PREMIERE PARTIE LE ROMAN NOIR DANS LES ANNEES 90 : UN GENRE ?

CHAPITRE UN : LES DIFFICULTES DU QUESTIONNEMENT GENERIQUE APPLIQUE AU ROMAN NOIR.

1.1. la notion de genre et ses difficultés.

Avant de déterminer les spécificités du roman noir français dans les années 90, il convient de s’interroger sur l’intérêt d’une analyse générique aujourd’hui et pour ce genre. Quelles en sont les difficultés et la pertinence alors que la notion même de genre a beaucoup été remise en cause dans la seconde moitié du XXème siècle ? Quels sont les problèmes qu’elle pose quand il s’agit précisément du roman noir ? Durant ces dernières décennies, ont été mis à jour quelques impasses et errements conceptuels et méthodologiques, ainsi que des enjeux symboliques forts.

En effet, depuis le XIXème siècle, nombreux sont les critiques et les écrivains qui ont mené une réflexion sur le genre, afin de proposer une classification des œuvres littéraires, ou de clarifier la notion même. Il semble bien que toutes les tentatives de classification se révèlent insuffisantes, pour ne pas dire inopérantes. Il est toujours un texte, ou un genre, qui échappe à la catégorisation proposée, ou cette dernière est insuffisamment convaincante, et regroupe des œuvres très diverses. Les théories et les méthodes se succèdent, admettent l’inanité d’une tentative purement classificatoire, et se heurtent à cette question : qu’est-ce qu’un genre littéraire ? François Dumont et Richard Saint-Gelais, faisant le bilan des récentes théories, relèvent que  « la notion de genre est omniprésente dans les études littérairesNote32.  », mais soulignent aussitôt, comme Gérard Genette en 1979, comme Jean-Marie Schaeffer en 1989, que :

toutes les tentatives sérieuses de bilan de la théorie des genres ont conduit au constat selon lequel les systèmes sont incohérentsNote33.

À la complexité de l’œuvre littéraire s’ajoute ainsi celle des théories du genre, comme le dit Dominique Combe :

Dans le riche éventail des théories (rhétoriques, esthétiques, linguistiques, poéticiennes, phénoménologiques) des genres, (…) comment choisir des critères d’analyse ? Le commentateur (…) est désorienté par la complexité infinie de son objet, redoublée par la diversité des méthodes possiblesNote34. .

La réflexion se heurte donc à une impasse : derrière le mot « genre », chacun, avec sa discipline et ses outils méthodologiques et conceptuels, met une réalité différente, comme le souligne Jean-Marie Schaeffer, dans son essai de 1989, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ? :

Certains auteurs distinguent entre les genres, compris comme des classes de textes historiquement spécifiques, et d’autres catégories plus abstraites, dont le statut serait transhistorique, tels les modalités d’énonciation (narration et représentation), les types ou modes (l’épique, le lyrique, letragique, etc.), ou encore les formes simples (la légende, le mythe, la fable, etc.)Note35. .

La catégorie du genre doit donc être saisie dans son hétérogénéité, de même que tout texte littéraire est pluridimensionnel. Jean-Marie Schaeffer explique que si chaque système s’épuise à donner une classification cohérente des œuvres, ou à répondre de manière définitive à la question « qu’est-ce qu’un genre littéraire », c’est parce qu’on s’efforce de voir dans la notion de genre une catégorie homogène, et d’y appliquer une approche spécifique et univoque. De ce qui pourrait sembler être une difficulté pourrait naître en revanche une richesse conceptuelle, qui oblige à prendre en compte, outre des critères formels, thématiques, des critères pragmatiques, car, comme le dit J.-M. Schaeffer :

les catégories génériques relèvent pour l’essentiel de la dimension pragmatique de la littérature, c’est-à-dire de la dynamique communicationnelle des œuvres. Une œuvre littéraire n’est jamais uniquement une réalité textuelle (…), mais aussi un acte, une interaction verbale socialement réglée entre un auteur et un publicNote36.

Et d’ajouter, à la suite de Northop Frye :

Le principal objectif du poéticien doit être moins de classer les genres que de clarifier les rapports entre les œuvres en se servant de ces indices que sont les distinctions génériquesNote37.

La question est d’autant plus épineuse que surgit une autre difficulté à propos du roman noir. Les définitions et les classifications de ce genre sont problématiques. Cette question est d’ailleurs liée à une autre difficulté : le genre a longtemps été considéré comme une catégorie causale, immanente, et abordé selon une approche organique. Une telle vision est réfutée par Jean-Marie Schaeffer :

 Ce qu’une théorie générique, quelle qu’elle soit, ne peut pas faire : elle ne peut pas décomposer la littérature en classes de textes mutuellement exclusives, dont chacune possèderait son essence, donc sa nature interne propre d’après laquelle elle se développerait selon un programme interne et selon des relations systématiques avec une totalité appelée « littérature » ou « poésie », totalité qui elle-même serait une sorte de super-organisme dont les différents genres seraient les organesNote38.

Dans cette optique, le genre, clairement défini, engendrerait les œuvres. Or, ajoute le critique :

nous savons pour le moins que le genre ne saurait être une catégorie causale expliquant l’existence et les propriétés des textesNote39.

Il faut par conséquent renoncer à l’idée de l’immanence du genre, et admettre que la dimension historique et contextuelle des genres est cruciale. Les genres, pratiques communicationnelles complexes, ne sont pas des ensembles de procédés textuels intangiblesNote40. . Le genre évolue parfois à tel point qu’un même nom de genre désigne des œuvres très différentes, selon les époques. Le facteur de variabilité générique n’est d’ailleurs pas seulement diachronique : en synchronie également, on trouve des différences formelles telles que la notion de genre semble fragile. Cette historicité des genres est une difficulté, ce qui fait dire à Clayton Kolb :

Dès lors qu’on admet que les genres sont des institutions, il faut abandonner tout espoir de les définir, sinon de manière partielle et pour des contextes spécifiquesNote41.

Certains vont jusqu’à prétendre que la notion de genre n’est finalement qu’une invention de cuistres, comme le souligne Dominique Combe :

D’une manière ou d’une autre, toutes les esthétiques de la « Terreur » recourent à l’idée maîtresse selon laquelle les genres –comme d’ailleurs la plupart des catégories de la rhétorique et de la poétique classique –sont de purs flatus vocis inventés par les critiques et les doctes pour parler de ce qu’ils ne connaissent pasNote42. .

Enfin, il est une autre difficulté liée à la notion de genre, liée à son statut communicationnel. La question du genre cristallise des enjeux de pouvoir et de contre-pouvoir, ce qui explique pourquoi la critique s’intéresse tant à elle : « la question de savoir ce qu’est un genre littéraire (…) est censée être identique à la question de savoir ce qu’est la littératureNote43. . » Or, dans la modernité littéraireNote44. , la notion de genre a été rejetée, au nom de la littérarité. On le sait, durant des siècles, et notamment à l’ère classique, la littérature française mesure, en partie, la valeur d’une œuvre à sa conformité à des règles, à des codes hérités, du moins le pense-t-on, des principes génériques aristotéliciens. Michel Murat explique que c’est à l’ère romantique que s’opère un renversement et que commence la haine du genre et la volonté de transgresser les normes génériques, portées à leur paroxysme dans les années 60 par le Nouveau Roman ou le mouvement critique et littéraire Tel Quel. Il y a à cette époque un « affaiblissement du principe de différenciation générique et le critère d’originalité prévaut dès lors sur celui de régularitéNote45. . » C’est alors que l’idée de littérarité s’érige contre le genre. Croce, dans Esthétique comme science de l’expression et linguistique générale (1902), affirme que :

 toute œuvre d’art vraie a violé un genre établi et dérangé les idées des critiques, qui ont été forcés d’élargir le genreNote46. .

Todorov n’échappe pas à ce discours, en affirmant que ce qui constitue un texte en œuvre authentiquement littéraire, c’est sa capacité, non à se conformer à des règles, à des prescriptions formelles, mais à les dépasser, et à refonder, à chaque fois, la totalité du genre et de la littérature. Ainsi, pour lui, la notion de genre est à la fois inapplicable et indispensable à la littérature. En effet, il affirme dans « L’origine des genres » que « ce serait même un signe de modernité authentique chez un écrivain, qu’il n’obéisse plus à la séparation des genresNote47. . »

Ce rejet des genres va au 20ème siècle jusqu’à la revendication de l’a-généricité, de manière parfois radicale, comme chez Maurice Blanchot, pour qui chaque oeuvre, dans la singularité de sa forme et de son écriture, recrée la littérature même, ce qui est bien sûr incompatible avec l’idée de genre :

Seul importe le livre, tel qu’il est, loin des genres, en dehors des rubriques, prose, poésie, roman, témoignage, sous lesquelles il refuse de se ranger et auxquelles il dénie le pouvoir de lui fixer sa place et de déterminer sa forme. Un livre n’appartient plus à un genre, tout livre relève de la seule littérature, comme si celle-ci détenait par avance, dans leur généralité, les secrets et les formules qui permettent seuls de donner à ce qui s’écrit réalité de livre. Tout se passerait donc comme si, les genres s’étant dissipés, la littérature s’affirmait seule, brillait dans la clarté mystérieuse qu’elle propage et que chaque création littéraire lui renvoie en la multipliant –comme s’il y avait donc une « essence » de la littératureNote48.

La singularité absolue du texte, hors de toute convention générique, est un écho du rêve de dégager le texte littéraire de toute visée pragmatique et référentielle.

Les distinctions de genres, en effet, renvoient toujours peu ou prou à la fonction pragmatique, dans la mesure où elles s’inscrivent dans l’institution sociale de la littérature(…). Abolir les genres, c’est rendre la littérature à son intransitivité et à sa « pureté » de langage forclosNote49.

Cette affirmation selon laquelle la valeur d’une œuvre est inversement proportionnelle à son obéissance aux conventions génériques a contribué à fragiliser les genres dans la littérature blanche. Cela se décline de multiples façons, qui vont de l’indifférence au genre, de l’usage ludique des noms de genres (Essais sur les essais, de Butor), des translations génériques (du texte à l’écran), de la diversification (les genres de l’autobiographie), de la saturation d’une forme (la Recherche), à la posture postmoderne de manipulation, d’hybridation, d’ironie même parfois.

La généricité étant un indice de déclassement symbolique, la notion de genre est reléguée dans le champ de la paralittérature. Tandis que chaque œuvre singulière questionne l’ensemble de la littérature, la servilité au genre est du même coup un indice de déclassement. Dominique Combe ne dit pas autre chose, tout comme Todorov avant lui :

C’est peut-être aujourd’hui le propre des œuvres littéraires importantes, ambitieuses, que d’être mixtes par nature, tandis que la paralittérature, elle, respecte fidèlement les définitions et les cloisonnements génériques. L’identité générique (…) est alors parfaitement définie, comme si la « généricité » était inversement proportionnelle à la « littéraritéNote50.  ». 
On pourrait dire que tout grand livre établit l’existence de deux genres, la réalité de deux normes : celle du genre qu’il transgresse, qui dominait la littérature précédente ; et celle du genre qu’il crée.
Il y a toutefois un domaine heureux où cette contradiction dialectique entre l’œuvre et son genre n’existe pas : celui de la littérature de masseNote51. .

Jean-Marie Schaeffer fait lui aussi le constat de cette opposition, en écrivant que dans « la littérature de divertissement », dans laquelle on peut classer le roman noir, « on est frappé (…) par la permanence, y compris aujourd’hui, d’identités génériques très stablesNote52.  ». Le respect du genre est donc signe de déclassement symbolique, alors qu’à l’inverse, l’originalité et le refus des genres seraient des indices de valeur littéraire. C’est l’analyse que fait Michel Murat, qui voit en tout cas dans ce refus de l’identité générique une revendication de la littérarité :

Dernier refuge de l’autonomie de l’art, le livre « inclassable » échapperait à l’horreur économique et à la stéréotypie organisée des attentesNote53. .

Telles sont les premières difficultés théoriques apparues :

  • toute entreprise classificatoire ou typologique est vaine, au vu de l’extrême variabilité, en diachronie et en synchronie, de tout genre littéraire ;
  • le genre est nécessairement une catégorie hétérogène ; outre les critères formels, textuels, qui constituent un genre littéraire, il faut prendre en compte la dimension pragmatique du genre, qui est aussi une pratique communicationnelle ;
  • - il faut enfin prendre en compte les enjeux symboliques du genre, et à ce titre, la catégorie semble opératoire pour le roman noir, en tant que genre paralittéraire ; mais parce que la modernité critique et littéraire a opposé généricité et littérarité, la généricité forte du roman noir (ou du moins supposée telle) le renvoie à son statut de littérature mineure, déclassée.

Comment répondre à ces difficultés et aborder les réponses apportées par les critiques ?

L’impossibilité d’avoir recours à une démarche classificatoire est un premier problème : comment aborder un genre, sans classer des œuvres, sans décider a priori  de l’appartenance d’œuvres singulières à un ensemble générique ? Il s’agit en effet de constituer un corpus permettant d’interroger la pertinence de cette dénomination. Selon quels critères ? Nous espérons avoir répondu en partie à cette question dans l’introduction, lors de la définition, précisément, du corpus. Prenant en compte le caractère très instable du genre, et afin d’éviter une trop grande variabilité en diachronie, nous avons choisi de limiter notre étude à une période très restreinte du roman noir, les années 1990Note54. . Le nom de genre « roman noir » est attribué à un certain nombre d’œuvres : nous chercherons à évaluer la pertinence de cette taxinomie. L’une des premières étapes consistera donc à examiner les noms de genre, afin de voir à quoi ils réfèrent. Les noms de genre ne sont pas qu’une étiquette, comme l’a bien souligné J.-M. Schaeffer, ils font partie de l’identité et de l’histoire du genre :

Ils ne sont pas de purs termes analytiques qu’on appliquerait de l’extérieur à l’histoire des textes, mais font, à des degrés divers, partie de cette histoire mêmeNote55. .

Pour cela, deux étapes s’imposeront : tout d’abord, un recensement et un examen des typologies et définitions jusque-là proposées par les critiques, spécialisés ou non dans le roman noir ou le roman policier. Cette étude devrait justement permettre de montrer les limites d’une approche classificatoire et organiciste. Il nous faudra ensuite examiner un certain nombre de romans noirs, c’est-à-dire d’œuvres publiées dans des collections de romans noirs, se voyant attribuer par l’auteur, l’éditeur, ou le public, l’appellation « roman noir ». Ainsi, nous essaierons de dégager des invariants, ou de relever des relations de ressemblances, de dissemblances, afin d’établir une définition du roman noir. Il nous faudra donc bien proposer une définition du genre « roman noir », non en la concevant comme une proposition permettant de cerner le genre et de valider ou non l’appartenance d’un texte singulier à la classe de textes ainsi délimitée, mais comme hypothèse d’étude et de travail, et sans oublier la proposition de J.-M. Schaeffer :

Alors que la relation générique biologique va de la classe à l’individu, la relation générique artefactuelle va des individus à la classeNote56. .

