Momar Lo : mémoire d’un enseignant dévoué à la cause scolaire et sociale Momar Lo: memoir of a teacher devoted to the school and social cause

Ndiouga Diagne 

https://doi.org/10.25965/trahs.2761

Les histoires de vie qui émanent des enseignants ont été peu traitées. Or, les innombrables anecdotes dont ils disposent, les poèmes écrits, les témoignages, leurs pensées et leurs actions révélées permettent d’appréhender, sous un angle différent, la mission d’éducateur qu’ils ont jouée durant leur carrière. Le fonds épistémologique ainsi créé est d’une extrême richesse pour les chercheurs en sciences humaines et sociales. C’est dans cette perspective que je me suis intéressé à la trajectoire d’un ancien instituteur dévoué à la cause éducative et sociale au Sénégal, Momar Lo. Celui-ci a servi plus de trente ans l’école sénégalaise. Il s’est également investi sur le plan politique dans son terroir convaincu qu’éducation et développement passaient par la scolarisation des enfants et la recherche. L’analyse biographique qui est présentée, ici, se fonde en grande partie sur une série d’entretiens que j’ai réalisés avec Momar Lo dont la vie a été entièrement consacrée à l’aide aux enfants scolarisés afin de leur offrir un cadre idoine pour la poursuite de leurs études.

Las historias de vida que emanan de los maestros han recibido poca atención. Sin embargo, las innumerables anécdotas que tienen a su disposición, los poemas escritos, los testimonios, sus pensamientos y sus acciones reveladas permiten aprehender, desde un ángulo diferente, la misión de educador que han desempeñado durante su carrera. La colección epistemológica así creada es extremadamente rica para los investigadores de las humanidades y las ciencias sociales. Desde esta perspectiva me he interesado en la carrera de un antiguo profesor dedicado a la causa educativa y social en Senegal, Momar Lo. Sirvió en la escuela senegalesa durante más de treinta años. También era políticamente activo en su país, convencido de que la educación y el desarrollo se lograban mediante la escolarización de los niños y la investigación. El análisis biográfico que se presenta aquí se basa en gran medida en una serie de entrevistas que realicé a Momar Lo, cuya vida estuvo enteramente dedicada a ayudar a los niños en la escuela para proporcionarles un marco adecuado para continuar sus estudios.

As histórias de vida que emanam dos professores têm recebido pouca atenção. Contudo, as inúmeras anedotas que têm à sua disposição, os poemas escritos, os testemunhos, os seus pensamentos e as suas acções reveladas tornam possível apreender, de um ângulo diferente, a missão de educador que desempenharam durante a sua carreira. A colecção epistemológica assim criada é extremamente rica para os investigadores das ciências humanas e sociais. É nesta perspectiva que me interessei pela carreira de um antigo professor dedicado à causa educativa e social no Senegal, Momar Lo. Serviu a escola senegalesa durante mais de trinta anos. Era também politicamente activo no seu país, convencido de que a educação e o desenvolvimento eram alcançados através da escolarização das crianças e da investigação. A análise biográfica aqui apresentada baseia-se em grande parte numa série de entrevistas que realizei com Momar Lo, cuja vida foi inteiramente dedicada a ajudar as crianças na escola a fornecer-lhes um quadro adequado para continuarem os seus estudos.

The life stories that emanate from the teachers have received little attention. However, the innumerable anecdotes they have, the poems written, the testimonies, their thoughts and their revealed actions allow us to see, from a different angle, the mission of educator that they have played during their career. The epistemological collection thus created is extremely rich for researchers in the humanities and social sciences. It is in this perspective that I became interested in the trajectory of a former teacher devoted to the educational and social cause in Senegal, Momar Lo. He served the Senegalese school for more than thirty years. He was also politically involved in his country, convinced that education and development were achieved through the schooling of children and research. The biographical analysis presented here is largely based on a series of interviews I conducted with Momar Lo, whose life was entirely devoted to helping children in school in order to provide them with a suitable framework for continuing their studies.

Contents
Full text

Introduction

Note de bas de page 1 :

Appelé aussi histoire de vie, biographie singulière : ces notions sont souvent considérées comme des synonymes même si elles peuvent renvoyer à des connotations différentes. Dans ce texte, elles renvoient à la même signification.

Note de bas de page 2 :

Entretien avec Abderahmane Ngaide, Mermoz, Dakar. Septembre 2019.

Note de bas de page 3 :

Dans le cadre de ma thèse de doctorat sur l’éducation scolaire en milieu pastoral dans la province du Djolof, je m’intéresse à la vie de personnalités de ce milieu qui ont eu une influence sur la scolarisation des enfants. Parmi ces personnalités, il y a Momar Lo.

Le récit de vie1 permet de « rendre compte de l’image d’une époque à travers l’histoire d’un homme »2. Une étude biographique3 n’est pas une description linéaire de la vie, au sens strict du terme en ce qu’elle fait allusion à une durée linéaire impliquant un début et une fin, mais plutôt une généalogie. Or, « la vie n’est pas une biographie », mais une leçon du temps passé, présent et futur, appréhendée à travers les multiples témoignages et anecdotes. En conséquence, faire une étude biographique consiste à porter un regard sur les actions et les pensées d’un individu, à scruter les éléments du passé d’un individu pour que l’on puisse appréhender ce qu’ils représentent en tant que fait social et les logiques qui les sous-tendent.

Mais :

L’homme (la vie ?) ne serait-il finalement qu’une somme infinie d’anecdotes fragmentées et éparpillées entre ceux [entourage, parents, proches, amis, voisins] qu’ils fréquentent et avec lesquels il maintient un commerce quotidien, et qu’il faut rassembler pour esquisser sa personnalité ? (Ngaidé, 2016 : 25)

L’étude biographique que nous menons sur l’histoire du corps des enseignants à travers le personnage de Momar Lo permet justement de mieux saisir les relations entre l’individu et la société, « somme infinie d’artefacts », qui ont forgé son caractère et sa destinée, motivé ses prises de décisions et déterminé ses actes. Son engagement et sa détermination pour la cause scolaire et sociale lui ont valu respect et considération dans sa ville natale. Par ailleurs, les événements marquants auxquels il a été associé, part importante mais peu connue de la mémoire collective, doivent être mis à nu pour que son œuvre soit mieux comprise, dans le temps et dans l’espace.

Note de bas de page 4 :

Lingère est une ville de la région de Louga située à 305 km au nord-est de Dakar. Il représente aussi l’un des trois départements de la région de Louga. D’après les sources orales recueillies, le nom de Linguère viendrait de Linguère Boury Djilène Ndao (l’école maternelle porte son nom) qui habitait au village de Guénéne (situé à environ 2 km au sud du quartier de Coumba Linguère) et lavait son linge dans les marigots voisins. Par la suite, d’autres personnes sont venues s’établir sur les lieux ; elles ont formé un hameau et l’ont appelé Linguère. Progressivement les hameaux sont devenus des villages, puis l’administration coloniale a érigé Linguère en Cercle en 1929. Les premiers habitants de la localité sont des wolofs. Les Peuls vivent aux alentours de Linguère pour mieux surveiller leur bétail.

