Buen Vivir : un regard décolonisé depuis le sud1

Antonio Carlos Wolkmer 

Índice geográfico : Ecuador

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C'est avec une grande satisfaction et gratitude que je participe par un bref avant-propos à ce Hors-Série de la revue Internationale TraHs, dont les nombreux articles sont consacrés au thème Buen Vivir : bilan et expériences des dix années de la Constitution de l'Équateur.

Tout en saluant cette importante édition, il me faut garder à l’esprit le contexte dans lequel celle-ci s’est construite, à savoir une crise épistémique et de nouvelles propositions paradigmatiques, reflets des insatisfactions, impasses et incohérences de notre civilisation contemporaine et de l’espace biophysique de la nature. Une telle déstructuration de notre temps qui affecte la rationalité humaine, les patrons culturels et l’environnement lui-même, résulte des effets contre-productifs de la mondialisation et de l’effondrement du modèle déprédateur de développement capitaliste, socialement fragmentaire et moralement néfaste. On assiste à un essai d’harmonisation d’un processus économique effréné et illimité, fondé sur une dimension "productiviste-consumériste", oublieux de la préservation de la nature et de ses ressources limitées.

Note de bas de page 2 :

Les traductrices ont préféré garder l’expression originale espagnole dans la traduction en français telle qu’elle était utilisée par l’auteur.

Dans ce scénario qui entoure le monde de la vie et de la nature, des chemins alternatifs vers une autre durabilité post-capitaliste sont recherchés ; expression de nouveaux défis socio-biocentriques, elle favorise l’adaptation et l’équilibre entre l'homme, la culture et la nature. Dans cette dimension complexe où tout est étroitement lié et interdépendant, la reconnaissance et la diffusion de valeurs ancestrales alternatives à la rationalité occidentale moderne surgissent du Sud global, dans la région Andine de l’Amérique latine, notamment en Équateur et en Bolivie et font référence à la vision communautaire de l'autogestion entre les humains et la nature. Il s'agit du principe fondamental et holistique du " Buen Vivir"2 (Sumak Kawsay), conçu et pratiqué par les populations indigènes et amazoniennes. Cette conception d’une vie harmonieuse entre les êtres humains et l'univers, emportée par des mouvements historiques de résistance, de luttes sociales et de processus constituants, a fini par se matérialiser par la création de deux constitutions innovantes en Amérique latine, celle de l'Équateur en 2008 et celle de la Bolivie en 2009. Ce constitutionnalisme dit pluraliste et anti-colonial rompt avec la matrice épistémique cartésienne et euro-centrique de penser le Droit et l’Etat, en projetant une cosmovision alternative à l’universalisme colonial moderne, en introduisant des savoirs locaux autrefois réduits au silence (mondialité indigène) et une refondation communautaire des institutions politiques, en reconnaissant les besoins des cultures indigènes occultées et des identités radicalement niées face à leur propre histoire.

Dans ce contexte, la cosmovision andine du « Buen Vivir » se reconnaît comme un principe nucléaire et un nouvel horizon de décolonialisation dans le cadre de processus de ruptures paradigmatiques dans les sociétés périphériques du Sud (Amérique latine et Caraïbes, Afrique et Asie).

Le référentiel épistémique apporte les potentialités partagées du savoir ancestral et cherche à construire à la fois une communauté (démocratie interculturelle) et différentes façons insurrectionnelles de penser le droit (pluralisme juridique). Naturellement, le "Buen Vivir" apparaît comme une plateforme inspiratrice propre à reformuler le cadre d’un Etat productiviste, mono-culturel et patriarcal. Il s'oriente vers un horizon post-développementaliste et instrumentalise les résistances politique selon un modèle d'accumulation du capitalisme colonial. Ainsi, le changement épistémologique au niveau planétaire devient fondamental au regard de la dynamique de « l'humain et du non-humain » ; il encourage la citoyenneté multiculturelle à s’engager concrètement dans la préservation de « biens communs » et défendre une vie de plénitude.

Les résultats pratiques idéalisés et prévus dans les deux constitutions andines en raison de la richesse et de l’impact épistémique du « Buen Vivir », n’ont pas été obtenus malgré l’équilibre contextuel réalisé au cours de la première décennie d’existence institutionnelle et la reconnaissance qui s’en est suivie. Ce principe a été utilisé et manipulé par des gouvernements dits "progressistes" qui se le sont approprié à des fins de marketing, et l’ont vidé de sa force alternative et transformatrice.

Il n’en demeure pas moins que de telles distorsions ne minimisent ni ne discréditent aucunement le rôle de l’idéologie qui a inspiré le « Buen Vivir » comme condition démocratique à la création d’une société plus « communautaire », ni son grand pouvoir d'intégration épistémologique et politique, contribuant à la réécriture sociale et interculturelle des relations coloniales existant dans les sociétés périphériques du Sud.