Cela signifie qu’il nous faudra admettre le principe d’évolution du corpus au fil de cette étude, au gré des corrections et des infléchissements de cette définition. Il s’agira moins d’utiliser le genre comme construction à partir d’œuvres, dans une perspective typologique, que comme un outil d’analyse en constante évolution, permettant d’interroger la notion de genre, ses enjeux symboliques dans le champ de la paralittérature.

Les réflexions critiques précédemment évoquées l’ont bien montré : la notion de genre est, au 20ème siècle, une notion très discutée, et même polémique, mais elle reste pertinente, à plus d’un titre. Quels que soient les vœux des uns et des autres, on n’échappe pas à la question générique, ne serait-ce précisément que parce qu’elle cristallise des enjeux de pouvoir, dans le champ littéraire. En témoigne la prolifération des noms de genres, par jeux d’hybridation notamment. Le désir d’identifier des textes qui posent des problèmes par rapport aux catégorisations habituelles montre que le discours critique peine à appréhender le hors-genre, ou le non-genre. Aucun texte n’échappe au genre, même si c’est pour mieux s’en écarter. Todorov, tout en opposant littérarité et généricité, le reconnaîtNote57. :

 Que l’œuvre « désobéisse » à son genre ne rend pas celui-ci inexistant ; on est tenté de dire : au contraire. Et ceci pour une double raison. D’abord parce que la transgression, pour exister, a besoin d’une loi –qui sera précisément transgressée. On pourrait aller plus loin : la norme ne devient visible –ne vit – que grâce à ses transgressions. (…) Mais il y a plus. Non seulement que, pour être une exception, l’œuvre présuppose nécessairement une règle ; mais aussi que, à peine reconnue dans son statut exceptionnel, cette œuvre devient à son tour (…) une règleNote58.

La plus grande partie des œuvres aujourd’hui publiées reçoit une étiquette générique, le genre est un principe structurant du marché du livre. Le roman noir a de fait une assignation générique lorsqu’il est publié dans une collection spécialisée, ou lorsqu’il est accompagné de discours de l’auteur ou de l’éditeur signalant son appartenance – sa participation, dirait DerridaNote59. – au genre roman noir. Par ailleurs, le refus même de se voir classé dans un genre, exprimé par de nombreux auteurs, est significatif, comme l’explique Pierre Bourdieu dans La Distinction :

Classés, déclassés, en travail de reclassement, ils se veulent inclassables, « exclus », « marginaux », tout plutôt que classés, assignés à une classe, à une place déterminée de l’espace social (…)Note60. .

Pierre Bourdieu ne parle pas ici des auteurs de romans noirs, bien sûr, mais le phénomène est tout à fait comparable.

Le genre reste par ailleurs une catégorie opérante pour le lecteur. L’auteur peut lui refuser une assignation générique, mais le lecteur a le droit et ne peut guère faire autrement que de tenter de rattacher l’œuvre qu’il a lue ou qu’il va lire à un genre. Borges, dans son article sur « Le Roman policier » dit ainsi :

Penser, c’est généraliser et nous avons besoin de ces utiles archétypes de Platon pour affirmer quoi que ce soit. Alors pourquoi ne pas affirmer qu’il y a des genres littérairesNote61.  ? 

Dominique Combe parle de « l’expérience quotidienne des genresNote62.  », qui se fait en premier lieu par l’objet-livre tel qu’il s’offre au lecteur. Le genre est une catégorie empirique indispensable pour le lecteur. On peut se référer à la théorie de l’horizon d’attente de Jauss :

Même au moment où elle paraît, une œuvre littéraire ne se présente pas comme une nouveauté absolue surgissant dans un désert d’informations ; par tout un jeu d’annonces, de signaux – manifestes ou latents –, de références implicites, de caractéristiques déjà familières, son public est prédisposé à un certain mode de réception. Elle évoque des choses déjà lues, met le lecteur dans telle ou telle disposition émotionnelle, et dès son début crée une certaine attente de la « suite », du « milieu » et de la « fin » du récit (Aristote), attente qui peut, à mesure que la lecture avance, être entretenue, modulée, réorientée, rompue par l’ironie, selon des règles de jeu consacrées par la poétique explicite ou implicite des genres et des stylesNote63. .

Peu importe dès lors que le texte corresponde aux critères du genre avec des nuances et des variations :

Le texte nouveau évoque pour le lecteur (…) tout un ensemble d’attentes et de règles du jeu avec lesquelles les textes antérieurs l’ont familiarisé et qui, au fil de la lecture, peuvent être modulées, corrigées, modifiées ou simplement reproduitesNote64.

Parce que le genre ne saurait se réduire à des propriétés formelles, le roman noir sera donc envisagé dans ses aspects communicationnels et pragmatiques. Ce qui pourrait apparaître comme une difficulté est en fait une richesse. Le roman noir relève de la paralittératureNote65. , ce qui, en apparence, simplifie la tâche de qui veut étudier le genre roman noir. Rappelons-le, les critiques ont fait de la généricité l’apanage des genres déclassés. Mais il n’en est rien, car le roman noir, genre de la modernité, n’échappe pas à la complexité, loin de la reproduction d’une recette, pour reprendre les mots de Todorov. En outre, il nous faudra examiner le cas de ces auteurs de romans noirs ayant migré vers des collections de littérature générale, hors des collections « noires » : qu’en est-il alors du genre ? Ces auteurs nomades éditorialement le sont-ils génériquement ? Ou l’appellation « roman noir » est-elle réservée à ces collections spécifiques ? Puisque dans le champ même de la paralittérature, on retrouve des positionnements génériques symboliques, par le choix du genre roman noir, genre labile s’il en est, comme on va le voir, les auteurs ne manifestent-ils pas un refus relatif des conventions génériques, et ne revendiquent-ils pas en outre la littérarité pour leurs textes ? On comprendrait d’autant mieux que la position la plus radicale consiste en l’abandon du nom de genre et de la collection policière. Tout compte fait, ces écrivains reprennent l’idée qui s’est répandue dans la deuxième moitié du 20ème siècle, selon laquelle la transgression et la synthèse des genres, autrement dit leur dépassement, parfois en forme de refus, sont un principe de création. Il semble donc que les auteurs de romans noirs n’échappent pas tous à l’utopie de l’a-généricité : nous essaierons de le démontrer et d’analyser ces prises de position. Par ailleurs, obéissant au phénomène décrit par Jean Marie Schaeffer, selon lequel « à des époques où l’appartenance générique d’un texte décide de sa valeur littéraire, le baptême réalisé par l’auteur a souvent une fonction de légitimationNote66.  », ces auteurs adoptent diverses attitudes vis-à-vis du nom de genre, et ainsi, se positionnent, consciemment ou non, dans le champ littéraire. Le choix même du nom de genre « roman noir » est loin d’être anodin, tant cette locution est marquée par la polysémie, renvoyant à des filiations multiples que nous nous proposons d’envisager à présent.

1.2. Le roman noir est-il un genre ? Qu’appelle-t-on roman noir ?

Il faut admettre que l’expression « roman noir » n’est pas sans ambiguïté, puisqu’elle désigne des phénomènes littéraires différents. En effet, dans le Petit Robert, le roman noir est défini à l’article « noir », et signifie « marqué par le mal ». La locution est employée pour désigner un genre de récits qui s’est développé en Angleterre dans le courant du XVIIIème siècle : le roman noir anglais, dit gothiqueNote67. . Selon Maurice Lévy, ce type de romans se développe à partir de 1764, le prototype étant The Castle of Otranto, d’Horace Walpole, et s’épanouit jusqu’à 1824, année de parution d’un roman de Walter Scott, Les Albigeois. Max Duperray, auteur d’un ouvrage de synthèse sur ce courant romanesqueNote68. , dégage, à la suite de R.D. Hume, un certain nombre de traits majeurs du roman noir gothique :

- un décor-type –paysages sauvages, abbayes en ruine, châteaux carcéraux, ambiance nocturne, arrière-plan exotique suffisamment éloigné dans l’espace et dans le temps, notamment les pays latins au XVIème siècle, où la morale n’a pas cours.
- une histoire transgressive par rapport à une norme que le texte fournit sous la forme de personnages normatifs menacés (…).
- des héros transgresseurs qui occupent le centre de la scène, le méchant ou le scélérat (« gothic villain ») jamais tout à fait monolithique (…).
- la confusion du bien et du malNote69. .

Max Duperray signale que de nombreux critiques ont vu dans le roman gothique un précurseur de la modernité romanesque, et que, par un certain nombre de motifs, il annonce le roman policier, voire le roman noir – en tant que genre policier. C’est, nous dit-il, la position de William P. Day, qui « stipulait qu’il avait eu pour descendance le roman policier, le modernisme et la psychologie freudienneNote70.  » et celle de Pierre Arnaud :

Il n’est point d’intrigues qui ne tournent autour d’un crime resté longtemps impuni et ne se terminent par le châtiment des coupables. Ne considère-t-on pas certains de ces romans comme les ancêtres du roman policier et du roman à mystère ?Note71.

Le Dictionnaire des Littératures policières consacre de même un article au roman gothiqueNote72.  : de fait, beaucoup de romans noirs gothiques mettent en scène des mystères apparemment surnaturels, mais un certain nombre d’entre eux propose in fine des explications rationnelles, comme le fera plus tard le roman policier. Il semble que le roman gothique ait influencé le roman noir par certains thèmes : la fascination pour la violence et la mort, le motif de la jeune captive, la confusion du bien et du mal. On voit dans le roman de James Hadley Chase, Pas d’orchidées pour Miss Blandish, une transposition de ce genre romanesque dans l’Amérique des années 30 : ce « remake » du roman gothique, en quelque sorte, est un roman fondateur du roman noir (celui qui nous intéresse)Note73. . L’expression « roman noir » semble avoir été utilisée, pour ce type de production, par André Breton, dans un article de 1937, « Limites non frontières du SurréalismeNote74.  ». Quoi qu’il en soit, l’ambiguïté est là, dans cette double acception de l’expression « roman noir », qui désigne à la fois un genre littéraire anglais issu du Romantisme, dans les années 1760-1820, et un genre policier né aux Etats-Unis dans les années 1930.

La locution « roman noir » appliquée à un type spécifique de romans policiers n’est pas clairement originée. Elle commence, semble-t-il, à être utilisée en France après la Seconde guerre mondiale, à l’occasion de la naissance de la Série Noire. Par métonymie, le terme « noir » a glissé, dans l’usage, de la dénomination d’une collection à la dénomination du genre que cette collection a révélé au public. Il est intéressant de noter que l’expression française « roman noir », qui a dans un premier temps permis de désigner des romans américains et anglais, ceux que l’on nomme aussi les « hard-boiled novels », a été adoptée par d’autres pays. La langue anglaise retient souvent l’adjectif « noir » comme nom de genre. On parle ainsi, pour certains romans policiers américains, de « noir thriller », qui semble bien être l’équivalent de notre roman noirNote75. . L’Italie l’utilise aussi pour désigner un genre et un style, « il stile noir », les éditions Einaudi en faisant même un titre de collection.

En dépit de la polysémie de la locution « roman noir », il nous a paru préférable d’écarter le terme de « polar », bien qu’il soit le plus utilisé aujourd’hui. Deux écueils tout à fait opposés nous ont conduite à préférer « roman noir » à « polar ». D’un côté, son acception est trop large : lire du polar, somme toute, c’est lire du roman policier, tant du thriller que de l’énigme historique ou du noir. On trouve ainsi le terme au fronton des festivals consacrés au genre policier ou des dossiers dédiés au genre dans les magazines, à l’égal précisément de « roman policier ». D’un autre côté, le terme polar est jugé par certains (notamment des auteurs, comme Jean-Bernard Pouy) trop restrictif, réservé aux romans dont les héros sont des policiers. Il existe un autre argument : il nous semble que la locution « roman noir » est plus appropriée dès lors qu’il s’agit de désigner des romans parus hors collections policières, tandis que le terme « polar » est limité, dans l’usage, à des textes parus dans ces seules collections. Il s’agit là d’un constat empirique, et cette distinction est très probablement marquée axiologiquement. Somme toute, la locution « roman noir » n’est-elle pas plus valorisante, par les filiations qu’elle suppose, que le terme « polar », intrinsèquement minorant et dévalorisantNote76.  ?

Par ailleurs, doit-on parler de genre ou de sous-genre ? Le roman noir est considéré comme une sous-espèce du roman policier, qui lui-même est une sous-espèce romanesque. De rapport d’inclusion en rapport d’inclusion, y a-t-il encore genre ? On pourrait opposer deux conceptions du genre : l’une, inspirée de la rhétorique classique des genres, distingue quelques grandes catégories, épopée, poésie, roman, théâtre, et s’en tient là. L’autre propose une vision moins étroite de la notion de genre, et reconnaît comme genres ce que les premiers considèrent seulement comme sous-espèces : il y a genre à partir du moment où certaines œuvres ont des traits communs identifiables, par exemple au niveau structurel. La question se pose en effet pour le roman noir : s’agit-il d’un genre, ou d’un sous-genre ? La catégorie générique première serait le roman, dont le roman policier serait une subdivision : ensuite viendrait le roman noir, sous-espèce du roman policier – encore que tous les critiques et spécialistes du genre ne soient pas d’accord à ce sujet, nous y reviendrons. Marc Lits, dans Le Roman policierNote77. , retient comme objet d’étude le récit d’énigme, sous-espèce du roman policier, se subdivisant lui-même en sous-catégories, comme le roman de détection pure, le roman-jeu, etc. La question de la démultiplication se pose donc pour le roman noir : est-il un genre, ou une subdivision ? Les formalistes et les structuralistes y ont répondu clairement. Tzvetan Todorov, parlant du fantastique, considère qu’il y a genre lorsqu’on repère « une règle qui fonctionne à travers plusieurs textes et nous fait leur appliquer le nom d’ « œuvres fantastiques », non ce que chacun d’eux a de spécifiqueNote78. . » Tomachevski reconnaît que « la classification des genres est complexe. Les œuvres se distribuent en de vastes classes qui, à leur tour, se différencient en types et espècesNote79. . » Des procédés récurrents à travers différentes œuvres créent des systèmes, ces différents systèmes créent « des classes particulières d’œuvres (les genres) qui se caractérisent par un groupement de procédés autour des procédés perceptibles que nous appelons les traits du genre. » Il définit ainsi les traits du genre :

Les procédés qui organisent la composition de l’œuvre sont des procédés dominants, c’est-à-dire que tous les autres procédés nécessaires à la création de l’ensemble artistique leur sont soumis. Le procédé est appelé la dominante. L’ensemble des dominantes représente l’élément qui autorise la formation d’un genreNote80. .

