Du spéculaire et du spéculatif dans l’(auto)portrait au féminin : le cas Thérèse mon amour de Julia Kristeva Specular and speculative in the (auto) portrait of women: the case of Thérèse mon amour Julia Kristeva’s novel

Houcine Bouslahi 

https://doi.org/10.25965/trahs.1751

Dans Thérèse mon amour, Julia Kristeva nous propose une configuration énonciative et narrative qui interpelle notre réflexe habitué à la distinction nette des strates de l’énonciation. L’on découvre un jeu spéculaire, un jeu de miroirs qui souvent confond les voix, et de cette configuration apparait toute une galerie de portraits : on y aperçoit le portrait du personnage principal, Thérèse d’Avila, la mystique carmélite de l’Espagne du seizième siècle. Il y a également la voix – portrait de la narratrice, Sylvia Leclercq, qui raconte et se raconte. Derrière le portrait de la narratrice nous entrevoyons les traces de l’auteur, de son ethos assez révélateur d’un portrait qui, au fil du récit, se construit à petites touches. Les trois instances ont ceci de commun qu’elles s’expriment au féminin, un féminin que l’on décrit et qui se décrit, pour dire, par-delà les siècles, le même souci, la même quête, celle du sens.

En Thérèse mon amour, Julia Kristeva propone una configuración enunciativa y narrativa que desafía nuestro reflejo habitual a la clara distinción de los estratos de enunciación. Descubrimos un juego especular, un juego de espejos que a menudo confunde las voces, y de esta configuración aparece una galería completa de retratos : vemos el retrato del personaje principal, Teresa de Ávila, la mística carmelita de la España del siglo XVI. También está la voz - retrato de la narradora, Sylvia Leclercq, quien cuenta y cuenta historias. Detrás del retrato del narrador vislumbramos las huellas del autor, su ethos revela un retrato que, a medida que se desarrolla la historia, tiene pequeños toques. Los tres casos tienen algo en común : se expresan en lo femenino, un femenino que se describe y describe, por decirlo así, más allá de los siglos, con la misma preocupación, la misma búsqueda, la del significado.

Em Thérèse mon amour, Julia Kristeva propõe uma configuração enunciativa e narrativa que desafia nosso reflexo habitual à clara distinção dos estratos da enunciação. Descobrimos um jogo especular, um jogo de espelhos que muitas vezes confunde as vozes, e dessa configuração aparece toda uma galeria de retratos : vemos o retrato da personagem principal, Teresa de Ávila, a mística carmelita de Espanha do século XVI. Há também a voz - retrato da narradora, Sylvia Leclercq, que conta e conta histórias. Por trás do retrato do narrador, vislumbramos os traços do autor, seu ethos bastante revelador de um retrato que, à medida que a história se desenrola, é construído com pequenos toques. As três instâncias têm em comum o fato de se expressarem no feminino, um feminino descrito e descrito, para dizer, além dos séculos, a mesma preocupação, a mesma busca, a de significado.

In Thérèse mon amour, Julia Kristeva proposes an enunciative and narrative configuration that challenges our habitual reflex to the clear distinction of the strata of enunciation. We discover a specular game, a game of mirrors that often confuses the voices, and from this configuration appears a whole gallery of portraits : we can see the portrait of the main character, Thérèse d’Avila, the Carmelite mystic of Spain of the sixteenth century. There is also the voice - portrait of the narrator, Sylvia Leclercq, who tells and tells stories about herself. Behind the portrait of the narrator we glimpse the traces of the author, his ethos quite revealing a portrait that, over the story, is built small strokes. The three instances have the same things in common : they express themselves in the feminine, a feminine that is described, a feminine who describe, to say, beyond centuries, the same concern, the same quest, the meaning.

Sommaire

Texte intégral

Note de bas de page 1 :

En 1970, elle est béatifiée et canonisée avec Catherine de Sienne. Le Pape Paul VI la proclame docteur de l'Église. Elle est la première femme à obtenir ce titre.

Thérèse mon amour, né de la plume de la romancière, sémiologue et psychanalyste Julia Kristeva, est un récit subversif, quant à la configuration énonciative et narrative qu’il présente. Publié en 2008, le texte raconte, de manière fragmentaire, l’histoire d’une religieuse qui avait marqué l’histoire de l’Espagne catholique au seizième siècle. Le portrait de la carmélite quasi épileptique, qui n’est autre que Thérèse d’Avila1, est saisi selon un point de vue narratif et spéculatif, qui accorde le primat au traitement psychanalytique.

Thérèse, qui se soumettait à des mortifications extrêmes, faisait de son corps châtié le foyer de cristallisation d’une passion amoureuse, charnelle, mais transcendée. L’amour charnel et éphémère se mue en une ferveur fusionnelle avec l’Etre aimé. C’est tantôt Jésus le Fils, tantôt Dieu-le-Père. Julia Kristeva examine, en psychanalyste attentive aux signes médicaux et religieux, le comportement de cette pénitente invétérée. L’image de la transverbération dont jouit douloureusement Thérèse est la synthèse paradoxale de la volupté amoureuse et de l’extase spirituelle.

