Vivre ensemble au temps de la COVID-19 : repenser l’intergénérationnel Living together at the time of COVID-19: rethinking intergenerational

Magali Boespflug ,
Claire Lefort ,
Cécile McLaughlin 
e Petra Pelletier 

https://doi.org/10.25965/trahs.3849

La crise du Covid-19 que nous traversons nous place face à l’ennemi invisible qui contraint notre relation aux autres : ce sont tous nos repères, toutes nos valeurs qui semblent bouleversés. Pourtant, ce virus invisible est en permanence raconté, par les médias, par les pouvoirs publics. Ces récits ont ceci de commun : ils positionnent le virus dans une fonction actantielle très claire, celle de l’ennemi à combattre, entraînant avec lui la constitution d’armées distinctes avec une segmentation de la population très marquée : ceux qui doivent agir pour lutter et tenter de maintenir l’équilibre économique ; les aînés contraints à l’isolement ; les jeunes, stigmatisés car vecteur puissant du virus. Pourtant, la gestion de cette crise nécessite au contraire de renforcer les liens, de réaffirmer le vivre ensemble et le sens du collectif en sortant de ces segmentations par l’âge et en mettant en lumière les émotions et les valeurs humaines communes aux différentes générations.
Une première étude faite auprès des jeunes et des seniors montre un panel d’émotions (tristesse, colère, anxiété), de valeurs humaines universelles (sécurité, bienveillance, universalisme) indiquant le besoin de vivre ensemble, avec notamment le mal-être associé à l’isolement social. Sur les fondements analytiques de cette étude, le projet CoviZion se propose de construire une approche méthodologique novatrice permettant de révéler le socle intergénérationnel commun sur lequel les pouvoirs publics, les institutions, les relais médiatiques pourraient s’appuyer pour engager une communication de crise orientée sur les émotions et les valeurs humaines communes et non sur les catégories d’âge.

The crisis of Covid-19 that we are crossing nowadays place us face-to-face with an enemy that constrains our relationship with others: the totality of our landmarks and our values seems shattered. Yet, this invisible virus is constantly an object of storytelling by mass media and authorities. These stories have a common point : they place the virus in a clearly actantial function of an enemy we have to fight with, leading to the constitution of distinct armies by a very marked segmentation of the population : those who have to fight and try to maintain the economic balance ; the elders constrained in isolation ; the youths stigmatised as a powerful viral vector. However, the current crisis management, on the contrary, requires strengthening the social links, reaffirming living together, the sense of the collective, by leaving this segmentation by age and highlighting common emotions and human values to different generations.
Our first study, conducted with sample of youths and seniors, shows a range of emotions (sadness, anger, anxiety) and universal human values (security, benevolence, universalism) indicating the need to live together, especially due to the state of ill-being related to the feeling of social isolation. Based on the analytical foundations of this study, the project CoviZion proposes to build an innovative methodological approach that allows to reveal the common intergenerational pedestal that might serve authorities, public institutions and media relay to initiate crisis communication oriented toward common emotions and human values, rather than age related categories.

Índice
Texto integral

Introduction

La crise du Covid-19 que nous traversons nous place face à l’ennemi invisible qui contraint notre relation aux autres : ce sont tous nos repères, toutes nos valeurs qui semblent bouleversés. Le programme de recherche CoviZion, conduit actuellement en France, vise à investiguer les conséquences de la pandémie COVID-19 sur la population en combinant différentes approches scientifiques et méthodologiques. Le programme de recherche pluridisciplinaire CoviZion présente aussi bien un intérêt scientifique qu’un intérêt appliqué et concret pour une meilleure gestion de menaces sanitaires futures.

Ce virus invisible est en permanence raconté, par les médias, par les pouvoirs publics. Ces récits ont ceci de commun : ils positionnent le virus dans une fonction actantielle très claire, celle de l’ennemi à combattre, entraînant avec lui la constitution d’armées distinctes avec une segmentation de la population très marquée : ceux qui doivent agir pour lutter et tenter de maintenir l’équilibre économique ; les aînés contraints à l’isolement ; les jeunes, stigmatisés car vecteur puissant du virus.