Ce premier point nous permet de dire que le roman noir est un genre à part entière, dont nous devrons bien sûr dégager les procédés dominants. On pourrait aussi, à la suite de Marc Lits, retenir le point de vue de Borges qui établit le genre à partir de la réception :

Les genres littéraires dépendent peut-être moins des textes eux-mêmes que de la façon dont ces textes sont lus. Le fait esthétique requiert, pour se produire, la rencontre du lecteur et du texte. (…) Il existe aujourd’hui un type particulier de lecteurs, les lecteurs de romans policiersNote81. .

Ce dernier point est peut-être moins tangible pour le roman noir : nombre de maisons d’éditions publient pêle-mêle, dans la même collection, des romans à énigme de type historique, des thrillers, et du roman noir. Ce dernier n’est donc pas nécessairement publié dans des collections qui le distinguent de l’ensemble du roman policier. Ces collections existent toutefois : L’Atalante a une collection intitulée « Roman noir », la Série Noire a bâti son identité en partie sur une opposition au roman à énigme façon Le Masque, tout comme, plus tard, Rivages/Noir.

Cela nous amène à examiner la question des typologies et des subdivisions qui s’opèrent précisément dans le domaine du roman policier. Les querelles terminologiques ont pour enjeu, très souvent, des questions d’identité générique fortes. Il n’y a pas un roman policier, mais des romans policiers, et l’on s’affronte à ce sujet. Certains, toujours dans une conception très organique du genre, en font la généalogie à partir d’une matrice commune. Au commencement serait le roman policier, qui aurait pendant de longues décennies trois ramifications, ou descendants, selon que l’on préfèrera la métaphore botanique ou généalogique : le roman à énigme, le roman à suspense, le roman noir. Cette partition, a priori plutôt satisfaisante, ne doit pas être prise de manière trop stricte. En effet, alors qu’un être vivant ne peut appartenir qu’à une espèce, un texte littéraire peut relever de plusieurs genres. Autrement dit, il n’y a pas de cloisonnement absolu entre les trois genres policiers. D’autres critiques, et pas des moindres, voient dans le roman noir une excroissance quelque peu dégénérée du roman policier à énigme. C’est le point de vue de Borges, notamment, et dans une moindre mesure de Boileau-Narcejac, pour qui le roman noir est la « forme abâtardie et foraineNote82.  » du roman policier. Borges écrit ainsi dans son article sur « Le Roman policier » :

 Le genre policier connaît aujourd’hui un déclin aux Etats-Unis. Il est devenu un genre réaliste, plein de violences, y compris sexuelles. En tout cas, l’origine intellectuelle du récit policier a été oubliée, a complètement disparuNote83. .

Ce point de vue ne nous semble guère convaincant, car il oublie un peu vite que le roman noir n’a pas succédé au roman à énigme à partir des années 20 ou 30, mais que les deux genres s’épanouissent à la même époque. Enfin, d’autres encore voient dans le roman noir une branche tout à fait distincte du roman policier, un héritier dont il faut chercher la famille du côté du roman feuilleton, du roman populiste, du fait divers, bien plus que du côté du roman policierNote84. . Dans ce cas, le roman noir est bel et bien un genre autonome, né de plusieurs genres très différents, et non une sous-espèce du roman policier.

Pour toutes ces raisons, nous formulons l’hypothèse que le roman noir est un genre. Gageons qu’il a des composantes textuelles, poétiques, récurrentes et identifiables, un lectorat spécifique ; en outre, il ne nous semble pas être simplement une subdivision du roman policier issu du roman à énigme, mais un genre à part entière, proche, certes, du roman à énigme qui s’épanouit à la même époque, un genre qui se trouve à la confluence de nombreux autres genres – et pas seulement romanesques, nous le verrons. Nous examinerons plus tard cette question des filiations génériques, et nous contenterons pour le moment de constater que la terminologie n’est pas innocente, que la locution « roman noir » révèle la labilité générique des textes, par sa polysémie. Genre il y a en tout cas, ce qui ne lève pas toutes les difficultés méthodologiques, car se dessine dans l’examen des variations terminologiques une autre difficulté, consistant à assigner le nom de genre à une forme textuelle clairement identifiable, que l’on peut définir. Comme on va le voir, nombre de critiques ont essayé de proposer une définition du roman noir et ont rencontré dans cette entreprise de nombreuses difficultés.

1.3. Définitions et typologies : difficultés méthodologiques.

Admettre que le roman noir est bien un genre ne permet toutefois pas de le saisir dans ses spécificités. Confronter les définitions et les typologies du genre policier mène à ce constat : toutes s’épuisent à donner une partition et une classification cohérente, toutes sont réfutables sur un point ou sur un autre. Un tableau comparatif permettra de voir en quoi ces définitions du roman noir sont insuffisantes, non pertinentes, voire erronées. Il n’a pas été possible, pour des raisons strictement matérielles (mise en page) de faire figurer la source des définitions en toutes lettres. Les numéros de la première colonne correspondent donc aux ouvrages mentionnés sur la page qui suit (nous précisons les parties exploitées lorsque c’est nécessaire, entre crochets).

Liste des ouvrages :

1. Gilles Deleuze, « Philosophie de la Série Noire », Arts, 26-01-1966.

2. Tzvetan Todorov, « Typologie du roman policier », Poétique de la prose, Seuil, Points, 1980 [1971].

3. Roger Caillois, Approches de l’imaginaire, Gallimard, 1974 [Partie consacrée au roman policier, subdivision intitulée « Le roman policier : le drame »].

4. Alain Lacombe, Le Roman noir américain, Union Générale d’Editions, coll. « 10/18 », 1975.

5. Jean Pierre Schweighaeuser, Le Roman noir français, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je », 1984.

6. Jean-Claude Vareille, L’Homme masqué, le justicier et le détective, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1989.

7. Jacques Dubois, Le Roman policier ou la modernité, Nathan, coll. « Le texte à l’œuvre », 1992 [typologie proposée dans le chapitre sur « l’émergence du moderne »].

8. Marc Lits, Introduction au roman policier, Liège, Editions du CEFAL, 1999 [chapitre 2, subdivision « Après la guerre : évolution vers le roman noir »].

9. André Vanoncini, Le Roman policier, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je », 2002 (1993) [typologie structurelle proposée dans le chapitre sur « les lignes de force du roman policier », chapitre 4 sur le roman noir].

10. Franck Evrard, Lire le roman policier, Dunod, 1996 [chapitre consacré à une typologie des genres, et chapitre sur le roman noir français].

11. Yves Reuter, Le Roman policier, Nathan, coll. « 128 », 1997 [typologie sommaire dans « éléments de définition » et chapitre sur le roman noir].

12. Anne-Lise Bacle, Le Polar français ou les marges du roman (1970-1985), thèse de IIIème cycle, Littérature et civilisation françaises, sous la direction de Marc Dambre, Université Paris III, Sorbonne Nouvelle, 2000.

13. Boileau-Narcejac, Le roman policier, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 1994 (1975) [Introduction et chapitre V, « Le roman policier noir »].

14. Jorge Luis Borges , « Le Roman policier », Conférences, Gallimard, coll. « Folio », Paris, 1985. [conférence prononcée en 1977-1978]

15. Stefano Benvenuti, Gianni Rizzoni et Michel Lebrun, Le Roman criminel, Histoire, auteurs, personnages, Nantes, Editions de l’Atalante, 1982.

16. Michel Lebrun, « Polar ? Mais encore ? », in Revue des deux mondes, janvier 1995.

17. Jacques Goimard, Critique des genres, Pocket, 2004. [Partie sur la fiction policière reprise d’un ouvrage de 1989]

18. Stéphanie Dulout, Le Roman policier, Milan, coll. « Les Essentiels », 1995.

19. Robert Deleuse, « Introduction aux romans policier et noir français », « Quelques auteurs dans l’azimut », in Le Polar français, Ministère des Affaires étrangères, Paris, 1995.

20. Jean Bourdier, Histoire du roman policier, Editions de Fallois, 1996.

21. Jacques Baudou et Jean-Jacques Schleret, Le Polar, Larousse, coll. « Guide Totem », 2001.

22. Claude Aziza et Anne Rey, La littérature policière, Les Guides Pocket Classiques, Editions Pocket, 2003 [chapitre sur « toutes les couleurs du noir »].

23. Claude Mesplède (dir.), Dictionnaire des Littératures Policières, volumes 1 et 2, Nantes, Joseph K., 2003.

24. Robert Louit, « Le roman noir américain », Magazine littéraire, n°20, août 68, dossier « Littérature du XXème siècle : le roman policier ».

25. Raphaël Pividal, « Un roman mal policé », Roman, n°24, 1988.

  Structure et organisation narratives Thèmes et personnages Fonctions Ecriture Registres
  Enquête intégrée à l’action Aucune enquête Souplesse
Variété
Prospection Action
Emotion
Mystère Crime
Délit
Violence
Marginalité
Minorités
Ville Pouvoir
Corruption
Enquêteur,
Privé
Criminel Témoigner
Décrire
Dénoncer
Militer
Sans effets,
rude,
oralité
Comporte-mentalisme Dispositifs narratifs spécifiques ou expérimentaux Epique Tragique Comique
Satirique
1                         X              
2 X     X     X       X X X   X          
3   X X X X   X     X X X X              
4           X X   X X     X X            
5             X X     X X X     X X   X X
6             X                 X   X    
7 X     X   X X         X         X      
8 X       X X X X   X X X X X X          
9 X   X X X X         X X X X X   X      
10 X   X X X   X X   X X X X X X X X   X  
11 X X X X X   X X X X X X X X X X X X    
12       X X     X   X X   X X   X     X  
13 X       X X X   X X X X     X         X
14             X           X              
15         X   X X X X X X X X X       X  
16           X X     X   X X X           X
17             X       X X X              
18 X       X   X X X X   X X X            
19 X       X         X     X X   X     X  
20 X           X       X X     X X        
21 X         X X     X X   X X            
22                       X     X          
23         X   X           X X X X        
24 X       X   X   X X     X              
25             X       X       X   X      

Ont été retenues vingt-cinq définitions, tirées de textes des quarante dernières années (un recul minimal s’imposait pour un genre né dans l’entre-deux guerres), textes de statuts différents : ouvrages de synthèse, dictionnaires, essais (consacrés au genre policier ou non), préfaces d’anthologie, thèses, mais aussi dossiers de périodiques, conférences, communications. Leurs auteurs sont des chercheurs, des universitaires, des théoriciens de la littérature (lignes 1 à 12), des écrivains (lignes 13 à 16), des spécialistes ou amateurs du genre non universitaires (lignes 17 à 23), et des journalistes (lignes 24 et 25). Au-delà des différences de statuts des auteurs et des ouvrages consultés, on notera que les définitions elles-mêmes n’ont pas la même extension. Nombre d’entre elles prennent place dans des typologies du roman policier ; ainsi, le roman noir est défini par rapport (et souvent en opposition, on le verra) au roman d’énigme et au roman à suspense. Certaines sont issues de textes consacrés au seul roman noir, toutes époques et toutes cultures confondues (des Etats-Unis à l’Europe). Les définitions peuvent également prendre sens dans une mise en perspective historique, et dans ce cas, même si la définition entend s’appliquer aux textes toutes époques et tous lieux confondus, le roman noir est toutefois défini par ses traits fondateurs, originels. Ce sont donc les définitions tirées d’entreprises typologiques et historiques qui ont été privilégiées, car elles concernent l’ensemble de la production, et ce, quel que soit le type de texte source. Néanmoins, ont été retenues quelques définitions plus contextuelles, historiquement ou culturellement, lorsqu’elles permettent de saisir la production française contemporaine. C’est le cas des définitions du roman noir américain que l’on trouve dans le Dictionnaire des littératures policières de Claude Mesplède, dans l’ouvrage d’Alain Lacombe consacré au Roman noir américain, ainsi que dans l’article de Robert Louit consacré au même « Roman noir américain », lequel est considéré, parfois explicitement dans ces textes, comme la source de l’ensemble du roman noir, posant des caractéristiques intangibles. De même, ont été considérées des définitions qui s’appliquent au seul roman noir français, parfois dans des limites temporelles très précises, qui ne correspondent d’ailleurs pas à la période que nous étudions, et pour cause : les textes ont été publiés antérieurement, ou s’attachent à l’étude d’une période particulière, comme la Série Noire dans ses premières années, ou le néopolar et les années 70 et 80. C’est le cas de l’article que Gilles Deleuze consacre à la Série Noire, et de la thèse de doctorat d’Anne-Lise Bacle. Néanmoins, la définition proposée entend dépasser ce seul cadre historique ou géographique. Inversement, dans d’autres ouvrages, tel ou tel élément de la définition pourtant générale peut s’appliquer au seul roman noir américain, ou au néopolar exclusivement : cela fait pourtant partie de la définition globale du roman noir. La mise en perspective de définitions, de typologies d’extension et de longueurs si différentes pourra sembler contestable méthodologiquement ; en effet, est-il pertinent de comparer en les mettant sur le même plan les quelques lignes consacrées au roman noir par J.L. Borges et les études approfondies d’Yves Reuter ou Anne-Lise Bacle ? Il nous a semblé pourtant qu’il y avait des points de confrontation intéressants, des éléments de résonance – les uns citant les autres – justifiant une telle entreprise. La condition était que ces auteurs et critiques s’efforcent de généraliser en vue de définir le genre ou de dresser une typologie : la difficulté même de ces entreprises de caractérisation générale justifie notre attention. Mais nous sommes consciente que cela ne rend pas toujours compte des précisions et des caractérisations plus subtiles que tel ou tel a pu proposer par ailleurs.