Mais que nous apporte l’histoire de la mystique du seizième siècle, lecteurs contemporains que nous sommes ? C’est justement en observant l’articulation entre le spéculatif et le spéculaire, deux concepts que nous ne sommes pas portés à mettre dans un ordre de priorité, que nous nous rendons compte d’un phénomène de jeu de miroir, lequel induit une certaine complexité au niveau des postures énonciatives : la narratrice s’appelle Sylvia Leclercq, elle est psychanalyste, elle travaille sur les archives de Thérèse d’Avila dont le portrait sera élaboré progressivement, au fil de la narration. Sylvia Leclercq établit une interaction avec la religieuse ; elle lui adresse directement la parole. Se constitue alors un dialogue à travers les siècles.

De fait, nous nous rendons compte qu’il y a un jeu de miroir qui, partant du portrait, génère un autoportrait, celui de la narratrice elle-même. C’est plus dans le rapport du féminin au désir, que dans l’attrait du religieux, que l’on pourrait légitimer un certain phénomène d’identification entre la narratrice athée, du vingt-et-unième siècle, et la dévote zélée, du seizième siècle. Au demeurant, ce sont les manières de transcender la passion charnelle qui diffèrent. Thérèse épouse symboliquement Dieu-le-Père. Sylvia se concentre sur les études psychanalytiques et ne cesse, tout au long du récit, de citer comme référence son père spirituel, Freud.

La configuration énonciative du récit s’avère encore plus complexe, à partir du moment où l’autoportrait est aussi réalisé par Thérèse d’Avila elle-même. C’est que la narratrice, Sylvia Leclercq en l’occurrence, ne cesse de se référer aux écrits quasi-autobiographiques de la religieuse. Le Livre de la Vie, Le château intérieur, Relations ou Chemin de perfection sont régulièrement cités comme la somme d’une expérience spirituelle extrême, vécue au féminin, et exprimée sous la plume d’une femme, laquelle n’hésitait pas à associer à l’auto-perception psychologique des aspects de son état physique et de sa santé qui déclinait à vue d’œil.

La narration, qui par moment bascule en ekphrasis, permet de dessiner trois échelles énonciatives, autour desquelles s’articulera notre communication, et qui, toutes, dessinent le portrait et l’autoportrait du féminin en double. S’affirmant comme peinture de l’âme, plus que celle du corps, la langue de Thérèse est en quelque sorte un Ut pictura poesis, une auto-description poétique qui dessine l’orante en posture d’union avec Dieu-le-Père. La langue de Sylvia Leclercq qui sonde l’âme de la religieuse, pour se découvrir elle-même, oscille entre le spéculaire psychologique et le spéculatif psychanalytique. Cependant, derrière ces postures énonciatives, il y a un démiurge. Il s’agit de Julia Kristeva qui, par l’interposition de la narratrice et du personnage féminin, fait de ses analyses une sorte d’autoanalyse étayée par un certain nombre de concepts, de problématiques, qui ne sont pas sans rappeler son expérience individuelle, avec les signes et avec la psychologie clinique.

Ainsi, on se propose de développer le travail autour de trois axes.

Il sera question dans un premier moment d’examiner le portrait de la carmélite dans l’optique d’une articulation complexe, laquelle oscille entre l’extase religieuse et la volupté érotique. La transverbération, évoquée dans le récit, sous l’influence de la peinture religieuse du début du dix-septième siècle, est la synthèse même de cette association qui repose sur la passion.

Le deuxième axe se rapportera à l’interaction entre la pénitente invétérée et la narratrice, Sylvia Leclercq, qui, tout en racontant la passion de Thérèse d’Avila, se raconte elle-même. Sa narration et sa posture énonciative valent autobiographie. Comment donc s’effectue cette transition du portrait à l’autoportrait ?

Moyennant l’examen de cette configuration énonciative complexe, nous finissons par interroger les échelles de la construction polyphonique. L’idée est de voir dans quelle mesure l’auteur psychanalyste, Julia Kristeva en l’occurrence, est impliquée dans ce jeu de miroirs intégrant les trois instances dont parle Ducrot ; personnage, narrateur et auteur.

Note de bas de page 2 :

Personnage représenté en prière, les bras étendus.

I- L’orante2 en posture de soumission ou la fusion passionnelle

S’il y a une phrase qui illustre le mieux le portrait de Sainte Thérèse d’Avila, c’est incontestablement celle où la narratrice dépeint les portraits, tant physique que moral, de la religieuse : « Cette femme avec son visage lumineux sous sa coiffe noire et sa couronne d’épines. Elle aime un homme, un seul, c’est son Dieu. » (Kristeva, 2008 : 119). L’on apprend que la carmélite, souvent représentée en posture d’orante, en prière, les bras étendus, est animée d’une passion irrésistible. L’auteur de ce portrait est probablement inspiré des tableaux réalisés en l’honneur de la sainte. Le visage lumineux et la couronne d’épines sur la tête font référence, mais de manière oblique, à Jésus, le bien-aimé de Thérèse.

Mais le feu de la passion conduira progressivement cette femme à confondre ferveur et volupté, extase et jouissance. Thérèse reconnait, au terme de son expérience spirituelle, qu’elle avait vécu sa passion sur le mode de l’ambiguïté. Aussi avouait-elle au père Jean qu’elle était animée par une ardeur qui prêtait à équivoque : « La sensualité prend aussi ses goûts dans les choses spirituelles, mon père, je ne trouve pas que les sens et l’esprit soient si dissociés les uns de l’autre. » (Kristeva, 2008 : 611). De fait, tenter d’examiner le portrait de la religieuse, c’est s’adonner à une activité de dissociation sémiologique, ne serait-ce que pour identifier ce qui relève de l’humain et ce qui relève du divin.