Cette discrimination est-elle pertinente ? La gestion de cette crise ne nécessite-t-elle pas, au contraire, sur le plan de la communication, d’activer des leviers permettant de renforcer les liens, de réaffirmer le vivre ensemble et le sens du collectif en sortant de ces segmentations par l’âge et en mettant en lumière les valeurs et les émotions communes aux différentes générations ?

L'objectif de cet article est d'analyser les perceptions de ce virus invisible auprès des populations estudiantines et seniors et ainsi d’identifier des affinités émotionnelles et axiologiques qui permettraient d’engager des actions de communication, de la part des pouvoirs publics, qui s’articulent autour de l’intergénérationnel. In fine, cette analyse permettra de définir le processus de construction sociale de l'image du virus afin de communiquer de façon pertinente auprès des populations.

Une première étude faite auprès des étudiants montre un panel d’émotions (tristesse, colère, anxiété), de valeurs (autonomie, bienveillance, universalisme) indiquant le besoin de vivre ensemble, avec notamment le mal-être associé à l’isolement social. Sur les fondements analytiques de cette étude, le projet CoviZion se propose de construire une approche méthodologique novatrice permettant de révéler le socle intergénérationnel de valeurs communes sur lesquelles les pouvoirs publics, les institutions, les relais médiatiques pourraient s’appuyer pour engager une communication qui participe à l’émergence d’un collectif élargi juniors-seniors.

1. L’analyse perceptuelle de la pandémie : une étape fondamentale dans la gestion de crise

1.1. La perception, fruit d’un processus de construction sociale

La perception que les individus ont de la pandémie de la COVID-19 est le résultat de processus de construction sociale où interviennent diverses projections, imaginations, situations vécues aussi bien au niveau individuel, qu’au niveau collectif (Jodelet, 2017).

La perception de la réalité est inévitablement sous-tendue par de nombreuses tensions qui surgissent dans l’écart entre menace réelle d’une contamination biologique et menace virale perçue par les populations (Pelletier, McLaughlin, Valette, Lefort, & Boespflug, 2021). Les processus perceptuels qui sous-tendent la menace sanitaire répondent à différents mécanismes, différentes distorsions, heuristiques et biais cognitifs qui interviennent dans la construction cognitive et affective de la réalité. Plus concrètement, la perception de la menace sanitaire du virus SARS-CoV-2 est quasi-systématiquement influencée par la communication médiatique, politique et institutionnelle qui a une tendance à amplifier ou à atténuer les caractéristiques et les conséquences de cette menace sanitaire réelle (Kasperson, Kasperson, Pidgeon, & Slovic, 2010).

De plus, les processus sociaux fondamentaux contribuent significativement aux processus perceptuels de la menace sanitaire de la COVID-19. Tout d’abord, il s’agit des processus tels que le « partage social » (Rimé, 2005) : les individus ont une propension quasi vitale à parler de leur perception de la situation extrême et des émotions suscitées par cette situation inédite aux autres. Ensuite, le processus psycho-social fondamental de la « validation sociale » intervient dans la construction ; la validation sociale est un processus à travers lequel les individus ont tendance à se mettre d’accord les uns avec les autres, d’une part, sur ce que représente la situation de crise, d’autre part, sur les conséquences potentiellement dangereuses de cette situation et sur les moyens à mettre en place pour y faire face (Van Houten, 1979).

Parmi l’ensemble de ces processus, les échanges interpersonnels ont un rôle-clé et participent intimement à la construction des représentations sociales ; ils sont une variable essentielle dans les processus perceptuels et sont, dans le cadre d’une crise sanitaire inédite, générateurs de tensions collectives (Garrett, 2011). Ces tensions ne pourront ainsi qu’être renforcées par des discours politico-médiatiques qui segmentent la population. Ainsi, la prise en compte des variables agissant au cœur même des processus de perception est essentielle : les représentations qui en découlent régissent les ressentis émotionnels d’une part et orientent les comportements et les cours d’action d’autre part.