Note de bas de page 5 :

Issu d’une famille monogame de 9 enfants. Son père, Alé Lo est un menuisier, employé par l’administration coloniale à la préfecture de Linguère. Sa mère, Ngouille Ndiaye est ménagère.

Note de bas de page 6 :

Sa grande sœur, Ngouille Guissé Lo est la première de la famille à fréquenter l’école française. Seuls quatre enfants iront à l’école française.

Momar Lo est né le 24 décembre 1949, à Linguère4 au Nord du Sénégal5. Il fait ses débuts à l’école coranique de Baye Samba Diaw6, puis à l’école Régionale de Linguère et au lycée André Peytavin de Saint-Louis. Durant la période coloniale, le caractère assimilationniste et la réticence de certains parents font que les employés indigènes sont contraints par l’administration de scolariser leurs enfants (Ndiouga 2019 : 1). Après un bref passage à l’université de Dakar, il devient instituteur. Marié, en 1982, à Ngouille Ndiaye, sa cousine. Momar Lo est père de deux enfants (Ndiouga 2019 : 1). Après avoir consacré sa vie à l’éducation scolaire, il prend sa retraite en 2010. Depuis lors, il consacre son temps à la littérature et à la poésie en langue wolof. Les témoignages et les anecdotes qui feront l’objet d’analyse proviennent essentiellement des entretiens que j’ai réalisés avec lui.

À travers ses actions et pensées, Momar Lo parvient-il à s’imposer dans son terroir ? Son statut d’instituteur constitue-t-il un handicap pour sa promotion sur le plan politique ? Son militantisme de départ va-t-il lui permettre d’avoir une influence dans sa ville natale et de jouer les premiers rôles ?

Il est question d’analyser, d’abord, son parcours scolaire et son militantisme, ensuite sa carrière professionnelle, les rapports entre sa défense de l’école sénégalaise et son engagement social et politique. Enfin, j’évoquerai sa perception de la société sénégalaise et ses différents engagements politiques.

Parcours scolaires et militantisme

Note de bas de page 7 :

À cette époque, Linguère est un cercle, c’est-à-dire une circonscription administrative née de la réforme administrative et territoriale de l’Afrique-Occidentale Française (AOF), de 1895. Durant la période coloniale, elle constitue la plus grande circonscription administrative dirigée par le commandant de cercle.

Note de bas de page 8 :

5e année de cours élémentaire.

À peine âgé de trois ans, Momar Lo fréquente l’école coranique ; son « Serigne daara » ou maître coranique l’instruit à l’apprentissage du coran et aux respects des principes de base de l’islam. En 1957, il entre à l’École Régionale de Linguère7, devenue dans les années 1980, l’école Birame Seck où son maitre, Bassirou Diop, en classe de CM18, l’initie à la poésie.

Après des études primaires, le jeune Momar Lo s’inscrit en classe de 2d, série C, mathématique et technique, au Lycée André Peytavin de Saint-Louis, en 1963, dont tous les professeurs sont des Français. Dans ce cours moyen et secondaire, les meilleurs élèves de mathématique du Sénégal sont sélectionnés pour poursuivre leur cursus. À cette époque, il n’existe pas de collèges, encore moins de lycée à Linguère, son village natal. Les élèves rejoignent soit Saint-Louis, la capitale d’alors, soit Dakar qui deviendra la nouvelle capitale.

Note de bas de page 9 :

Professeur de français au Lycée André Peytavin de Saint-Louis. Cours d’enseignement moyen et secondaire, le L.A.P était l’un des quatre lycées qui existaient à Saint-Louis durant cette période.

Note de bas de page 10 :

Entretien avec Momar Lo, Linguère, 2019.

Au lycée d’André Peytavin, les élèves rencontrent beaucoup de difficultés, notamment en français9. En effet, le système éducatif calqué sur les réalités françaises et qui utilise la langue du colon ne permet pas une bonne compréhension des cours. La différence linguistique est si grande que la plupart des élèves se sentent étrangers aux apprentissages si bien que cela constitue un obstacle à la scolarisation et un facteur d’abandon. Par ailleurs, nombreux sont « les parents qui préfèrent retirer leurs enfants de l’école par ce qu’ils ne veulent pas qu’ils apprennent à parler le français et qu’ils deviennent et se comportent, dans le futur, comme de petits Français »10. Cette inadaptabilité de l’école française et les craintes exprimées par la population font que la scolarisation est très faible et rares sont les enfants qui terminent le cycle élémentaire.

Note de bas de page 11 :

HLM : habitation à loyer modéré est une des 19 communes de la région de Dakar, capitale du Sénégal.

Note de bas de page 12 :

Ces contradictions viennent le plus souvent de l’appartenance des idéologues qui animaient les différentes tendances des étudiants. Les courants de pensée marxistes-léninistes, gauchistes, socialistes maintiennent les étudiants d’alors dans des contractions idéologiques et politiques diverses sur le modèle de pensée à adopter compte tenu des préoccupations sociales, politiques et économiques.

En 1971, après avoir obtenu son baccalauréat, Momar Lo s’inscrit en Mathématiques et Physique-Chimie à la faculté des sciences de l’université de Dakar. Durant les deux années qu’il passe dans la capitale, il se lie aux membres de la Fédération des Étudiants de l’Union Progressiste Sénégalaise de Léopold Sédar Senghor (FEUPS) et de l’Union Démocratique des Étudiants du Sénégal (UDES) sans occuper de poste de responsabilité - son engagement syndical se limitant à participer aux réunions et débats des mouvements d’étudiants. Son militantisme au sein de ces deux associations qui se regardaient en chiens de faïence montre la complexité du personnage. Il fréquente à la fois les deux tendances estudiantines aux idéologies différentes. Choix à tort ou à raison, Momar avait du mal à se situer par rapport à une ligne de conduite ou d’idéologie qui allait lui permettre d’avoir un ancrage ou une identité sans équivoque. Logeant aux HLM511 il fréquente des musiciens, des syndicalistes, des littéraires, des politiciens, entre autres. Dans les quartiers généraux, espaces d’échanges et de discussions au sein de l’université, il se mêle aussi aux débats même s’ils sont contradictoires et houleux12.

Découragé par les études qu’il mène il y met un terme en 1973. En réalité, après deux échecs successifs aux examens de la première année Momar est renvoyé de l’Université. Cet échec, en dehors du problème de choix ou d’orientation qu’il évoque, peut également s’expliquer par son militantisme. Il n’a pas su allier à bon escient ses activités. Dans les années 80, ce vécu lui permettra, à Linguère, bien que refusant d’occuper tout poste à responsabilité, de s’opposer aux autres tendances politiques, estimant que son rôle de garde-fou ne peut s’exercer que lorsqu’il est en retrait de la gestion des affaires de la cité.

Témoignages et anecdotes durant sa carrière professionnelle

Note de bas de page 13 :

Situé à 70 km à l’est de Dakar, le centre sert à former les futurs instituteurs.