Les définitions sont classées selon le statut de l’auteur (dans l’ordre : chercheurs/théoriciens de la littérature, écrivains, spécialistes/amateurs, journalistes), puis par leur ordre de parution ou de communication (dans le cas des Conférences de Borges, par exemple). Certains grands absents pourront étonner, comme Francis Lacassin et son ouvrage Mythologie du roman policierNote85. . C’est que son propos n’est pas d’offrir une définition du roman policier et de ses genres constitutifs, mais au contraire d’en saisir la variabilité historique à travers ses grandes figures.

Nombre d’éléments n’apparaissent pas dans ce tableau, comme les éventuelles précautions ou les choix méthodologiques des critiques, les filiations qu’ils établissent – ou refusent – avec le genre policier, d’autres genres et courants littéraires. Certains se montrent prudents, voire réticents devant les entreprises de définition et de typologieNote86. , ou en tout cas admettent l’extrême difficulté de toute tentative de formulation d’une définition du roman noir. C’est le cas de Jean-Paul Schweighaeuser dans Le Roman noir français, qui concède qu’« il n’est pas facile de donner une définition bien tranchée du roman noirNote87. ». André Vanoncini écrit quant à lui dans Le Roman policier :

 Le roman noir n’a jamais été perçu comme une entité homogène ou un genre codifié par les auteurs qui l’ont illustré. Il s’agit, en fait, d’une appellation commode pour désigner un ensemble de textes très divers. Une classification de ces œuvres sur la foi de critères formels se révèle, en conséquence, plutôt impraticable ; il est possible, cependant, de les regrouper en catégories distinctes en relevant certaines de leurs fonctions-clés et de leurs thèmes dominantsNote88.

Si l’on se réfère au tableau des définitions génériques, quelle que soit l’approche qu’ils adoptent, les critiques retiennent des critères différents, que ce tableau essaie de présenter de manière à la fois précise et synthétique. Les cinq grandes catégories appellent quelques commentaires et précisions.

  • Structure et organisation narratives : ont été regroupés ici tous les traits de définition sur la structure, les principes structurants de l’intrigue, et sur l’ordre du récit. La notion d’enquête y est intégrée, en tant que principe structurant du récit ; parce que le roman noir est le plus souvent défini dans des typologies pour lesquelles le roman à énigme sert de point de référence, les critères structurels sont avant tout liés à la dynamique créée par l’enquête et le mystère. Les critiques analysent ce que devient le « whodunit », et soulignent que cette question disparaît le plus souvent au profit de la question « pourquoi le criminel a-t-il tué ? », ou « comment faire pour l’en empêcher ? ».
  • Thèmes et personnages : on a choisi de les rassembler, dans la mesure où tous constituent ce que M. Brinker appelle les « choses dont l’œuvre traite de façon significative ou importanteNote89.  », et où ils assurent les points de cohérence du texte, donnant lieu à des variations singulières infinies. Il est néanmoins difficile d’arrêter une liste à la fois complète et synthétique des thèmes et des personnages du roman noir, nous nous sommes donc bornée ici à répertorier les plus fréquemment cités. La notion d’action, rapprochée des émotions, peut surprendre. Pourtant, clairement distinguée d’un principe renvoyant à la dynamique de la diégèse, elle est bel et bien un thème, convoqué comme tel, par opposition à la cérébralité du roman à énigme. Les mêmes remarques valent pour le mystère, présenté comme un thème susceptible de provoquer l’intérêt du lecteur, et non réductible à un effet de suspense généré par la narration. Crime, délit, violence sont le plus souvent associés, d’où leur regroupement dans une même catégorie thématique. Marginalité et minorités vont de pair, ce qui peut sembler discutable, tant les deux ne sont pas assimilables : c’est le dénominateur commun de l’exclusion qui a conduit à les rassembler. Sous la large étiquette « pouvoir, corruption » sont regroupés les thèmes nombreux du pouvoir politique, financier, militaire, qui est aveugle et/ou corrompu, qui se livre aux pires actes, et auquel l’individu le plus souvent se heurte, soit parce qu’il en est une victime à cause de sa faiblesse, soit parce qu’il décide de lutter contre lui. Deux types de personnages ont été retenus, parce qu’ils sont les seuls à être fréquemment cités : le criminel et l’enquêteur, qui a souvent le visage du privé, mais qui peut également être un journaliste ou un quidam, voire le policier. Le personnage de la femme fatale, peut-être attendu, ne figure pas dans le tableau, car trop peu mentionné, pas plus que celui de la victime, plutôt évoqué à propos du roman à suspense.
  • Fonctions : deux grandes fonctions du roman noir ont été prises en compte. La première, « témoigner, décrire », est celle qui permet de rassembler toutes les remarques autour du genre comme genre réaliste, ou témoignant de la réalité sur un mode sociologique, faisant une large place à la description analytique du réel social. La seconde, « dénoncer, militer », fait en réalité référence à deux fonctions distinctes. On peut dénoncer, être critique, sans pour autant militer pour une cause, un parti ; néanmoins, les deux relèvent de formes d’engagement.
  • Ecriture : on a retenu trois catégories caractéristiques. La première, « sans effets, rude, oralité », réunit tous les commentaires sur une écriture sans apprêt rhétorique, peu soucieuse des belles lettres et du beau langage, qui recherche au contraire la sobriété, voire une certaine dureté dans le ton. L’oralité participe généralement à cette sécheresse de style et à cette volonté de s’ériger contre les normes du beau langage littéraire. Dans la dernière catégorie, « dispositifs narratifs spécifiques ou expérimentaux », on distinguera les remarques portant sur un type de narration (à la première personne et au présent, ou au contraire à la troisième personne) adopté par le genre, mais aussi celles sur son aptitude à expérimenter des dispositifs narratifs atypiques.
  • Registres : les registres sont les « catégories de représentation et de perception du monde que la littérature exprime, et qui correspondent à des attitudes en face de l’existence, à des émotions fondamentales (…)Note90. . » Trois registres sont récurrents dans les définitions : le registre tragique, le registre épique, le registre comique ou satiriqueNote91. . Le terme « tragique » est complexe, puisqu’il peut référer dans les définitions au sens antique, par référence à la tragédie grecque, ayant alors à voir avec l’affrontement entre l’individu et le collectif (institutionnel, généralement) ; il peut renvoyer au sentiment de la mort inéluctable ; il peut enfin évoquer une vision sombre, désenchantée, sans illusion, pessimiste du monde et de l’homme.

Ces critères pourront sembler rudimentaires et peu nombreux. Ils sont le résultat des relevés les plus fréquents, et d’un effort pour synthétiser les traits définitoires retenus et dégager des lignes de force dans ces définitions.

Dans les ouvrages qui proposent une typologie du roman policier, l’approche organique du genre apparaît très nettement. Franck Evrard écrit ainsi :

Il n’y a pas un roman policier mais des espèces multiples (…) à partir d’une matrice première, le genre policier s’est démultiplié en formules variées selon une logique de la différenceNote92.

Le roman policier se décomposerait en plusieurs branches, comme le montre la rapide typologie d’Yves Reuter (qu’il va reprendre et préciser) :

Le roman policier peut être caractérisé par sa focalisation sur un délit grave, juridiquement répréhensible (ou qui devrait l’être). Son enjeu est, selon les cas, de savoir qui a commis ce délit et comment (roman à énigme), d’y mettre fin et / ou de triompher de celui qui le commet (roman noir), de l’éviter (roman à suspense)Note93. .

La plupart du temps, le roman noir est défini en opposition avec le roman à énigme. Gilles Deleuze, Alain Lacombe, Franck Evrard, Anne-Lise Bacle, Jacques Baudou et Jean-Jacques Schleret, Claude Mesplède, le présentent explicitement comme un genre qui se construit contre le roman policier à énigme, ou en tout cas qui s’en distingue clairement. Sous la plume de certains auteurs, on l’a vu, il en est même une excroissance dégénérée (c’est le cas de le dire)Note94. .

Dans ces définitions, les filiations établies avec d’autres genres, avec des courants littéraires, avec des auteurs, sont extrêmement variées, et l’un des critères de variabilité est lié au contexte de la définition : on ne cite pas les mêmes courants et auteurs selon que l’on parle du roman noir américain ou de son homologue français. Lointaine référence commune à l’ensemble des genres policiers, la tragédie grecque est évoquée – longuement, comme modèle structurant – par Gilles Deleuze, ainsi que par Robert Deleuse – qui cite… Gilles Deleuze, tandis que Jacques Goimard la convoque par une simple citation d’Eschyle. Les autres éléments de filiation du roman noir peuvent se classer en deux catégories. Il y a tout d’abord ceux qui puisent du côté de la littérature générale (pour ne pas dire légitime) : Jean-Claude Vareille parle d’une parenté avec le roman gothique, ou frénétiqueNote95. . Toutefois, ce sont les romans réaliste et naturaliste américains qui sont le plus souvent cités, chez Alain Lacombe, Jacques Goimard, et Claude Mesplède, ainsi que des auteurs contemporains de Hammett et Chandler, comme Faulkner, Hemingway, Steinbeck, James T. FarrellNote96. . Du côté français, le réalisme et le naturalisme sont, à l’identique, évoqués, à travers des auteurs comme Balzac, Zola, ou Hugo (lequel dépasse la catégorie du réalisme), ainsi que le roman populiste (mais aucun auteur n’est alors cité, sinon Céline). On peut mentionner ensuite des filiations enracinées dans la culture populaire américaine ou européenne : Eugène Sue, Alexandre Dumas, et les « dime novels » (Nick Carter, bien sûr). Le roman noir, qu’il soit américain ou français, cherche par ailleurs ses origines du côté de la littérature légitime, d’auteurs parfaitement reconnus au moment où ces critiques et auteurs rédigent leur définition du roman noir. Il ne s’agit pas de remettre en cause des parentés parfois bien établies et convaincantes, parentés thématiques, structurelles, stylistiques, mais simplement de remarquer la force de légitimation symbolique qu’elles représentent, et qui témoigne de la quête de légitimité – pas achevée – du roman noir.

Une étude de ce tableau permet de constater qu’il n’existe pas une définition du roman noir ; chacune d’entre elles est singulière. Globalement, les chercheurs, les universitaires sont ceux qui proposent le plus fréquemment des critères fondés sur la structure et l’organisation narrative, les registres et le type d’écriture. Les auteurs ne prennent quasiment pas en considération le type d’écriture ou la structure et l’organisation narratives, pas plus que les journalistes, ces derniers ne se préoccupant jamais non plus des registres.

Les critères le plus souvent retenus sont donc thématiques, ou ont trait à la fonction : dans ces deux catégories se situerait la spécificité du roman noir. Près de la moitié des définitions se refuse à définir des traits structurels du roman noir (douze définitions sur vingt-cinq, soit 48%). Huit retiennent un seul trait structurel : sept choisissent le critère de l’enquête intégrée à l’action, une seule le critère de la structure prospective, tandis que cinq autres définitions les cumulent. Ces deux critères sont d’ailleurs assez proches, mais le fait que l’enquête soit intégrée à l’action n’empêche pas nécessairement d’avoir une structure globalement rétrospective (et c’est pourquoi nous les avons distingués). Surtout, ces deux critères permettent d’opposer le roman noir au roman à énigme (qui se caractérise par la structure rétrospective). Seules deux définitions soulignent que le roman noir peut se passer d’enquête, mais elles affirment par ailleurs qu’il se distingue par une grande souplesse structurelle, par la variété des scénarios, tout comme deux autres définitions, qui rappellent le caractère souvent rétrospectif du roman noirNote97. . Clairement, le roman noir est le plus souvent défini en référence – et en opposition – au roman à énigme. Certains critiques reconnaissent la grande variété des structures possibles, mais d’autres préfèrent distinguer entre deux grandes structures. La première est celle de l’enquête, la seconde est celle qui s’organise autour du crime et de la figure du criminel. Le caractère prospectif est érigé en règle absolue par Todorov, ce qui est une erreur, provoquée sans doute par son entreprise typologique et sa volonté de dégager des structures clairement distinctes. Il affirme en effet :

Aucun roman noir n’est présenté sous forme de mémoires : il n’y a pas de point d’arrivée d’où le narrateur embrasserait du regard les événements passés, nous ne savons pas s’il arrivera vivant à la fin de l’histoireNote98. .

On lui objectera que le roman de Horace McCoy, On achève bien les chevaux, pour prendre un exemple parmi les textes « fondateurs » du genre, fonctionne pourtant sur ce principe : le lecteur sait dès le départ que le narrateur a tué, et qu’il passe en jugement, c’est bien un récit rétrospectif. Somme toute, que ces définitions restent muettes ou prudentes sur ce point, qu’elles proposent des traits contradictoires, elles nous apprennent que le roman noir ne se définit pas par des critères structurels.

Rares sont les définitions qui ne définissent pas le roman noir par ses thèmes. L’une d’entre elles seulement (celle de Gilles Deleuze) ne mentionne aucun trait thématique. Les autres retiennent au moins un thème, généralement plusieurs (trois ou quatre le plus souvent). Le thème le plus fréquent est sans conteste « crime, délit, violence », il permet une opposition avec le roman à énigme, qui propose lui aussi un crime, un délit, mais sans que la violence soit mise en avant comme dans le roman noir. De même, les thèmes qui s’articulent autour du pouvoir et de la corruption sont souvent choisis. Pour ce qui est des personnages, les définitions ne parviennent pas réellement à se départager : quatorze occurrences pour l’enquêteur, quinze pour le criminel ; en outre, onze définitions mentionnent les deux, une ne mentionne que l’enquêteur, trois ne mentionnent que le criminel. Plus surprenant : le caractère urbain du roman noir est peu cité. La violence, les thèmes du pouvoir et de la corruption, une place aussi importante pour le criminel que pour l’enquêteur, tout cela renvoie aux fonctions du roman noir.

Dix-neuf définitions insistent sur la fonction de témoignage, de représentation de la réalité sociale du roman noir. Douze d’entre elles y ajoutent la fonction de dénonciation. Néanmoins, six définitions ne retiennent pas ces fonctions, voyant ailleurs les traits du genre.

La notion de registre est peu utilisée : le registre épique n’est mentionné que par Jean-Claude Vareille et Yves Reuter. Le comique et le satirique ne sont pas davantage retenus (par J.P.Schweighaeuser, Boileau-Narcejac et Michel Lebrun seulement). C’est le registre tragique qui apparaît le plus, dans cinq définitions. Reste que le registre n’est pas un trait jugé important.

Si l’on se fie à ce seul tableau, c’est donc le critère thématique qui domine, dans dix-neuf définitions ; les fonctions sont également importantes. Loin derrière, les traits structurels, et les traits stylistiques (on regroupe ici « écriture » et « registres »). Néanmoins, certains critiques insistent sur l’importance des traits stylistiques, comme Jean Paul Schweighaeuser :

Ce n’est donc pas tant ce qui est raconté qui est important, mais bien la façon de le raconterNote99. .