1.2. L’art de raconter des histoires sur un ennemi invisible

Le basculement brutal dans la crise sanitaire de l’ensemble de la population française a été vécu comme un vrai choc et a généré une forme de sidération. Pour autant, cette forme de sidération a donné lieu à une palette de récits émanant d’énonciateurs différents, aux objets d’intérêt différents : récits scientifiques d’une science en train de se faire, récits médiatiques émanant des chaînes d’information en boucle, récits expérientiels d’individus lambda. Ces récits ont, bien sûr, un fonctionnement narratif propre à chacun d’eux et il n’est pas question ici d’en faire l’analyse. Néanmoins, une distinction importante peut être faite dès à présent. Les récits scientifiques ont pour objet le virus en tant que tel, en tant qu’objet biologique. Ils relèvent du savoir, un savoir balbutiant parfois d’une science en train de se faire, avec, point marquant pour les populations et leur charge émotionnelle et cognitive, des points de dissonance largement relayés par les médias.

Dans cette catégorie de récits qui s’articulent sur la dynamique vrai/faux, on positionnera tout ce qui relève de la fausse information, dont la contagiosité est tout aussi rapide que celle du virus. Face à cette première catégorie, on identifie des récits qui ne concernent pas l’objet-virus, mais plutôt les conséquences, les modes d’action de celui-ci sur les populations. Quand la première catégorie de récit prend comme objet le virus en tant que réalité biologique, de manière objective, dans la seconde catégorie, c’est l’individu, dans sa relation au virus ainsi que ses modes d’action qui deviennent le centre du discours.

Note de bas de page 1 :

Macron, E. (16 mars 2020). Adresse aux Français : Coronavirus COVID-19. Téléchargé à partir de https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/03/16/adresse-aux-francais-covid19

C’est dans cette dernière catégorie que l’émotion surgit, car les récits s’appuient sur l’expérience d’un sujet face aux modes d’action du virus. À l’interface de ces deux catégories de discours, vient se loger le récit médiatique, qui se fait le relai de l’un et de l’autre, dans une logique systématique de charge émotionnelle, de storytelling permanent. Ces catégories de récits, scientifiques, expérientiels, relayés par un récit-cadre médiatique renforcent, altèrent les représentations (Fourquet-Courbet, Courbet, 2009) et agissent sur la perception et les ressentis émotionnels des populations. Ainsi, les discours tenus par les pouvoirs publics, relayés par des récits médiatiques, nous ont d’emblée placés dans une logique guerrière, à travers des discours au ton martial et à la rhétorique bien rôdée : une guerre contre l’ennemi invisible « Nous sommes en guerre » (Macron, 2020)1 mais également, une guerre entre les générations, largement suggérée par des éléments de langage polémiques (« on coupe la bûche de Noël en deux, papy et mamie mangent dans la cuisine et nous dans la salle à manger », Professeur Salomon, 24 novembre 2020).

A travers nos enquêtes, nous avons ciblé dans un premier temps, les récits expérientiels des étudiants et des seniors (plus de 60 ans) : nous analysons ainsi ce qui relève de l’émotion, en tant qu’elle est transportée par des récits, afin de faire surgir dans la mise en mots du vécu, des configurations émotionnelles et axiologiques qui animent, bouleversent, déstabilisent ou encore fragilisent. Appréhender le virus et ses modes d’actions sous l’angle de l’émotionnel déclaré, c’est donc se donner la possibilité de trouver du sens, au moment même où il semble nous échapper, de faire surgir des réseaux de signification et de mieux comprendre les comportements pour, au besoin, les faire évoluer de manière durable (Bouriche. 2013).

2. Une méthodologie en miroir de deux générations

2.1. Les échantillons « étudiants » et « seniors »

Les données de cette recherche ont été récoltées par un questionnaire anonyme et strictement confidentiel administré en ligne pendant la pandémie sanitaire de la COVID-19 sur deux échantillons d’habitants de la région Nouvelle-Aquitaine en France. L’objectif général de ce questionnaire était d’investiguer les conséquences de la pandémie sanitaire sur les représentations, les réactions émotionnelles et les comportements de la population. Les participants devaient indiquer sur les échelles de type Likert l’intensité des émotions spécifiques ressenties en pensant à la pandémie de Coronavirus COVID-19, allant de 1 (Intensité faible) à 7 (Intensité élevée).

