l’extérieur, maintenant non, il y a beaucoup de voitures. Elle sort de la maison, comme la cour est grande, elle marche, puis après elle revient à l’intérieur ».

Si Mlle Aude a interrompu son activité professionnelle [depuis trois ans], elle a également essayé d’autres solutions pour aider sa mère : 

« Je n’ai pas trouvé une personne en qui j’aie confiance, et qui puisse l’assister comme je voulais. J’ai essayé mais je n’ai pas trouvé cette personne, qui pouvait faire comme si j’étais là ». 

Cette question de l’aidant non familial dans l’accompagnement d’un parent âgé dépendant est très importante pour saisir les représentations des membres de famille vis-à-vis d’autres possibilités de soutien à la personne en complément de l’aide familiale. Dans notre recherche doctorale (Niyonsaba, 2018), nous avons eu le cas de personnes seules ou en couples ayant eu recours à l’aidant non familial appelé communément au Sénégal « domestique » ou « bonne » pour aider dans les activités domestiques. Mais un recours à l’aidant non familial pour s’occuper notamment de la toilette d’une personne âgée dépendante reste encore marginal.

D’autre part, on peut constater que Mlle Aude n’est pas hostile à l’aidant non familial. Il nous semble que sa méfiance résulte de la perception sociale des « domestiques », considérées comme des personnes « étrangères » à la famille. De ce fait, la méfiance renvoie au souci de la protection de l’intimité familiale car le recours à ce type d’aidant suppose d’accepter qu’il prenne part à des expériences familiales. A un autre niveau d’analyse, le soutien à sa mère s’inscrit dans une relation de filiation parentale et d’échanges familiaux, alors que pour aller dans le sens de Bernard Ennuyer (2008), « la professionnalisation de l’aide n’a comme seule réciprocité que le salaire qui en est obtenu, mais n’implique pas une réciprocité de relation et une reconnaissance mutuelle » (Ennuyer, 2008 : 480).

En effet, Mlle Aude ne regrette pas d’avoir interrompu son travail, mais le vit comme un sacrifice lorsqu’elle nous raconte son parcours de vie professionnelle : « j’étais bien, j’avais un bon salaire, mais j’ai tout arrêté ». De plus, elle apprécie l’apport financier de ses sœurs et frères émigrés en Europe, même si sa mère bénéficie d’une pension « suffisante », mais elle se plaint de l’absence de soutien moral de proximité. Il ressort de ses propos le sentiment « d’en faire trop » lorsque qu’elle souligne le désengagement de ses deux frères habitant juste à côté.

Note de bas de page 9 :

Ses frères étaient catholiques avant de se convertir à l’Islam.

« Mes frères et sœurs qui sont en Europe s’occupent vraiment de maman, ils envoient des choses quand il faut ; ceux qui sont ici s’occupent de leur femme, c’est tout. Depuis qu’ils ont changé de religion9, ils se sont un peu éloignés […] même parmi leurs enfants, on aurait pu trouver quelqu’un […] mes deux frères sont là mais c’est comme s’ils n’étaient pas là ».

Toutefois, le sentiment d’épuisement engendré par la fatigue de faire les activités domestiques quotidiennes, d’être toujours présente, d’avoir sacrifié sa carrière professionnelle, d’avoir renoncé à une vie conjugale, conduit Mlle Aude à réévaluer ses intérêts et ses projets. Elle semble se demander jusqu’à quand elle va encore patienter. À travers la narration de cette expérience, on peut constater combien l’accompagnement n’est pas toujours aisé même lorsque les membres aidants n’éprouvent pas de difficulté financière. L’absence d’implication collective constitue un motif de discorde, conduisant progressivement à des crises à l’intérieur des familles (Mollard, 2009). La théorie des crises à l’intérieur des familles a tendance à établir le lien entre gestion des incertitudes et fragilités familiales. D’après Judith Mollard :

une situation d’aide à un parent malade peut évoluer entre souffrances et compétences, entre constructions des réponses et hésitations. Souvent le doute et la culpabilité s’installent et constituent le lit de la souffrance et des fragilités familiales. La désignation d’un aidant familial ou son effondrement sont aussi des événements qui entraînent une redistribution des rôles au sein de la famille en affectant l’ensemble de ses membres et cela parfois sur plusieurs générations (Mollard, 2009 : 261-262).

