Les politiques de mobilité à Madrid : mutations urbaines dans une « Mairie Du Changement » Mobility policies in Madrid : urban mutations in a « City hall of Change »

Alicia Fernández García 

https://doi.org/10.25965/trahs.1543

Cette contribution a pour objectif d’analyser l’offre de mobilité en tant que marqueur de changement politique à Madrid dans un contexte post-crise et de rupture avec le modèle antérieur. Toutefois, au-delà de l’étude des difficultés de mise en œuvre de ces nouvelles initiatives visant un aménagement urbain multimodal et une réduction de la place de la voiture dans la ville, l’intérêt de cet article porte également sur la complexité d’un changement de modèle urbain et sur les résistances sociales suscitées.

Esta contribución tiene por objetivo analizar la oferta de mobilidad como marcador de cambio político en Madrid en un contexto de poscrisis y de ruptura con el modelo anterior. Sin embarbo, más allá del estudio de las dificultades de puesta en escena de estas nuevas iniciativas orientadas hacia una planificación urbana multimodal y una reducción del lugar del coche en la la ciudad, el interés de este artículo reside igualmente en la complejidad de un cambio de modelo urbano y en las resistencias sociales suscitadas.

O principal objectivo desta contribução é analisar a oferta de mobilidade enquanto marcador de mudança politica em Madrid num contexto pos-crise e de ruptura con o modelo anterior. Não obstante, além do estudio das difficultades de implementação destas novas iniciativas visando um ordenamento urbano multimodal e uma redução do lugar do automóvel na cidade, o interesse deste artigo porta também sobre a complexidade duma mudança de modelo urbano e sobre as resistências sociais suscitadas.

This contribution aims to analyze the offer of mobility as a marker of policy change in Madrid in a post-crisis context and of break with the anterior model. However, beyond the study of the difficulties of implementing these initiatives aiming at a multimodal urban planning and trying to reduce the place of the car in the city, the interest of this article also deals with the complexity of a change in the urban modem and in the social resistances it raises.

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Cet article a pour objectif d’analyser l’offre politique de mobilité en tant que marqueur de changement à Madrid dans un contexte post-crise et de rupture avec le modèle antérieur (Coudroy de Lille et al., 2013). Confrontée à la place dominante des voitures et à une forte dégradation de l’environnement, la nouvelle mairie autoproclamée du « changement » gouvernée par Ahora Madrid, a entamé une transition urbaine à travers la réduction de la circulation motorisée, le partage modal de l’espace et le développement des mobilités douces (Emelianoff, 2015 :137-144).

La mobilité s’est imposée comme un sujet à part entière au sein de la politique urbaine madrilène. L’objectif est désormais de garantir une mobilité plus durable susceptible de briser la conception longtemps entretenue d’une mobilité en conflit avec l’environnement et le bien-être des citoyens (Subirats & García Bernardos, 2015 :7-10). La crise multiforme qui a frappé l’Espagne en 2008 et la récession qui s’en est suivie ont débouché sur une « fenêtre d’opportunité » pour explorer les liens existants entre le modèle économique et la production de l’espae (Héran, 2018 :271-280).

Ainsi, comment dans un contexte géographique, politique et culturel particulier, l’équipe municipale d’Ahora Madrid peut-elle, en agissant sur l’aménagement de l’espace urbain, garantir un changement de modèle ? Quels sont ses leviers d’action en matière de mobilité ? Comment cette nouvelle majorité municipale initialement proche des mouvements sociaux peut-elle » récupérer » la ville et la « rendre » aux habitants ?

À l’approche de la fin du mandat de ce nouvel exécutif local (2015-2019), cette contribution cherche à étudier l’évolution des politiques de mobilité à Madrid et les nouveaux défis posés par le renversement du modèle urbain spéculatif antérieur, dans un contexte institutionnel et sociétal souvent résistant au changement. Pour y parvenir, nous dresserons d’abord un parcours des principaux modes d’action ayant caractérisé l’agenda public local à Madrid, afin de mieux situer les changements introduits par la nouvelle équipe municipale.

Nous étudierons ensuite la nature et la portée des nouvelles politiques de mobilité pour diagnostiquer dans un dernier temps, les difficultés de mise en œuvre de ces initiatives visant un aménagement urbain multimodal et une réduction de la place de la voiture dans la ville. Il s’agira également de s’intéresser à la complexité du changement de modèle urbain et aux résistances sociales suscitées.

1. L’évolution de la gouvernance urbaine à Madrid

Un bref parcours des modèles de gouvernance urbaine à Madrid s’avère nécessaire pour comprendre les transformations de l’action publique locale et notamment la politisation des mobilités dans la capitale espagnole. Qui plus est, la rareté des études portant sur la politique urbaine à Madrid ainsi que l’évolution des comportements en matière de mobilité, nous amènent à nous intéresser à la conversion de la mobilité en sujet politique et polémique.

1.1. Le pari de l’ouverture et de la modernité

Après quarante ans de dictature franquiste, la configuration de Madrid était celle d’une ville ségrégée socialement. Le plan urbanistique de 1941 avait fait construire un anneau vert autour de la ville afin de freiner de futures constructions et de préserver ainsi la séparation entre son centre et sa périphérie (Julià, 2008 :440). L’installation d’industries en banlieue avait fini par expulser les ouvriers du centre-ville tandis que l’activité économique de ce que l’on appelle le » vieux Madrid », se spécialisait dans le secteur tertiaire.

Cette orientation s’accentue avec l’entrée de l’Espagne dans l’UE (1986), ce qui entraîna l’essor du secteur des services et sa tendance à empiéter sur l’espace résidentiel. Les stratégies en faveur d’un « équilibre de la ville » et d’une « ville compacte » imaginées par le premier maire de la démocratie, le centriste Enrique Tierno Galvan (1979-1986), furent ralenties par l’incorporation de celle-ci à une dynamique compétitive et par sa conception comme une ville-entreprise au cours des années 1990.

Comme d’autres métropoles, la capitale espagnole connut une forte marchandisation de l’usage de son espace public (Diaz Orueta, 2009 : 202). À la fin des années 1980 et au début des années 1990, les discours politiques étaient chargés de références aux grands travaux et au développement économique. Des tours d’acier et de béton s’élevèrent dans la capitale espagnole (la tour Picassso en 1989 ou les tours KIO entre 1990 et 1996), identifiant Madrid à la modernité et la désignant comme une grande métropole dotée de tous les signes représentatifs d’une capitale internationale. De plus, le développement de la société de consommation favorisa de nouvelles demandes de produits et de services, ce qui trouva ne réponse dans le secteur commercial avec la multiplication d’entrepôts et l’apparition de grandes surfaces. En 1983, Madrid inaugura son premier centre commercial (Madrid 2-La Vaguada) (De la Fuente & Velasco, 2012 : 43).

