Les chemins de la frustration : radiographie d’une migration du deshonneur à Saint-Denis (France) The paths of frustration: x-ray of a migration of dishonor in Saint-Denis (France)

James Lamare 

https://doi.org/10.25965/trahs.2261

La dure expérience migratoire des Haïtiens enquêtés à Saint-Denis fait tomber une représentation absolument avantagiste de l’émigration. Contre leur double frustration liée à la déqualification professionnelle en France et à la peur de la réinstallation en Haïti, ils ont dû recourir à des mécanismes de contournement de la frustration : églises protestantes, Franc-maçonnerie. Si ces églises s’érigent en espaces de résurgence d’oppositions interrégionales moun nan Nò/moun nan Sid (gens du Nord/gens du Sud) issues du pays d’origine, le réseau maçonnique est toutefois le lieu d’unification, de re-haïtianisation et de diasporisation pour les migrants haïtiens. Cet article est le fruit d’un double travail ethnographique réalisé en France et à Haïti, de 2015 à 2018.

La dura experiencia migratoria de los Haitianos encuestados en Saint-Denis cuestiona una representación absolutamente ventajosa de la emigración. Tuvieron que oponerse a los mecanismos para evadir la frustración “iglesias protestantes, Masonería” en contra de su doble frustración relacionada con la descalificación profesional en Francia y el temor al reasentamiento en Haití. Si estas iglesias se erigen en áreas de resurgimiento de oposiciones interregionales moun nan Nò / moun nan Sid (personas del Norte / personas del Sur) del país de origen, la red masónica es sin embargo el lugar de unificación, de re -haitianización y diasporización para migrantes haitianos. Este artículo es fruto de un doble trabajo etnográfico realizado en Francia y Haití, de 2015 a 2018.  

A dura experiência migratória dos Haitianos pesquisados ​​em Saint-Denis derrubou uma representação absolutamente vantajosa da emigração. Eles tiveram que se opor aos mecanismos para contornar a frustração “igrejas protestantes, Maçonaria” contra sua dupla frustração ligada à desqualificação profissional na França e ao medo de reassentamento no Haiti. Se essas igrejas são erguidas em áreas de ressurgimento de oposições inter-regionais moun nan Nò / moun nan Sid (pessoas do Norte / pessoas do Sul) do país de origem, a rede maçônica é, no entanto, o lugar da unificação, re-haitianização e diasporização para migrantes haitianos. Este artigo é fruto de um duplo trabalho etnográfico realizado na França e no Haiti, de 2015 a 2018.

The harsh migratory experience of Haitians surveyed from Saint-Denis brought down an absolutely advantageous representation of emigration. To their double frustration linked to professional deskilling in France and to the fear of resettlement in Haiti, they oppose the mechanisms to circumvent frustration : protestant churches, Freemasonry. If these churches are transformed into spaces of resurgence of interregional oppositions moun nan Nò / moun nan Sid (people of the North / people of the South) coming from the country of origin, the Masonic network is however the place of unification, of re-haitianization and diasporization for haitian migrants. This article is the result of a double ethnographic work conducted in France and Haiti, from 2015 to 2018.

Índice
Texto completo

Introduction

La question de la migration occupe une place importante dans l’univers des recherches sociologiques et géographiques contemporaines. L’étude des effets migratoires (Piché, 2013 : 19) catégoriels aide à évaluer les politiques d’intégration nationales. L’objet de notre article porte essentiellement sur les causes et les effets des migrations haïtiennes effectuées entre 1991 et 2011 vers la France métropolitaine.

Les travaux sociologiques ont longtemps montré que dans l’imaginaire collectif haïtien, le départ de l’émigrant vers la France serait absolument un départ vers une délivrance assimilée à la mobilité socioéconomique (Béchacq, 2010 : 7-8). Toutefois, y a-t-il une correspondance entre cette représentation de la France et la réalité migratoire ? Que deviennent les immigrants haïtiens de France, notamment ceux de Saint-Denis ? Leur situation socioprofessionnelle dans le pays d’accueil, a-t-elle influé sur leurs rapports avec leur pays originel ? Nous formulons comme hypothèse générale que la route de la migration frustrerait le migrant haïtien jusqu’à la déshaïtianisation.

Note de bas de page 1 :

Pour mieux comprendre cet article, nous vous recommendons la lecture de notre thèse de doctorat dont il est tiré : « Le projet migratoire des immigrants haïtiens à Saint-Denis : le prix d’une humanité exilée », Thèse de doctorat soutenue le 11 octobre 2019, à la Faculté des Lettres de Sorbonne Université (301 p.).