Au-delà de la « grande charge mentale », (Campéon, et al. 2012), la discorde dans la manière de prendre soin d’un parent âgé sur fond de croyances culturelles constitue un autre facteur qui ébranle le compromis. C’est ce que révèle particulièrement la chronique familiale suivante.

2. La discorde 

Les moments de tensions : « ma belle-sœur ne verra jamais la nudité de ma mère ».

L’accompagnement d’un parent âgé en perte d’autonomie dépend aussi des représentations familiales et sociales. Mais celles-ci varient d’une famille à l’autre. Ainsi, la place des uns et des autres dans la prise en charge n’est pas sans faire émerger les sensibilités de certaines croyances. Dans certains entretiens, elle constitue un enjeu majeur et conserve une importance respectable. En effet, comme nous l’avons précédemment souligné à propos du cas de l’aidant non familial, la méfiance est vive, lorsque certains membres de famille sont aussi considérés comme des « étrangers ». La belle-fille par exemple n’aurait pas sa place dans l’aide à la toilette ou aux soins d’hygiène intime de son beau- parent. C’est ce qui a particulièrement opposé Mlle Anita, 40 ans habitant à Dakar (Grand Yoff) à son frère aîné émigré en Europe. Mlle Anita, célibataire, sans enfant, 2e dans la fratrie, ancienne « femme de ménage » a interrompu son activité professionnelle depuis 2012 pour s’occuper de sa mère âgée de 88 ans, veuve, sans pension de retraite, qu’elle qualifie de « dépendante ».

Nous l’avons rencontrée avec sa mère en mai 2016. Auparavant, la mère vivait chez un cousin dans un village de Casamance (une région du Sénégal située à environ 400 km de la capitale Dakar). Elle est donc arrivée à Dakar suite à l’aggravation de son état de santé : elle a développé une maladie des « os » qui l’empêche de marcher. Même lorsqu’elle s’aide de deux béquilles, elle souffre des articulations, ce qui entraîne un risque de chute. A ce risque de chute s’ajoute un problème de tension artérielle et de vue (elle voit mal depuis qu’elle a subi une opération de la cataracte), réduisant encore son autonomie. Ainsi, sa situation a nécessité une présence régulière d’un proche pour l’aider dans les actes courants. Pour le suivi médical de la mère, c’est éprouvant :

« D’abord pour l’amener à l’hôpital, moi je pars très tôt le matin, je me mets dans la queue [file d’attente] pour prendre le numéro ; maintenant ma sœur ou mon cousin l’amène après, on me retrouve là-bas. Ensuite, on se dirige là où ils nous orientent d’aller. Disons si c’est pour passer la radio, je vais là-bas, je paye, on m’oriente. Je l’amène là-bas, on la soigne, une fois qu’elle est soignée, j’attends maintenant le prochain rendez-vous. Finalement elle ne peut plus marcher, nous avons le fauteuil ».

Ce discours montre que Mlle Anita est consciente des responsabilités qui pèsent sur ses épaules et qu’elle doit se surpasser pour tenter d’améliorer le sort de sa mère. Le problème financier est au cœur de la préoccupation. Ses deux sœurs « femmes de ménage » habitant aussi à Dakar contribuent au payement du loyer, de la nourriture et des ordonnances médicales. Mlle Anita ne le dit pas clairement, mais elle en veut à son frère qui semble ne contribuer que faiblement et qu’elle considère d’ailleurs comme quelqu’un qui les a presque « oubliés » : « Il vient de temps en temps, il nous a un peu oubliés, il donne seulement quand on lui dit « voilà, la situation est très difficile, ou bien quand on lui dit que la maman n’a même pas de quoi manger ». Cependant, la dégradation de la santé de la mère l’a conduite à « bousculer » son frère afin d’envisager la possibilité de la faire soigner dans un cabinet médical privé :

« Nous l’avons amenée chez l’ostéopathe [hôpital privé], parce qu’elle a des problèmes des os ; le gars [ostéopathe] nous avait demandé pour soigner tout, un million et demi [FCFA]. Oui pour l’opération et tout, mais on ne pouvait pas l’avoir. […] Nous avons notre frère qui est en France, nous lui avons expliqué, voilà pour soigner maman, c’est deux mille euros. Il me répond : ok on va essayer de la faire venir en France ; puis j’ai dit, je l’accompagne parce que ta femme ne peut pas s’occuper de notre maman, je ne veux pas qu’une autre personne voie la nudité de ma maman […] sa femme n’est pas de la famille ; finalement elle n’est pas partie en France ».