Note de bas de page 14 :

Ancienne colonie de la France et capitale de l’Afrique-Occidentale française, le Sénégal accède à l’indépendance le 4 avril 1960 officiellement après avoir quitté la fédération du Mali, créée en 1958, à la suite du référendum sur l’autonomie des colonies proposée par le Général de Gaulle.

Note de bas de page 15 :

Ancienne possession portugaise, la Guinée Bissau fait face à une guerre de libération dans les années 1970. Après son accession à l’indépendance en 1974, le pays est en proie à une instabilité politique depuis l’assassinat d’Amilcar Cabral en 1973. Le partage du pourvoir, contrôlé par les Capverdiens suscite des mécontentements. Cette situation affecte les frontières voisines de la Guinée, dont le Sénégal. Le demi-frère d’Amilcar Cabral, Luiz Cabral réussit par la suite à apaiser les contestations et revendications anti-capverdiennes. L’existence d’un parti unique et les remous au sein de l’armée maintient le pays dans une situation de conflit et de guerre avec les coups d’État notamment celui de Nino Vieira. Le pays fait souvent face à des instabilités politiques.

Note de bas de page 16 :

Ce constat semble toujours valable dans certaines contrées de la Casamance et au-delà. Des raisons d’ordre mystique sont souvent évoquées. Mais des raisons sociales peuvent également le justifier. En effet, il faut aussi trouver un abri dans les établissements où le logement de l’instituteur n’est pas construit. Les villageois lui construiront une case en paille- habitation la plus répandue dans ces contrées.

En 1975 alors qu’il a entamé une formation pédagogique, il l’abandonne pour intégrer le Centre de Formation professionnelle des Stagiaires (CFPS) de Thiès13. L’admission se fait par sélection de dossiers et non par examen à cause du manque d’instituteurs dans les décennies qui suivent l’indépendance du Sénégal14. Dans la sous-région, la Guinée Bissau vient d’accéder à l’indépendance et les écoles de la frontière sont toutes fermées. Puis, dans les années 80, la réouverture des écoles coïncidera avec la stabilité retrouvée en Guinée15. Momar Lo est affecté à Saré Dembéyel (à 23 km de Dabo dans l’actuelle région de Kolda), en Casamance. Il entreprend alors un voyage périlleux pour rejoindre le lieu de son affectation, dont la seule évocation surprend16.

À Dabo, le sous-préfet entre en contact avec le chef du village pour lui signifier qu’un instituteur lui a été envoyé. Après de multiples tractations, Momar Lo arrivera enfin au village, grâce au vélo envoyé par le chef du village.

Note de bas de page 17 :

Le Mandingue et le Poular sont des langues nationales parlées au Sénégal. Le Mandingue est surtout parlé au sud du Sénégal (Casamance, Sédhiou, etc.) tandis que le Poular est parlé, lui, au nord du pays (Fouta, Linguère, Kolda, etc.).

Note de bas de page 18 :

Cette problématique, largement discutée dans les années qui suivirent l’indépendance du Sénégal, revient sans cesse au-devant de la scène nationale. Au lendemain de son indépendance, des chercheurs comme Cheikh Anta Diop se sont exprimés sur cette question. Ses travaux, notamment sur les langues africaines, l’amènent dès les années 1960 à militer pour l’intégration des langues nationales dans le système éducatif sénégalais. En revanche, le président d’alors, Léopold Sédar Senghor n’entend nullement donner une suite favorable à cette exigence. Des travaux linguistiques notamment en langue wolof et poular sont réalisés par des universitaires sénégalais et montrent que les modalités de son application posent un réel problème. Les résultats scolaires deviennent de plus en plus insuffisants et le niveau des élèves est tout aussi décrié. Beaucoup estiment que ces insuffisantes ont un lien direct avec la langue d’enseignement actuelle, méconnue pour la plupart et qui ne traduit aucune réalité des Sénégalais.

Dès le début de son enseignement, il éprouve des difficultés à communiquer avec ses élèves. Son enseignement se fait en français, mais il est obligé d’apprendre le Mandingue et le Poular pour mieux échanger avec ses élèves sur les réalités du milieu17. En effet, l’absence des langues nationales dans le système éducatif sénégalais empêche les élèves de saisir et de comprendre plus facilement les apprentissages. C’est ce qui amène Momar Lo à considérer que l’utilisation des langues nationales dans le système éducatif sénégalais peut être la solution face à la crise que connait le secteur de l’éducation, notamment sur les résultats et le niveau des élèves18.

La taxinomie des langues nationales et leur multitude n’offrent pas une uniformisation facilitant leur utilisation comme langue d’enseignement. Cette raison est souvent utilisée par les décideurs politiques pour justifier le maintien de la langue française dans l’enseignement. Composé de plusieurs groupes sociaux distincts avec des réalités socioéconomique et sociopolitique différentes, le choix d’une des nombreuses langues comme langue d’enseignement pose également un problème. Cheikh Anta Diop, à travers ses travaux linguistiques, est persuadé qu’aucune nation ne peut se développer avec la langue d’autrui. La délicate problématique du choix de la langue locale se pose avec acuité. Les stéréotypes font que certaines ethnies préfèrent apprendre la langue française plutôt que la langue de son voisin. La codification des langues nationales doit aboutir à une uniformisation et à une utilisation progressive, à différents niveaux du système scolaire et éviter de tomber dans la querelle de typologie. Face aux crises que connait le système éducatif, notamment la baisse de niveaux des élèves tant décriée, certains universitaires militent pour l’intégration des langues nationales.

Note de bas de page 19 :

Quartier où il a vu le jour et qui occupe une place importante dans sa vie.

En 1979-1980, après 3 ans de service, Momar Lo est affecté à l’école régionale de Linguère. En 1995, il ouvre l’école 4 dans le quartier Coumba Linguère19. Rares sont les filles inscrites à avoir terminé le cours élémentaire et plus rares encore celles qui ont fréquenté l’école française avant l’ouverture de cet établissement. Aussi, Momar organise-t-il plusieurs rencontres avec les autorités et chefs de famille du quartier afin que les enfants, notamment les filles, puissent se faire scolariser.

Personnel de l’École 4 de Linguère

Personnel de l’École 4 de Linguère

Source : Archives privées de Momar Lo (premier sur la gauche, deuxième rangée)

Note de bas de page 20 :

Momar pense que la photo a été prise vers les années 1990 ou début des années 2000.

Sur cette photo, dont nous ne disposons pas de la date exacte20, le personnel de l’école 4 de Linguère est en compagnie de quelques élèves. Parmi le corps enseignant présent sur cette photo, on compte 5 institutrices et 6 instituteurs. Habillé en boubou traditionnel africain, on pourrait penser que cette photo a été prise un vendredi qui marque le jour le plus symbolique dans la religion musulmane.

Les élèves d’une salle de classe de l’École 4

Les élèves d’une salle de classe de l’École 4

Source : Archives privées de Momar Lo

Note de bas de page 21 :

La date de réalisation de la photo n’est pas connue.

Sur cette photo21, on voit le directeur de l’école, Momar Lo (au fond), avec ses élèves.