Nous tenterons de répondre aux questions susmentionnées en nous inspirant de quelques enquêtes ethnographiques que nous avons menées en Seine-Saint-Denis et dans le Sud d’Haïti, de 2015 à 2018, auprès des populations haïtiennes, dans le cadre de notre thèse de doctorat1. L’objectif de ce travail consiste à faire une radiographie hérétique de la situation socioprofessionnelle d’une catégorie d’immigrants haïtiens arrivés en France métropolitaine, entre 1991 et 2011, et installés à Saint-Denis.

Le choix de la ville de Saint-Denis comme terrain d’enquête est lié à un facteur socio-démographique. Sur les trente-quatre mille six cent quatre-vingt-seize (34696) Haïtiens recensés en Ile-de-France par l’Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques (INSEE, 2013), onze mille cent six (11106) d’entre eux résident en Seine-Saint-Denis. Ensuite, Saint-Denis constitue une sorte d’épicentre des activités socioéconomiques haïtiennes en Ile-de-France. Ce constat remet en question la position de la sociologue Mooney selon laquelle il n’existe aucune localité centrale favorisant l’unité des immigrants haïtiens de France (Mooney, 2008 : 106).

Notre travail comporte trois grandes parties articulées autour des causes migratoires, des déceptions migratoires et des stratégies de contournement des souffrances migratoires utilisées par les immigrants étudiés.

I- Migrer pour s’humaniser ?

Note de bas de page 2 :

« Mourir sans jamais partir, c’est mourir dans l’aveuglement. » Traduit par nos soins.

Pendant longtemps, en Haïti, l’émigration vers les pays occidentaux et notamment la France, a été considérée comme une absolue possibilité de faire fortune, de connaître une ascencion socio-financière. Le départ vers l’ancienne Métropole française revêtait un sens particulier chez les populations haïtiennes vivant en Haïti ; il impliquait alors une libération, un pas vers le désaveuglément exprimé par un slogan populaire créole : « Depi w’ mouri san vwayaje, ou mouri avèg »2. Voilà pourquoi, des aspirants à l’émigration n’hésitent pas à vendre des biens immobiliers, à faire des prêts colossaux afin de pouvoir échapper à toute mort dans l’aveuglément.

Note de bas de page 3 :

C’est le prénom authentique de l’enquêté. Il est pasteur et dirige une église protestante haïtienne à Saint-Denis.

Une déclaration faite en 2017 par un immigrant haïtien de Saint-Denis nous fournit une clé de lecture de la conception haïtienne de la migration : « Les Haïtiens les plus bêtes ne prennent pas l’avion, donc ceux qui viennent ici en France ne sont pas n’importe qui. Mais, ils y deviennent n’importe qui ». (Robert3, 54 ans)

Note de bas de page 4 :

L’obligation pour l’esclave négro-africain de se convertir au Christianisme a été codifiée. L’article 2 du Code noir de 1685 stipulait : « Tous les esclaves qui seront dans nos îles, seront baptisés dans la religion catholique […] ». L’article 3 dit : « Interdisons tout exercice public d’autre religion que la religion catholique, apostolique et romaine, voulons que les contrevenants soient punis comme rebelles et désobéissants à nos commandements ».

En Haïti, la migration vers la France renvoie à une quête d’émergence d’une humanité, promise par les négriers europééns depuis cinq siècles. Si nous remontons le cours de l’Histoire, pendant plus de quatre siècles, de 1441 à 1870, les colons français de Saint-Domingue (Haïti) ont forcé les Africains arrachés à l’Afrique à déshabiter leur espace culturel originel pour s’altériser, se christianiser4. Ce processus de déshabitation culturo-axiologique forcée s’est ensuite déplacé vers l’espace géographique après la proclamation de l’indépendance de la République d’Haïti, le 1er janvier 1804. Puisque le ‘‘Blanc’’ qui symbolisait à Saint-Domingue « l’humanité et la civilisation » est retourné physiquement en France, à l’issue de la bataille de Vertières, qui consacra la victoire définitive des esclaves sur l’armée coloniale esclavagiste, le 18 novembre 1803 (Wesner, 2000 : 164-167), beaucoup d’anciens esclaves ou de descendants d’esclaves ont dû commencer à émigrer chez lui, après 1804, pour aller chercher « l’humanité et la civilisation » qu’il emporterait avec lui.

Note de bas de page 5 :

Voir les travaux de Cédric Audebert, Roger Bastide sur les migrations haïtiennes en France. (Cf : Audebert C. (2012). La diaspora haïtienne. Territoires migratoires et réseaux transnationaux. Rennes : Presses Universitaires de Rennes.)