Au-delà de la question financière, ce discours illustre bien le problème des rôles des uns et des autres, plus particulièrement dans le cadre familial. À travers cette incompréhension, nous sommes au cœur d’un problème qui repose sur un principe social où dominent les traditions propres à chaque société. En filigrane, la discorde est amplifiée par les conflits internes familiaux qui les opposent parce que les sœurs n’ont pas apprécié que le grand frère « abandonne » sa première femme au Sénégal pour épouser une autre considérée, non seulement comme « une femme d’intérêt », mais surtout comme « une étrangère » à la famille. Comme nous avons pu l’évoquer, la plupart des enquêtés accordent une grande importance à la filiation parentale ; il n’est donc pas impossible que cette dimension de parentalité soit au cœur de divergences. D’autre part, on pourrait dire qu’ici, la valorisation des croyances sociales l’emporte paradoxalement sur l’intérêt de la mère.

Mais la véritable conséquence, en cas de discorde, est l’absence de prise en compte de la parole de la personne âgée. D’ailleurs, par prudence, la « vieille dame » ne réagit pas à cet incident pendant notre entretien, ce qui ne nous a pas permis de vérifier sa réaction sur ce sujet. Enfin, même si elle ne réagit pas, elle sait bien que son séjour ne se passe pas comme escompté pour « elle » qui espérait trouver auprès des enfants un havre de paix. Cette expérience permet ainsi de constater une inversion des rôles et des statuts familiaux, dans un contexte où le processus de prise de décision s’effectue sans prendre en compte l’avis de la mère qui n’a d’autre choix que de se soumettre à la volonté des enfants. D’autre part, cette expérience nous révèle combien l’implication active des proches aidants devient un enjeu de pouvoir hiérarchique au sein des familles. Mlle Anita ne regrette pas sa position mais se montre inquiète de la dégradation de l’état de santé de sa mère et semble se demander quel sera leur avenir. L’impossibilité de voir d’autres solutions fait surgir en elle le sentiment de fatigue et de désir de désengagement : « si je suis fatiguée, je vais la ramener en Gambie chez ses « parents », elle a encore ses frères et sœurs ; il y a une maison familiale ».

La discorde est pénible pour tout le monde car elle entraîne la détresse psychique chez le parent aidé comme chez ses proches. Différentes études montrent que ce fardeau (Mollard, 2009) provoque chez la plupart des proches aidants, « la solitude et le sentiment d’être prisonnier de leur rôle » (Mollard, 2009 : 260). Finalement, l’accompagnement d’un parent âgé « dépendant » s’abîme avec le sentiment de fatigue induite par la discorde. Cette chronique montre bien les limites de la solidarité « bienveillante » chez les proches aidants confrontés à des difficultés notamment économiques.

3. La fatigue 

L’inquiétude sur l’avenir : « notre mère ne peut pas rester seule ».

L’évolution de la maladie ou de la fragilité d’un parent âgé provoque des inquiétudes chez les proches aidants soucieux de voir l’état de santé de leurs « parents » s’aggraver. Quand la perte d’autonomie a atteint un niveau avancé, les proches sont amenés à se réorganiser. Mais, généralement, c’est la personne la plus disponible qui est sollicitée. À son initiative, Mlle Agnès (35 ans), secrétaire au chômage, a mis la recherche d’emploi de côté en 2015 pour s’occuper de sa mère âgée de 74 ans, veuve, devenue paralysée à la suite d’un AVC et qu’elle décrit comme « dépendante » :

« Elle ne peut pas marcher seule. Elle est généralement couchée ou assise. Elle n’est pas capable d’aller seule aux toilettes ; nous devons l’accompagner, nous avons un déambulateur mais elle ne peut pas l’utiliser seule ; tout ce qu’elle faisait seule avant, elle ne peut plus, elle est vraiment dépendante ; d’ailleurs la nuit la grande sœur dort à côté d’elle. Pour monter ou la descendre au lit, il faut une assistance parce qu’elle ne peut pas le faire toute seule ».