Note de bas de page 22 :

De 1960 aux années 1980, la scolarisation des filles au Sénégal et en Afrique plus généralement est restée relativement faible. Plusieurs facteurs, notamment liés aux croyances traditionnelles et au rôle dévolu à la femme dans la société, peuvent le justifier. Mais à partir des années 1980, en faveur d’une intervention des institutions internationales et de certains organismes, la scolarisation des filles devient une priorité pour l’État du Sénégal. C’est ainsi qu’une intervention dans ce domaine a eu lieu.

Bien que le taux de scolarisation des filles, par rapport à celui des garçons, reste faible jusqu’aux années 198022. Devenu le directeur de l’établissement, Momar parvient à faire inscrire une quarantaine de filles dans l’école, une première dans cette localité. Cette inscription massive des filles en première année du cours élémentaire (CE1) rentre dans la démarche d’un fervent défenseur de la cause scolaire et tout particulièrement de la cause scolaire féminine.

Note de bas de page 23 :

Si la sœur de Momar est allée à l’école, c’est sans doute parce que l’administration coloniale l’a exigé de son père. Cette exigence était de règle durant la période coloniale pour les employés indigènes de l’administration coloniale.

Note de bas de page 24 :

Ce combat est loin d’être gagné. La scolarisation des filles dans cette partie du Sénégal reste toujours problématique. Les bases sont jetées et il appartient aux autorités et élites de s’investir davantage dans cette noble cause afin qu’elle devienne universelle.

En effet, en milieu rural, la scolarisation des filles est relativement faible. Les préjugés et les croyances traditionnelles font que les parents sont réticents à envoyer leurs filles à l’école23. Face à cette situation, Momar s’investit pour redonner une lueur d’espoir aux enfants, aux filles surtout. Il parvient à convaincre certains parents de l’impérieuse nécessité de les faire scolariser et trouve un large écho dans son quartier natal. Lorsque l’école 4 fut créée, il n’hésita pas à aller rencontrer les parents d’élèves. Son engagement pour sa communauté et sa détermination ont les résultats escomptés ; nombreux sont les chefs de famille qu’il réussit à convaincre de les envoyer, par la suite, à l’école française24. Toutefois, ces rencontres n’ont pas été une chose aisée. Si certains parents ont été favorables à l’idée d’envoyer leurs filles à l’école en revanche nombreux sont ceux qui ont catégoriquement refusé.

Il soutient que :

Note de bas de page 25 :

Entretien avec Momar Lo, à son domicile, à Linguère, 28 août 2019.

L’instruction des enfants constitue un moyen d’ascension sociale qui peut permettre aux écoliers d’acquérir des connaissances théoriques et pratiques. De là, ils pourront prendre conscience de la nécessité de participer activement aux affaires de la cité et au développement du pays. C’est là qu’il faut consentir les efforts pour assurer une bonne formation des élèves25

Note de bas de page 26 :

Voir note 26.

Compte-tenu de la place que la femme occupe au sein de la société sénégalaise, il estime que la scolarisation des filles doit être un défi pour tous, car, pour lui, l’avenir d’une nation dépend de son niveau d’instruction. Mais il est aussi entre les mains des femmes26, épouses, futures mères dont une scolarisation poussée leur permettra de devenir autonomes et d’être au centre des décisions pour le développement de leurs localités en particulier et du Sénégal en général. Il est convaincu qu’une scolarisation massive des filles, à l’avenir, leur permettra de se départir de la tutelle des hommes.

Note de bas de page 27 :

Voir note 26.

Les actions qu’il entreprend pour la modernisation de l’école, et l’aide aux élèves de Linguère, le conduisent à nouer et développer plusieurs partenariats avec des organisations gouvernementales et non gouvernementales. Dans la recherche de l’excellence, il se forme aux nouvelles techniques de l’information et de la communication ce qui lui permet de ne pas être un « analphabète des temps modernes » et d’initier dans le même temps, les élèves, à la technologie. Momar soutient que « la technologie est indispensable mais son utilisation doit être contrôlée afin d’éviter la perversion des enfants »27.

Note de bas de page 28 :

C’est l’une des premières écoles de la région de Louga à bénéficier de l’internet.

Témoins de son travail acharné et de son dévouement pour l’école, grâce au Programme Régional pour le Développement Rural (PDR) et à l’Agence Française de Développement (AFD), il obtient de meilleures conditions de vie et de travail pour ses élèves (salles de classe supplémentaires, construction du mur de l’école et l’électrification de l’école, une salle d’informatique entre 2005-200628). Pour lui, la formation des jeunes doit être la base des préoccupations du gouvernement, car, sans elle, l’individu ne peut jouer pleinement la mission qui lui est dévolue dans la société.

Note de bas de page 29 :

Créé par la Loi n° 86-44 du 11 août 1986. L’une de ses missions consiste à coordonner l’action de la formation professionnelle des organismes d’aides bilatérales ou multilatérales.

Note de bas de page 30 :

Aujourd’hui, tous les récipiendaires peuvent utiliser à bon escient l’outil informatique Momar Ndiaye, « Éducation et Formation. Lutte contre l’« Analphabétisme des temps modernes » : l’ONFP et l’IEF ont formé 16 enseignants en Informatique », correspondant permanent à Linguère, Djoloffactu.com, le 15 janvier 2014. Http : /djoloffactu.com/education-et-formation-formation-lutte-contre-lanalphabetisme-des-temps-modernes-lonfp-etlief-de-linguer/

Il se forme aussi à l’informatique et à la maintenance réseau à l’Office National de Formation Professionnelle (OFNP)29, puis, au terme de cette formation, il considèrera que son objectif a été atteint.30

Note de bas de page 31 :

« Abdou nous suffit » ou « nous réitérons notre confiance à Abdou ». « Abdoo nu doy » est un mouvement de soutien au président, créé par Iba Der Thiam.

Note de bas de page 32 :

Titre d’un de ses textes qui peut être traduit littéralement par Voter au vu et au su de tout le monde et en présence des notables et des parents.

Mais ce n’est pas tout ; militant engagé, Momar Lo adhère, en 1988, au mouvement « Abdu nu doy »31. Ce mouvement, né dans le contexte de l'élection présidentielle du 28 février 1988, le même jour que les élections législatives, a pour mission de participer à la réélection du Président Abdou Diouf. En 1993, au moyen de spots publicitaires, on apprend aux Sénégalais à voter. Ce sont les années du « Wàte Faŋŋ »32, c’est-à-dire voter sans secret ou au grand jour. Il n’y a pas de carte d’électeur et, lors des élections, l’isoloir est facultatif. Les notables de la ville donnent les consignes de vote. Le préfet recense les voix et publie les résultats. C’est le temps de la directive et de la soumission. Le choix porté sur un candidat est conditionné et dicté à l’avance et ne tient aucunement compte du programme du candidat et encore moins des questions de développement économique, social et politique. On s’en tient à la formule suivante : « le candidat de mon guide religieux est mon candidat ; le candidat du chef de la famille est mon candidat ». C’est là, la règle d’or – à de rares exceptions près. Cette tendance existe toujours. Sur le plan politique, il ne se passe des élections sans qu’un marabout appelle ses disciples à soutenir un candidat ou que les natifs d’une localité soutiennent leur fils. L’immaturité du peuple se conjugue avec le rôle prépondérant que les chefs religieux jouent sur le plan politique. Leur soutien, souvent de taille, est largement sollicité par les candidats qui leur font la cour.