  • Le premier échantillon a été constitué de participants « étudiants » (N = 784) âgés de 18 à 30 ans (Moy = 20,59, Ety = 2,35). L’échantillon était composé de 55,20 % des femmes et 44,80 % d’hommes de la région Nouvelle-Aquitaine en France. 62,60 % des participants déclarent que leur entourage familial ou amical a été touché par la maladie de Coronavirus. Le questionnaire en ligne a été administré à cet échantillon de participants entre le 11 décembre et le 23 décembre 2020 pendant le confinement sanitaire lié à la pandémie de la COVID-19 en France.

  • Le deuxième échantillon a été constitué de participants « seniors » (N = 144), âgés de 60 à 84 ans (Moy = 70,22, Ety = 5,63). L’échantillon était composé de 50,00 % des femmes et 50,00 % d’hommes de la région Nouvelle-Aquitaine en France. 59,00 % des participants déclarent que leur entourage familial ou amical a été touché par la maladie de Coronavirus. Le questionnaire en ligne a été administré à cet échantillon de participants entre le 2 février et le 29 juin 2021 pendant la pandémie sanitaire de la COVID-19 en France. Dans une démarche de triangulation méthodologique qui vise à augmenter la validité écologique de la recherche appliquée (Flick, 1992), le questionnaire en ligne a été complété par les entretiens semi-directifs effectués avec les participants « seniors » de plus de 60 ans, investiguant davantage le vécu de la pandémie sanitaire auprès de cet échantillon.

2.2. Des premiers résultats fédérateurs

Les principaux résultats pour l’intensité des émotions spécifiques ressenties en moyenne par les participants « étudiants » et les participants « seniors » en pensant à la pandémie de Coronavirus COVID-19 sont représentés dans la Figure 1. Les statistiques inférentielles, basées sur le Test-t de Student pour échantillon unique qui permet de comparer la moyenne de l’échantillon à la valeur moyenne de l’échelle, indiquent que les participants « étudiants » ressentent de façon particulièrement intense les émotions spécifiques suivantes : Tristesse (M = 4.08, SD = 1.77), t(783) = 9.14, p < .001, Colère (M = 4.18, SD = 1.94), t(783) = 9.80, p < .001, Anxiété (M = 4.14, SD = 2.04), t(783) = 8.79, p < .001, et également : Peur (M = 3.36, SD = 1.89), t(783) = -2.03, p = .043, Désespoir (M = 3.33, SD = 2.08), t(783) =

-2.23, p = .026.

Les statistiques inférentielles, basées sur le Test-t de Student pour échantillon unique qui permet de comparer la moyenne de l’échantillon à la valeur moyenne de l’échelle, indiquent que les participants « seniors » ressentent de façon particulièrement intense les émotions spécifiques suivantes : Tristesse (M = 4.36, SD = 1.92), t(143) = 5.37, p < .001, Colère (M = 4.36, SD = 2.15), t(143) = 4.81, p < .001, Anxiété (M = 4.22, SD = 1.90), t(143) = 4.52, p < .001, Peur (M = 3.71, SD = 1.92), t(143) = 1.30, p < .001.

Figure 1. Intensité des émotions ressenties en moyenne par les participants « juniors » et « seniors » en pensant à la pandémie de la COVID-19

Figure 1. Intensité des émotions ressenties en moyenne par les participants « juniors » et « seniors » en pensant à la pandémie de la COVID-19

Source : produite par nos soins

Schwartz (2006) identifie dix valeurs universelles indissociables des affects qui motivent l’action (Figure 2). Seule la hiérarchie change selon les individus et c’est donc l’importance relative de ces mêmes valeurs dans son système propre de valeurs qui guide l’action de chacun et ce quelle que soit sa culture, éducation ou encore génération. Les premiers résultats indiquent une très grande proximité des systèmes de valeurs sur les deux échantillons. Le socle de valeurs en cette période de pandémie semble donc transgénérationnel.