Mlle Agnès a aussi une sœur qui prend le relais lorsqu’elle rentre du travail. Même si à la maison il y a une « femme de ménage » qui peut aider, les deux sœurs préfèrent s’occuper elles-mêmes de la toilette de leur mère. Ce qui leur incombe est de veiller à ce que « l’intimité de leur maman » soit préservée. A mesure que le temps passe, l’accompagnement est devenu pesant et fait émerger des sentiments ambigus dus à la fatigue, même si Mlle Agnès tente de relativiser : « mais bon c’est notre mère, on fait tout pour elle ». De plus, lorsqu’elle parle de ses démarches de recherche d’emploi, elle est submergée par le sentiment d’avoir sacrifié sa carrière professionnelle : « elle m’a quand même bloquée pour rechercher du travail ; elle a de la chance de nous avoir parce qu’il y a beaucoup d’autres gens qui sont dans la même situation que celle de ma mère qui n’ont personne ». Mlle Agnès a également une sœur et deux frères émigrés en Europe et un autre frère vivant dans une autre région du Sénégal, qui selon ses propos « aident mais pas tout le temps ». Cela ne semble pas poser de problème car la mère perçoit, dit-elle « une bonne pension » de son mari décédé qui était employé dans une grande agence africaine de transport en commun.

Au-delà des expériences factuelles, Mlle Agnès est moralement marquée par la perte progressive de locution de sa mère. Lorsqu’elle nous parle de son état de santé, elle manque de mots pour le décrire : « elle n’est pas très âgée, c’est à cause de la maladie ». Leurs regards se croisent mais la mère peine à sortir les mots. Lors de notre entretien, la mère semblait ailleurs, avait l’air épuisé et somnolait. Mlle Agnès est très attentive et ne la quitte presque pas des yeux. Inquiète, elle s’efforce de lui parler, non pas pour nous faire observer qu’elle tient encore la parole, mais pour « se rassurer » qu’elle reste bien « consciente » : « Au fait, depuis sa maladie, elle a perdu progressivement la locution. Elle oublie aussi ; mais elle reste persuadée que tout va bien, si on lui pose la question, elle répond : « tout va bien ».

Ainsi, les quelques bribes de phrases qu’elle prononce soulagent la fille qui s’empresse de nous les interpréter à sa manière. Par exemple, nous cherchons à connaître quel est son ressenti par rapport au soutien de ses enfants. Mlle Agnès demande à sa mère mais qui n’arrive pas à répondre ; puis Mlle Agnès répond à sa place qu’elle dit toujours avoir « le sentiment de peser sur les enfants ». À ce moment, nous constatons que Mlle Agnès a de la peine en voyant des émotions douloureuses de sa mère, ce qui la plonge dans un état de profonde inquiétude : « ma mère a beaucoup maigri, elle se soucie beaucoup ».

Dans cette expérience, la véritable difficulté n’est pas tellement le fait de voir le parent âgé dans un état d’incapacité mais bien plutôt le fait de constater que ses interactions avec les proches s’amenuisent au fil de la progressive fragilisation. D’après Judith Mollard :

quand les mots manquent, se perdent, ne signifient plus rien, s’emmêlent les uns aux autres, commence à s’installer cette question lancinante qui ne quittera plus les proches jusqu’à la fin, de savoir ce que pense, ressent, désire la personne malade (2014 : 53).

Face à la perte d’autonomie d’un parent âgé, le chagrin des proches aidants se mue en souhait non formulé de la mort prochaine de leurs parents, envisagé comme un soulagement.

4. Le soulagement

Les derniers moments : « on n’en peut plus ».

L’accompagnement d’un parent âgé en fin de vie constitue un autre moment d’épuisement pour les proches aidants. En effet, le parcours de fin de vie d’un parent devenu lourdement malade peut durer plus longtemps qu’on ne l’imaginait. Comme dans le cas précédent, la surveillance régulière s’impose comme une épreuve. Dans ces moments particuliers, la désignation ou l’auto-désignation d’un principal aidant repose parfois moins sur la logique de compromis entre proches aidants que sur la logique sociale mettant en valeur la place des uns et des autres dans la fratrie, dès lors que les privilèges de l’aîné (Attias-Donfut, 1994) entrent en ligne de compte. Mais cela est apprécié de manière variable selon les familles.