Note de bas de page 6 :

La Traite négrière translatlantique a été « le plus long mouvement de déportation organisée de l’histoire de l’humanité (1451-1870) […]. Ce fut l’arrachement violent de populations à leur territoire d’origine, arrachement perpétré à des fins économiques, pour alimenter une main-d’œuvre réduite à l’esclavage dans les plantations sucrières des Amériques. » (Bruneau, 2004 : 107)

Au-delà des facteurs environnementaux et politiques cités régulièrement dans les travaux portant sur l’immigration haïtienne5, tout le grand mouvement migratoire haïtien vers la France s’inscrit dans ce désir de retrouver une « humanité exilée ». Celle-ci fait référence à l’humanité promise, durant toute la période de la Traite négrière transatlantique6, par les négriers ou maîtres blancs aux Africains, depuis leur lieu de déracinement (Afrique) jusqu’au lieu de leur esclavagisation (Haïti).

L’humanité exilée suppose l’arrachement au fétichisme, à l’idôlatrie et à la barbarie contre l’accession à la civilisation, au salut chrétien et à la tranquillité matérielle. Elle peut être illustrée par cette citation : 

Les négriers prétendaient arracher d’une existence précaire, de l’angoisse, de la torture et de la mort auxquelles les vouaient des roitelets africains, les Africains mis par eux en esclavage, pour les confier à des maitres blancs plus humains qui, dans les colonies, leur assuraient la sécurité, la tranquillité et même un certain confort ». (Pinto et Carreira, 1985 : cité par Logossah, 2012 : 9)

Dès lors, il faut comprendre que l’émigration est strictement liée à une volonté de s’épanouir, de retrouver une vie meilleure. Dans le contexte des immigrants haïtiens enquêtés à Saint-Denis, cette vie meilleure serait bien l’humanité exilée. Si la migration haïtienne vers la France est un pas pour l’obtention d’une justice, que deviennent les Haïtiens « assoiffés de justice » à Saint-Denis ?

II- La migration et ses imprévus : déqualification professionnelle et frustration

La notion de « déqualification professionnelle » renvoie, selon des sociologues du travail comme Berset, Weygold, Crevoisier et Hainard, à une situation de dévalorisation professionnelle des individus, en situation de migration (Berset, Weygold, Crevoisier, Hainard, 1999 : 87-100). Elle est étroitement liée au déclassement social : « Est considéré comme déclassé tout individu dont le niveau de formation initiale dépasse celui normalement requis pour l’emploi occupé […] » (Nauze-Fichet, Tomasini, 2002 :27)

Durant notre travail de terrain à Saint-Denis, de 2015 à 2018, nous avons constaté que des migrants professeurs, policiers, avocats ou cadres supérieurs dans l’administration en Haïti, sont généralement devenus maçons, peintres en bâtiment, femmes de ménage, éboueurs, chauffeurs de taxis en France. 87 % de nos enquêtés (Lamare, 2019 : 64) déclarent exercer, dans le contexte migratoire, des professions qui seraient totalement inférieures à leurs niveaux de formation. Ces données attestent l’existence d’une discrimination socioprofessionnelle importante dans leur société d’installation.

Image 100002000000005D0000002E3BAA03B8.png

Ménage

Eboueurs

Chauffeurs de taxis

Maçons et peintres en bâtiment

Autres

Total

Femmes

18

0

3

0

10

31

Hommes

2

5

40

15

7

69

Total

20

5

43

15

17

100

Source : James Lamare

La déqualification professionnelle établie à partir de l’analyse de 100 récits de vie que nous avons obtenus, refaçonne la vision de l’ailleurs des enquêtés et entrave leur désir intégrationnel. L’immigration lèverait le voile sur un « mensonge collectif » (Sayad, 1999 :23). Il existe, selon notre constat, une énorme différence entre la France réelle du migrant et la France introuvable, mythologisée du candidat à l’émigration. Le sociologue Sayad semble avoir voulu poser ce problème d’asymétrie entre les deux réalités pré-migratoire et migratoire de la France, lorsqu’il déclare que :

(…) pour comprendre quelque chose à la France, il faut y être passé auparavant (…) Celui qui n’a rien vu [de la France], celui-là écoute et reste convaincu que le bonheur est ‘‘futur’’, qu’il l’attend là-bas et qu’il n’a qu’à aller de l’avant … (Sayad, 1999 : 40)

Note de bas de page 7 :

« Faire ce que bon lui semble. »

La déqualification professionnelle engendre chez les immigrants haïtiens une frustration, c’est-à-dire un sentiment de n’être pas à sa place, illustré par l’exemple de l’enquêté Y. Né en Haïti et âgé d’une cinquantaine d’années, Y a fait toutes ses études primaires et secondaires dans une province d’Haïti. Ensuite, il est entré à Port-au-Prince, à l’Académie militaire. Après l’obtention de son diplôme, il s’est enrôlé dans l’armée vers 1986. De 1986 à 1994, il a le pouvoir de « fè e defè7 » en Haïti.