1- L’expérience spirituelle

Dès son jeune âge, Thérèse d’Avila se découvre une tendance assez prononcée pour les choses spirituelles. Elle sera amenée à transcender sa passion, mais son amour s’avère plus une sublimation qu’une expérience réelle portée sur un objet de désir concret. C’est probablement dans cet ordre d’idée que la narratrice se plaît à dépeindre la carmélite, non seulement au moyen du dispositif lexical et adjectival que lui offre le langage descriptif, mais aussi au moyen d’un discours de portée spéculative. Et c’est ainsi qu’elle s’exprime sur le mode de l’hypothétique à valeur assertive : « Si elle, Thérèse aime Dieu à ce point, c’est qu’elle Le craint – le châtiment est l’envers solidaire de l’amour, l’amour, une exigence sévère qui vous punit à vous rendre malade ? » (Kristeva, 2008 : 21). L’attachement spirituel de Thérèse est un mal-être, il est vécu comme une (auto)punition, une mortification qu’elle s’inflige, au fur et à mesure qu’elle prend conscience d’avoir manqué à son devoir, celui de n’aimer que Lui, Dieu-le-Père.

Dans la peinture religieuse du seizième siècle, il est des tableaux qui illustrent de manière assez révélatrice l’amour et la crainte de la pénitente. Il s’agit de ce qu’il est convenu d’appeler dans la mystique catholique la transverbération. Dans la tradition mystique de la religion catholique la transverbération demeure étroitement liée à sainte Thérèse. Aussi pourrait-on lire dans Trésor de la langue française : « [Dans la langue mystique] Grâce mystique spéciale, accordée à Sainte Thérèse d'Avila, qui voyait un séraphin lui transperçant le cœur avec un dard enflammé. » (d'apr. Foi t. 1 1968). Cette définition est étayée, selon le principe de la délégation de parole, par un discours explicatif énoncé par le personnage lui-même.

Nous découvrons Thérèse, la dévote, en posture de l’être qui abdique totalement sa volonté, et se soumet douloureusement au transpercement symbolique : « mon dard… mon javelot qui me percez le cœur et plus à l’intérieur encore… plus profond, plus bas, au fin fond du château. » (Kristeva, 2008 : 119). Cette représentation qui relève plus de l’ekphrasis que de la description intégrée à la narration est la preuve de la christianisation d’une scène qui appartient à la tradition païenne, gréco-latine tout particulièrement. C’est dieu Amour qui transperce le cœur de l’amant pour le subjuguer, pour le mettre à la merci de l’être aimé. Dans la scène de la transverbération se confond la tradition païenne avec la tradition chrétienne, ne serait-ce que pour montrer à quel point l’humain et le divin fusionnent dans la passion du sujet.

Pour mieux accentuer les traits descriptifs du personnage paradoxal, la narratrice renonce à la troisième personne du singulier, elle emploie vous, deuxième personne du pluriel. L’adresse à Thérèse pourrait valoir procès, où tout se meut selon un ordre duel : « Votre corps est un lieu paradoxal, dedans et dehors, chair et verbe, désir et Néant, un lieu sans lieu, je fondu dans tu et qui se désigne alors à la troisième personne, une non-personne au féminin. » (Kristeva, 2008 : 90). Décidément ce jeu de correspondance pronominale se convertit en un enjeu de convergence et de divergence sémantique ; il y va de la constitution de l’être. Le corps de Thérèse est le foyer associatif du paradoxe, un paradoxe constitutif du féminin, de l’humain. Je, tu, il et vous ne sont plus ici des particules grammaticales employées pour une commodité énonciative, ils sont plutôt des étants constitutifs de l’être, au sens heideggérien du terme.

L’auteur de l’Introduction à la métaphysique soutient que « l’être ne peut être comparé avec rien d’autre. Il n’y a que le néant qui soit l’autre pour lui. » (Heidegger, 1967 : 88). Il en découle que l’être se passe des paradoxes et de ses manifestations (étants) contingentes. Heidegger s’en tient à la seule étymologie grecque pour saisir ce qui est permanent dans l’être : « "Etre" pour les Grecs signifie : "stabilité". » (Heidegger, 1967 : 74). C’est justement dans le contingent et dans l’instabilité que Thérèse d’Avila sollicite le permanent, le stable, pour que se constitue une forme de symbiose entre les exigences humaines du corps et les aspirations divines de l’esprit. Mais, le poids du corps de la pénitente est tel qu’elle se trouve totalement sujette à ses lois, aux lois de la pesanteur et du désir irrésistible de l’autre, ce qui induit une confusion entre le profane et le sacré.

2- Le désir amoureux

Note de bas de page 3 :

On pourrait saisir le mot passion aux deux sens du terme ; c’est à la fois la passion pour un objet de désir, et la passion du Christ sur la croix.

Note de bas de page 4 :

Mot espagnol qui signifie « évanouissement ».