Note de bas de page 1 :

Maire de Madrid entre 1979 et 1986 à la tête du Parti socialiste.

Note de bas de page 2 :

En 1989, un accord entre le Parti Populaire et le parti centriste (CDS) permit à Agustín Rodríguez Sahagún d’être nommé maire de Madrid. Par la suite, lors des élections municipales de 1991, José María Álvarez del Manzano (PP) obtint la majorité absolue.

L’aménagement urbain de la capitale fut ainsi revisité et en 1993, un plan dessina les nouveaux contours du modèle urbain, plus penché vers sa projection extérieure et axé sur la recherche de l’excellence et de la compétitivité. Cette étape coïncida avec la mort de Tierno Galvan (1986)1 et l’arrivée de la droite à la mairie2. Désormais, les orientations politiques des majorités conservatrices du Parti Populaire (PP) ciblaient sa dimension culturelle et internationale, le tout sous la promotion de l’investissement public-privé.

L’objectif était de « mettre la ville sur la carte » par le biais de grands événements, d’expositions, de conférences et de festivals internationaux. Le développement de nouveaux projets urbains liés à des événements internationaux tels que la Feria Internacional de Arte Contemporáneo en 1982 ou Madrid Capital Europea en 1988, facilita l’entrée de capitaux du secteur privé dans la gestion publique (Diaz Orueta & Fainstein, 2008 :759-767). De plus, dans le contexte de Madrid capitale européenne de la culture (1992), elle fut alors conçue comme un nouveau centre d’attraction pour le tourisme, et les pouvoirs locaux s’attachèrent fortement à la modernisation de son patrimoine culturel, notamment autour du centre-ville (inauguration du musée national et centre d’art Reina Sofía, le musée Thyssen, l’auditorium national de musique et la Maison de l’Amérique) (De la Fuente & Velasco, 2012 : 35-59).

Note de bas de page 3 :

Président du gouvernement espagnol au cours de deux mandats, entre 1996 et 2004 et ancien président du Parti populaire (PP).

Note de bas de page 4 :

En 1998, Rafael Arias Salgado, ministre du développement du gouvernement de José María Aznar (PP), approuva la Ley del suelo ou loi du sol qui permettait de libéraliser le sol pour le rendre urbanisable. Lire à ce propos Charlotte Vorms, « Surproduction immobilière et crise du logement en Espagne », [https://laviedesidees.fr/IMG/pdf/20090512_espagne.pdf].

La victoire du PP lors des élections législatives de 1996 sous la direction de José María Aznar3 supposa l’irruption d’un urbanisme néolibéral. Les politiques publiques avaient désormais pour but la libéralisation de l’économie et la dérégulation urbaine avec une importance particulière donnée aux mégaprojets tels que le réseau des trains à grande vitesse (AVE en espagnol), la construction de parcs thématiques ou encore, la prolifération de centres commerciaux (Diaz Orueta, 2009 :205-209). On revisita aussi le Plan de Ordenacion Urbana en y intégrant des changements afin de permettre une rapide augmentation du sol constructible4.

C’est ainsi que naissent à Madrid les PAUs (Montecarmelo, Las Tablas, Sanchinarro au nord ou Ensanche de Vallecas et Carabanchel au sud), à savoir des programmes d’action urbaine qui, sous la forme de l’urbanisation de noyaux isolés autour de la capitale, ont provoqué une croissance vertigineuse de son aire métropolitaine.

De plus, en raison de la « coalition de croissance » publique-privée à l’origine de leur conception, ces nouveaux quartiers ont consolidé d’une part l’importance accordée aux intérêts des promoteurs immobiliers dans la conception des politiques urbaines et d’autre part, le recours à la spéculation immobilière comme modèle de financement. En outre, la création de ces îlots résidentiels a donné naissance à un modèle urbain madrilène diffus et étendu où la voiture particulière s’est imposée au détriment de modes de transport plus écologiques tels que la marche à pied ou le vélo.

L’omniprésence de l’automobile à Madrid a ainsi fortement influencé la morphologie et l’organisation spatiale de son tissu urbain. Si ce modèle urbain encouragé par le PP madrilène s’est avéré massif, diffus et coûteux en termes écologiques et économiques, l’inflation spéculative à l’origine de ces projets pèse fort sur l’économie madrilène (Baron, 2010).

Note de bas de page 5 :

On citera à ce propos les revendications menées par le Movimiento por la dignidad del Sur ainsi que par celui nommé le Movimiento por la Calidad de la Educación sur y este constitué en 1994.

Le modèle de ville qui résulte de toutes ces années de spéculation immobilière et de mégaprojets était de plus en plus dirigé à assurer la compétitivité et la croissance économique de cette métropole (Alcalá-Santaella et al., 2011 :307-334). En même temps, les demandes citoyennes contre la marginalité, le chômage, l’insécurité et la vulnérabilité des infrastructures dans certains districts du sud et de l’est provenant de collectifs et associations de voisins, étaient souvent négligées par les gouvernements conservateurs de cette communauté autonome5. Ce modèle de gouvernance urbaine qui relève d’un choix politique a connu un frémissement au cours de la période 2000-2007 avec la « bulle immobilière » puis la crise de l’urbanisme spéculatif (Baron, 2009).

1.2. Mégaprojets urbains et rentabilisation de l’espace

Note de bas de page 6 :

Maire de Madrid à la tête du Parti populaire entre 2003 et 2011 et antérieurement il fut président de la communauté autonome de Madrid de 1995 à 2003.

L’arrivée à la mairie de la capitale espagnole d’Alberto Ruiz Gallardón (PP, 2003-2011)6 donna un nouveau cap aux politiques urbaines désormais focalisées sur la recherche de deux objectifs : accroître l’importance politique de la ville en améliorant ses instances de décision, et renforcer le modèle de ville compétitive mondiale en développant fortement les domaines permettant son développement économique (De la Fuente & Velasco, 2012 :46-47). Dans ce sens, la promotion urbaine de Madrid sans doute encouragée par sa candidature aux Jeux Olympiques de 2012, fut à l’origine de la création de la société Empresa Municipal Promoción Madrid en 2002 puis en 2008, de l’Oficina Madrid Global.