Des lignes de force se dégagent donc de ce tableau : le critère thématique dominant, et des différences considérables, ou des points de vue très marqués, qui du même coup excluent une bonne partie de la production, y compris dans ses origines (id. les romans américains des années 30 et 40). Or, ces définitions se veulent, pour la plupart, générales. Elles se fondent sur des critères essentiellement – parfois exclusivement – textuels, formels, poétiques, insuffisants en réalité pour expliquer qu’une œuvre échappe à la dénomination « roman noir » quand elle en a les principaux traits.

La labilité du genre apparaît nettement dans ces tentatives de définition, dont la confrontation révèle la difficulté à cerner le roman noir. La quête des origines du roman noir permettra peut-être de mieux en cerner les contours définitionnels, à moins tout simplement que ces origines ne nous livrent une clé de sa labilité générique.

CHAPITRE DEUX : LES FILIATIONS DU ROMAN NOIR FRANÇAIS (1990-2000)

2.1. Les origines confuses du roman noir.

Roman policier, roman-feuilleton, roman gothique, western ou roman de la prairie, mais aussi la Bible, Sophocle, Voltaire, telles sont quelques-unes des sources régulièrement convoquées pour parler du roman noir français. Il semble être à la confluence de nombreux genres, tant du côté de la littérature populaire que de la littérature légitime, et certains n’hésitent pas à citer des sources fort lointaines, parfois surprenantes. Telle est l’ambiguïté du roman noir, qui est profondément enraciné dans la culture populaire, mais également désireux de se légitimer par la construction d’un roman familial fait d’ancêtres aussi prestigieux qu’antiques, dont il faut démêler l’écheveau.

2.1.1. De quelques lointains ancêtres discutables.

Si l’on en croit certains, les origines du roman policier se perdraient dans la nuit des temps, et il n’est pas rare de trouver sous la plume des critiques la mention de lointains ancêtres d’élection du roman policier et du roman noir. Régis Messac, en 1929, dans Le « detective novel » et l’influence de la pensée scientifiqueNote100. , recherche les antécédents du roman à énigme du côté de Sophocle, de Pétrone, de Beaumarchais, pour en arriver aux romans gothiques de WalpoleNote101. . Il met au cœur du genre policier une pensée rationnelle et scientifique qui s’enracine dans l’Antiquité grecque. Au fil de son argumentation, il parcourt les différentes époques, de l’Antiquité jusqu’au 19ème siècle, et montre quels sont les éléments annonciateurs du policier. Il évoque ainsi la tragédie grecque, et plus spécifiquement Œdipe Roi de Sophocle, y voyant les prémices de motifs chers au roman policier :

Dès le début d’Œdipe-Roi par exemple, Œdipe se trouve dans la position d’un juge d’instruction qui instrumenterait, sans le savoir, contre lui-même. C’est une situation qui a été reprise plusieurs fois par le roman policier moderne.(…)  Nous voyons iciNote102. Œdipe, comme tout policier qui se respecte, à la recherche d’un indice. Cet indice, il va le trouver, et ce sera un indice trompeur, qui sera cause qu’il va se lancer sur une fausse piste. Procédé souvent repris par les auteurs modernes et qui n’est pas nouveau, on le voit. On peut retrouver ainsi dans Sophocle plus d’un procédé, plus d’une situation, devenus chers aux auteurs de shilling shockers anglais ou de thrillers américains. La comparaison peut paraître peu respectueuse pour le génie de Sophocle et le goût des Athéniens ; mais c’est peut-être une erreur de croire que les Athéniens n’aimaient pas les sensations, les « thrills »Note103.

Selon Régis Messac, la tragédie grecque trahit le goût des Grecs à la fois pour le merveilleux et pour sa résorption par le rationnel. Du même coup, le plaisir éprouvé par les Grecs devant une tragédie est très proche de celui que ressent le lecteur de romans policiers :

Ce que l’on peut dire, à l’éloge du peuple grec, et qui ne serait pas toujours vrai pour les fervents du mélodrame actuel, c’est qu’il se mêle sans doute quelque chose d’intellectuel au plaisir de l’enquête et de la découverte, ce n’est pas tant la découverte de la solution même de l’énigme que les Athéniens attendaient, puisqu’en gros ils la connaissaient, connaissant déjà la fable qui faisait le fond de la pièce ; mais ils prenaient plaisir à voir se dérouler les effets d’une savante gradation. Or ce plaisir savamment gradué, c’est précisément celui de la détection ; lorsque (v.730 sqq) Œdipe fait préciser à Jocaste les circonstances du meurtre : au carrefour de trois routes, cinq personnes seulement, les cheveux gris de Laïos, il y a là –parmi d’autres éléments sans doute –quelque chose d’analogue à l’émotion que produit chez un lecteur de detective-novels l’accumulation graduelle des circonstances, des découvertes, qui précisent peu à peu pour lui la physionomie du meurtrier et l’orientent vers tel ou tel personnage. Là encore, d’ailleurs, Œdipe procède en juge d’instruction ou en coroner ; quelques-unes des scènes les plus émouvantes de la pièce ne sont que des cross examinationsNote104.

De Sophocle à Balzac en passant par Beaumarchais ou Schiller, les prédécesseurs du roman policier selon Messac sont parfois surprenants. Pourtant, certaines de ces sources ont dû sembler particulièrement convaincantes aux auteurs et critiques, puisqu’elles sont fréquemment mentionnées par les ouvrages sur le genre policier en général – et pas seulement sur le roman à énigme. La Bible, rapidement mentionnée par Régis Messac, est considérée comme une source possible, et l’on voit volontiers dans certains épisodes comme Le Livre des Rois et surtout Le Livre de Daniel des prémices du roman policier à énigme. Claude Aziza et Anne Rey, dans leur anthologieNote105. , accréditent cette thèse :

Le crime de Caïn est poursuivi et châtié, Joseph interprète avec sagacité les songes du Pharaon et Salomon, dans Le Livre des Rois, par une ruse psychologique, oblige la fausse mère à se démasquer. Mais c’est peut-être dans Le Livre de Daniel que se trouve la solution de la première énigme « en chambre close », puisque des traces laissées dans la farine répandue dans le temple par l’astucieux exilé permettent de faire la preuve de la prévarication des prêtres des divinités de BabyloneNote106. .

À la suite de Messac, la tragédie grecque est également citée comme un antécédent possible du roman noir, tant par les critiques que par les écrivains et les éditeurs. L’un des coups d’éclat de Patrick Raynal lors de son arrivée à la tête de la Série Noire fut d’ailleurs de publier dans la collection fondée par Marcel Duhamel Œdipe Roi, de Sophocle. Selon lui, il ne s’agissait pas seulement de provoquer ou d’attirer l’attention sur sa nouvelle ligne éditoriale, Œdipe Roi serait un de ces « textes atypiques » (l’expression est de lui) que la Série Noire peut accueillir. Patrick Raynal fait d’ailleurs remarquer que ce titre est l’un des plus vendusNote107. . Il est probable que l’on peut voir là un signe de l’influence des écrits de Messac.

Plus près de nous, on convoque Zadig de Voltaire. Messac nous le signale, il n’est pas le premier à dire que dans le chapitre 3, le personnage se livre à un exercice de raisonnement digne de Sherlock Holmes. Nombreux seront les critiques à exploiter cette filiation : Claude Aziza et Anne Rey ne manquent pas de proposer un extrait de Zadig dans leur anthologie du roman policierNote108. . Le roman gothique, qui s’épanouit au tournant des 18ème et 19ème siècles, est également une source du roman policier, ainsi que l’attestent plusieurs critiques, parmi lesquels Jean-Claude Vareille, Jean-Paul Colin ou Marc Lits, qui écrit que :

Ces « romans de terreur » qui introduisent les thèmes de la secte, de la bande de hors-la-loi bravant la société, mettent en scène des forfaits commis contre l’intérêt général et s’attirent les faveurs d’un large public. Ils utilisent également tout un attirail d’éléments destinés à semer la terreur, ingrédients que nous retrouverons plus tard dans plusieurs séries policières comme les « Rocambole », les « Arsène Lupin », et dans les romans de GaboriauNote109. .

Dans le siècle même qui a vu naître le genre, Balzac est considéré comme un précurseur du roman policier, à travers deux textes : la nouvelle Maître Cornélius (1832), et Une ténébreuse affaire (1841). La nouvelle comporte certes un épisode qui annonce certains motifs du roman policier, comme l’enquête non officielle qui permet de confondre, par la ruse et l’intelligence, le vrai « coupable » (qui n’est autre que l’accusateur lui-même, somnambule) ; il y a là une résurgence de l’épisode du Livre de Daniel, puisque dans les deux cas, la farine répandue sur le sol permet de démasquer les coupables. Néanmoins, ce n’est pas une nouvelle policière. Quant au roman, il met en scène un complot politique et financier, et il reprend bien davantage des motifs du roman populaire qu’il ne comporte des éléments du futur roman à énigme, comme on le lit souvent. Bien sûr, certains critiques prennent de la distance vis-à-vis de ces lointaines et prestigieuses sources, comme Jean Bourdier dans son Histoire du roman policier :

Ainsi, il est amusant de citer, comme on l’a fait d’innombrables fois, l’histoire du roi Rhampsinitus et de son voleur dans Hérodote, certains passages du Livre de Daniel dans la Bible et quelques extraits des Mille et Nuits. Mais il ne s’agit là que de petits récits où interviennent l’astuce et la ruse –comme on en retrouvera plus tard dans certains fabliaux du Moyen-Age –et aucun d’eux ne porte certainement en germe toute une littérature fondée sur l’énigme et sa solutionNote110. .

De fait, ces filiations peuvent être réfutées. Pour Yves Reuter, ces textes, au mieux, utilisent quelques éléments qui seront au cœur du genre policier. La dominante, nécessaire pour qu’il y ait genre constitué, n’est pas encore en place. Ajoutons que pour qu’un genre se constitue, il faut que ce genre ait conscience de lui-même, qu’un « effet-genre », en quelque sorte, soit repéré par les auteurs, les critiques et les lecteurs. Cela n’intervient, selon Uri Eisenzweig, qu’à la fin du 19ème siècle :

Cependant, ce n’est ni cette paternité nouvellement affirmée de Poe, ni le succès sans précédent du phénomène Sherlock Holmes, qui constituent en eux-mêmes le grand événement de la littérature policière au tournant du siècle. La véritable innovation des années 1890, c’est la cristallisation, essentiellement dans la presse anglo-saxonne (…), d’une perception généralisée du roman policier comme une catégorie littéraire spécifique, sans doute générique. (…) Les premiers articles importants traitant de la littérature policière comme d’une catégorie distincte et relativement homogène paraissent dans les années 1890Note111. .

Comment comprendre alors le recours à ces sources, toutes plus illustres les unes que les autres ? Yves Reuter dit que « la recherche de sources tient plus à une volonté de valoriser le genre par de « grands » ancêtres qu’à une quelconque réalitéNote112. . » Il s’agit là d’une stratégie de légitimation, qui émane aussi bien des auteurs que des critiques, tous soucieux de grandir, fût-ce par ses filiations, leur objet de prédilectionNote113. . Certaines sont néanmoins intéressantes, comme par exemple celle du roman gothique anglais, en ce qui concerne le roman noir. De même, sans que l’on puisse dire que la tragédie de l’Antiquité préfigure le roman policier, on peut avancer que le roman policier, et, pour ce qui nous concerne, le roman noir, actualisent des motifs ainsi que le registre tragiques. Reste que leurs sources se trouvent avant tout du côté de la littérature populaire, au 19ème siècle, et plus largement, du récit médiatique. Les origines sont multiples et confuses, du roman feuilleton au fait divers, en passant par le récit judiciaire et le roman de la prairie. Jean-Paul Colin signale dans son ouvrage sur le roman policier archaïque cette multiplicité et cet enchevêtrement de sources :

Le roman noir anglais, puis français (…), le mélodrame, le roman populaire abondant et emphatique, enfin la naissance d’une presse friande de faits divers horribles et de manchettes sensationnelles ou de « unes » saignantes (…) : tous ces modes de représentation amplifiante convergent à l’aube du XXème siècle pour donner, en quelques années, un vaste ensemble de textes (…)Note114. .

Il reste à comprendre comment on passe de ces formes médiatiques au roman noir.

2.1.2. Des origines immédiates : entre roman-feuilleton et roman policier.

On a coutume de considérer qu’au départ serait le roman populaire, lequel aurait donné naissance au roman policier, idest le roman qui met au premier plan l’enquête ; de ce roman policier, que l’on nommera roman de détection (et qui est proche de ce que nous appelons aujourd’hui roman à énigme), serait advenu ensuite le roman noir, comme une excroissance, ou une branche dissidente. Ainsi, le roman noir serait à saisir essentiellement, pour ne pas dire exclusivement, dans ses relations avec le roman policier à énigme, dont il serait issu en droite ligneNote115. , dans la vaste famille du récit de crimeNote116. . Or, le roman-feuilleton est en réalité la matrice commune au roman policier de détection et au roman noir, il n’y a pas de simple succession roman populaire/roman de détection/roman noir. Si ce dernier se nourrit effectivement du roman policier tel qu’il apparaît à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème siècle, il intègre des éléments du roman-feuilleton que n’avait pas retenus le roman de détection, et il se décline sous plusieurs formes, selon qu’il puise ses structures, motifs et personnages avant tout dans certains genres du roman-feuilleton ou dans le roman de détection, lui-même avatar de la littérature feuilletonesque. Pour résumer, on pourrait dire que le roman policier, tel qu’il est apparu en France, naît du roman populaire auquel il emprunte des motifs, des thèmes, des personnages, qu’il va développer, amplifier, jusqu’à opérer un renversement fondateur du genre policier, selon les termes de Dominique Kalifa :

Parallèlement semble aboutir un processus qui, de façon sourde et continue, taraude depuis le milieu du XIXème siècle la structure même du texte : la résorption progressive du récit de crime dans celui de l’enquête, la dilution de la description dans la rétrospection entraînant avec elles le triomphe de la figure désormais héroïque de l’investigateur, policier, détective et surtout reporter. (…) le roman policier se constitue en tant que genreNote117. .