Note de bas de page 5 :

Ce qui correspond à ce qui est communément appelé portrait physique et portrait moral.

L’image ou la scène de la transverbération qui traversait les siècles fait de Thérèse d’Avila l’icône même de l’expérience mystique du transpercement par le feu de la passion3. Cette scène se prête, outre l’interprétation spirituelle, mystique, à une explication psychanalytique. Ainsi pourrait-on constater que le calvaire dont souffrait la carmélite était « un mélange d’amour et de crainte, de sexe et d’effroi. » (Kristeva, 2008 : 21). Le corps ne saurait se soumettre pour longtemps aux ordres d’une pénitente acharnée, déterminée à observer les instructions du Carmel de la manière la plus stricte. Pour décrire les signes pathologiques de plus en plus manifestes chez Thérèse, la narratrice procède par empilement prédicatif, par énumération lexicale à valeur dépréciative : « anorexie, langueur, insomnie, syncopes (desmayos4), épilepsie… paralysie, étrange saignement et affreuse migraines. » (Kristeva, 2008 : 20). Notons que ces signes pathologiques participent, tout à la fois, de la prosopographie et de l’éthopée5.

Note de bas de page 6 :

On verra par la suite que la psychanalyse aura droit de cité dans le récit de Julia Kristeva.

De cet état de fait l’on constate que la narratrice ne se contente pas outre mesure de raconter l’histoire de la religieuse espagnole du seizième siècle, de décrire son état de conscience et son étiolement physique. L’enjeu est également de la soumettre, étant une illustration parfaite de la foi qui se confond avec la jouissance de la chair, à un examen psychologique assez profond6. Ce genre d’examen met la sexualité au cœur de l’analyse du cas Thérèse d’Avila. C’est dans cet ordre de perception que la narratrice, s’exprimant à l’adresse de la religieuse, affirme : « Vous savez que la sexualité est l’onde porteuse de l’amour, et notamment de l’amour de Dieu, même si vous ne le dites que de façon indirecte, par fiction, fabulation, métaphore. » (Kristeva, 2008 : 89).

Nous ne pourrons soutenir de manière systématique des interprétations qui associent l’expérience mystique à la notion de libido. Mais disons par ailleurs que le cas de Thérèse s’y prête parfaitement, d’autant que la narratrice s’appuie sur les écrits autobiographiques de la religieuse, particulièrement sur les fragments où il est question d’autoportrait. Dans Vie, ouvrage de portée spéculative et autobiographique, et qui met le dolorisme à l’honneur, la carmélite avoue :

Il m’arrive quelquefois de perdre presque entièrement le pouls ; c’est du moins ce qu’assurent les sœurs qui m’approchent alors et commencent à mieux s’y connaitre. J’ai aussi les avant-bras très écartés et les mains tellement raides que, parfois, je ne parviens pas à les joindre. (Kristeva, 2008 : 265)

Note de bas de page 7 :

La psychanalyse parle de sublimation. Julia Kristeva en donne la définition dans le récit même : « Avec Freud, on appelle sublimation ce déplacement du plaisir, à partir du corps et des organes sexuels, dans la représentation ».

Mais que nous apportent ces descriptions, du portrait ou de l’autoportrait ? S’agit-il en fait de rendre compte d’une tension, d’une confrontation entre la jouissance et la transcendance ?7 L’expérience mystique de Thérèse d’Avila n’était pas pour lui apporter le repos et la quiétude de l’âme ; le désir, celui de son corps, est constamment confronté à son refus. Et ce refus est une violence qui contraint le corps à se dépasser en provoquant l’engourdissement total des sens. Toutefois, cette forme de transcendance du désir dans les mortifications que la religieuse s’inflige, comme pour châtier ses membres désobéissant à sa volonté, est démentie par certains rapports qu’elle avait entretenus avec des hommes illustres dans les couvents des Carmes. Sa relation avec Salazar est « un haut lieu du pur amour, qu’elle distillera naturellement par écrit. » (Kristeva, 2008 : 334).

L’écriture de l’auto-perception, de l’autoportrait surtout, pourrait être appréhendée dans sa fonction thérapeutique. Thérèse tente d’apaiser la tension qui prend possession d’elle, au moment où elle s’adonne à cœur joie à l’expérience de l’écriture. La langue de l’écrit lui souscrit de ménager un espace autre, de portée monologique. C’est l’espace qui lui permet de penser, de consigner ses doutes, noir sur blanc, de se soustraire au feu de la passion amoureuse, parce que « C’est la pensée qui dévoile et creuse la "faille" ou la "dualité" du Moi pensant, mais c’est la pensée aussi qui en est la thérapie la plus efficace. » (Kristeva, 2004 : 308).

La religieuse s’interroge : « Qui suis-je alors ? » Cette interrogation permet de deviner une voix autre, une voix qui ne cesse d’entrer en interaction avec la mystique, afin de l’interpeller, l’interroger, la mettre à découvert. Nous ciblons bien évidemment la voix de la narratrice, Sylvia Leclercq, la psychanalyste athée qui raconte, s’abandonne à des spéculations théoriques, concernant la conduite de la pénitente, mais Sylvia raconte et s’en réjouit parce qu’elle voudrait se comprendre elle-même.

II- De la narration spéculaire

Note de bas de page 8 :

A la page 25 de la présente édition.