Figure 2. Opinions personnelles des participants concernant l’importance des valeurs humaines universelles pendant la pandémie de la COVID-19

Figure 2. Opinions personnelles des participants concernant l’importance des valeurs humaines universelles pendant la pandémie de la COVID-19

Source : produite par nos soins

Ainsi, les principaux résultats démontrent que l’intensité de certaines émotions spécifiques est ressentie de façon commune, aussi bien par les participants « étudiants » que par les participants « seniors » en pensant à la pandémie de Coronavirus COVID-19. Les résultats des statistiques inférentielles, basées sur le Test-t de Student pour échantillons indépendants qui permet de comparer les différences des moyennes des deux échantillons de participants, indiquent : Tristesse, participants « juniors » (M = 4.08, SD = 1.77) et « seniors » (M = 4.36, SD = 1.92), t(926) = -1.74, p = .082, d = 0.15 ; Colère, participants « juniors » (M = 4.18, SD = 1.94) et « seniors » (M = 4.36, SD = 2.15), t(926) = -1.02, p = .308, d = 0.09 ; Anxiété, participants « juniors » (M = 4.14, SD = 2.04) et « seniors », (M = 4.22, SD = 1.90), t(926) = -.41, p = .682, d = 0.04 ; Culpabilité, participants « juniors » (M = 1.75, SD = 1.29) et « seniors » (M = 1.76, SD = 1.35), t(926) = -.03, p = .979, d = 0.01.

De plus, les principaux résultats démontrent que les opinions personnelles des participants concernant l’importance de certaines valeurs humaines universelles pendant la pandémie de la COVID-19, sont exprimées de façon commune aussi bien par les participants « étudiants » que par les participants « seniors ». Les résultats des statistiques inférentielles, basées sur le test basées sur le Test-t de Student pour échantillons indépendants qui permet de comparer les différences des moyennes des deux échantillons de participants, indiquent : Hédonisme, participants « juniors » (M = 5.06, SD = 1.66) et « seniors » (M = 4.85, SD = 1.74), t(926) = 1.41, p = .158, = 0.12 ; Pouvoir, participants « juniors » (M = 2.40, SD = 2.14) et « seniors », (M = 2.19, SD = 1.89), t(926) = 1.10, p = .271, d = 0.11 ; Sécurité, participants « juniors » (M = 5.20, SD = 1.77) et « seniors » (M = 4.98, SD = 1.74), t(926) = 1.38, p = .169, d = 0.13 ; Bienveillance, participants « juniors » (M = 5.82, SD = 1.48) et « seniors » (M = 5.63, SD = 1.45), t(926) = 1.49, p = .137, d = 0.13 ; Universalisme, participants « juniors » (M = 5.61, SD = 1.71) et « seniors » (M = 5.55, SD = 1.50), t(926) = .368, p = .713, d = 0.04.

In fine, nous remarquons une proximité transgénérationnelle tant sur les valeurs que sur les émotions ressenties dans cette pandémie.

3. La pandémie comme révélateur d'une communauté émotionnelle et axiologique intergénérationnelle ?

3.1. Les émotions ressenties face à l’incertitude

Le virus invisible SARS-CoV-2 et les mesures sanitaires liées à la pandémie de la COVID-19 présentent indéniablement une forte composante émotionnelle négative ressentie de façon comparable par les individus dans nos deux échantillons. En effet, la pandémie de la COVID-19 est causée par un virus de nouveau type dont la contagiosité, les modes de mutation et les symptômes sont parfois surprenants et demeurent encore peu connus. Ainsi, la pandémie de COVID-19 représente une nouvelle menace et comme toute forme de menace sociétale, elle suscite comme réaction immédiate, la peur. Ce ressenti de la peur est le résultat d’évaluation cognitive (plus ou moins consciente) de la situation qui présente un niveau élevé d’incertitude et une diminution du sentiment de contrôle sur son environnement (Smith & Ellsworth, 1985).

Le ressenti de la peur présente un nombre important de conséquences négatives pour les individus, comme le rétrécissement du champs attentionnel (Finucane, Alhakami, Slovic, & Johnson, 2000), la réduction de la flexibilité mentale (Staw, Sandelands, & Dutton, 1981) et l’affaiblissement général de la pensée critique (Krauth-Gruber, Bonnot, & Drozda-Senkowska, 2013).