Note de bas de page 8 :

Jean-Bertrand Aristide est un ancien prêtre catholique, théologien de la libération devenu président d’Haïti le 7 février 1991. Renversé par un coup d’Etat militaire le 30 septembre 1991, il a été rétabli dans ses fonctions par le président américain Bill Clinton, le 15 octobre 1994. Il a commencé un deuxième mandat présidentiel le 7 février 2001 qu’il n’a pas pu achever en raison d’une rébellion armée dirigée contre lui.

En octobre 1994, après le retour de Jean-Bertrand Aristide8 au pouvoir, à la suite du coup d’Etat de 1991, il n’a pas pris le maquis, comme beaucoup d’autres militaires, car il était, selon lui, un « bon militaire ». Il s’est abstenu, pendant le ‘‘règne’’ du gouvernement de facto, de maltraiter les civils, de liquider physiquement les opposants politiques. Il se considère lui-même comme un ami du peuple, car son père et sa mère sont nés dans le peuple et furent tous les deux cultivateurs.

Note de bas de page 9 :

Ce corps de Police a été créé après le retour d’exil d’Aristide, en 1994, pour pallier la démobilisation de l’armée haïtienne.

Admis dans le nouveau corps de Police9 créé après le retour d’Aristide en octobre 1994, Y a vite gravi les échelons de la hiérarchie policière. Il est même devenu directeur central de la police administrative. En 2005, il est arrêté pour faute professionnelle grave et abus d’autorité.

Menacé de mort, comme il le souligne, après sa libération, il rentre finalement en France. Installé d’abord à Saint-Germain en Laye, il déménage ensuite à Saint-Denis. Durant ses années vécues en France, cet ancien cadre supérieur exerce plusieurs petits boulots avant de retourner dans son pays d’origine. Y a fait des études à l’Université Paris 1. Il a travaillé comme serveur puis comme agent de sécurité dans un magasin. Les humiliations essuyées dans ce poste de vigile de la part de quelques supérieurs qu’il qualifie de « négrophobes », le racisme subi dans les métros parisiens où des passagers le regardaient parfois avec dédain le rendent frustré :

Note de bas de page 10 :

« Gen yon lè mwen te nan yon magazen Auchan kòm sekirite, epi mwen kanpe, gen yon kliyan ki antre li te gen yon valiz, mwen di li fòk mwen mete kle plastik la ladan li, li fache. Answit li aksèpte, koulye a lè li fin achte, li ap ale, li di a yon lòt kliyan ki te la : « Ce sale nègre -là n’est pas gentil ». Pafwa, mwen konprann sa ki fè yo aji konsa, se paske yo jis wè ou kòm yon vye endividi ki soti nan yon peyi pòv, yo konnen ke kèlkeswa sitiyasyon an ou ap aksepte obeyi paske ou bezwen lajan pou w’ ede moun ki nan peyi ou. Ou wè nan ki nivo mwen desann. Ou panse si m’te rete an Ayiti, menm yon jou m’pa t’ap tonbe nan jòb sekirite, siveye magazen, kanpe sou 2 pye ou tout jounen pou 1000 ero pa mwa ? Lavi p’ap di w’ tande zanmi m’. Answit sa ki konn plis ba w’ remò, se lè w’ap gade gen nèg ki te pwomosyon ou nan akademi ou lekòl, e ki senatè oubyen ap byen pase nan peyi Dayiti pandan ke ou menm w’ap veye boutik a moun lòt bò. Monchè, mwen pa konn si gen yon bò ki bon nan lòt bò sa. Antouka, si ta genyen li, sanble se Ayisyen an Frans ki devenn paske yo tonbe nan move bò a. E sitiyasyon m’ap viv la, se pa sèl mwen, gen nèg mwen konnen ki te avoka Ayiti ki tonbe nan ranmase fatra […] chofè taksi nan peyi Lafrans ». Traduit par nos soins.

Une fois, je travaillais dans un magasin Auchan, un client se présente avec un gros sac, quand je lui dis que je dois le verrouiller, il s’irritait. Puis, finalement il a acquiescé, mais en sortant, il disait à un autre client : « Ce sale nègre-là n’est pas gentil. » Parfois, j’essaie de les comprendre, ils voient que tu viens d’un pays pauvre, et donc, quelle que soit la situation, ils pensent que tu es condamné à rester dans ton boulot pour pouvoir aider les gens de ton pays originel (…). Tu vois comment je me suis paumé. Tu penses que si j’étais resté en Haïti, je ferais ce boulot, je resterais debout tous les jours pour une modique somme de 1000 euros par mois ? Le pire, c’est que, pendant que tu fais ce boulot de gardien de boutique, tes anciens camarades d’école ou d’académie sont sénateurs de la République, et se prélassent dans la richesse en Haïti. Mon cher ami, je ne sais pas s’il y a un ‘’bon bord’’ dans cet ‘’autre bord.’’ S’il y en a un, donc les Haïtiens de France sont malchanceux, car ils s’embourbent dans le ‘’mauvais bord’’. Et, je ne suis pas le seul à être dans cette situation, il y en a qui étaient avocats en Haïti, mais qui ramassent des ordures […], conduisent des taxis aujourd’hui en France.10 