Note de bas de page 7 :

Il s’agit d’un centre d’affaire autour de quatre tours qui sont les plus hauts immeubles de Madrid. On y trouve la tour Espace, la tour de Cristal, la tour PwC et la tour nommée Cepsa. Les travaux de construction commencèrent en 2004 et ils prirent fin en 2009.

Note de bas de page 8 :

La M-30 est une voie circulaire qui fait le tour de la capitale.

Pendant cette période, ces deux entités vont s’occuper du marketing urbain et de la projection internationale de la ville. La recherche de l’attractivité de Madrid et la volonté de la repositionner au niveau international ont également encouragé la construction des quatre tours les plus hautes de la ville7. Entre 2000 et 2013, Madrid s’est ainsi imposée comme la ville d’Europe où l’on a construit les plus hauts bâtiments (Appert et al., 2017 :469-480). Au milieu de cette « folie des grandeurs », se placent deux grands projets d’infrastructures : l’enfouissement de l’autoroute M-308 suivant le modèle du Big Dig de Boston et la construction d’un nouveau terminal (T4) à l’aéroport de Barajas sur plus de 750 000 m2, ce qui lui vaut désormais la condition de hub mondial (De la Fuente et Velasco, 2012 :49).

De même, le développement des mégaprojets urbains fut conçu comme une option stratégique dans le cadre des nouvelles politiques urbaines (Diaz Orueta & Fainstein, 2008 :759-767). Les opérations urbanistiques menées ou reprises au cours de ces années témoignent d’un modèle urbain désormais marqué par le gigantisme. À ce propos, on citera l’Operación Rio, un plan titanesque de rénovation urbaine aux abords du fleuve Manzanares et la très controversée opération Chamartín qui demeure l’exemple emblématique d’une « périphérie néolibérale » (Diaz Orueta, 2015 :179-182).

Note de bas de page 9 :

« Gallardón gastó 11 millones de euros en falsos proyectos », Publico, 12 juin 2017.

Actuellement, ce projet d’aménagement du nord de Madrid a été redimensionné par la nouvelle équipe municipale en fonction de nouveaux objectifs tels que le développement des logements sociaux et des mobilités douces (Baron et Fernandez Garcia, 2019). Le pouvoir politique, parfaitement couplé avec les principaux groupes économiques, renforça un modèle de gestion public-privé où les surcoûts, les privatisations et l’opacité ont marqué la gouvernance du PP madrilène (Camacho et al., 2015 :15-23). Un modèle considéré dans l’actualité comme ruineux et qui a plongé Madrid dans ce que l’on appelle la culture « del pelotazo », à savoir de la spéculation, des coûts exorbitants et des projets pharaoniques souvent à l’arrêt voire jamais réalisés9.

Note de bas de page 10 :

« La operación Mahou-Calderón ‘se desatasca’ », El Mundo, 1 juillet 2017.

Des exemples de ce modèle de développement urbain marqué par le gigantisme et la spéculation sont l’Eurovegas, ce grand projet de casinos promu par Adelson, un entrepreneur très controversé et soutenu par le gouvernement de la communauté de Madrid qui ne vit jamais le jour ; l’aménagement de la Plaza de España jamais conclu ou encore, le projet Mahou-Stade Calderón qui prévoyait dix tours de 36 étages et qui fut annulé par les tribunaux10.

À l’initiative de ces grands projets, on trouve des acteurs privés tandis que la participation publique, totalement subsidiaire, servit surtout à faciliter les retours sur investissements des promoteurs. Ce repli des pouvoirs publics dans la planification de la ville, parallèlement au repli de l’État dans la prestation de services, ont fait de Madrid l’une des références privilégiées de l’urbanisme néolibéral.

Note de bas de page 11 :

« 4000 farolas para 6000 vecinos », El País, 9 mars 2015.

Le mot d’ordre des politiques publiques était « l’aménagement rentable » de l’espace, donnant ainsi naissance à un urbanisme madrilène désordonné et fortement spéculatif qui a légué des îlots résidentiels, des déséquilibres territoriaux et sociaux ainsi qu’une forte dépendance à la voiture privée (Albalaye & Bel, 2012 :457). Comme dans d’autres villes espagnoles, la bulle immobilière a fait émerger de nombreux quartiers et villes fantômes souvent éloignés des transports et des services publics. Ce fut le cas du lotissement nommé Cristina Sur, dans la ville de Pinto au sud de Madrid (Faure, 2008 : 56-57), ou le quartier de Valdebebas, dont les bâtiments qui devaient héberger 30 000 résidents n’en comptent désormais que 6 00011.

Le modèle ne répondait pas à une demande sociale liée aux besoins de logements, mais à la quête d’enrichissement des promoteurs immobiliers et des banques. À Madrid, les prix de l’immobilier ont augmenté de 174 % de 1995 à 2005 contre 46 % pour les salaires. Les Espagnols se sont fortement endettés pour devenir propriétaires : en 2005, le taux d’endettement des familles atteignait 110 % de leurs revenus (Fernandez Garcia & Petithomme, 2015 : 9-15).

La troisième étape dans la gouvernance urbaine est liée à l’impact de la crise économique et des politiques d’austérité qui se sont succédées entre 2008 et 2014. Afin de pallier le chômage élevé, notamment dans les villes avec une forte dépendance à l’égard du secteur du bâtiment comme Madrid par exemple, le gouvernement socialiste de José Luis Rodriguez Zapatero (2004-2011) mit en place le Fondo Estatal de Inversión Local, qui octroya aux villes la liberté de financer des projets urbains tels que la réhabilitation de bâtiments, l’amélioration des espaces et installations publiques, et des projets d’infrastructures comme le transport public, la mobilité durable, etc. (Vallés & Maravall, 2010 : 61-79).

Toutefois, en 2011, l’UE imposa à l’Espagne un ensemble de mesures d’austérité. Parmi celles qui touchèrent le plus le domaine des politiques urbaines, on citera la réforme de l’article 135 de la Constitution qui limite l’endettement et donne la priorité au paiement de la dette publique. À travers cet outil, le gouvernement central imposa d’importantes coupes budgétaires dans les services de base des communautés autonomes et des gouvernements locaux, marquant ainsi le retour à « l’urbanisme d’austérité ».

Note de bas de page 12 :

« La ciudad de la Justicia en liquidación », El País, 26 novembre 2013.

Note de bas de page 13 :

« 100 millones de euros después, en Madrid se seguirá poniendo el sol », El Mundo, 19 décembre 2014.