Aussi, dans le contexte de menace sociétale de grande ampleur, comme la pandémie de la COVID-19, qui entravent la compréhension et la prédictibilité de la réalité, les individus ont une tendance à ressentir l’anxiété ontologique qui est une forme spécifique d’anxiété existentielle (Hendrix, 1967). L’anxiété ontologique résulte de la confrontation de l’être humain à la forme ultime de menace, qui est celle de la prise de conscience du caractère potentiellement inéluctable de sa propre mort. Les principales conséquences de ce type d’anxiété est une augmentation de l’adhésion aux valeurs et aux idées davantage traditionnelles et une tendance accrue à dévaloriser et à rejeter ceux qui ne partagent pas les mêmes opinions (Pyszczynski, Solomon, & Greenberg, 2015).

L’état d’anxiété a comme effet de se focaliser sur les aspects menaçants et dangereux d’une situation, les individus ont ainsi une estimation davantage pessimiste de la situation dans son ensemble (Lerner & Keltner, 2000). En outre, la recherche de sens et de la cohérence concernant cette situation extrême permet aux individus de réduire l’anxiété existentielle (Martela & Steger, 2016) qui est nécessairement liée à la situation d’une pandémie sanitaire. Cette recherche de sens et de cohérence, qui est typique des situations extrêmes, permet de diminuer l’anxiété éprouvée par les individus. Cette tendance spontanée à réduire l’anxiété se traduit au niveau comportemental par la recherche des informations concernant la pandémie de la COVID-19 dans différentes sources médiatiques et à partager ses ressentis avec autrui lors des conversations interpersonnelles et sur les réseaux sociaux.

De plus, une recherche récente (Bonardi, 2017) a confirmé que les menaces sociétales de grande ampleur suscitent de façon univoque les émotions allant de la peur à l’angoisse, en passant par le sentiment de mal-être. Toutefois, les menaces sociétales de grande ampleur renvoient à une palette émotionnelle bien plus vaste, comme le désespoir, la tristesse, la colère et le dégoût (Pelletier & Drozda-Senkowska, en expertise).

Note de bas de page 2 :

La propagation globale de la COVID-19 s’accompagne par une montée en flèche des violences interpersonnelles. COVID-19 Riposte : L’ONU met en garde contre la persistance des violences domestiques après la COVID-19 (ONU, 24 juin 2020). Téléchargé à partir de https://www.un.org/fr/coronavirus/articles/persistence-of-domestic-violence-post-COVID-19.

Le ressenti de la colère est le résultat d’évaluation cognitive (plus ou moins consciente) de la situation qui est perçue comme ayant un niveau élevé de certitude et un sentiment de contrôle élevé sur son environnement (Smith & Ellsworth, 1985). L’émotion de la colère est l’une des émotions de base qui produit typiquement une excitation physiologique. Cette excitation physiologique a une tendance à éroder les ressources cognitives des individus ce qui a comme conséquence l’inhibition des fonctions exécutives (Tiedens & Linton, 2001). Celles-ci réfèrent à l’ensemble des processus mentaux, comme les capacités de planification des tâches à accomplir, la réduction de la flexibilité mentale et une moindre inhibition cognitive et comportementale. Cette altération des fonctions exécutives peut mener à agresser autrui et contribue à l’augmentation de la violence interpersonnelle verbale et physique pendant et après la pandémie COVID-19 et le confinement sanitaire (ONU, 2020)2.

Le ressenti de la tristesse qui est une émotion de base renvoie à l’expérience humaine d’un vécu de perte d’un objectif, d’une personne ou la perte de sentiment de contrôle sur une situation (Ekman, 1999). Par conséquent, la pandémie de la COVID-19 représente une situation sociétale emblématique où les personnes, quel que soit leur âge, ressentent de la tristesse en raison de la perte d’un proche, suite aux bouleversements de la vie quotidienne ou de l’isolement social imposé pendant le confinement sanitaire.

3.2. Les émotions comme outil adaptatif face à l’incertitude

D’autres types des émotions comme la surprise ou le dégoût peuvent être également ressenties par les individus lors de la situation extrême d’une pandémie sanitaire. L’émotion spécifique de la surprise est typiquement associée aux situations de crise et d’autres situations extrêmes qui se caractérisent par la nouveauté. Or, la surprise a une valeur adaptative qui permet aux individus de réinterpréter la situation de façon rétrospective afin de construire le sens d’une situation extrême. La réinterprétation rétrospective d’une situation extrême (cf., hindsight biais) qui se traduit typiquement par les réinterprétations et les reconstructions du passé, du type « Je le savais depuis le début », est due à la pensée biaisée des individus (cf., Orfali, 2005 ; Pezzo, 2003).