Note de bas de page 33 :

Suite aux mauvaises récoltes dues en partie à la rareté des pluies et aux criquets envahisseurs, le 31 décembre 1987, le président Diouf déclare « Citoyens, aux impôts ». Le taux des IRPP s’applique sur le revenu imposable net, établi à partir du quotient familial. Les syndicats d’enseignants entrent en grève contre ces mesures.

Cette situation de soumission aveugle et fanatique justifie chez Momar Lo, dont son rôle en tant qu’éducateur est d’alerter, son devoir de sensibiliser la communauté sur le choix d’un candidat. La vie et la destinée de la nation dépendant du futur président, la population doit faire un choix judicieux basé sur le programme du candidat, ce qui est d’autant plus difficile à obtenir dans la mesure où une grande partie de la population ne sait ni lire ni écrire. Le texte qu’il rédige « Citoyens, aux impôts » en 1987, suite aux Impôts sur le Revenu des Personnes Physiques (IRPP) décrétés par le chef de l’État Diouf33, éclaire sur son engagement.

Saupoudrés, humiliés, dans des magasins chauds.
Nos rêves, nos espoirs, tous nos projets, à l’eau
 
Conjoncture, sécheresse, ces concepts ont bon dos,
Des fourmis, dans nos banques, circulent sans repos,
Leurs va-et-vient incessants ont vidé nos dépôts.
Pour parer vos belles dames ; nos villas, vos châteaux
Des milliards, il vous faut, et de l’or en lingots,
 
Qu’importe sa provenance, l’argent est toujours beau,
Même pour des déchets toxiques, vous formez un réseau.
Tiens ! Voilà des citoyens bien au-dessus du lot,
Qui font de notre pays, un continental dépôt.
 
Le bas peuple, affamé, poignardé dans le dos,
Face à tant d’injustices, va bouger, trop c’est trop,
Et dans un ras-le-bol, va cesser tous les pots,
Pour, de la liberté, rallumer le flambeau.
Impôts ou imposture ? Faites-en le distinguo
(Momar, 2018 : 51).

Note de bas de page 34 :

Expression en wolof qui signifie “tu fais du tort”.

Note de bas de page 35 :

Cette expression veut dire “la peau noire”.

Note de bas de page 36 :

Peut-être traduit par « sois toi-même ».

Ce texte écrit avant son adhésion au mouvement de soutien aurait dû voir le jour s’il avait adhéré à ce mouvement. Malgré son texte dénonciateur, le contexte dans lequel il l’écrit montre qu’il se présentait plutôt comme un opposant, voire un frustré. Dans le même temps, Momar Lo se rend compte qu’il est temps d’alerter l’opinion sur les dérives pratiquées par certains médias, canaux de propagande du pouvoir et écrit plusieurs textes en réponse aux propos du Président Diouf et, notamment à ses critiques de la jeunesse sénégalaise lors de la perturbation de son meeting, par des jeunes, à Thiès, en 1988 « nous avons une jeunesse malsaine… ». Ses écrits, dont « Yaa ngi lor »34, « une certaine presse », « Deer bu nuul »35, « Bul gènn xeet »36 répondent à un contexte précis et à un idéal : celui d’un éducateur qui utilise sa plume pour alerter, dénoncer et montrer les maux auxquels la société sénégalaise est confrontée.

Note de bas de page 37 :

Président de la République du Sénégal de 2000 à 2012.

Note de bas de page 38 :

Le M. 23 est un mouvement de contestation et d’opposition, né le 23 juin 2011 à la suite de la volonté de l’ancien Président, Abdoulaye Wade, d’instaurer un ticket présidentiel. Aux yeux de l’opposition, A. Wade voulait préparer son fils, Karim Wade, pour le succéder à la tête du pays. Perçu comme une dévolution » monarchique », le projet de constitution a été abandonné à la suite d’une longue journée de contestations à Dakar.

Note de bas de page 39 :

Signifie littéralement « Mes propos ne tiennent plus ».

Par la suite, il écrira aussi « wax waxeete » pour répondre au président Abdoulaye Wade37 qui, après avoir passé 12 ans à la tête du Sénégal, décide en 2012 de se représenter malgré les contestations, soulèvements et manifestations du M. 2338. Alors que son mandat arrivait à échéance, il est interrogé, lors d’une conférence de presse, sur ses paroles d’avant. Sans détour, Wade répondit « ma waxone waxeete »39. Le lendemain, la presse sénégalaise reprit les propos du Président Wade qui ont suscité indignations et critiques

Note de bas de page 40 :

Dans sa langue maternelle, le wolof, en raison de son intime conviction et de son combat pour l’intégration des langues locales, comme moyen de transmissions des savoirs.

Note de bas de page 41 :

Signifie « la parole du fou ».

Cependant, par crainte de représailles, bon nombre des textes écrits à cette époque par Momar Lo, en wolof40, contre les présidents Abdou Diouf et Abdoulaye Wade ne seront publiés qu’en 2018 dans un ouvrage intitulé « WAXI DOF BA »41. Il y revient sur les relations de cousinage, le rôle de la femme dans la société sénégalaise, l’émigration clandestine, la cupidité, le laisser-aller et le laisser-faire. Autant de sujets importants qui gangrènent la société sénégalaise et qui méritent d’être pointés et étudiés, car c’est aussi un chercheur au quotidien qui se doit d’aller à la recherche du savoir afin de pouvoir montrer la voie à suivre.

Note de bas de page 42 :

L’opposition avec le chef est souvent perçue comme une rébellion, donc susceptible d’une sanction qui consiste, le plus souvent, dans le renvoi des instances du parti.

De 1988 à 2000, Momar Lo milite au sein du Parti Démocratique Sénégalais (PDS), section Linguère. Même si, pour lui, la politique n’est pas une fin en soi, elle est le signe de sa volonté de servir la nation. Toutefois, on peut s’interroger sur la raison des nombreux revirements de la part de Momar Lo. Ce dernier qui se présente comme un homme politique et syndical, fidèle à ses convictions, a pourtant adhéré aux deux plus grands partis politiques d’idéologies opposées au Sénégal durant cette période. Il est probable que son revirement s’explique par le fait qu’il n’arrivait pas à franchir les paliers au sein du parti qui lui permettrait d’avoir des responsabilités dans la gestion locale. Cela s’explique aussi par le fait qu’il ne se sentait pas assez considéré au sein du Parti et qu’il n’occupait qu’une place marginale. Du Ps au LM, le militantisme au Sénégal est la proie du clientélisme politique42.

Les adhérents, qu’ils soient militants ou sympathisants, ont la fâcheuse tendance de ne critiquer ou s’opposer aux tenants du pouvoir que lorsqu’ils n’arrivent pas à avoir leur part du « gâteau ». La gestion est à leur yeux une affaire de groupe et que chaque membre doit y participer afin d’en tirer profit. Cet individualisme de la classe politique doublé d’une recherche effrénée de profits la maintient dans un jeu d’enfantillage dans lequel le peuple est pris au piège. L’individualisme et l’opportunisme sont le noyau de la vie politique couronnée par des compromis ou ce que les wolofs appellent « waxale ».