Les élections municipales de 2015 ouvrirent une nouvelle étape dans la gouvernance urbaine avec l’accès de nouvelles coalitions de gauches alternatives à la mairie de grandes métropoles telles que Madrid, Valence ou Barcelone comme une réponse à la corruption, à l’austérité et à l’aggravation des inégalités. De nouvelles équipes municipales qui doivent composer avec de forts endettements laissés par les mairies sortantes et avec des ruines urbanistiques résultat de l’urbanisme spéculatif des années 1990-2000, tout en promouvant une nouvelle orientation dans les politiques urbaines (Coudroy de Lille et al., 2013 : 15). À Madrid, le legs des maires conservateurs du PP est désastreux avec des quartiers planifiés et à l’abandon (Pau de Vallecas, Pau de Carabanchel) et de nombreux projets faillis en dépit de forts investissements publics comme ce fut le cas pour la Ciudad de la Justicia12 ou encore le Centro Internacional de Convenciones13.

2. La mobilité à l’épreuve de la transition

Note de bas de page 14 :

Maire de Madrid depuis les élections municipales de 2015 sous les couleurs du mouvement Ahora Madrid (Maintenant, Madrid).

Note de bas de page 15 :

Parti de gauche dite alternative à la tête du politologue Pablo Iglesias.

Note de bas de page 16 :

Plateforme citoyenne municipaliste créée en 2014.

Note de bas de page 17 :

Membre du parti populaire (PP) et président du gouvernement espagnol de 2011 à 2018.

Scindée autour de plusieurs courants, la coalition Ahora Madrid dirigée par Manuela Carmena14 compte 20 conseillers municipaux sur un total de 57 et se définit comme une « candidature citoyenne d’unité populaire » regroupant plusieurs groupes politiques (8 membres de Podemos15, 5 dissidents d’IU, 3 appartenant au groupe Ganemos16, 3 indépendants et un membre d’Equo, parti écologiste). Les multiples cas de corruption (Acuamed, Colmenar Viejo, Ampuero, Mercamadrid etc.) qui touchèrent le PP après 24 ans de pouvoir dans la communauté, ainsi que les accusations de financement illégal dont sont victimes certaines personnalités importantes du parti et qui sont à l’origine de la motion de censure contre Mariano Rajoy17 du 1er juin 2018, ont nourri la méfiance des citoyens à l’égard des partis traditionnels. La victoire de l’équipe de Carmena, en 2015, eut lieu dans un Madrid meurtri par les années de crise et les affaires de corruption, et où la perspective d’un changement s’imposa (Fernandez Garcia & Petithomme, 2019).

Note de bas de page 18 :

Appelé aussi mouvement du 15-M. Il s’agit d’un mouvement social qui est né suite à la crise économique de 2008.

Il est important de souligner qu’une partie des membres d’Ahora Madrid ont été des membres actifs du mouvement des indignés18 en 2011, de telle sorte qu’ils en ont importé une nouvelle culture politique et des revendications telles que la transparence ou la démocratie participative (Petithomme, 2018 :163-178). Des marqueurs qui caractérisent désormais l’action publique municipale à Madrid (Nez, 2018 :112-121). À ce propos, le terme « transition » fait ici référence à une nouvelle ère marquée par des promesses de transparence et de rigueur dans la gestion publique, mais aussi par une nouvelle conception de la ville dont le mot d’ordre est « la réappropriation de l’espace », qui est devenue la marque de fabrique de cette nouvelle équipe municipale (Cottin-Marx et al., 2013).

2.1. La réorganisation de l’espace et le partage de la mobilité à Madrid : entre héritage et renouveau

Note de bas de page 19 :

Maire de Madrid de 2011 à 2015 sous l’étiquette du PP.

Avant l’arrivée d’Ahora Madrid, les équipes municipales du PP ont tâché d’agir, quoique tardivement, sur les émissions polluantes provenant des transports motorisés, à travers la mise en place de politiques dans les domaines de l’aménagement et de la mobilité. Ana Botella (2011-2015)19 mit en place, en décembre 2014, à savoir à la fin de son mandat, la création de Zones de priorité résidentielle (APR), une mesure de semi-piétonisation déclarée expérimentale sous le gouvernement de son prédécesseur Alberto Ruiz Gallardón (2003-2011).

Note de bas de page 20 :

« Gallardón se sube por fin a la bici », El Mundo, 8 mai 2011.

Note de bas de page 21 :

« BiciMad pide el rescate », El Mundo, 22 octobre 2015.

Toutefois, les modes de transport doux, à savoir le vélo et la marche à pied, sont restés minoritaires dans la capitale où en 2012, seuls 29 % des déplacements se faisaient à pied et où les vélos étaient pratiquement inexistants. Concernant le vélo, il fallut attendre 2011, huit ans après son élection à la mairie, pour que Alberto Ruiz Gallardón présente des propositions en matière de mobilité. Parmi ses promesses jamais réalisées, on citera la création d’une piste cyclable de 5 km pour relier la place Castille à la place Cibeles ou son projet de construction d’une M-10, un anneau cycliste autour du centre-ville20. Par ailleurs, malgré sa volonté répétée de doter Madrid d’un système de location publique de vélos, l’initiative ne s’est concrétisée que sous le mandat d’Ana Botella et s’avéra très vite un échec21.

Note de bas de page 22 :

« Madrid ensancha su corazón », El País, 1 décembre 2017.

Note de bas de page 23 :

« El ayuntamiento busca un nuevo modelo de movilidad para Madrid », El País, 23 mai 2016.

Conséquence de ces années marquées par des promesses souvent non tenues en matière de mobilité, la métropole madrilène se caractérise par l’invasion de l’automobile, la détérioration de la qualité de vie et la pollution de l’air. Madrid réserve 80 % de son espace public à la voiture privée même si celle-ci transporte moins de 30 % des habitants22. Pour l’équipe d’Ahora Madrid, la mobilité va au-delà d’un simple débat sur l’usage de la voiture et elle occupe désormais une place centrale au sein des politiques publiques23.

Cette nouvelle mobilité qui octroie un rôle prioritaire au vélo et aux piétons implique une nouvelle manière de penser l’espace et une volonté de se le réapproprier en renforçant la participation citoyenne dans la ville (Harvey, 2013). Si ces nouveaux élus sont les acteurs d’une transition « écomobile », leurs politiques en faveur des déplacements durables, d’une réduction du trafic motorisé et du partage modal de l’espace, font face à de multiples défis financiers, politiques, urbains et citoyens (Ascher, 2013 : 60-72).