Le nom de la narratrice, Sylvia Leclercq, apparait dès les premières pages8 du récit. En terme narratologique, elle s’affiche, non seulement comme la narratrice d’un récit homodiégétique, elle correspond aussi à ce que Genette met sous l’étiquette de narrateur d’un récit autodiégétique (Genette, 1972 : 251), à partir du moment où elle construit un univers fictionnel dans lequel elle est impliquée comme personnage, comme actant qui participe à la construction et du discours et de la narration. De fait, nous découvrons au fil de la narration deux histoires parallèles, celle de Thérèse d’Avila et celle de Sylvia Leclercq. Cette configuration énonciative favorise tantôt le portrait, tantôt l’autoportrait des deux femmes. L’une et l’autre décrivent et se décrivent. Il est donc question de psychologie, de psyché et de jeux de miroir.

1- Psychologie et jeu de miroir

Sylvia Leclercq est une psychanalyste qui entreprend de mener une enquête à l’échelle de l’histoire. Son projet vise à collecter des documents se rapportant à sainte Thérèse, dont la vie et l’œuvre demeurent un champ d’investigation peu connu de la société des psychologues, peu reconnu de la communauté littéraire. La narratrice athée relate l’histoire de la sainte dans une intention démystificatrice ; elle fait de sa biographie une autobiographie, la sienne, et le portrait se convertit en autoportrait. Nous sommes en fait face à un jeu de miroirs où l’écriture profane fait du récit spéculaire une analyse spéculative. En témoigne cet aveu exprimé à la deuxième personne du pluriel, à l’adresse de Thérèse :

Par-delà le temps, les langues, les cultures, vous me "parlez" parce que je vous traduis à ma façon. Vos illuminations, Thérèse mon amour, vos ravissements, vos hallucinations, vos délires, votre style, votre "pensée" qui se défend d’être un "entendement", qui n’en veut pas – je les reçois à travers mes filtres, je les accueille dans une réflexion à moi, je les abrite dans mon corps, je les pénètre avec mes propres désirs. (Kristeva, 2008 : 79)

Note de bas de page 9 :

Notons également que cette apostrophe reproduit le titre du récit, ce qui lui donne une fonction autoréférentielle.

Une telle déclaration mérite examen, tant sur le plan stylistique que sur le plan thématique. Cet aveu équivaut, en termes barthiens, à un fragment d’un discours amoureux, d’autant que l’apostrophe Thérèse mon amour9 implique une charge affective révélatrice du degré sinon de connivence du moins de proximité entre la narratrice et son personnage. Outre cette figure de style qui participe de la sémantique de l’affection, l’accumulation graduelle, lexicale particulièrement, dépeint plus l’état de conscience de la psychanalyste qu’elle ne décrit le portrait de la religieuse espagnole.

La représentation du portrait bascule progressivement dans le traitement psychologique, on commence par un substantif (ravissement) qui appartient au vocabulaire religieux, mystique surtout, pour finir par un lexique caractéristique du traitement psychanalytique (hallucinations et délires). Cette configuration discursive raconte la transition du mystère du ravissement et de l’illumination à la démystification du délire et de l’hallucination dont souffrait la carmélite. Sous la plume de Sylvia, personnage acteur du récit, narratrice et médecin clinicien, nous apprenons que les frontières entre le ravissement mystique et le délire pathologique ne tiennent le plus souvent qu’à un fil.

Le lecteur attentif à ce genre de récit, qui fait se succéder en alternance narration et réflexion, a beau jeu d’accorder un soin particulier à la répartition des pronoms, ceux notamment qui ont une fonction déictiques (Kerbrat-Orecchioni, 2006 41). Je et Vous sont deux pronoms qui appartiennent aux instances du discours (Benveniste, 1995 : 250). Ils ont une fonction purement discursive. Mais au-delà de cette fonction canonique, ils sont investis dans le discours de Sylvia Leclercq d’une autre propriété, celle en fait de décrire la transition, du personnage au narrateur, du portrait à l’autoportrait. La description axée sur le portrait de Thérèse est assurée par un lexique plutôt dépréciatif, celle de Sylvia par des verbes d’action : « je les reçois…, je les accueille… je les abrite …, je les pénètre … ».

Nous nous trouvons de fait en droit de soutenir que ce fragment, plutôt discursif que descriptif, décrit la transition du portrait à l’autoportrait. La focalisation n’est rien de plus qu’une auto-focalisation. Il est question du désir, non de la sainte, mais plutôt de l’analyste. Cette transition, tout à la fois pronominale et actantielle, est génératrice tantôt d’une convergence, tantôt d’une divergence, quant à la constitution des portraits au féminin.

2- Convergence et divergence dans la construction de l’(auto)portrait au féminin

Note de bas de page 10 :

Ce terme appartient aussi à la théologie chrétienne.