En France, presque tous les matins, Y se réveille à six heures pour aller travailler. Parfois, assis dans le train, il pleure, se remémorant les moments de gloire connus en Haïti. Il m’a rapporté avoir même pensé au suicide. Il enchaîne souvent des nuits blanches.

De cadre supérieur en Haïti, il est devenu faiseur de petits boulots en France. Sa frustration résultant de l’inacceptation d’une l’injustice professionnelle correspond à celle décrite par le sociologue Erik Neveu :

Un solde négatif entre les ‘‘valeurs’’ – ce terme peut désigner un niveau de revenus, une position hiérarchique, mais aussi des éléments immatériels comme la reconnaissance ou le prestige – qu’un individu détient à un moment donné, et celles qu’il se considère comme en droit d’attendre de sa condition et de sa société. (Neveu, 2005 :39) 

Si la frustration est tributaire d'une logique comparative (Neveu, 2005), elle est relative. Cette notion a été introduite en sciences sociales par Alexis de Tocqueville (1805-1858). Puis, vers 1970, Ted Gurr l’a reprise dans ses travaux en la définissant comme « un état de tension, une satisfaction attendue et refusée, génératrice d’un potentiel de mécontentement et de violence » (Neveu, 2005 :39). Les termes de cette définition reflètent parfaitement l’état mental et physique de Y :

Note de bas de page 11 :

« Koulyea m’gon maladi tansyon ki ap ravaje m’depi lè m’vini isit an Frans akoz de pwoblèm. Pwoblèm devan, pwoblèm dèyè w’. Eske yon moun ka viv an sante nan peyi sa lè ou se yon nwa ? Si ou manfouben, pa gen danje, men si ou son moun ki sansib pou diyite ou, ou oblije fè tout maladi estrès ka pote yo… ».
Traduit par nos soins.

Depuis mon arrivée en France, à cause des problèmes, je suis ravagé par l’hypertension artérielle. Des problèmes partout. Est-ce qu’on peut vivre en bonne santé dans ce pays lorsqu’on est noir ? Si tu es je-m’en-foutiste, ça peut aller, mais tu es sensible pour ta dignité, tu auras toutes les maladies que le stress peut engendrer…11

Note de bas de page 12 :

Ces immigrants continuent de s’accrocher aux valeurs culturelles de leur pays originel, de se montrer sensibles aux problèmes d’Haïti, d’y construire des maisons, de faire régulièrement des transferts d’argent à leurs familles.

L’immigration haïtienne à Saint-Denis n’est donc pas seulement une route vers la déqualification professionnelle pour de nombreux immigrants. Elle est également, nous l’avons vu, un chemin de frustration. Dans le contexte de nos recherches, celle-ci est renforcée par l’intensification de l’instabilité socioéconomique et politique d’Haïti. Voilà pourquoi, nous avons proposé l’expression « double frustration » pour dénommer leur état. Cette double frustration suppose que les immigrants continuent de maintenir de forts liens affectifs et même matériels avec leur espace originel12. Elle désigne une situation de tiraillement de l’immigrant, engendrée par les conditions socioprofessionnelles difficiles du pays d’installation et la dégradation de la situation sociopolitique et économique de son pays d’origine.

Illustration des tiraillements de l’immigrant haïtien de Saint-Denis

Illustration des tiraillements de l’immigrant haïtien de Saint-Denis

Source : James Lamare

Note de bas de page 13 :

« La notion de projet migratoire émerge en France dans le contexte des années 1970, après la fin des flux générés par l’appel étatique à la main-d’œuvre internationale.» (Boyer, 2014 : 46)

Ainsi, la frustration du migrant est essentiellement liée au devenir de son projet migratoire13. Celui-ci témoigne d’une volonté de se dégager d’une vie jugée oppressante, imméritée, pour rejoindre un ailleurs de liberté et d’épanouissement. Si l’immigrant haïtien est frustré en raison de la déviation de son projet par les difficultés migratoires, comment s’organise-t-il alors pour affronter sa frustration ?