Note de bas de page 43 :

Voir note 26.

La lueur d’espoir suscitée par les indépendances s’est vite transformée en désespoir. La mal gouvernance et la corruption des régimes politiques qui se sont succédés depuis 1960 immobilisent le pays atteint de sclérose. La politique est la voie la plus rapide pour s’enrichir. La classe politique prend au piège les citoyens. Momar estime que « le Sénégal est prisonnier de ses fils notamment des hommes politiques »43. On pourrait également affirmer sans risque de se tromper que Momar n’a pu obtenir la place qu’il espérait dans la gestion locale de la ville de Linguère. Cette frustration fait qu’il a souvent gardé ses anciens camarades de parti dans la ligne de mire. Réputé être impulsif, ses prises de paroles et réactions envers le parti pourraient être un autre élément de sa mise à l’écart dans la gestion locale.

Note de bas de page 44 :

Officiellement reconnu en juillet 1981 dans le cadre du multipartisme comme une dissidence du parti africain de l’indépendance (PAI).

Le rôle joué par Abdoulaye Wade, durant cette période, n’est plus à démontrer ; bien des militants qui l’ont accompagné sont aujourd’hui oubliés. Combattre ensemble et gouverner : tel semble être la règle dans le jeu politique. Les membres d’un parti politique constituent une famille dont la gestion clanique et le partage sont des éléments qui maintiennent leur relation en vie. En politique, la sécheresse est un motif de transhumance telle que pratiqué par le troupeau. L’idéologie et la conviction ont une durée de vie égale à celle d’une fleur. Le partage est le soubassement qui lie la classe politique dont la seule préoccupation est l’enrichissement par tous les moyens et le détournement sur fond de mensonges caractérisant. Après l’alternance et suite à son accession au pouvoir, suite à sa victoire aux élections présidentielles, le groupe de Momar Lo, jugé contestataire, est renvoyé des instances du parti à Linguère. Puis, en 2000, il milite dans la Ligue Démocratique/Mouvement pour le Parti du Travail (LDMPT)44. Ses prises de paroles incendiaires dérangent les hommes politiques de Linguère, car il n’admet ni la soumission ni le fait de taire ses idées même lorsqu’elles sont contraires à celles du chef.

Ce nouveau revirement dans son engagement politique montre aussi la complexité et l’ambiguïté de ses prises de décisions. Ses critiques souvent acerbes, à l’endroit des instances dirigeantes du parti et de la gestion de la ville de Linguère, font qu’il est souvent qualifié de « mutin » par ses détracteurs. Opportuniste on pourrait aussi le croire. Momar Lo n’est jamais parvenu à s’imposer politiquement dans sa ville natale. C’est pourquoi il n’hésite pas à regagner l’autre camp lorsque les portes se referment autour de lui. Lassé des turpitudes de la politique ou déçu par son engagement politique, il se retire de la Ligue Démocratique et de la scène politique, mais, en tant qu’instituteur, il adhère au syndicat des instituteurs de Linguère qu’il laissera lorsqu’il prendra sa retraite.

Gouvernance locale et éducation à Linguère : regard critique d’un instituteur

Conscient de sa mission de veille, d’alerte et de la nécessité d’une participation efficace face aux problèmes de sa société, lors de nos entretiens, Momar Lo évoque son rôle d’éducateur bien sûr, mais aussi le rôle social qu’il a joué au niveau de la gouvernance locale à Linguère. Sa trajectoire et les options qu’il a choisi nous renseignent à la fois sur un contexte bien précis et sur les motivations particulières qui l’ont conduites à s’illustrer en tant qu’acteur, impliqué dans la recherche de solutions pour sa communauté.

Momar Lo raconte :

Note de bas de page 45 :

Militant du parti socialiste (tendance d’Abdoulaye Niang à Linguère), Habib Sy rejoint le PDS en 2000.

Note de bas de page 46 :

Magatte Lo sera le premier maire de Linguère après l’accession du Sénégal à l’indépendance, en 1960.

Note de bas de page 47 :

Premier établissement d’enseignement moyen et secondaire de Linguère.

Note de bas de page 48 :

Entretien avec Momar, Linguère, 30 août 2019.

En 2000, les communes sont dissoutes puis remplacées par des délégations spéciales - situation particulièrement difficile pour Abdoulaye Wade qui vient d’accéder au pouvoir, car la plupart des mairies sont contrôlées par les socialistes. Après les élections électives de 2002, Habib Sy45 est élu maire de Linguère46. Au cours de son mandat, dans le cadre d’un partenariat, des échanges d’élèves doivent avoir lieu entre le lycée Alboury Ndiaye47 de Linguère et une école de Bordeaux. Grâce à ce partenariat, l’établissement scolaire de Linguère doit bénéficier aussi de lots de matériaux. Toutefois, il revient à la direction de l’école de payer les taxes de l’envoi des colis. L’école ne disposant pas de ressources financières suffisantes, les parents d’élèves se réunissent pour voir comment trouver la somme manquante qui s’élève à 500000 F. CFA48.

Note de bas de page 49 :

Il y avait aussi Saer et Aliou Koundoul.

Note de bas de page 50 :

À cette époque, le maire de Linguère travaille à la traite pointe, un service de l’État qui s’occupe de l’informatique.

Une délégation49, conduite par Momar Lo est chargée de rencontrer le maire de Linguère, Habib Sy, à Dakar50.

Momar poursuit :

Note de bas de page 51 :

Voir note 49.

Le rendez-vous fixé, la rencontre de la délégation conduite par Momar Lo avec Habib Sy eut lieu à son bureau, à Dakar. Après discussions, le maire accepte de débourser 500000f pour payer les taxes du conteneur dès son retour à Linguère, la semaine suivante. À son arrivée à Linguère, le week-end, la délégation arrive à la mairie pour le rencontrer comme convenu. La secrétaire informe le maire de la venue de la délégation et Habib Sy dit l’avoir déjà reçue à Dakar. La délégation est dans la tourmente et la confusion, et ne cesse de se poser des questions. J’exhorte mes compagnons pour qu’ils partent, car ils n’ont plus rien à faire là-bas et je jure, ce moment-là de ne plus rencontrer Habib Sy à l’avenir et de me battre contre lui jusqu’à son départ de la mairie.51

Note de bas de page 52 :

Id.

Malgré les liens de parenté qui les lient, Momar met ses menaces à exécution. Il entre en guerre ouverte contre le maire de Linguère. Pour lui, le maire n’a pas respecté sa parole et les a tout simplement humiliés par son acte52. Cet événement illustre la témérité que Momar Lo incarne. Le respect de la parole donnée est pour lui un gage de considération et de respect. Habib Sy est un fils du terroir. Le simple fait qu’il ait réalisé ses études élémentaires à l’école régionale aurait dû suffire pour « qu’il mette la main à la poche » et régler un problème d’ordre collectif. Cette guerre ouverte laisse aussi présager un conflit d’intérêts. La politique étant le lieu de manifestation par excellence du règlement de compte, il y a lieu d’y voir un problème politique plus qu’autre chose. Momar est un ancien membre du PDS et il aurait mal pris son renvoi des instances du parti. Quoi qu’il en soit, les deux hommes ne s’entendaient plus.