Qu’il s’agisse de Thérèse, personnage mi-fictionnel, mi-réel, ou de Sylvia Leclercq qui décrit et se décrit, nous découvrons dans les deux cas de figure des femmes qui confèrent à l’écriture une fonction irrésistiblement thérapeutique. Ecrire est un purgatoire10 où l’on se purifie non de ses péchés - ça pourrait être le cas pour la religieuse – mais de ses obsessions. Pour Sylvia, il est plutôt question d’exorcisme profane. Comme pour le cas de son personnage, la narratrice construit son propre portrait en procédant au collage de petits fragments disparates. Ce qu’elle dit d’elle-même, elle le fait ou par contraste ou par analogie avec Thérèse d’Avila, sinon quel mobile lui fait déclarer son irréligion au fil de la narration : « Je n’ai pas la foi. Comme tout le monde, j’ai été baptisée, mais je n’ai jamais entendu parler de Jésus à table. » (Kristeva, 2008 : 13). Cet aveu figure au tout début du récit. Cette distance qu’elle prend à l’égard de la religion induit une orientation sécularisante, s’agissant de l’examen qui sera accordé aux archives de la carmélite.

Sylvia Leclercq, étant sensible aux enjeux que constituent les concepts dans l’édification d’une doctrine, religieuse surtout, procède par déconstruction notionnelle, et soumet les notions de la mystique catholique à l’étude, à la psychanalyse. Au cours de la narration elle interrompt son récit afin de ménager un espace spéculatif dans le continuum narratif. Aussi pourrait-on découvrir la définition du mot mystique, dans une optique qui porte le label de la psychothérapie : « J’appelle "mystique", dit-elle, une expérience psychosomatique qui révèle les secrets érotiques de cette foi dans une parole qu’elle construit, ou qu’elle refuse en silence. » (Kristeva, 2008 : 50)

Il s’avère assez remarquable de noter que même le discours à haute teneur spéculative est porteur de traits distinctifs du portrait de la religieuse. Thérèse est une mystique qui s’est imposé une discipline et une conduite pour le moins infaillible, digne d’une carmélite dont le nom demeure rattaché aux sept couvents de son ordre qu’elle avait fondés à travers l’Espagne du seizième siècle.

Note de bas de page 11 :

Dire et ne pas dire est un ouvrage de linguistique, publié par Oswald Ducrot en 1980.

Mais pour la narratrice, qui se donne pour tâche de déconstruire et de reconstruire le portrait de Thérèse, cette œuvre n’est qu’un pis-aller de la passion avortée. La définition de la narratrice a ceci de particulier qu’elle associe le mysticisme à l’expérience du langage, celui qui dit et ne dit pas11, pour reprendre les mots d’Oswald Ducrot. La mystique écrit pour se dépasser, pour passer outre les tares de son corps en émoi, aux prises avec la loi du désir et avec l’appel irrésistible de la chair. Cependant l’œuvre de transcendance s’avère finalement un acte de foi dévoyé en cours de chemin, et les différents ouvrages, qui ciblent la perfection du corps et de l’esprit (Le Livre de la Vie, Le château intérieur, Relations ou Chemin de perfection), et qui sont traités par la psychanalyste avec un soin quasi religieux, révèlent plus le calvaire passionnel exprimé par le corps que la sérénité à la quelle aspire la religieuse.

Toutefois, la convergence entre les deux femmes a aussi droit de cité. Une fois de plus, c’est dans une réflexion de portée analytique et analogique que nous décelons sinon la connivence du moins la ressemblance entre la fille disciple de Freud et la femme qui voue un culte à Jésus : « la mystique et la psychanalyse s’attaquent au "même point" : "la perception par le Moi profond du Ça", et qu’elles visent le même but ; élargir le domaine du moi (et du langage). » (Kristeva, 2008 : 70) Dans tous les cas de figure, l’expérience introvertie (Ça) et l’expérience du langage (Moi) demeurent le terrain favori et pour le mysticisme et pour la psychanalyse. Pour le sacré comme pour le profane, l’idée d’exploration de l’univers introverti est érigée en crédo. Sylvia et Thérèse ont ceci de commun qu’elles cherchent à se dépasser en se cristallisant, l’une dans l’expérience mystique, l’autre dans les recherches psychanalytiques.

Il en découle que le portrait n’est pas systématiquement assuré par le matériau descriptif que nous offre la langue de la narration. Ce récit, raconté tantôt à la première, tantôt à la troisième personne, est intégratif de fragments discursifs qui dessinent, assez pertinemment, le portrait et l’autoportrait. Thérèse mon amour est un cas d’école. C’est un récit qui nous incite à dépasser les vieux schèmes de perception, lesquels confinent outre mesure la représentation du portrait dans le dispositif descriptif, lexical et adjectival, parce qu’il est des réflexions centrées plus sur l’ethos et la conscience du locuteur que sur le contenu de sa réflexion.

Si l’on adopte l’approche de la polyphonie énonciative, on découvre que derrière cette architecture narrative il y a un démiurge. La configuration énonciative et thématique de Thérèse mon amour est l’œuvre d’un auteur qui associe l’expérience du langage à celle du traitement psychanalytique.

III- Du spéculaire psychologique au spéculatif psychanalytique

Pour étudier la configuration énonciative de manière plus ou moins assurée, nous partons du constat que ce récit se refuse à la tentation taxinomique. Ce texte refuse de porter le label romanesque, en dépit des fragments autobiographiques – du personnage ou de la narratrice – que nous lisons au fil de la narration. Ce n’est pas non plus un livre d’histoire, malgré la documentation abondante qui, plus est, traite de la vie et de l’œuvre de Thérèse d’Avila. Evidemment, c’est une œuvre de fiction dans laquelle se dessine progressivement, mais de manière fragmentaire et décousue, le portrait de la carmélite.