III- Les mécanismes de contournement de la frustration

Doublement frustrés, les migrants étudiés recourent aux espaces associatifs pour pouvoir contourner leur frustration migratoire : les églises protestantes, les associations culturelles ou le réseau maçonnique. Mais plutôt que d'être des espaces d’apaisement de la frustration pour eux, certaines de ces associations, notamment les églises, les divisent socialement en cherchant à les solidariser spatialement par la promotion de l’entre-soi. Au-delà de leurs maigres apports d’ordre caritatif et intégrationnel, les églises protestantes haïtiennes de Saint-Denis se transforment en espaces de résurgence d’oppositions interrégionales moun nan Nò/moun nan Sid (gens du Nord/gens du Sud).

En effet, cette question des oppositions interrégionales moun nan Nò/moun nan Sid est historique. Ses origines remontent au système de plantation et à l’organisation de la société coloniale esclavagiste saint-dominguoise. Dans la colonie de Saint-Domingue (Haïti), les conditions de vie et de travail des esclaves du Nord étaient plus difficiles que celles des esclaves du Sud, car le Nord était plus riche que le Sud. L’historien Wesner a écrit à cet effet : 

Dans la province du Nord se trouvent les plus grandes habitations sucrières et aussi les plus perfectionnées. Cette situation explique la prépondérance prise par le Nord dans la vie économique, sociale et politique de la colonie. (Wesner, 2000 : 8)

Plus exploité, le Nord a été absolument anti-esclavagiste et anticolonialiste, tandis que le Sud ne voulait, pendant longtemps, que le maintien de l’esclavage des Noirs et l’égalité des Affranchis avec les Blancs. « Ce n’est pas par hasard que, durant la période 1770-1789, tous les mouvements importants de revendications commencent dans le Nord » (Wesner, 2000). 

Note de bas de page 14 :

Né en 1743 dans le Nord d’Haïti, près de Cap-Français, et mort en 1803 en France, Toussaint Louverture fut un général haïtien anti-esclavagiste. Il est considéré comme le précurseur de l’Indépendance d’Haïti.

Note de bas de page 15 :

Né en 1761 dans le Sud d’Haïti, aux Cayes, et mort en 1811, André Rigaud fut un chef du parti des Affranchis et un opposant farouche de Toussaint Louverture.

La « guerre du Sud » opposant Toussaint Louverture14 (originaire du Nord) à Rigaud15 (un homme du Sud) confirme aussi notre position :

L’un se pose en champion de l’égalité (Proclamation de Toussaint d’août 1793), l’autre reste attaché à l’idéologie coloniale de supériorité de classe et d’inégalité (Proclamation de Rigaud en 1796). (Wesner, 2000 : 130) 

Note de bas de page 16 :

La notion d’homophilie a été inventée par le sociologue américain Robert Merton pour désigner un établissement de liens entre des individus ou des groupes, basé sur la ressemblance morale, physique, culturelle. (Merton R., Lazarfeld P. (1954) « Friendship as a social process ». In: Abel, T. and Pages, C. (eds.), Freedom and control in modern society, New York: Octagon Book Inc.)

Les oppositions entre le Nord et le Sud d’Haïti découlent d’une incompatibilité axiologique. Nos analyses nous amènent à avancer aussi que la propension des moun nan Sid de France à se coaliser tout en s’opposant aux moun nan Nò résulte d’une « homophilie des valeurs16 » (Kling, 1967 : 189-197) créée par l’histoire.

Ainsi, ces tensions moun nan Nò/moun nan Sid ne doivent pas être réduites à de simples problèmes intragroupes apparus en situation migratoire. C’est pourquoi nous les avons appréhendées à travers une relecture de l’histoire :

[…] Le monde social est le produit de l’histoire ; il ne peut, donc, être saisi indépendamment des conditions sociohistoriques qui les constituent dans une période de temps donnée et à l’intérieur d’une société donnée. (Bagaoui, 2009 : 27)

La sociologie historique fournit alors une clef de lecture de la sociologie relationnelle. L’espace religieux, à force de vouloir devenir un espace homogénéisateur, finit par se transformer en un canal de délitement communautaire.

En revanche, d’autres migrants qui adoptent le chemin du réseau maçonnique haïtien ou de la Franc-maçonnerie haïtienne pour pouvoir combattre leurs frustrations migratoires font une expérience différente de celle des premiers : l’expérience de l’unification. Cela prouve que la logique réticulaire aide à dépasser les antinomies historiques. Elle privilégie la notion de capital social qui n’est que cet

ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance. (Bourdieu, 1980 : 3)

Note de bas de page 17 :

L’emploi de l’expression « Franc-maçonnerie haïtienne » suppose que la Franc-maçonnerie pratiquée en Haïti ou dans les milieux haïtiens est doctrinalement singulière. Toutefois, sa singularité est complémentaire à l’universalité de l’institution maçonnique.