Note de bas de page 24 :

En 2012, la dette de la mairie de Madrid s’élevait à 6 819 millions d’euros, il s’agissait de la dette la plus élevée de toute l’Espagne.

D’abord, financiers car elles doivent se développer dans un contexte de raréfaction des ressources mises à leur disposition. Confrontées à une crise économique sans précédent, Madrid a vu sa capacité de régulation politique amendée par la mise en place d’importantes coupes budgétaires depuis 2011, et sa capacité d’investissement est désormais plus limitée malgré la restructuration de sa dette municipale24. Des défis urbains également, en raison d’un tracé urbain pensé majoritairement pour les véhicules motorisés (Baron et Loyer, 2015 : 40-51).

Des défis citoyens enfin, à cause des résistances suscitées par la transformation des modalités de gouvernance urbaine dans un contexte institutionnel et sociétal où la mobilité a souvent été réduite à l’automobile (Miralles i Guasch et al., 2012). La mobilité à Madrid est devenue un sujet de transition urbaine et de transformation de la culture politique : un nouveau référentiel de politiques publiques capable d’articuler les modes de déplacement et les usages de l’espace public émerge ainsi dans le Madrid de Carmena.

2.2. Guerre à la voiture, place au piéton

Depuis l’arrivée à la mairie de José Manuel Calvo, adjoint à l’urbanisme, le modèle antérieur du « tout-voiture » a été remis en cause, et les mesures dissuasives afin de réduire la place du véhicule privé connaissent un élan sans précédent et montrent la détermination de cette maire « indignée » de donner à la ville un tournant écolo.

Note de bas de page 25 :

« Carmena confirma que peatonizará la Gran Via durante su mandato », El País, 5 janvier 2017.

Finie donc la difficile cohabitation entre les piétons, les vélos et les voitures. En décembre 2016, Carmena reprit l’une de ses promesses de campagne visant l’interdiction aux voitures d’une partie du centre-ville (2 km2 d’ici 2020) et lança un dispositif de réduction de la circulation sur la Gran Via, l’un des symboles de la capitale, durant les vacances de Noël25. La mesure fut présentée comme le premier pas en vue d’une semi-piétonisation de cette avenue emblématique qui depuis 2018, n’est plus accessible qu’aux résidents, aux bus, aux taxis et aux cyclistes. Le dispositif de piétonisation de l’avenue Gran Via fut répété en décembre 2017 avec 28 jours de semi-fermeture aux véhicules privés. Des amendes de 90 euros furent également prévues pour les conducteurs contrevenant à la décision et pour les voitures les plus polluantes, tandis que les tarifs des parkings furent majorés.

Note de bas de page 26 :

Op. cit., El Pais, 23 mai 2016.

Un an plus tard, en novembre 2018, la maire de Madrid inaugura la nouvelle Gran Via avec plus d’espaces pour les piétons. L’aménagement de cette artère principale s’est imposé comme le symbole du grand projet urbain conçu par Carmena dont la finalité est la fermeture du trafic dans le centre historique afin de réduire la pollution et faire de Madrid une ville « plus agréable à vivre »26. La nouvelle Gran Via témoigne aussi de l’impact du travail politique dans la construction de la fabrique urbaine.

Note de bas de page 27 :

« Así es la nueva Gran Vía: más verde y paseable », La Vanguardia, 23 novembre 2018.

Cette avenue emblématique dispose désormais de deux voies en double sens, dont une pour les véhicules autorisés, et l’autre pour les transports en commun et les vélos. La vitesse a également été limitée à 30 km, ses trottoirs sont plus larges, comptent désormais de nouveaux bancs et feux rouges, et ses lampadaires sont à basse consommation. La nouvelle Gran Via a été fortement végétalisée avec l’implantation de 89 arbres27. La volonté de rendre la ville aux habitants, chère à Manuela Carmena, est également à l’origine de la constitution d’une équipe d’urbanistes qui travaillent actuellement sur la piétonisation de 24 autres rues de Madrid.

Note de bas de page 28 :

L’ordonnance est entrée en vigueur en novembre 2018 et fait partie du plan « Madrid central », dont la finalité est d’interdire le centre de la capitale aux voitures polluantes afin de donner la priorité aux piétons, aux résidents et aux transports publics.

La mairie a repris le plan Area de prioridad residencial (APR) qui a complètement modifié la circulation dans la capitale tout en restreignant l’accès du véhicule privé dans les arrondissements du centre. Cette restriction du trafic déjà appliquée dans quatre arrondissements très centriques (Letras, Cortes, Embajadores, Opera), voit désormais son périmètre de priorité résidentielle s’élargir en y incluant les rues Alberto Aguilera, Carranza, Sagasta, Génova, Paseo de Recoletos, Paseo del Prado, Ronda de Atocha, Ronda de Valencia, Ronda de Toledo, Gran Vía de San Francisco, Bailén, Plaza de España, Princesa et Serrano Jover28.

Note de bas de page 29 :

Voitures diesel et essence postérieures aux années 2006 et 2000 respectivement.

Note de bas de page 30 :

« Madrid Central: guía con todo lo que debes saber sobre las restricciones al tráfico », El Mundo, 29 novembre 2018.

Note de bas de page 31 :

Néanmoins, les premières limitations au trafic motorisé dans le centre de la capitale datent de 2004 quand Alberto Ruiz-Gallardón (PP) déclara le quartier de Cortés zone de priorité résidentielle. Cette limitation s’étendit peu à peu aux quartiers Las Letras (2005), Embajadores (2006) et Opera (2015).

Le résultat de cette bataille en faveur d’une « mobilité verte » est un centre-ville désormais réservé aux seuls résidents et véhicules non-polluants. Environ 150 caméras surveillent les plaques d’immatriculation des véhicules entrants et dans les 5,2 km2 compris entre la Puerta del Sol et la Plaza Mayor, seules peuvent circuler les voitures des résidents, les véhicules peu polluants, à savoir hybrides ou à énergie verte, les transports publics, les taxis, les VTC et les services d’urgence. Pour les véhicules dotés d’éco-vignettes29, seul l’accès aux parkings leur est autorisé30. Toutefois, même si les restrictions au trafic dans le centre de Madrid est l’une des plus anciennes aspirations des associations de voisins, l’initiative n’a pas été bien reçue de la part des commerçants : pour la Confédération du commerce spécialisé de Madrid (COCEM), la mesure est « inappropriée »31.