La rupture est donc structurelle, et s’accompagne d’un changement de perspective : on délaisse le récit des événements criminels pour se concentrer sur le récit de l’enquête. Conjointement ou presque, un autre genre advient du roman feuilleton et plus généralement du récit de crime, le roman noir, qui va puiser dans plusieurs formes narratives, essentiellement romanesques. On a coutume de le considérer comme plus tardifNote118. , et à ce titre, il va apparaître comme un avatar du roman policier de détection. C’est vrai : tout comme lui, il met au premier plan l’élément criminel et/ou policier, en utilise le personnel et les motifs essentiels. Pourtant, il va également se nourrir de thèmes et de personnages directement empruntés au roman-feuilleton, en partie les mêmes que dans le roman policier ; il va par ailleurs reprendre des éléments différents, parfois issus d’autres formes feuilletonesques, comme les figures criminelles (les criminels pathologiques) ou les bandes organisées. Quoi qu’il en soit, il n’opèrera jamais systématiquement, du moins pas complètement, la rupture structurelle qu’avait opérée le roman policier de détection. Il peut mettre au premier plan l’enquête, mais cela n’a rien de systématique, et c’est bien pourquoi il y a de nombreux romans noirs sans enquête, dès les origines du genre ; en outre, le roman noir ne se résout jamais à être une pure intellection, laissant toujours au premier plan l’action, empruntant au roman-feuilleton sa tension prospective. Ainsi, il constitue bien une forme de roman policier, mais qui ne saurait être le descendant du seul roman policier de détection ; il en est le cousin, qui affiche bien plus encore ses origines feuilletonesques. D’ailleurs, Léo Malet est-il, comme on le dit souvent, le premier auteur de romans noirs ? De même que l’on peut voir en Gaboriau le fondateur du genre policier (après Poe), en 1863, avec L’Affaire Lerouge, pourtant proche encore du roman-feuilleton populaire, L’Assassinat du Pont-Rouge, de Charles Barbara, paru en 1855, quelques huit ans avant L’Affaire Lerouge, pourrait bien être le roman fondateur du roman noir. Ce roman ne présente aucune structure policière, mais met au premier plan une figure de criminel rongé par le remords jusqu’à la folie. Les critiques contemporains ont du mal à considérer ce texte comme un roman policier, tout en reconnaissant son importance. Ainsi, Claude Aziza et Anne Rey écrivent en 2003 :

L’Assassinat du Pont-Rouge doit beaucoup à son titre pour justifier sa place dans le genre policier. Car si crime il y a, et le plus horrible (fruit de la haine, du désir de vengeance et de l’interêtNote119. ), il n’y a dans ce volume ni énigme, ni enquête, ni justicier. Mais il y a, précise et terrible, la peinture d’un criminel dont le lecteur peut croire, jusqu’aux trois derniers chapitres, qu’il échappera au châtiment (…)Note120. .

Pour Jean-Paul Colin, on oublie trop souvent Charles Barbara, « auteur, en 1855, d’un étrange et fascinant Assassinat du Pont-Rouge, œuvre d’un frénétisme tout romantique dans lequel apparaît un assassin maudit que le remords poursuit implacablement et dont toute une vie de rachat ne suffit pas à effacer la tache fatale de son forfait (…)Note121. . »

L’Assassinat du Pont-Rouge peut à juste titre être considéré comme un texte précurseur, sinon fondateur, du roman noir, et il devance le premier roman policier, L’Affaire Lerouge, de huit ans. C’est dire que les origines du genre ne se situent pas exclusivement dans le roman de détection. Reste à examiner avec précision quelles sont ces sources.

2.2. Un héritier du roman populaire du XIXème siècle.

S’il faut attendre 1863 et la parution de L’Affaire LerougeNote122. , écrit par Emile Gaboriau, pour que le roman policier, alors appelé roman judiciaire, advienne, après les nouvelles de Poe, le genre s’annonce pourtant dans les romans populaires, publiés sous forme de feuilletons, ainsi que l’écrit Lise Queffélec :

Le roman judiciaire n’est évidemment pas sans antécédents. Chez Balzac, chez Dumas, chez Féval, pour ne citer que les plus connus, on trouve, dès avant 1860, des éléments de roman policier (…). Par ailleurs, la mode des mémoires de chefs de police est lancée, dès les années 20, entre autres par Vidocq. Les contes de Poe sont traduits et paraissent dans les journaux à partir de la fin de la Monarchie de Juillet. Le traqueur de pistes, calqué sur les Indiens de Fenimore Cooper et de ses successeurs, est un personnage familier dans le paysage romanesque du Second EmpireNote123. .

Lise Queffélec mentionne ici plusieurs sources et influences du roman policier ; nous envisagerons les principales d’entre elles, en essayant de voir quelles sont les éventuelles sources spécifiques du roman noir. Pour plus de clarté, nous envisagerons à part les origines non-fictionnelles du genre.

2.2.1. Ce que le roman policier doit au roman-feuilleton populaire.

Le roman policier est issu du roman populaire et de son avatar feuilletonesque au 19ème siècle, de sa transformation en (entre autres) récit de crime. Par roman populaire, on entend ici « cette énorme production de récits fictionnels née avec le roman-feuilleton et l’alphabétisation de masseNote124.  ». Ainsi, Lise Queffélec parle de « roman-feuilleton populaire » à propos d’écrivains comme Sue, Dumas, Ponson du Terrail, Féval, Gaboriau. Ce dernier nom nous le signale sans ambages : Gaboriau, reconnu ensuite comme l’auteur du premier roman policier français, appartient avant tout à la vaste cohorte des auteurs de romans populaires du XIXème siècle. Jean-Claude Vareille à son tour l’inclut dans son corpus, dans son ouvrage sur le roman populaire françaisNote125. , au moins pour L’Affaire Lerouge et Le Crime d’Orcival. Il n’est pas question ici de dresser un historique complet du genre policier, simplement d’en rappeler quelques grandes lignes qui enracinent le roman noir dans ses origines populaires et policières. Le récit policier va d’abord être publié en feuilleton dans la presse, et ce des deux côtés de l’Atlantique, puisque c’est le cas à la fois des nouvelles de Poe et des romans de Gaboriau ; Marc Lits relève la similitude sociologique :

Ce sont des récits destinés à plaire au grand public, accordant la priorité à la volonté de plaire, de raconter une histoire distrayante, visant à atteindre le plus grand nombre de lecteurs possibleNote126. .

Au-delà de la différence structurelle, le roman policier entretient avec le roman-feuilleton des éléments de ressemblance textuels et poétiques. En France, Emile Gaboriau marque l’avènement du roman policier autant qu’il est un exemple remarquable de ce mélange entre roman-feuilleton et roman de détection naissant. Après avoir travaillé aux côtés de Paul Féval, il se lance à son tour dans l’aventure romanesque. Yves Reuter voit en Emile Gaboriau l’écrivain qui réunit feuilleton et enquête dans un même récit et dans la presse populaire, créant ainsi le « roman judiciaire », que l’on ne tardera pas à appeler roman policier. Il est vrai que les romans de Gaboriau empruntent beaucoup aux formes du roman populaire, et plus précisément du roman-feuilleton. Ainsi, dans L’Affaire Lerouge, considéré comme le premier roman policier (Edgar Allan Poe n’ayant écrit que des nouvelles), la structure et la dynamique du récit sont « parasitées » par de nombreuses digressions, des analepses (sur le passé des personnages) ; la structure est organisée autour du méfait et de la réparation ; on retrouve des procédés chers au roman-feuilleton dépeints par Lise QuéffelecNote127. , avec des coups de théâtre, du suspense, des rebondissements. De même, des thèmes sont repris du roman populaire, comme la quête des origines, la filiation secrète, l’usurpation d’identité et d’héritage, entre autresNote128. . Lise Queffélec analyse cette transition, et souligne que ce n’est qu’à partir de 1866 que se produit :

un retour en force de l’épopée du crime et du roman de mœurs populaires tandis que surgit, parallèlement au roman du criminel, le roman policier, appelé alors roman judiciaire, centré sur l’enquête (Gaboriau)Note129. .

Marc Lits fait quant à lui remarquer que Gaboriau est également tributaire du style des romans-feuilletons :

Il publie bien sûr ses récits dans des quotidiens avant de les éditer en volume, mais il garde surtout le style redondant et ampoulé des feuilletonistes ainsi que le goût des formules généralisantes et moralisatricesNote130. .

Le roman policier de détection doit donc beaucoup au roman-feuilleton populaire, mais il n’est pas le seul. Lise Queffélec nous le rappelle, disant que sous la IIIème République, coexistent deux genres qu’elle définit ainsi :

On retrouve sous la IIIème République les deux genres qui commençaient à se développer sous l’Empire : le roman criminel, celui qui conte les exploits de bandes criminelles organisées, et leur combat contre la police, ou bien encore s’intéresse à la psychologie du criminel ; et le roman policier au sens restreint où nous l’entendons le plus souvent aujourd’hui, qui s’attache plutôt à la résolution de l’énigme. Ce sont là deux modèles, qui dans la réalité romanesque de l’époque ne sont pas toujours distincts. Par ailleurs, beaucoup de romans sociaux, basés sur l’erreur judiciaire, contiennent des éléments de roman policier, sans cependant appartenir véritablement au genreNote131. .

Cette distinction entre roman criminel et roman policier n’est pas sans rappeler celle qui existe entre roman noir et roman à énigme. Il est probable que des éléments de filiation directs existent entre roman-feuilleton et roman noir.

2.2.2. Ce que le roman noir doit au roman-feuilleton populaire.

En effet, le roman noir emprunte au roman-feuilleton thèmes et éléments structurels. Ainsi, nombreux sont les romans-feuilletons qui peignent un milieu urbain inquiétant, théâtre de nouvelles formes de criminalité et de violence ; ce sont ceux que Jean-Claude Vareille appelle les romans des bas-fondsNote132. . Dans Les Mystères de Paris, en 1843, Eugène Sue peint la misère urbaine, à la fois sociale et morale, et Paul Féval, deux ans plus tard, dans Les Mystères de Londres et surtout dans Les Habits noirs, met en scène des intrigues criminelles, tout comme Ponson du Terrail, qui avec Les Exploits de Rocambole ou les Drames de Paris évoque des associations criminelles, narre des meurtres, des enlèvements. La peinture de la grande cité, des bas-fonds, des marginaux et des exclus – il n’y a pas nécessairement d’enquête, dans le roman noir – est aujourd’hui encore un élément privilégié dans le genre. Le roman noir s’inspire aussi en partie des « récits de l’erreur judiciaire et de la vengeance différée », que J.C. Vareille relève fréquemment chez Sue, Dumas, Féval, ou Ponson du TerrailNote133. . Plus généralement, le roman noir emprunte à ce que Lise Queffélec appelle le « roman de mœurs contemporaines », pour l’époque du Second Empire, un type de roman-feuilleton qui mêle aventures romanesques et représentation sociale :

La critique du capitalisme et de l’affairisme d’argent reste virulente (…). Le thème le plus obsessionnel du roman de mœurs (il n’est pas absent non plus du roman historique) reste toutefois le détournement d’héritageNote134. .

Quelques années plus tard, lorsque Gaboriau publie L’Affaire Lerouge, le renouveau du roman des bas-fonds marque une évolution qui n’est pas sans évoquer le futur roman noir, ainsi que le remarque Lise Queffélec, parlant des Habits noirs de Féval (dont la publication commence, comme celle du roman de Gaboriau, en 1863) :

L’organisation criminelle qui domine ce monde en train de retourner à la sauvagerie primordiale, la « commandite générale du meurtre et du vol », comme l’intitule Féval, a tous les traits d’une moderne mafia (…). Tout en restant un roman de mœurs et un roman historique, Les Habits noirs fait déjà penser au roman policier, et, plus encore, à la série noireNote135. .

De même, la logique de l’action prime, dans des récits linéaires (quoique entrecoupés d’analepses, très souvent). Alors que les critiques voient là un point de rupture essentiel entre roman policier (idest à énigme) et roman populaire, cela constitue au contraire un principe de continuité entre roman noir et roman feuilleton : la structure régressive si typique du roman à énigme peut être présente dans le roman noir, elle est néanmoins contrebalancée par une logique d’action, qui fait que comme dans le roman feuilleton, la lecture, selon la formule de Jean-Yves Tadié, est « tendue vers l’aval du récit ».

Une autre influence, complexe à cerner pour le roman noir français, est celle du roman de la prairie, ou western, dont les ingrédients sont ainsi définis par Jean-Claude Vareille :

Indiens (Delaware aux côtés des Français, Sioux aux côtés des Anglais), hautes herbes de la savane, rivières que l’on franchit à l’aide d’une liane, forêt inextricable, serpents, tomahawks, quelques scalps, pistes que l’on suit à de minimes indices, onomastiques exotiques, rhétorique « indienne », etcNote136. .

Paul Bleton a consacré un essai à l’imaginaire « western » en France, et définit le roman western à la croisée de deux éléments : « un univers donc, l’Ouest ; et une manière de le pénétrer, l’aventureNote137. . » Il prend pour point de départ la définition que le critique Martin Green propose pour définir le roman d’aventures, dont le western serait un type :

Il retient d’abord quelques traits pour caractériser le roman d’aventures : le genre explore les faiblesses des lois et des garanties sociales et la violence interdite, il tend à immerger le lecteur dans l’expérience et il valorise un langage de l’actionNote138. .

En effet, ce type de romans a eu une influence déterminante à la fois sur les auteurs français de romans feuilletons, comme Féval et SueNote139. , et par suite sur les auteurs français de romans policiers au tournant du 19ème et du 20ème siècles, mais aussi, plus directement sur les auteurs de romans noirs américains des années 20 et 30, comme nous le verrons. Régis Messac l’avait déjà souligné en 1929 :

Et n’est-il pas évident, comme nous le montrerons d’ailleurs dans ce livre même, que toutes les histoires de Peaux-Rouges sur le sentier de la guerre, que notamment les chercheurs de pistes de Cooper ont puissamment contribué à l’élaboration de ces types de détectives inductifs qui, eux aussi, cherchent des pistes dans la neige, ou dans les rues des grandes villes, ou même à l’intérieur des appartementsNote140.  ? 

Mais il est d’autres sources du roman policier et du roman noir, à chercher cette fois dans des types de récits criminels non fictionnels, le fait divers et les mémoires de policier.

2.3. Roman noir et récits de crime non-fictionnels : fait divers et mémoires de policiers.

En effet, le roman-feuilleton populaire n’est pas la seule source du roman policier et du roman noir, comme le fait remarquer Franck Evrard, qui évoque les racines communes avec le genre du fait divers :

Les trois genres narratifs trouvent leurs thèmes et leurs motifs dans l’univers réel de la police et celui de la justice en mettant en scène des personnages comme l’assassin, la victime, l’enquêteurNote141. .