Note de bas de page 18 :

[http://www.gdlghdstj.org/historic.html] consulté le 4/2/2019.

La Franc-maçonnerie haïtienne17 est un héritage des Affranchis. A l’époque coloniale, c’est-à-dire avant 1804, certains Affranchis, durant leur séjour en France, se font initier à la Franc-maçonnerie. « Ce fut ce petit groupe de maçons qui, après l'indépendance, ralluma le flambeau et le passa aux générations futures ».18 Du 18e siècle jusqu’à la moitié du 20e siècle, il n’y avait qu’une seule obédience maçonnique en Haïti, le Grand Orient d’Haïti de 1824. Puis, François Duvalier, ancien président haïtien, engage la désélitisation de la Franc-maçonnerie haïtienne vers 1961 en investissant dans la création d’une nouvelle obédience, la Grande Loge d’Ayiti de 1961. Son initiative ouvre la voie maçonnique à toutes les catégories sociales. Avec cette loge, la Franc-maçonnerie haïtienne cesse d’être uniquement un lieu de réception d’une quelconque élite, pour devenir un lieu de formation des élites.

En France où la Franc-maçonnerie est un espace de rencontre entre des Haïtiens dispersés, la Grande Loge d’Ayiti de 1961 compte 4 ateliers basés à Cugnot, dans le 18ème Arrondissement de Paris : Iosiris #15, Trait-d’Union # 13, Alexandre Pétion # 11 et la Connaissance # 8. A la fin de l’année 2015, une trentaine de Frères des loges Trait-d’Union # 13 et Alexandre Pétion # 11 créent, à Nanterre, les ateliers Fils de Béthel # 25 et le Phénix # 35 travaillant sous les auspices de la Grande Loge Mixte Nationale de France. L’une des caractéristiques communes à ces ateliers maçonniques est le fait que leurs membres ne sont que des Haïtiens.

La Franc-maçonnerie haïtienne, tout en accordant préséance au principe de la laïcité sur l’intolérance religieuse, s’engage à résoudre les clivages interrégionaux moun nan Nò/moun nan Sid qui auraient longtemps désolidarisé les Haïtiens de France. L’organisation des tenues blanches, c’est-à-dire des services ouverts aux non-initiés, permet à toutes les couches de la « communauté haïtienne », indépendamment de leurs origines régionales, de se réunir, de rompre avec un régionalisme historique. Cela nous renvoie à l’image unificatrice d’une ‘‘Franc-maçonnerie moderne’’, exposée par Schreiber dans son travail sur la Franc-maçonnerie et les Juifs en France :

La maçonnerie peut aussi constituer une sorte de substitut qui transcende les clivages religieux, lesquels, tout imposés soient-ils par les aléas de l’histoire, sont aussi des facteurs de contrôle social au sein des communautés. (Schreiber, 1979 : 66)

Note de bas de page 19 :

Un Vénérable est le directeur d’une loge maçonnique.

La Franc-maçonnerie haïtienne, en tant que réseau relationnel, oriente les logiques d’action individuelle et collective en migration. Les francs-maçons haïtiens jouent un rôle de médiateurs entre des immigrants haïtiens à Saint-Denis. La force de leur médiation se trouve dans leur solidarité fraternelle. Dans la vie profane, ces francs-maçons se soutiennent mutuellement et travaillent pour harmoniser leur entourage. Cette déclaration du Vénérable19d’une loge haïtienne nous permet de mieux comprendre la profondeur du rôle conciliateur des francs-maçons haïtiens, en France :

Note de bas de page 20 :

“E mwen, se pa nèg ki kwè nan ale legliz, mwen plis kwè nan vodou mwen, mwen plis kwè nan bay zansèt mwen ochan menmjan Chinwa, Endyen, Arab, Jwif fè sa pou zansèt pa yo. […] Antre mwen nan lafranmasonri chanje anpil bagay nan lavi mwen, e nan lavi moun ki antoure mwen. Sa lakoz ke mwen vin zanmi ak moun nan Nò ke mwen te pè anpil, epi kèk fanmi mwen vin byen ak moun nan Nò tou. Li gen moun nan Nò nan lòj mwen an […]”.
Traduit par nos soins.

Et j’adore honorer mes ancêtres comme les Chinois, les Indiens, les Arabes, les Juifs le font pour les leurs. Mon entrée en Franc-maçonnerie a changé beaucoup de chose dans ma vie, et dans la vie de mon entourage aussi. Cela a permis à mon entourage et à moi-même de nous réconcilier avec les moun nan Nò qui jadis furent considérés comme des rivaux. Il y a des moun nan Nò dans ma loge […]20.