Comme nous l’avons mentionné précédemment, le portrait fait miroiter un autre portrait, celui de Sylvia Leclercq, narratrice qu’elle est. A maintes reprises, Sylvia suspend la narration à visée descriptive afin de ménager dans le récit un espace de spéculation à visée psychanalytique. Et c’est dans cette optique que la polyphonie (Rabatel, 2006 : 55-80) a droit de cité. Tout le lexique se rapportant à la psychologie clinique pourrait avoir une fonction heuristique et épistémologique. Derrière le jargon de la psychanalyse se dresse un portrait, celui de l’auteur, Julia Kristeva en l’occurrence.

1- Portrait et terminologie clinique

Julia Kristeva confère à Sylvia Leclercq un rôle qui ne figure pas dans les fonctions du narrateur telles qu’elles sont établies par Gérard Genette (Genette, 1972 : 262). Aussi nous interrogerons-nous sur la possibilité d’assigner au dispositif conceptuel, mis en œuvre par l’auteur dans le récit, une fonction idéologique, à laquelle l’auteur des Figures accorde un soin particulier, d’autant qu’il s’agit de croyance et de non croyance qui ont pour territoire de confrontation le corps féminin. Pour s’en tenir à l’ordre de la polyphonie énonciative, nous soutenons que la narratrice, psychanalyste qu’elle est, assure la médiation, entre l’auteur et le personnage qui fonctionne comme un support de réflexion. Thérèse fait miroiter le portrait au féminin, pour révéler l’instance auctoriale à elle-même.

De ce dispositif conceptuel employé par l’auteur, essentiellement dans le récit de paroles, nous retenons des mots qui se situent au confluent de deux registres, celui de la religion et celui de la psychologie. Des concepts comme mystique, ou sublimation, prononcés par Sylvia Leclercq, en parlant de l’expérience de la religieuse, sont en fait intégrés au discours de l’auteur, mais qui sont exprimés par l’interposition de la narratrice. De ces mots situés à l’intersection des registres, nous retenons, ne serait-ce que pour l’illustration, amour ou transfert. L’auteur fait dire à la narratrice ce discours qui vaut définition : « Ecoutez donc l’amour, et vous entendrez une maladie indispensable à nous autres, frères humains – Nous, les psys, l’appelons transfert : l’amant se fond dans l’aimé et l’aimé dans l’amant. » (Kristeva, 2008 : 84).

Nous sommes tentés de dire que cette définition, aux accents à la fois christiques et savants, est formulée à l’adresse du lecteur. Ainsi ce vous employé dans cet énoncé permettrait de construire une scène d’énonciation (Maingueneau, 2004 : 191), et l’on perçoit dans le récit une scénographie qui implique le lecteur comme un cosignataire de l’énonciation. A côté de ce vous frontal, il y a un nous inclusif, celui des humains, et un nous exclusif celui de la société des psys. Ce pronom participe de ce que Benveniste appelle une corrélation de subjectivité (Benveniste, 1995 : 231). L’auteur de Problèmes de linguistique générale parle de double inclusion dans la première personne du pluriel nous, dans la mesure où cette jonction forme une totalité nouvelle, d’abord parce que « c’est toujours je qui prédomine puisqu’il n’y a de nous qu’à partir de je. » (Benveniste, 1995 : 232)

Note de bas de page 12 :

Il n’est pas indifférent de souligner que le nom de Julia Kristeva est mentionné à maintes reprises par la narratrice dans le récit. En témoignent les pages 228, 411 et 690.

Ensuite, pour la raison que « nous se dit… pour moi et vous. » (Benveniste, 1995 : 232). Cette corrélation et cette totalité nouvelle corroborent l’idée que nous ne sommes plus dans l’interaction actantielle, nous sommes plutôt dans la communication auctoriale12. La question est toutefois de savoir dans quelle mesure cette configuration contribue à la composition du portrait de l’auteur. Dans le discours, plutôt que de parler de portrait auctorial, il s’avère plus judicieux de traiter de l’ethos de l’auteur qui, dans la fiction, délègue son pouvoir à l’instance narratrice.

2- L’ethos de l’auteur

Note de bas de page 13 :

C’est Aristote qui le premier avait défini le mot, dans Rhétorique, comme signifiant l’image de l’orateur imprimée dans son discours.

L’ethos a ceci de distinctif qu’il appartient à la rhétorique et à la polyphonie énonciative. Et c’est à Oswald Ducrot que nous devons la précision conceptuelle de la preuve éthique13. Parlant de l’orateur – ici pour nous il s’agit de l’auteur – le linguiste français soutient : « c’est l’apparence que lui confèrent le débit, l’intonation, chaleureuse ou sévère, le choix des mots, des arguments. » (Ducrot, 1984 : 201). Dans la terminologie de Ducrot, l’auteur est un sujet parlant dont le discours se confond avec celui du narrateur, pour faire miroiter une certaine image, et qui n’est perceptible que dans l’examen de la preuve éthique.