Momar se souvient :

Note de bas de page 53 :

Voir note 49.

Les matériaux devaient être livrés en juin, mais il restait l’apport à payer. L’école ne disposait que d’une somme de 100000 F. CFA dans ses caisses. J’ai convoqué les parents d’élèves et retenu les cahiers de composition afin que chaque parent puisse cotiser 75 F. CFA par élève. Avec les cotisations, je suis parvenu à réunir 300.000 F.CFA de cotisation, mais il manquait toujours 100.000 F.CFA. Or, cela coïncidait avec la fermeture des écoles et la somme n’était toujours pas réunie. L’école risquait de perdre les matériaux qui pouvaient être attribués à une autre école qui avait accepté de payer l’apport53.

Note de bas de page 54 :

Maire de Linguère depuis 2009, il est aussi l’actuel ministre de l’Intérieur du Sénégal.

Après de multiples démarches, Aly Ngouille Ndiaye54 pourvoira au paiement de la somme restante. Il estime que :

Note de bas de page 55 :

Voir note 49.

L’engagement, d’un fils du terroir de surcroit un citoyen, exige un don de soi. Il suppose une détermination à aller jusqu’au bout, quels que soient les obstacles. C’est aussi privilégier les intérêts collectifs au profit des intérêts individuels55.

Cet épisode tout comme ses différents revirements indiquent que Momar Lo a longtemps nagé dans le flou. Ses choix politiques découlent non seulement de sa volonté de ne pas être un éternel soumis mais témoignent aussi de quelqu’un qui n’a pu se faire une place. Le partage du « gâteau » n’ayant pas été en sa faveur, il s’est senti frustré ou trahi. Aurait-il procédé autrement s’il était parvenu aux plus hautes instances dans la gestion à Linguère ?

L’instituteur et la vieille méthode de clapet

Note de bas de page 56 :

Id.

Note de bas de page 57 :

Voir supra note 56.

Durant les décennies qui suivent l’indépendance du Sénégal, les instituteurs utilisent la méthode du clapet pour leur enseignement, diffusé à travers un poste de radio. Les cours démarrent à une heure précise sur l’ensemble du territoire national et tous les élèves du Sénégal doivent les suivre en même temps en présence de leur instituteur. Or, les canaux de diffusion de la radio ne couvrent pas toute l’étendue du territoire national et les aléas météorologiques constituent un autre handicap. Momar se souvient des crissements en ces termes : « il arrivait que le poste de radio qui diffuser les cours grinçait. Les élèves n’entendaient plus rien. C’était un véritable casse-tête pour l’instituteur qui, à la fin de la diffusion doit expliciter au mieux le cours »56. Par ailleurs, même si les élèves apprennent à prononcer la langue française sans pouvoir l’écrire, les problèmes liés à la prononciation des lettres, des mots et des phrases sont indubitables. Le métier d’instituteur requiert un amour, un dévouement et un sacrifice. L’instituteur est à la fois un parent et un éducateur. Il doit jouer, assurer et assumer pleinement la mission qui lui est confiée. Momar estime que « le métier d’instituteur a beaucoup évolué. Le purisme intellectuel des instituteurs a laissé place à un laxisme »57.

Note de bas de page 58 :

Les politiques éducatives postcoloniales n’ont pas pu mettre en place un système, une méthode d’enseignement adaptés aux réalités sénégalaises et africaines. La continuité du système éducatif colonial au Sénégal se traduit par une politique de tâtonnement qui oscille entre inadaptation, manque de pertinence et de vision et/ou de perspective.

En 1988, les états généraux de l’éducation décident de la suppression d’une méthode qui n’est ni efficace ni instructive aux yeux des acteurs et approuvent dans le même temps, le principe de l’utilisation des langues nationales dans le système éducatif. Toutefois sa mise en œuvre est restée et restera toujours à l’état embryonnaire58. L’utilisation des langues nationales de l’élémentaire à l’université doit d’abord être expérimentée. Elle consistera non pas à donner les enseignements en langues nationales, mais plutôt à avoir recours aux langues pour expliciter certaines pensées et permettre une meilleure compréhension du phénomène étudié. Ensuite, l’intégration des langues nationales pourrait se faire de façon graduelle durant le cursus. Et enfin, un rapport sérieux de suivi évaluera les performances d’une telle méthode. Il appartiendra à l’État de définir les modalités de l’intégration des langues dans le système scolaire.

L’éducation des enfants par les parents : le rôle de la mère

Aujourd’hui, il est difficile de contrôler l’utilisation d’internet chez certains enfants et il arrive même qu’ils sollicitent l’aide de leurs enfants pour avoir accès à la technologie ; il leur est donc difficile de surveiller leur conduite. Les enfants sont laissés à eux-mêmes. La rue conditionne et détermine la vie et la survie des enfants au quotidien. La technologie et ses effets néfastes participent de la perte d’identité et de repères. Le contrôle s’avère difficile et les risques sont grands.

Or, dans la société traditionnelle sénégalaise, l’éducation des enfants occupe une place privilégiée. À chaque étape de la vie bien identifiée, l’enfant reçoit les rudiments de la vie en société. De l’enfance à l’adulte, un apprentissage à la vie s’impose à chaque niveau de chaque étape de l’existence. Le respect envers les personnes âgées et aux valeurs traditionnelles sont autant d’obligations auxquelles l’enfant est soumis. De la famille aux différentes classes d’âge, chaque membre se voit investi un rôle d’éducateur. L’enfant bénéficie d’une protection et est obligé de se conformer aux règles de fonctionnement de la société. Cette forme d’éducation occupe une place importante. Elle permet à l’enfant, dans la perspective de sa construction en tant qu’adulte, d’avoir un ancrage culturel et d’acquérir des réflexes, des connaissances qui lui serviront tout au long de la vie. Une préparation minutieuse à sa destinée, afin qu’il ne puisse pas être facilement influencé ou corrompu par des pratiques ou des comportements indus qui sont contraires aux normes de la société et à l’éthique.

Momar Lo se souvient :

Note de bas de page 59 :

Voir note 49.

L’arbre à palabres était le lieu privilégié des discussions et du règlement des conflits. Les enfants qui prononçaient des gros mots étaient corrigés ou punis ; ils devaient contrôler leur langage. Toute personne âgée pouvait jouer le rôle des parents. Dans le quartier, le plus âgé du quartier terrifiait les enfants et représente le père de tous. À Linguère, c’est le rôle que jouait le vieux Amath Seck. La perte des valeurs africaines fait que personne ne joue presque plus ce rôle59.

Note de bas de page 60 :

Id.