Fait divers et mémoires de policier se développent également dans la seconde moitié du 19ème siècle. Ils sont à la fois l’expression de la fascination du public pour les récits de crime, cette fois dans leur versant « authentique », et un élément d’influence des genres fictionnels policiers.

2.3.1. Les mémoires de policier.

Le genre fait son apparition vers 1820, mais le texte emblématique, qui influencera les auteurs de romans policiers comme il a inspiré Balzac, Hugo ou les feuilletonistes, reste les Mémoires de Vidocq, publié en 1828. Ce sont des mémoires très romancés, qui proposent quelques nouveautés, la plus importante étant le recours à un enquêteur professionnel. Si le texte, on le sait, avait été lu par Poe avant qu’il ne crée Dupin, on peut penser qu’il annonce, bien plus que le roman de détection, le roman noir et sa peinture des bas-fonds, via un enquêteur peu orthodoxe, un peu à la manière des futurs « hardboiled » détectives, comme le dit Francis Lacassin :

L’importance de Vidocq est capitale. Il est le premier à introduire dans l’espace littéraire un personnage inédit appelé à faire fortune sous ses variations : policier, détective, justicier. Un chevalier de mauvais genre aux méthodes musclées, infréquentable par le chevalier Dupin. Presque un anti-héros, déjà un lointain ancêtre du détective du roman « hard-boiled » américain.Note142. .

La vogue des mémoires de policiers et d’enquêteurs ne concerne pas que la France. En 1875, Allan Pinkerton publie The Expressman and the detective, mémoires d’un détective privé, dont la devise est « We never sleep ». Ce livre est très populaire et aussi important pour les auteurs de romans noirs américains que l’a été le texte de Vidocq en France. Il contient deux éléments importants. Tout d’abord, le personnage est un détective non institutionnel, qui évolue dans un monde sans loi ; ensuite, le style est nouveau, fait de descriptions objectives, de phrases brèves et explicites. En 1877, Pinkerton récidive avec The Molly Maguires and the Detectives, dans lequel son entreprise lutte avec une organisation à demi secrète de mineurs irlandais travaillant pour la Compagnie du Charbon et de l’Acier de Philadelphie. Son personnage n’a rien d’un excentrique comme l’était Dupin, chez Poe, et il n’a rien d’un pur. Il doit en effet s’immerger dans un monde souterrain et s’y adapter, afin de remplir sa mission morale – une morale quelque peu réactionnaire…– fût-ce au prix du mensonge et de la tromperie. Les mémoires et récits d’enquêteur ne constituent pas la seule source de récits de crimes non-fictionnels : plus quotidiens et plus proches des lecteurs, les récits de faits divers répondent également à la demande du public, et influencent le roman policier.

2.3.2. Le fait divers.

Pour définir le fait divers, Annick Dubied et Marc Lits convoquent la définition que proposent les historiens : « affaire criminelle amenée à la connaissance du grand publicNote143.  », tandis que Franck Evrard parle de « chronique du sang s’adressant à un public populaireNote144.  ».Il faut préciser que le fait divers qui nous intéresse ici est le fait divers de type criminel, s’incarnant sous forme de récit :

Une partie au moins des textes de fait divers raconte, et les textes en question présentent, selon une définition de la narration inspirée des travaux de Paul Ricoeur, un début, un milieu et une fin, un renversement, une causalité (même si elle est « troublée »), une nécessité narrative, un thème unitaire, une référence à l’agir humain, une conclusion imprévisible et congruante et une conclusion-point de vue…Note145.

Annick Dubied et Marc Lits observent que le fait divers comme le roman policier s’épanouissent simultanément dans les mêmes journaux, écrits par les mêmes auteurs, dans la deuxième moitié du 19ème siècle, et Paul Féval, dès 1866, raille cette folie du récit de crime qui s’est emparée de la presse, sous diverses formes :

Le crime est en hausse, il se vend, il fait prime ; au dire des marchands, la France compte un ou deux millions de consommateurs qui ne veulent plus rien manger, sinon du crime, tout cruNote146. .

Tout comme le roman policier (à énigme ou noir) repose sur la transgression d’une norme (morale, sociale, etc), sur un brusque et violent déséquilibre survenu dans l’ordre des choses, le fait divers est la mise en récit d’une « dérogation à une norme » :

Le fait divers transgresse, il porte atteinte au déroulement normal ou conventionnel des chosesNote147. .

Comme le roman policier, il donne naissance à des personnages stéréotypés, et s’il suit généralement un déroulement chronologique, il intègre parfois des passages descriptifs ou dialogaux. Il partage avec le roman noir le goût pour le détail macabre et pittoresque, qui fait frissonner le lecteur. Il est intéressant de noter que certains reproches adressés au fait divers, aujourd’hui encore, ne sont pas sans rappeler les griefs prononcés à l’encontre du roman populaire dans son ensemble, cet « opium du peuple ». Pierre Bourdieu lui a ainsi reproché de réduire le politique à l’anecdotique, et de provoquer ainsi un « déficit démocratique »Note148. .

Outre les similitudes formelles, roman policier et fait divers ont en commun leurs premiers auteurs : Gaboriau et Leroux ont été chroniqueurs judiciaires, activité qui leur fournit de la matière romanesque. Si Gaboriau, on l’a vu, est très proche de l’esthétique et de l’écriture feuilletonesque, Leroux, lui, adopte volontiers un ton journalistique, de fait-diversier, quand il n’intègre pas de faux articles, de faux faits divers dans les pages de ses romansNote149. . La fonction informative de ces faux articles est fort précieuse pour qui veut exposer l’action rapidement, ou déclencher l’action. Plus tard, Le Poulpe se souviendra de la leçon, puisque c’est toujours à la lecture d’un fait divers apparemment banal que Gabriel Lecouvreur, le personnage, se lance dans ses enquêtes.

2.4. Une filiation privilégiée : le roman policier.

On l’a dit, le roman noir français est lié au roman policier tel qu’il se constitue au 19ème siècle. Une telle filiation, aussi importante soit-elle, ne suffit cependant pas pour me comprendre. L’impulsion fondamentale vient des Etats-Unis dans l’entre-deux guerres, et du « hardboiled novel ». Pour comprendre ce qu’est le roman noir français des années 1990-2000, il est en outre nécessaire de revenir sur les pères fondateurs du genre en France, et sur une période-clé, celle du néopolar, qui lui donnera un nouveau souffle.

2.4.1. Le roman policier archaïque.

Nous avons vu comment s’opérait la transformation roman-feuilleton / roman policier, au 19ème siècle. Toutefois, un bref rappel sur les grandes caractéristiques du roman policier archaïque s’impose. À la suite de Jean-Paul Colin, rappelons que « la qualification « archaïque » n’est qu’une étiquette temporelle commode », qui désigne « le roman policier d’avant la grande rupture de 1914-1918Note150.  ». Il définit ainsi ce roman policier :

Texte suivi, à apparence de roman, qui raconte le déroulement complet d’une exploration intellectuelle à partir d’un fait social marquant présenté comme obscur et constituant un facteur de perturbation intense dans le décor fictionnelNote151. .

Ce genre naît avec les nouvelles d’Edgar Allan Poe et les romans d’Emile Gaboriau, entre 1841 et 1863. On retient traditionnellement quatre nouvelles de Poe : Double assassinat dans la rue Morgue (1841), La Lettre volée (1842), Le Mystère de Marie Roget (1842-1843), et Le Scarabée d’or (1843). Poe fonde textuellement un genre, en faisant apparaître les éléments suivants :

  • un argument de base : un mystère en apparence inexplicable, qui trouve sa quintessence dans le mystère en chambre close.
  • un double récit : l’histoire du meurtre, qui est achevée au moment où commence le récit, et l’histoire de l’enquête, qui commence au moment où s’ouvre le récit, et va tenter de reconstituer les tenants et les aboutissants de la première. On a donc une structure inversée.
  • les personnages : la figure de l’enquêteur amateur, très répandue dans le roman à énigme. Dupin est un aristocrate désargenté, qui occupe ses loisirs à faire des enquêtes. Il est assisté du narrateur, qui est en quelque sorte son biographe. Ce duo, enquêteur et assistant, aura une belle postérité : qu’on songe seulement à Holmes et Watson. L’enquêteur amateur sera un personnage récurrent dans le roman policier. Pour la première fois, un personnage est construit autour de ses seules facultés intellectuelles, et non sur sa capacité à agir : nous connaissons peu de choses de Dupin, hormis sa méthode.
  • une méthode d’investigation : Poe parlait de « contes de ratiocination ». La base de la démonstration de Dupin réside dans l’idée que la réalité n’est impénétrable qu’en apparence, et que si l’on se donne la peine de capter et d’interpréter les faibles indices qu’elle donne à voir, on peut s’introduire dans les profondeurs cachées. Les compétences de base de Dupin sont l’observation, l’esprit de déduction, l’imagination, l’intuition. Il prend le plus souvent connaissance des faits par les journaux, et ne se rend sur les lieux que pour avoir confirmation de ses hypothèses.

Emile Gaboriau va reprendre certains de ces éléments. Son premier roman policier, publié en feuilleton à partir de 1863 et repris en volume en 1866, est L’Affaire Lerouge. Là encore, l’énigme est résolue par un enquêteur amateur, mais apparaît le motif de la rivalité entre les enquêteurs officiels (Gevrol et Lecoq) et l’amateur (le père Tabaret, dit Tirauclair). Tout comme chez Poe, l’énigme est résolue par l’amateur alors que la police avait accusé un innocent. Cependant, le père Tabaret va lui aussi se tromper pour avoir omis de prendre en compte un facteur essentiel, les liens du sang et la passion… Il ne s’est fié qu’à la raison et aux indices matériels. Les romans suivants de Gaboriau vont s’intéresser au personnage de Lecoq, personnage inspiré de Vidocq. L’inspecteur Lecoq travaille avec des méthodes d’investigation scientifiques, emploie un vocabulaire scientifique, et même mathématique. Néanmoins, on l’a vu précédemment, Gaboriau est encore très marqué par le roman-feuilleton, et ses romans contiennent de longues digressions, avec force intrigues familiales et sentimentales, ainsi que de nombreux rebondissements. Dans Le Crime d’Orcival, le récit d’énigme est plus construit. Dès les toutes premières pages, comme dans le roman précédent, un cadavre est découvert ; un suspect est arrêté. Lecoq va reprendre l’enquête, et exposer un de ses grands principes d’action, qui n’est pas sans faire penser, a posteriori, à Maigret :

Quand on m’a dit, là-bas c’est en province, j’ai pris ma tête de province. J’arrive, et tout le monde, en me voyant, se dit : « Voilà un bonhomme bien curieux mais pas méchant. » Alors, je me glisse, je me faufile, j’écoute, je parle, je fais parler ! j’interroge, on me répond à cœur ouvert ; je me renseigne, je recueille des indications ; on ne se gêne pas avec moi. Ils sont charmants, les gens d’Orcival, je me suis déjà fait plusieurs amis, et on m’a invité à dîner pour ce soir.

Contrairement au précédent, ce roman est assez linéaire dans son déroulement. Linéaire, Le Dossier n°113 le sera faussement. Certes, le récit encadrant est celui de l’enquête ; mais sur 25 chapitres, 10 sont consacrés à une reconstitution des événements passés, ce qui fait une longue excroissance narrative, avec une prolifération de fausses pistes.

Quoi qu’il en soit, le roman policier archaïque est moins uniforme qu’il n’y paraît. Jean-Paul Colin constate cette diversité structurelle et thématique, qui parfois même fait l’économie d’éléments habituellement jugés indispensables, un crime, un détective.

Il y a coexistence, dès les débuts du roman policier français, de plusieurs structures romanesques internes, d’où ma conviction que le genre inventé et mis au point par les auteurs qui m’intéressent était, avant 1914, déjà saturé, potentiellement diversifié en espècesNote152. .

Dans cette diversité même est inscrit le roman noir, qui va privilégier les figures d’enquêteurs professionnels ou amateurs et les figures de policiers, mais qui va tout autant s’attacher aux figures de criminels ou de personnages pris malgré eux dans une aventure qui les dépasse et les entraîne dans les marges, ou dans une forme de clandestinité et de criminalité. Il faudra néanmoins attendre les années 20 pour que naisse aux Etats-Unis ce que l’on appelle « roman noir ».

2.4.2. Le hardboiled.
2.4.2.1. Des « dime novels » à Black Mask.

Comme en France, tout commence par les publications populaires et sérielles. Petits fascicules bon marché, les « dime novels » apparaissent dans les années 1860, sur du papier jaune, et l’éditeur, “Beadle and Adams” promet à ses lecteurs « dollar books for a dime ». Ces brochures sont imprimées sur de la pâte de bois mal dégrossie, d’où le nom de pulp, qui ne tarde pas à apparaître. Le tirage est de 60 000 exemplaires par ouvrage, et parfois, un second tirage est ordonné dès la première semaine : il peut y avoir dix ou douze tirages pour un titre. Comme un rappel de la filiation entre le roman de la prairie et le roman noir, ces romans prennent très souvent pour décor l’Ouest américain, parfois les forêts du Maine, l’océan, et dans tous les cas, un jeune homme est immergé dans un environnement hostile auquel il doit s’adapter, sous peine de mourir. Les valeurs en sont le courage, l’honnêteté, l’esprit chevaleresque. La fin est morale, qu’elle soit heureuse ou tragique. Dans les années 1880, des sous-genres apparaissent, en premier lieu le Western, ou roman de la prairie, dans la tradition de Fenimore Cooper. Mais un autre sous-genre voit le jour et s’impose peu à peu, témoignant de l’intérêt pour les aventures urbaines, avec un nouveau personnage, le détective. Une série s’impose, autour d’un personnage nommé Old Cap Collier, en 1881. Vers 1890, le Western s’éteint au profit du personnage du détective, un cow-boy urbain qui doit s’adapter à la jungle de la rue. Au tournant du siècle, apparaît le personnage de Nick Carter, dans un magazine nommé Nick Carter Weekly. On se rapproche avec cette série, écrite par de nombreux auteurs, du hard-boiled. La vogue s’accroît dans les années 1910-1920, et cette fiction populaire s’épanouit en quelques 20 000 titres, en 1922. Le leader du marché est alors Detective Stories, de l’éditeur Smith and Street, qui avait publié The Nick Carter Weekly. Entre 1920 et 1950, les stands des marchands de journaux proposent 175 magazines dédiés à la fiction policière. Certains auteurs, publiant sous plus de dix noms différents, fournissent jusqu’à 1,5 million de mots par an.