Malgré les résistances citoyennes, la récupération de l’espace par la nouvelle équipe municipale passe par le développement de la piétonisation, qui est le mot d’ordre du nouveau plan de mobilité (Plan Integral de Espacio publico y movilidad). Deux mesures fortes sont à mettre en avant : la piétonisation partielle de l’avenue Paseo del Prado tous les dimanches entre 9h et 14h ; et la fermeture hebdomadaire de deux autres avenues (Federico Garcia Lorca et Peña Gorbea), situées à Villa de Vallecas et Puente de Vallecas respectivement.

Note de bas de page 32 :

L’ensemble de ces initiatives font également écho aux 30 mesures qui composent le plan « A de la qualité de l’air » dont la finalité est de réduire la pollution. Parmi les actions les plus emblématiques, on citera la réduction de la vitesse à 70km/h sur l’autoroute M-30 et ses accès, la rénovation des bus publics et le développement du réseau cycliste.

Un autre marqueur de changement dans les politiques de mobilité conçues par la nouvelle équipe municipale est celui de « fluidifier le trafic ». À ce propos, la maire de Madrid a décidé de rendre certaines artères commerçantes à sens unique pour les piétons. Une mesure avant-gardiste afin d’éviter les attroupements. Ce fut le cas de la rue Preciados, qui relie la Puerta del Sol à la place Callao, et de la rue Carmen. Les week-ends et jours fériés compris entre le 1er décembre et le 7 janvier, ces deux voies furent à sens unique pour les piétons. La vitesse a aussi été réduite à 30km dans les rues à sens unique, et à 20km dans les zones à plateforme unique, à savoir où les trottoirs sont au même niveau que la chaussée, comme c’est le cas dans les quartiers de Lavapiés et de Chueca. Une nouvelle ordonnance régule la circulation des vélos ou d’autres transports alternatifs comme les trottinettes et les segways. Autant d’initiatives novatrices pour un Madrid moins pollué et plus agréable à vivre et pour dissuader les conducteurs de prendre la voiture tout en les encourageant à réfléchir à d’autres alternatives de déplacement plus durables32.

Note de bas de page 33 :

De même, la volonté de l’équipe de Carmena de retirer peu à peu de la capitale les véhicules les plus polluants a débouché sur l’élargissement de cette réduction d’impôts aux conducteurs de motos et de cyclomoteurs, afin de les encourager à remplacer leurs véhicules par un autre classé sous l’étiquette C.

Enfin, le partage de la mobilité et la réorganisation de l’espace s’accompagnent pour l’équipe de Carmena, d’une augmentation de l’usage du transport public. Sur cet enjeu, Ahora Madrid a mis en place une réduction de l’impôt sur les activités économiques (IAE) pour les entreprises payant l’intégralité de l’équivalent madrilène du pass navigo francilien à leurs employés33. Dans cette logique de promotion des transports en commun, le pass transport pour les moins de 26 ans a été plafonné à 20 euros et le réseau de bus et de métro est renforcé lors des périodes de vacances.

Note de bas de page 34 :

« La saturación del Metro de Madrid: los mismos trenes para más demanda », Publico, 11 février 2019.

De plus, la mairie de Madrid a annoncé le rachat de 75 % des actions du Métro de Madrid qui furent vendues en 2011 par l’ancien maire, pour pouvoir ainsi récupérer une partie de sa gestion. Si une telle vente avait permis d’épargner 150 millions d’argent public, elle se fit au détriment de la possibilité d’une influence politique sur ce moyen de transport34. Parmi d’autres solutions envisagées pour un Madrid « des transports en commun », on peut mettre en avant la création d’un billet unique et intermodal qui pendant 90 minutes, permet de voyager sur tout le réseau de transport, ou encore la gratuité exceptionnelle des transports lors des pics de pollution.

2.3. La mobilité cycliste comme expression d’une nouvelle culture politique et urbaine

Le vélo est un levier d’action extrêmement symbolique dans la mesure où son usage est porté par un dynamisme à la fois écologique (mode de transport « doux ») et de santé publique (lutte contre la sédentarisation), tout en étant une alternative très économique à l’automobile et aux transports publics (Héran, 2014 :214). Dans la nouvelle mairie de Madrid, le vélo est même devenu un outil de pression afin de légitimer et de territorialiser une nouvelle culture politique de l’urbain incarnée par la mobilité cycliste.

Force est de constater comment le vélo s’est imposé dans cette mairie comme un choix stratégique afin de véhiculer une politique expérimentale et idéologique autour de la mobilité. Ainsi, ces innovations introduites placent les discours de la mobilité à Madrid dans un processus de transition entre la culture automobile traditionnelle et une nouvelle culture de la mobilité partagée, douce et durable.

Parmi ce qui singularise la transition urbaine dans la métropole de Madrid, on mettra en avant les changements dans la conception de l’espace mais aussi le rôle donné à la mobilité cycliste et à la participation citoyenne. En ce sens, les priorités de l’agenda des politiques publiques de Madrid ont évolué en mettant désormais l’accent sur ce que Henri Lefèvre a nommé le « droit à la ville » des habitants (Lefebvre, 1972). À ce propos, les projets de modération du trafic dans le centre-ville et de semi-piétonisation de certaines zones, ainsi que l’amplification et l’amélioration de l’anneau cycliste poursuivent l’ambition de rendre la ville aux habitants, qui l’ont perdue au profit de la circulation motorisée.

De même, les nouveaux « ARTEfactos », à savoir des bâtiments qui combinent des logements avec des espaces publics, le réaménagement de certaines voies sur l’avenue Gran Via et la rue Alcalá pour créer un système de mobilité où le vélo soit intégré au reste du trafic routier, témoignent du passage d’une production de l’espace à une construction sociale de celui-ci basée sur la mobilité partagée et les échanges.

En matière de mobilité cycliste, les élus d’Ahora Madrid ont également cherché à se démarquer des politiques du PP, en montrant leur capacité à promouvoir une pensée propre sur la ville de demain à travers la multiplication de pistes cyclables ou « en révolutionnant » l’usage du vélo. Cette équipe municipale est en train de superposer l’espace du transport à l’espace de la mobilité conçu comme un lieu où les personnes peuvent bouger et se détendre (Mirallès i Guasch et al., 2018 :253-260). L’espace est désormais destiné à l’échange et plus seulement à la circulation.