C’est dans la dernière partie du récit baptisée Post-scriptum : Lettre à Denis Diderot sur la subversion infinitésimale d’une religieuse (Kristeva, 2008 : 667), que Sylvia se convertit en prête voix de Julia Kristeva. S’adressant à l’auteur de La Religieuse du dix-huitième, l’auteur de la religieuse du seizième siècle prononce des propos qui valent manifeste : « Je vous demande de faire de votre objet d’incrédulité – Dieu – un objet d’interprétation. » (Kristeva, 2008 : 687). A première vue, il n’y a rien dans cette citation qui puisse caractériser des traits distinctifs du portrait de la locutrice. Mais c’est dans le ton et dans le choix des mots, soigneusement sélectionnés par l’auteur, s’adressant à Denis Diderot, que l’on pourrait déceler l’image, la sienne, qui s’imprime dans le discours. L’impératif indirect exprimé à l’ouverture de la phrase permet l’exposition d’une intention, plutôt qu’une injonction adressée à Diderot, par-delà le décalage des siècles.

Note de bas de page 14 :

C’est le titre d’un ouvrage cité précédemment. Il est consacré à trois femmes écrivaines : Hannah Arendt, Mélanie Klein et Colette.

Un certain ethos de sincérité se profile dans l’énoncé auctorial. Pour la philosophe psychanalyste le fait religieux, avec ce qu’il énonce comme promesse et menace, demeure un mystère qui nécessite, plutôt qu’un réquisitoire sans appel, un examen dépassionné, du discernement. Kristeva a consacré tout un ouvrage à la fois narratif et spéculatif à Thérèse d’Avila, non pas seulement que cette espagnole s’était imposé une vie de claustration et de mortification, mais également, pour ne pas dire essentiellement, que l’expérience de cette religieuse était transcendée par le langage. L’auteur s’intéresse aux femmes qui écrivent et se décrivent, des femmes qui ont du génie féminin14.

C’est dans cette latitude de jonction que nous décelons la connivence entre l’auteur et son personnage, et ce n’est pas un hasard si l’empathie, mieux l’identification, s’est établie entre les deux instances dès le titre - Thérèse mon amour - qui participe d’une rhétorique non moins évocatrice de l’affect. L’examen et le soin que la psychanalyste accorde à l’écriture de certaines femmes permettent d’y relever le ressort et le potentiel intellectuel appréhendés comme la synthèse d’une expérience hors norme. L’écrit est aussi le lieu où se cristallise la preuve éthique.

Cela revient à dire que dans ce genre de texte à voix plurielle, il y a une confrontation d’ethos ; des images imprimées à la surface du discours et dont l’un fonctionne comme le miroir de l’autre, puisque de toutes façons chaque instance recourt à l’écrit pour transcender une expérience placée sous le signe de la crise. En termes psychanalytiques, la crise de Thérèse, accentuée par son corps malade et par son esprit souffrant, est sublimée dans l’écriture et dans le mysticisme, celle de l’auteur dans l’écriture et la psychanalyse.

Toutes les deux auront pris conscience que, dans ce champ d’investigation, la réflexion induit plus d’interrogation qu’elle n’apporte de réponses. Contre l’approche de Denis Diderot qui a fait de la religieuse, Marie-Suzanne Simonin, un objet de scandale à son époque, Julia Kristeva s’est adressée à Thérèse d’Avila, de femme à femme, pour lui signifier que ses crises psychosomatiques, ses moments d’épilepsies répétitives et ses dépressions nerveuses sont la matière, la substance même de son œuvre, de son génie. L’auteur athée dresse le portrait de son personnage pieux, il en a fait un support spéculaire pour se voir en miroir, au-delà des divergences intellectuelles et des croyances religieuses. C’est dire qu’un miroir n’est pas toujours complaisant (Kadra, 2001 : 161), il est des cas où il fait miroiter le portrait en contraste. Et c’est dans cette optique contrastive que nous légitimons l’examen du rapport entre l’auteur et le personnage, la psychanalyste et la religieuse.

Comme Denis Diderot, Julia Kristeva adopte la polyphonie énonciative en principe d’expression, essentiellement dans le récit de Thérèse d’Avila. Ce principe a ceci de particulier qu’il permet de dessiner le portrait selon la technique du support spéculaire. Cela revient à dire que la métaphore des miroirs projetés les uns dans les autres traverse l’ensemble du récit, pour nous proposer une galerie de portraits et d’autoportraits de femmes de lettres, qui font face à la crise par l’écriture. Outre cette figure, l’autoportrait, l’image du sujet qui se mire, qui se voit dans la glace, pourrait être appréhendée à trois niveaux, actantiel, narratif et auctorial.

Le portrait et l’autoportrait au féminin reflètent, outre une nécessité commodité esthétique, une nécessité ontologique. Pour comprendre le mal-être de la femme, de la mystique, l’auteur dut adopter le principe de la succession en alternance, de la narration et de la spéculation, d’autant que s’impose la nécessité de décrypter des rapports des plus complexes entre la psychologie et la religion. L’une et l’autre tentent de s’approprier l’univers intérieur de l’être, elles prétendent apporter la solution adéquate aux âmes en proie à des accès de crises profondes. Pour appréhender la portée esthétique et thématique de Thérèse mon amour, nous dirions que Julia Kristeva a examiné une hagiographie pour en faire une biographie, et de la biographie une autobiographie.