La Franc-maçonnerie haïtienne demeure alors un puissant outil de solidarisation communautaire et de neutralisation de la frustration migratoire. Le réseau maçonnique haïtien crée en France une solidarité transcendantale. Une solidarité qui dépasse les limites de l’espace réticulaire pour s’étendre aux proches des agents membres du réseau. Les francs-maçons sont alors d’importants agents de sociabilité pour les immigrants haïtiens, car ils participent à la création d’une solidarité allégeant non seulement leurs souffrances migratoires mais aussi le délitement communautaire.

Note de bas de page 21 :

Dans l’imaginaire collectif haïtien, les francs-maçons sont considérés comme des féticheurs, des « malfektè » c’est-à-dire des idôlatres malveillants.

Cette médiation des francs-maçons gomme progressivement l’image négative que de nombreux Haïtiens, dans leur imaginaire, avaient toujours eu de la Franc-maçonnerie souvent amalgamée avec la sorcellerie.21 Par leur influence pondératrice, les francs-maçons haïtiens, malgré le caractère relativement hermétique de leur association, contribuent à recoudre les déchirures historiques inter-haïtiennes en France, aident parfois financièrement leurs compatriotes, en situation difficile, tout en s’engageant à « faire du social » dans le sens de Robert Castel :

Ce qu’on appelle le social regroupe en fait deux questions. Il y a la question des secours ou de l’assistance qui concerne des populations très particulières et très différentes de gens démunis mais qui ont en commun le fait d’être – pour des raisons diverses – incapables de travailler ou d’être exonérés de l’obligation du travail. Pour ces populations, on reconnaît la légitimité de leur accorder une aide, un supplément par rapport à ce qu’elles pourraient se procurer par leurs propres moyens. (…) Il y aurait un deuxième groupe de sens du social qui concerne des populations également démunies, qui ne peuvent donc s’auto-suffire mais qui ne peuvent pas non plus – du moins directement – entrer dans cette zone de l’assistance qui n’a pas été construite pour eux parce qu’ils sont capables de travailler et devraient travailler, mais le malheur est qu’ils ne travaillent pas ou qu’ils ne travaillent pas dans des conditions telles que cela suffise pour qu’ils puissent perpétuer leur existence. C’est la question de l’indigence valide qui renvoie à une problématique du travail plutôt qu’à une problématique des secours. (…) Car l’indigent valide est placé dans une situation contradictoire, sinon littéralement invivable : obligation de travailler et impossibilité de trouver par le travail de quoi satisfaire ses besoins. (…) Cette ligne de partage traverse tout le champ du social (…) » (Castel, 1992 : 126-127) 

L’exemple des francs-maçons haïtiens de Saint-Denis nous amène à formuler que le réseau n’est pas uniquement un moyen de tisser des relations, mais il est également un lieu de construction, de déconstruction ou de reconstruction du social et de l’histoire. La logique du réseau est une logique de désimmuabilisation du social. Voilà pourquoi, « la sociologie relationnelle suppose, également, une rupture avec cette représentation qui appréhende le social en termes d’essences, de contenus immuables ». (Bagaoui, 2009 : 27)

Conclusion

La quête d’une humanité caractérisée par l’ascencion socio-matérielle rapide et la civilisation joue un rôle fondamental dans les émigrations haïtiennes vers la France. Mais la découverte de la face illusoire de cette humanité entraîne la frustration et la déçeption. Toutefois, comme disait Sayad, « s’il faut arriver jusqu’ici en France pour savoir la vérité, c’est un peu tard…trop tard. » (Sayad, 1999 : 40)

Si la déception amène certains frustrés de la migration à se réfugier dans des associations religieuses, d’autres prennent la route du réseau maçonnique. Pendant que les associations religieuses les dé-nationalisent par l’encouragement du régionalisme, les groupes maçonniques les aident à se re-haïtianiser. La re-haïtianisation n’est autre qu’un processus de revirement idéel des immigrants qui déclaraient “haïr” Haïti avant leur départ pour la France. Ce revirement supposant un sursaut vers le patriotisme nous permet d’infirmer l’hypothèse générale selon laquelle la migration déshaïtianiserait le migrant haïtien.

Les discriminations professionnelles, culturelles, résidentielles du pays d’accueil ont indirectement contribué à affûter ce patriotisme. En cherchant à harmoniser l’ensemble de la communauté par la suppression des clivages moun nan Nò/moun nan Sid, les francs-maçons haïtiens à Saint-Denis posent non seulement les bases de la diasporisation de la communauté haïtienne, mais participent aussi à sa re-haïtianisation. L’appartenance des immigrants au réseau maçonnique leur permet d’accéder à un vaste espace de fraternité et d’entraide.