Dans ce sens, les politiques de mobilité mises en place par Ahora Madrid cherchent à renverser la planification urbaine des dernières années dont la finalité était de rendre confortable l’usage de l’automobile (Herce, 2013 :68-76) et de soumettre les citoyens aux besoins de celle-ci (Iglesias et al. 2011 : 389-390). En effet, l’exclusivité de l’usage de la voiture a hiérarchisé les voies et l’activité dans les rues de Madrid. Pour compenser l’hégémonie du véhicule privé, des infrastructures de déplacement dites « vertes » telles que les pistes cyclables ont été construites mais ont souvent été ségrégées du trafic motorisé qui demeure prioritaire (Martí-Costa & Tomàs, 2016)

À Madrid, l’équipe municipale d’Ana Botella (2011-2015), a multiplié les actions et les dispositifs (zones 30, voies « avanzabicis+motos », etc.) destinés à la promotion du cyclisme urbain, sans pour autant susciter l’engouement des habitants, réticents à se mettre à pédaler au milieu d’un trafic madrilène très agressif. Pour l’équipe de Manuela Carmena, le réaménagement de l’espace afin de démocratiser l’usage du vélo s’impose et les nouveaux leviers d’action témoignent du virage expérimental de la nouvelle mobilité multimodale.

En juin 2017, la capitale avait inauguré 32 km de pistes cyclables avec des pistes protégées et de nouveaux « ciclocarriles » suscitant une importante mobilisation citoyenne, car si pour certains, le vélo doit partager l’espace avec la voiture, d’autres considèrent que les voies exclusives et protégées sont le seul moyen d’encourager les citoyens à pédaler.

Note de bas de page 35 :

Sur la rue Alcala et sur la Gran Via, une seule piste dans le sens de la montée est réservée aux cyclistes. Pour la descente, voitures et vélos partagent la chaussée même si la vitesse est limitée à 30 km.

Note de bas de page 36 :

« Así es la gestión del concejal ciclista más polémico de Valencia », La Vanguardia, 22/01/17.

C’est dans ce contexte animé par une nouvelle culture politique de l’urbain marquée par la modération du trafic, que se situent les aménagements de la rue d’Alcalá. Le projet Alcalá veut réduire de deux voies cette avenue emblématique afin d’y instaurer une piste cyclable et d’élargir la chaussée35. Si certains y voient le résultat de la « dictature de la pédale »36 de la nouvelle équipe municipale et un étranglement de la mobilité motorisée, d’autres saluent un projet qui, en réduisant l’espace de la voiture, récupère la ville (Herce, 2009 : 10-12).

Note de bas de page 37 :

« Carmena conecta en bici la capital con la universidad autónoma », El País, 30 mai 2017.

La politique volontariste d’Ahora Madrid afin d’améliorer la vie des Madrilènes, réduire la pollution atmosphérique et mettre fin au « tout-voiture » est également à l’origine d’une piste cyclable sur l’avenue Burgos et de nouveaux itinéraires cyclistes comme celui qui vise à connecter le parc O’Donnell avec le Retiro ou la construction d’un itinéraire cycliste parallèle au parc Madrid Rio. En plus, l’équipe municipale a lancé un plan d’aménagement complet de ce que l’on appelle l’« Anillo ciclista » ou l’anneau vert cycliste, qui contourne la ville sur un parcours de 65 km. Une voie particulièrement empruntée par les universitaires, car elle permet de rejoindre l’université Autonome37.

Note de bas de page 38 :

« El Manzanares se expande para peatones y ciclistas », El País, 1 septembre 2018.

Les travaux terminés à l’été 2017 ont mis fin à l’un des points noirs du trafic cycliste dans la capitale, à savoir la connexion entre cet anneau vert et la route M-607 menant à la ville de Colmenar Viejo. Enfin, le dernier aménagement en date est celui de la construction de trois nouvelles pistes cyclables pour relier le fleuve Manzanares avec l’anneau vert cycliste dans les quartiers de Moncloa et de Villaverde. Qui plus est, un nouveau projet prévoit de connecter le parc Madrid Rio avec un autre parc, celui de Lineal de Manzanares38. Ces aménagements permettront de parcourir à pied et en vélo le cours du fleuve Manzanares.

Note de bas de page 39 :

« Madrid amplia un 25% las estaciones de Bicimad », El País, 17 octobre 2017.

Le service BiciMad ou Vel’ibre mérite une attention particulière tellement il bat des records. Rien que pour l’année 2018, plus de 42 stations ont été installées passant de 165 à 207. De même, 2 500 vélos sont aujourd’hui mis à disposition des Madrilènes. Le service qui cherche aussi à désenclaver certains quartiers périphériques, touche aussi désormais des arrondissements situés en dehors de la M-30 tels que Ciudad Lineal et Vallecas39.

BiciMad est sans doute l’un des symboles du nouveau discours politique sur la mobilité cycliste à Madrid. L’équipe de Carmena a réussi à sortir de la faillite le système en parvenant à un accord d’achat avec l’entreprise gestionnaire. Moyennant 10,5 millions, la gestion de BiciMad appartient désormais à l’entreprise municipale de transport et de ce fait, elle est directement gérée par la mairie. Depuis lors, le service de vélos publics est en plein croissance : plus de 65 000 abonnés et 16 000 déplacements par jours en 2018.

Note de bas de page 40 :

« Los ciclistas que circulen por Madrid podrán girar a la derecha con el semáforo en rojo », El País, 26 juillet 2018.

Depuis l’arrivée d’Ahora Madrid, l’usage du vélo à Madrid a connu d’autres nouveautés tels que la permission de tourner à droite pour les cyclistes devant un feu rouge ou la possibilité de circuler dans les deux sens sur des rues résidentielles, à savoir celles où la vitesse est égale ou inférieure à 20 km/h et dans ce que l’on appelle désormais les « ciclocalles », c’est-à-dire les rues réservées aux piétons et aux vélos. De même, une nouvelle ordonnance permet aux cyclistes d’attacher leur vélo à des éléments appartenant au mobilier urbain mis à part les bancs et les arrêts de bus. Une revendication longtemps demandée par les usagers du vélo et les associations cyclistes, qui permet aussi de pallier le faible nombre de gare-vélos qui existent dans la capitale40.

Note de bas de page 41 :

« La legislatura de la bici (o no) », El País, 26 décembre 2018.

Note de bas de page 42 :

Pour l’accès aux données sur l’étude menée : [https://www.enbicipormadrid.es/2018/04/entre-65000-y-87000-desplazamientos.html]

Autant de mesures qui ont forgé l’idée d’une « législature du vélo » dans le Madrid de Carmena41. Les timides résultats de ces politiques publiques en faveur de la mobilité cycliste sont néanmoins encourageants : bien que les vélos occupent toujours une faible proportion des mobilités urbaines à Madrid, à peine 1 % des déplacements, ils gagnent fortement en présence (ils ont été multipliés par cinq entre 2008 et 2017)42.