Spécifiquement, le ressenti de la surprise est lié au caractère nouveau de la situation et au décalage entre les représentations habituelles de la réalité et la réalité suscitée par la pandémie sanitaire (Weick, 1993). La surprise a une tendance à activer le système attentionnel qui détecte de nouveaux dangers et menaces dans l’environnement, même dans le cas où la détection de ces nouveaux dangers potentiels n’a aucune pertinence pour un comportement et les actions actuelles et futures de l’individu (Schützwohl & Borgstedt, 2005).

Certains individus peuvent également ressentir le dégoût lors d’une pandémie sanitaire. Le dégoût est l’une des émotions de base qui permet à l’individu de s’adapter à l’environnement en évitant les stimuli potentiellement dangereux. Le dégoût qui est de nature aussi bien physique que moral, permet à l’individu d’éviter ou de rejeter les objets et les personnes potentiellement toxiques ou nocifs (Haidt, 2001 ; Haidt, Rozin, McCauley, & Imada, 1997). Par exemple, lors d’une pandémie sanitaire, les individus peuvent éprouver du dégoût envers les personnes qui éternuent ou de divers objets situés dans l’espace public car ils sont une source potentielle de contamination par le virus SARS-CoV-2.

L’émotion spécifique de désespoir qui a été ressentie principalement par les jeunes participants à cette recherche témoigne de réactions humaines suite au bouleversement collectif de la pandémie de la COVID-19. Le désespoir est une émotion négative qui est fréquemment ressentie comme une réaction de détresse suite aux menaces sociétales de grande ampleur, comme les attentats terroristes (Pyszczynski, Solomon, & Greenberg, 2003) et les situations de conflits (Bar-Tal, 2013). Le désespoir est ancré dans le sentiment d’incertitude et dans l’incapacité plus ou moins durable de se projeter dans un futur plus positif (Sallfors, Fasth, & Hallberg, 2002).

Conclusion

En conclusion, cet article met en évidence la communauté des émotions ressenties et des valeurs humaines universelles aux générations « juniors » et « seniors » pendant la pandémie sanitaire de la COVID-19 en France. L’analyse de cette situation de pandémie de la COVID-19 sous différents angles s’avère indispensable pour en saisir la complexité. Ainsi, les principaux résultats démontrent les similitudes quant aux ressentis émotionnels et des valeurs humaines universelles qui émergent de façon saillante face aux caractéristiques de la situation de pandémie sanitaire de grande ampleur : une communauté de valeurs et d’émotions existe.

Ce collectif qui existe en creux n’est pour autant pas mis en lumière par les discours politiques et médiatiques, mais occulté pour laisser place, sur la scène médiatique, à un discours segmentant très fortement la population par catégories d’âge. Pourtant une première dimension collective est bel et bien présente sur la question des émotions ressenties, des valeurs exprimées, et de l’objectif commun à atteindre, de la cause commune partagée : la lutte contre le virus.

Les fondements analytiques du projet CoviZion, unique dans son approche pluridisciplinaire de la situation de la pandémie de la COVID-19, permettent également de construire un socle de connaissances scientifiques qui pourraient aider les pouvoirs publics, les institutions et les relais médiatiques à engager une communication de crise orientée sur les vécus émotionnels et les valeurs communes aux différentes générations, plutôt que sur les catégories d’âge. Cette démarche humaniste qui éclaire les réactions face à une situation extraordinaire présente non seulement un intérêt scientifique mais également un volet portant des éléments appliqués pour une meilleure gestion globale des pandémies sanitaires futures auxquelles les êtres humains peuvent être confrontés à l’avenir.

NOTA : Cette recherche a été menée et financée dans le cadre de projet « CoviZion : mises en récit d’un virus : représentations, images et imaginaires. Représenter et comprendre pour mieux agir et vivre avec », AMI FLASH Recherche et Innovations COVID de Nouvelle Aquitaine, France.