Cependant, l’héritier désigné de l’autorité du père est éminemment respecté. C’est ce qui semble surtout importer à Monsieur Babacar 53 ans, ancien militaire à la retraite à Saint Louis, très présent aux côtés de son père, 91 ans, diabétique, insulino-dépendant, grabataire depuis plusieurs mois. Il nous fait part de la difficile expérience face à la prise en charge quotidienne du « vieillard ». Polygame, Monsieur Babacar vit avec ses trois enfants et sa première femme dans une annexe de la maison familiale où cohabitent les deux épouses de son père, âgées de 76 ans et de 68 ans. Quand nous avons rencontré la famille en 2016, le « vieux père » semblait plongé dans un sommeil sans fin. Les proches et quelques amis du quartier venaient pour prendre des nouvelles.

Certains semblaient inquiets que le pire puisse arriver à tout moment. Monsieur Babacar depuis l’aggravation de l’état de santé de son père « coordonne le service » dit-il, parce qu’il faut « le laver, lui faire la piqûre, lui prendre la tension, rester tout près de lui etc., il reste comme ça dans la chambre, il ne reconnaît plus les gens ». Il s’occupe aussi de l’aspect financier pour la prise en charge des soins médicaux du « Vieil homme » car les dépenses ne sont pas intégralement prises en charge par le dispositif du « plan Sésame » que nous avons déjà évoqué. Les quatre frères et les cinq sœurs contribuent aux dépenses mais une large part est assurée par lui-même : « Bon, c’est vrai que tout le monde aide un peu, le vieux n’a pas de pension de retraite et les deux vieilles [les femmes du vieux], c’est généralement moi qui fais tout pour l’amener à l’hôpital, voilà quoi ».

Bien que la fratrie soit grande, Monsieur Babacar se sent obligé d’être présent. En raison de son statut d’aîné, il prend au sérieux ses responsabilités au sein de la fratrie (Rouamba, 2015). L’aide à la toilette du « vieillard » est principalement effectuée par sa deuxième femme. En son absence, Monsieur Babacar prend le relais. La surveillance des soins réguliers est désormais maîtrisée, mais auparavant il a dû se heurter à la difficulté de recueillir les données physiologiques et biologiques, notamment la prise de tension artérielle et le test de glycémie pour le suivi du diabète. Grâce aux conseils réitérés prodigués par l’infirmière habitant dans le même quartier, il a fini par améliorer ses gestes : « Quand j’avais le problème, j’appelais l’infirmière [une amie dans le quartier], elle m’expliquait ce que je dois faire ».

Ce témoignage illustre les difficultés que rencontrent les proches aidants, mais il révèle aussi la stratégie adoptée par les soignants : impliquer la famille pour le suivi thérapeutique des malades dans un contexte marqué par la pénurie de services de soins de longue durée destinés aux personnes « dépendantes ». Ce constat rejoint l’analyse de F. Hane à Dakar lorsqu’elle observe que la plupart des aidants familiaux accompagnant le « vieillard » à l’hôpital sont amenés à apprendre les gestes kinésithérapiques (2015 : 148) ; c’est à eux aussi que les professionnels de santé expliquent les prescriptions que le malade devrait suivre.

La position de l’aîné dans la hiérarchie familiale garde toujours sa valeur, mais la surveillance quotidienne n’est pas sans bousculer ses certitudes. Celle-ci lui est devenue si prenante que Monsieur Babacar ne peut plus se dégager du temps pour lui-même : « je n’en peux plus, ma femme ici est aussi malade [ne marche pas, son pied a gonflé] ». De même, il s’en veut de ne pas pouvoir assumer ses responsabilités envers sa deuxième femme vivant dans une autre région du Sénégal : « c’est elle maintenant qui vient [la deuxième épouse était là depuis près d’une semaine au moment de notre enquête], moi je ne bouge plus, je ne peux pas laisser le vieux comme ça, et partir ».