Malgré des mesures souvent avant-gardistes afin de démocratiser l’usage du vélo, le mécontentement de certains collectifs cyclistes et les critiques rendent compte de la réceptivité mitigée par une partie des habitants des changements introduits. Parmi les sujets d’exaspération, on mettra en avant le manque d’infrastructures spécifiques et le modèle de cohabitation urbaine caractéristique de la capitale qui ne donne pas assez la priorité aux cyclistes. En effet, la plupart des 250 kms d’infrastructures cyclistes s’articulent autour des « ciclocarrilles », à savoir des voies limitées à 30 km où les vélos et les véhicules motorisés partagent la chaussée.

Note de bas de page 43 :

Bilan MobilityISDIgital élaboré par l’école de commerce ISDI sur l’usage des transports en commun et des services électroniques dans la mobilité de Madrid et Barcelone.

Note de bas de page 44 :

« Casi la mitad de los accidentes ciclistas en Madrid son por choque con otros vehículos », 20 minutos, 26 février 2018; « Madrid, territorio hostil para ciclistas », ABC, 27 juin 2017 .

La peur des voitures et le fait de devoir pédaler à côté d’elles semble être le principal frein des usagers pour se mettre à pédaler, malgré parfois l’envie de le faire. En effet, selon une étude, 32 % des Madrilènes affirment vouloir prendre le vélo pour leurs déplacements quotidiens mais la réalité est qu’à peine un sur 100 le fait en pratique (1,32 %)43. Si dans la capitale 57 % de la population peut être considérée comme des « cyclistes potentiels », le nombre d’accidents qui ont touché les cyclistes, symbole de l’insécurité routière dans la capitale, est devenu le premier obstacle à l’usage du vélo, même si le nombre de sinistres demeure stable : 739 en 2017, 736 en 2016 et 734 en 201544.

3. Bilan conclusif : les défis du nouveau modèle de mobilité urbaine à Madrid

Note de bas de page 45 :

[https://decide.madrid.es]

Note de bas de page 46 :

« Carmena se pone ‘al servicio’ de los madrileños y Aguirre la llama ‘radical’ », El País, 13 juin 2015.

En plus de la diminution du trafic, les initiatives de piétonisation massive, le renforcement des transports en commun ou la multiplication des espaces réservés aux vélos, le nouveau modèle de mobilité urbaine dans le Madrid de Carmena se veut inclusif et participatif. La plateforme numérique Decide Madrid45 qui est un dispositif permettant aux citoyens de formuler, de débattre et aussi de voter des propositions en matière de politiques publiques, est emblématique de la volonté de la nouvelle équipe de « gouverner en écoutant »46. Si certaines propositions ont reçu les soutiens requis pour être soumises à un référendum, d’autres ont fait l’objet de consultations citoyennes comme ce fut le cas des projets d’aménagement de l’avenue Gran Via et de la Plaza de España. On mettra également en avant comment dans les processus de participation menés depuis l’arrivée de Manuela Carmena, la mobilité a souvent été placée au centre des débats. Les résultats de la première consultation citoyenne le montrent bien : avec plus de 200 000 voix, la proposition d’un billet de transport intermodal, fut la plus votée.

Le fonctionnement délibératif est un marqueur d’Ahora Madrid : ainsi au-delà de cet outil numérique de démocratie directe qu’est Madrid Decide et des initiatives citoyennes, d’autres moyens de consultation ont été mis en place afin de garantir une politique participative. On citera à ce propos le cas du plan de mobilité (Plan director de movilidad ciclista 2008+) qui, durant l’année 2016 et 2017, a circulé dans plusieurs forums cyclistes, suscitant des idées et propositions dont certaines ont été incorporées au projet.

Note de bas de page 47 :

Ce pourcentage était d’ailleurs initialement plus élevé et a été revu à la baisse. Cf. « Insuficiente participación en los referéndums de Carmena », El Mundo, 15 septembre 2016; « El pleno rebaja al 1% el requisito para la consulta popular », El Mundo, 27 juillet 2016.

Le plan a également été soumis pendant 20 jours à une période d’information publique. Ainsi, aux mécanismes classiques de démocratie participative tels que les consultations, la nouvelle équipe municipale ajoute d’autres modalités d’implication directe des Madrilènes dans les prises de décisions publiques (Nez, 2019). De plus, les budgets participatifs et les espaces de participation créés dans les quartiers (« foros locales ») attestent d’un changement de culture politique dans la mairie de Madrid après 24 ans de gouvernance du PP et d’une très faible prise en compte de la participation citoyenne. Néanmoins, celle-ci demeure un défi dans le Madrid de Carmena car, malgré plus de 400 000 personnes inscrites et 20 000 propositions, seulement deux d’entre elles ont obtenu 1 % du recensement nécessaire pour être débattues47.

Une nouvelle culture politique de l’urbain est de mise dans le Madrid de Carmena et elle poursuit la réappropriation de l’espace tout en mettant en cause la domination de la voiture. Néanmoins, cette nouvelle politique urbaine qui veut que le piéton, la bicyclette et le transport public, passent devant le véhicule privé n’est pas absente de polémique. Certains projets d’aménagements ont suscité une forte mobilisation citoyenne de la part de l’opposition politique, mais aussi des commerçants, des chauffeurs, des automobilistes et des usagers de l’entreprise de transport public (EMT).

Note de bas de page 48 :

« Nuevo revés a los carriles-bici de Carmena », ABC, 8 juillet 2017.

Ils accusent Manuela Carmena d’avoir entamé une véritable croisade contre l’automobile et les deux-roues à moteur. Par exemple, dans le quartier de Carabanchel, au sud de Madrid, PP, Ciudadanos et PSOE se sont opposés aux travaux d’aménagement sur l’avenue Oporto qui prévoyaient la création d’une voie cycliste et la réduction de la place de la voiture48. De même, les deux associations de résidents touchés par l’aménagement de la rue Alcalà contestent un projet qui a été conçu sans l’avis des voisins.

Des voix critiques qui montrent comment les nouveaux discours sur la mobilité, notamment cycliste, émanant des responsables politiques d’Ahora Madrid suscitent une réceptivité mitigée d’une partie des habitants. Des résistances citoyennes qui servent également de thermomètre pour mesurer les difficultés de la transition urbaine à l’échelle locale et le rôle de la mobilité cycliste dans la réorganisation de l’espace.