La dignité, le respect, la fidélité sont autant d’attitudes que les parents inculquaient aux enfants dès le bas âge. Ces valeurs traditionnelles constituaient une partie intégrante de l’éducation de l’enfant au sein de la famille et de la société. Chaque couche sociale exerçait pleinement son rôle. Toutefois, Momar estime que « la société sénégalaise actuelle fait face à une perte de valeurs et une dépravation des mœurs »60

Sa responsabilité est engagée. Face à cette délicate question de la dépravation des mœurs, on estime qu’il devrait y jouer un rôle fondamental. En tant qu’instituteur, Momar Lo, en dehors de ses cours, avait sous sa tutelle des enfants à éduquer et à former. Le rôle d’un instituteur ne doit pas seulement se limiter à inculquer des connaissances à ses élèves (savoir lire et écrire, etc.), mais il se doit aussi de veiller à leur éducation en rapport avec le respect des principes et valeurs de la société. Son rôle de parent doit être exercé afin que les enfants qui lui sont confiés puissent apprendre à grandir et d’avoir des attitudes et des comportements symboliques.

« Qu’en est-il de la femme sénégalaise et africaine » se demande- t-il ? « L’éducation scolaire l’a-t-elle libérée ? ». Il commente :

Note de bas de page 61 :

Voir supra note 60.

Les femmes sénégalaises ont, pendant longtemps, été soumises et reléguées au second plan ; elles doivent être « désenchaînées » afin de jouer, au même titre que les hommes, les mêmes rôles dans la société. Elles symbolisent la richesse et l’avenir. D’une fillette, elle devient une compagne puis une maman. Elle est une société à part entière. Elle s’est libérée de l’imaginaire artificiel, c’est-à-dire qu’elle refuse la place et les limites qui lui ont été fixées autrefois. Pourquoi nos États ne devraient-ils pas apprendre des femmes ? Le salut de l’Afrique ne viendra que d’une prise de conscience et d’un réel désir de sacrifice et de croyance en soi.61

Profession de foi ou vœu pieux d’un instituteur qui défend fortement la cause féminine. Ses propos sur la femme laissent penser que Momar est un « féministe ». Toutefois, sa prophétie pour la cause de la femme fait face à la volonté des hommes à maintenir cette soumission surtout dans une société majoritairement constituée de musulmans. Le rôle dévolu de la femme dans les sociétés africaines notamment sénégalaises la maintenait dans une situation de dépendance sociale, politique et économique. La femme occupait une place secondaire. Malgré une prise de conscience, son statut n’a que peu évolué. Néanmoins, l’éducation pourrait être un facteur de libéralisation de la femme. Cette dernière doit occuper une place centrale au sein de la société afin qu’elle participe davantage à la gestion et au développement du pays en occupant les mêmes fonctions que l’homme.

Conclusion

Tout comme l’histoire culturelle, politique ou sociale, la biographie est une des branches des sciences humaines et sociales qui offre une analyse approfondie des faits sociaux à la fois individuels et collectifs. Sa préoccupation première est d’apporter des éléments de compréhension d’une construction individuelle en rapport avec les dynamiques sociales des communautés. Elle permet, d’une certaine manière, de redonner une place aux « petites gens », notamment dans des structures où le statut des hommes est hiérarchique.

Elle peut aussi avoir une dimension spécifique qui réside dans les méandres de la construction et les nouveaux rapports qui peuvent exister entre le biographié et la société à laquelle il appartient. Les bons rapports que Momar Lo entretient avec la plupart des habitants de Linguère, notamment ceux de son quartier, montrent la reconnaissance de sa communauté envers un homme qui a consacré une grande partie de sa vie à lutter et à défendre les intérêts de sa communauté. Sa personnalité ne fait pas pour autant l’unanimité. En dehors de son discours dont certains témoignages recueillis confortent cette thèse, d’autres laissent apparaître un homme difficile qui n’a pas pu s’impliquer davantage pour sa communauté. C’est là, sans doute, que l’histoire de vie du corps des enseignants trouve toute sa signification, lorsqu’elle constitue, à travers des témoignages et des anecdotes, une ressource théorique saisissable entre l’individuel et le collectif dont les effets sont perceptibles au quotidien.

La trajectoire de vie de Momar Lo suscite respect et admiration. Durant sa carrière professionnelle, il s’est consacré corps et âme à l’instruction des enfants et à la satisfaction des besoins de sa communauté. Sa noble cause pour la défense de l’école, la scolarisation des enfants notamment des filles et l’amélioration de leurs conditions de vie, l’ont amené à combattre sur plusieurs fronts, montrant ainsi toute la dimension sociale et humaine dont il est capable.

Note de bas de page 62 :

Témoignage des habitants de Linguère.

La rencontre entre l’histoire singulière ou individuelle et l’histoire collective engendre une histoire commune. Son expérience, son humilité, son ouverture d’esprit et sa témérité lui ont permis de surmonter les obstacles, mais aussi de trouver les méthodes et manœuvres aux antipodes de l’éducation et de la bonne gouvernance. C’est, aux dires de tous, un homme humble, courageux, loyal, honnête et intègre qui déteste la vanité62. Toutefois, ses nombreux échecs sur le plan politique dus en partie à ses revirements expliquent en partie sa frustration et les différends qu’il entretenait avec ses camarades de parti. Malgré son engagement, Momar n’est pas parvenu à se frayer un chemin, à s’imposer, ce qui lui aurait permis d’occuper des responsabilités politiques dans sa ville.

Note de bas de page 63 :

Ndiouga D. (2019) « Momar Lo ». In Françoise Blum (2019). Dictionnaire biographique, mouvement ouvrier, mouvement social : Université Paris I, Mailtron Afrique, p. 4 (Colloque sur les Biographies socialistes, décembre 2019, au Congo Brazzaville). Disponible sur https://maitron.fr/spip.php ?article222810&id_mot =9745

Profondément ancré dans une tradition doublée d’une modernité, Momar Lo est resté constant dans ses actes et pensées. Les démarches qu’il a entreprises et son engagement sans faille lui ont valu une reconnaissance, dans son quartier, en particulier. Entre école coloniale et postcoloniale, Momar Lo a connu trois drapeaux : celui de la France, de la Fédération du Mali et enfin du Sénégal (Ndiouga 2019 : 4)63.

Note de bas de page 64 :

Voir note 49.

Connu et respecté dans son milieu, il est un homme cultivé et singulier. Si, dans sa vie il y a eu, dit-il des « moments de flottements » dont il assume l’entière responsabilité (Ndiouga, 2019 : 4)64, il se considère un militant engagé au service du Sénégal et de Linguère malgré ses échecs répétitifs sur le plan politique. Au cours de ses 30 années de service, il a formé plusieurs générations. Même s’il a souvent pris des positions en désaccord avec les décisions des autorités locales et nationales, il a toujours su rester en accord avec ses idées. Les anecdotes et les souvenirs qu’il nous a narrés ont permis de retracer sa vie, au-delà de comprendre le cheminement d’une carrière professionnelle.

Ce cheminement est le moyen choisi par un instituteur pour mettre à nu et nous révéler, son amour, ses engagements et sa pensée, pour les enfants, pour sa communauté. Il est aussi un moteur social, un modèle, une référence à suivre si l’on en croit à certains de ses anciens élèves devenus des étudiants.