Dans ce cas de figure, du fait du cumul de responsabilités familiales (Miceli, 2012), Monsieur Babacar éprouve un fort sentiment de culpabilité. De son côté, E. Fiat interprète ce sentiment de culpabilité comme « la responsabilité mal vécue » (2008 :34). Il semble ainsi intérioriser d’autres solutions comme quelque chose qui aurait pu soulager la famille : « S’il y avait eu d’autres possibilités, peut-être des centres spécialisés [il fait allusion à des unités de soins de longue durée] pour gérer la situation du vieux, j’en aurais parlé à mes sœurs ». D’autre part, nous constatons que Monsieur Babacar est épuisé et semble moralement affecté. En ce qui concerne l’épuisement chez les proches aidants, des théoriciens, comme ceux du « stress coping » l’évoquent, dans certains cas comme un facteur de stress permanent. La théorie du stress coping définit ainsi, comme l’indique J. Mollard :

une situation stressante comme une situation qu’une personne juge significativement marquante pour son bien-être et susceptible d’user ou d’excéder ses ressources. Le coping y est défini comme l’ensemble des pensées et des comportements qu’une personne emploie pour gérer et transformer le problème qui est source de détresse (2009 : 262-263).

Selon J. Mollard, « on pose ainsi que l’aide à un proche en situation de dépendance est un stress majeur contre lequel l’aidant doit lutter et auquel il doit s’adapter » (ibid.). Par ailleurs, à propos de l’expérience de l’accompagnement, il nous semble important de souligner que l’engagement des aidants correspond à la manière dont ils intériorisent leur rôle et leurs relations avec leurs parents âgés respectifs. De plus, comme le note S. Ba Gning, la lourdeur de la prise en charge peut conduire les aidants à « s’interroger sur l’intérêt de continuer lorsque la dégradation de la santé de la personne se poursuit » (2015 : 130). Enfin, à bien des égards, la mort du « vieillard » apparaît comme un soulagement autant pour les proches que pour le mourant : « Même si la famille ne le dit pas, mais on sait que c’est une charge. Inconsciemment on prie pour que ce vieux-là [lourdement malade] décède. Ici, quand un vieux décède, on dit que le vieux s’est reposé », nous apprend Monsieur Babacar. Ce repos ne renvoie pas seulement chez les aidants à l’idée d’un soulagement physique ; c’est aussi l’idée réconfortante que le « vieillard » ne souffre plus.

Conclusion

Notre étude a permis de mettre à jour les modalités de prise en charge de la personne âgée en situation de perte d’autonomie, à travers l’engagement des proches aidants marqués par l’épuisement. Malgré les risques de crises, à l’intérieur des familles, liées à l’épuisement, le « compromis » garde son importance pour les proches aidants. Le recours à « l’aidant non familial » semble susciter quelques réticences pour bien d’autres raisons que financières. Pourtant il n’en demeure pas moins une solution alternative : celle de pouvoir soutenir le proche aidant épuisé, ce qui peut ainsi lui permettre de reprendre une activité professionnelle, d’avoir une nouvelle vie sociale plus épanouie pour lui-même et pour la personne aidée.

Dans les quatre cas de figure, nous avons vu que la personne âgée n’est pas toujours prise en compte dans le processus de décision concernant les modalités d’aide et de soutien : le proche aidant tend à l’ignorer et à l’infantiliser comme s’il considérait qu’elle avait perdu ses capacités à décider par elle-même. Le constat de ces faits contredit en partie l’affirmation de la bienveillance qui met théoriquement en avant l’intérêt de la personne âgée. A la lumière de nos résultats, les parents âgés rencontrés semblent « étouffés » par les logiques familiales « surprotectrices ». Or, il convient d’insister sur le fait que la personne âgée devrait avoir droit à la parole quand bien même elle se trouve dans un état physique et sanitaire déficient.

Il apparaît, à travers l’analyse de ces différentes chroniques, que la prise en charge d’un parent âgé dépendant conduit à une expérience pour les proches de « désorganisation et de réorganisation familiale » (Polard, 2007 : 44). Avec l’épuisement, les proches aidants dépassent le paradigme dominant du modèle unique de soutien (familial) en exprimant implicitement la nécessité de mise en place de dispositifs gériatriques spécialisés. Au Sénégal, l’augmentation du nombre des personnes âgées dépendantes dans les années à venir est un véritable enjeu social et politique, qui appelle à imaginer des alternatives au soutien familial prenant en compte des sollicitations exprimées par les proches aidants et la diversité des besoins des personnes âgées à risques pour permettre à ces aidants d’avoir, avec leurs parents âgés, une vie sociale plus épanouie.