En 1920 naît la revue Black Mask, qui marque la naissance du « hardboiled » à proprement parler. Créée par H.L.L. Mencken et Georges J. Nathan, la revue atteint en un an des tirages de 250 000 exemplaires. Au départ, elle propose à ses lecteurs des histoires classiques de détective, qui cèdent la place dès 1922 à des histoires de « tough detective ». De 1926 à 1936, la revue sera dirigée par le Captain Joseph T.Shaw, qui impose Hammett et d’autres pionniers du genre noir. Elle paraît jusqu’en 1951 et publie des auteurs aussi prestigieux que Horace McCoy, Dashiell Hammett, Raymond Chandler, Chester Himes, Jim Thompson, Mickey Spillane, entre autres. Carroll John Daly et Dashiell Hammett ont été les deux fondateurs du genre dans Black Mask, dès 1922. Le premier a été quelque peu oublié, peut-être parce qu’il n’est jamais passé à l’écriture romanesque, se contentant de nouvelles. Il a pourtant créé le personnage du détective dur à cuire, appellation qui a donné son nom au genre, le « hardboiled », avec Race Williams, un homme puissant toujours sur ses gardes qui aime à tailler en pièces ses ennemis, généralement des gangsters, et qui dort toujours avec son arme en main. C’est un détective indépendant, homme libre dans une société corrompue, cow boy urbain, solitaire, marginal. En décembre 1922, Hammett publie The road home, sous le pseudonyme de Peter Collinson. Plus tard, en 1933, Chandler fera son apparition dans la revue avec Blackmailers don’t shoot (Les maîtres chanteurs ne tirent pas).

2.4.2.2. Le « hardboiled novel ».

Le roman noir américain ne naît pas à n’importe quel moment : l’Amérique est alors en crise. C’est l’époque de l’explosion urbaine, avec pour corollaire direct celle de la criminalité, sous de nouvelles formes. Les banques connaissent un développement spectaculaire, ce qui entraîne l’essor des hold-up. En 1919-1920, l’Etat énonce les amendements sur la fabrication et la consommation d’alcool, c’est le début de la prohibition, qui prendra fin en 1933. En 1932, un fait divers, l’enlèvement du fils Lindbergh, bouleverse l’Amérique. En 1931, Al Capone est condamné pour fraude fiscale, à la suite de la croisade lancée par Elliott Ness l’année précédente. Le 24 octobre 1929, c’est le krach boursier à Wall Street, et avec l’effondrement de la bourse, c’est l’Amérique tout entière qui plonge dans la Grande Dépression. Le roman noir va dresser un portrait critique de l’Amérique de ces années 20 et 30, une société à la fois en mutation et en décomposition, en proie à une violence inouïe, livrée au crime organisé, aux gangs, à des corps d’Etat corrompus. La notion de jeu, dominante dans le roman à énigme de l’époque, disparaît ici. Il s’agit de comprendre comment un individu ou un groupe bascule dans la criminalité à cause de circonstances sociales particulières, d’analyser des conditions d’existence qui contraignent les hommes à violer le contrat social, et les conséquences de la civilisation industrielle qui entraîne certaines formes de déviance pathologique. La dénonciation des corruptions basées sur l’argent tout-puissant est d’emblée au cœur du roman noir. Celui-ci procède donc à l’analyse d’une problématique sociale, psychologique ou politique. Dès l’origine, le genre n’a pas de structure-type stable, et si le récit peut s’organiser autour de l’enquêteur, celui-ci est toujours en action, loin de la pure déduction et de la pure intellection de certains romans-problèmes de l’époque ; il est impliqué physiquement, et met sa vie en danger, si nécessaire. Le crime peut d’ailleurs avoir lieu à tout moment, au début ou non, se préparer pendant la diégèse, ou se répéter à plusieurs reprises. Le récit fait parfois coïncider récit du crime et récit de l’enquête, et il arrive que le détective lui-même déclenche les meurtres, comme le souligne le critique américain Carl D. Malmgren :

the contagion of crime eventually affects most of the characters, including the detective. Indeed, at times the detective is the catalyst who precipitates the violent chain of events. “The detective begins to investigate,” one critic notes, “and only then do the murders begin”Note153. .

D’ailleurs, toujours selon Malmgren, la construction de l’intrigue dans le hardboiled n’est pas aussi fortement centrée sur le mystère que dans le roman à énigme, y compris chez Hammett :

Chandler (…) acknowledges that plotting was not exactly Hammett’s strong suit : « there are still quite a few people around who say that Hammett did not write detective stories at all, merely hard-boiled chronicles of mean streets with a perfunctory mystery element dropped in like the olive in the martini ». In his novels especially, which were sometimes stitched together from autonomous short fictions taken from Black Mask, the adventures of the detective are tied together solely by his person, and the fiction approximates the picaresqueNote154. .

Pire encore, il peut ne pas y avoir d’enquête, et le récit suit alors la préparation d’un crime, un gang de criminels, comme dans Quand la ville dort de William Riley Burnett, ou dans Scarface d’Armitage Trail, un des premiers romans noirs, paru dans les années 20.

Contrairement au détective du roman à énigme, qui ne se mêle pas au monde, le détective du roman noir est « l’homme de la rue ». C’est un solitaire, souvent en conflit avec les institutions. Il traverse toutes les couches sociales. Alain Lacombe, dans son essai sur Le Roman noir américain, le définit ainsi :

Au fond, de Raymond Chandler à Charles Williams, de David Goodis à Chester Himes, ce ne sont que les multiples représentations d’une possible utopie. Celle d’un individu bouleversant les hiérarchies et les rapports de forceNote155.

Il parle le langage de la rue, est issu des classes populaires. Il a pour mission de protéger les gens honnêtes des criminels, qui ne respectent pas les règles, et cela le conduit parfois à les enfreindre lui-même. La loyauté envers le client est essentielle, mais parfois, le sens personnel de la justice l’emporte. Le détective, quoique impliqué, doit garder une distance émotionnelle. Le Faucon maltais résume assez bien le credo du détective privé : loyauté envers son partenaire, son métier, sens de la survie, refus du romantisme et de l’idéalisme. Aux débuts du genre, le privé cherche à maintenir à tout prix une position moralement défendable, mais au fur et à mesure, il a été intégré au système, et ses compétences ont parfois été transférées à la police officielle.

Par ailleurs, l’univers du hardboiled est fondamentalement urbain. Naît le mythe de la grande cité, parfaitement exprimé dans le début de La Femme à abattre, de James Eastwood :

Bientôt deux heures du matin. La ville dort… la ville, avec ses hauts buildings compacts et blancs, profilés vaguement sur le ciel nocturne… La ville avec ses rues vides, si vides que le seul bourdonnement d’une voiture attardée y réveille un écho brutal… La ville, avec ses enseignes clignotantes, rouges et blanches, racoleuses de fantômes… Jungle de pierre, créée par l’homme, désertée en cette heure par l’homme… décor monté, semble-t-il, pour quelque vision de cauchemarNote156.

Le roman noir se constitue enfin autour d’un style, d’une écriture : l’écriture behavioriste, ou objective. Claude-Edmonde Magny a analysé ce type d’écriture dans un essai paru en 1948, L’âge d’or du roman américain. Ses principaux représentants sont Dos Passos, Faulkner, Hemingway et Hammett. C’est une écriture profondément liée aux techniques cinématographiques, qu’elle appelle aussi « l’esthétique du procès-verbal » :

On peut grouper ces procédés autour de deux innovations principales : l’une concerne le mode de narration, qui devient absolument objectif, d’une objectivité poussée jusqu’au behaviorisme, de par les conventions même qui ont été adoptées par la présentation des événements, conventions imposées au cinéaste par la nature même de son art, mais que le romancier moderne a librement choisies ; on décrira les faits uniquement de l’extérieur, sans commentaire ni interprétation psychologique. Un second groupe comprend des innovations plus spécifiquement techniques, rendues possibles par l’extension au roman de ce principe des changements de plan, dont la découverte a transformé le cinéma en en faisant un artNote157. .

Manchette reprendra à son compte, dans ses Chroniques, les analyses de Claude-Edmonde Magny, et notamment son analyse de la signification d’une telle écriture :

Le fameux style behavioriste est le style de la défiance et du calme désespoir devant la ruse de la raison. Il dit seulement ce qui apparaît ; il déduit la réalité des apparences, et non de l’intériorité douteuse des gens. Chez Hammett, tous mentent, même les pancartes, et ceux qui croient dire la vérité disent seulement leur fausse conscience, ce sont des naïfsNote158. .
2.4.2.3. Le roman noir traverse l’Atlantique.

L’arrivée du hardboiled en France s’est faite en deux temps. Les premiers titres sont publiés avant la Seconde Guerre mondiale, mais le roman noir américain n’est alors pas relégué dans une collection spécifique. Le premier à être publié fut Raoul Whitfield, en 1931, avec Les Emeraudes sanglantes, dans la collection « Les chefs-d’œuvre du roman d’aventures », chez Gallimard, collection qui accueille de nombreux titres de littérature populaire, notamment policière. Hammett a été traduit dans la même collection en 1932, avec La Clé de verre et La moisson rouge, puis en 1933 avec Sang maudit ; en 1934, dans le catalogue général, seront publiés L’Introuvable, et dans la collection « Le scarabée d’or » Le Faucon de Malte, en 1936. Dans un second temps, après 1945, la NRF (Gallimard) publie de nombreux auteurs américains, et parmi les plus prestigieux : Dos Passos, Hemingway, Steinbeck, Faulkner… Or, à côté de ces monstres de la littérature américaine, dans la même collection  « blanche », figurent Mc Coy (alors orthographié Mac Coy), James Cain, Dashiell Hammett. Ces auteurs de romans noirs sont donc tantôt publiés en collection blanche tantôt en collection paralittéraire. On peut penser qu’ayant d’abord été publiés en collection blanche, ils apporteront ensuite une caution littéraire à la Série Noire. Il faut par ailleurs remarquer qu’à cette époque le roman noir va échapper aux lecteurs de romans policiers, précisément parce que ces textes ne sont pas publiés dans une collection policière.

Ce n’est qu’avec la création de la Série Noire, en 1945, par Marcel Duhamel, toujours chez Gallimard, qu’un public spécifique va advenir au roman noir. Cette collection va publier des Américains. Les Français ont été privés de produits américains pendant la guerre, et à la Libération, l’Amérique exerce une véritable fascination. La littérature américaine connaît un grand succès, et les représentations troubles et ambiguës du pays mènent le public vers le roman noir. Les premiers auteurs du catalogue sont très logiquement… des Anglais, Cheyney et Chase, puis des Américains, parmi les plus importants. La collection n’a pas pour vocation dans un premier temps d’accueillir des auteurs français. Les textes français sont publiés comme s’il s’agissait de romans traduits de l’américain. Ainsi, Terry Stewart publie La Mort et l’Ange à la Série noire : le récit prend place dans les couloirs de la mort aux Etats-Unis, un condamné à mort attend l’exécution de sa sentence et dialogue avec son gardien. Terry Stewart n’est autre que Serge Arcouet, qui publiera ensuite sous le pseudonyme de Serge Laforest. John Amila, pseudonyme de Jean Meckert, publie Y a pas de Bon Dieu en 1950. Ce n’est qu’en 1953 qu’il publiera un autre roman sous le pseudonyme de John Amila, un roman noir bien français, qui ne fera d’ailleurs mention d’aucun traducteur. Il adoptera plus tard le pseudonyme plus français de Jean Amila, et sera l’un des auteurs les plus intéressants du paysage noir français.

En 1947, un certain Vernon Sullivan publie J’irai cracher sur vos tombes, aux Editions du Scorpion. Le roman, érotique et violent, est censuré : il évoque un jeune Américain noir, mais qui a la peau blanche, et qui évolue dans l’Amérique blanche raciste. Il va venger son frère, tué par des Blancs, en couchant avec deux sœurs blanches et racistes, et en leur révélant ensuite sa négritude. Il récidive ensuite avec Les Morts ont tous la même peau, Et on tuera tous les affreux, Elles se rendent pas compte. En réalité, Vernon Sullivan n’est autre que Boris Vian, qui a écrit ici des pastiches de romans noirs.

Une autre collection, Minuit (qui n’a rien à voir avec les Editions de Minuit), s’est fait une spécialité de ces faux romans américains. Elle publiera entre autres des romans de Léo Malet sous les pseudonymes de Franck Harding et Leo Latimer.

Si l’on met à part Boris Vian/Vernon Sullivan, qui se livre à des pastiches, le roman noir français naît dans les années 40, avec trois auteurs importants, Léo Malet, André Héléna et Jean Amila. Des origines du genre, enraciné dans le « hardboiled » de Hammett, Chandler, entre autres, on retiendra la souplesse ; le roman noir est d’emblée un genre labile, qui propose ou non une enquête, qui propose ou non un meurtre. Pour reprendre les propos d’Anne-Lise Bacle, le hardboiled s’impose comme « une forme littéraire qui dès le départ est jugée subversive, accusée par les gardiens du bon ordre moral de ne pas dispenser de solides vertus civiquesNote159. . » Cette portée subversive séduira les auteurs français, de Léo Malet aux auteurs de notre corpus, en passant par la génération du néopolar.

2.4.3. Le roman noir français : de Léo Malet au néopolar.
2.4.3.1. Les pères fondateurs.

Léo Malet est traditionnellement considéré comme le premier auteur de roman noir français : de fait, il publie son premier roman noir en 1943. Néanmoins, son parcours et son œuvre sont proches de deux autres auteurs fondateurs du roman noir en France, Jean Amila et André Héléna.

Tous trois sont arrivés au roman noir après d’autres expériences d’écriture. Léo Malet a d’abord évolué et publié dans les cercles surréalistes. C’est pour répondre à une demande de l’éditeur Louis Chavance qu’il commence à publier, sous divers pseudonymes à consonance américaine, des romans policiers à la manière américaine. Jean Amila a fait paraître de nombreux ouvrages dans des collections « blanches », sous son véritable nom, Jean Meckert, avant de publier une première « série noire », en 1950, à la demande de Marcel Duhamel. Celui-ci exige néanmoins un pseudonyme américain, et comme on l’a vu précédemment, le premier roman, Y a pas de bon Dieu !, prend place aux Etats-Unis, est signé d’un certain John Amila, et se paie le luxe de la mention « Adapté de l’américain par Jean Meckert »… André Héléna quant à lui écrit dans un premier temps des poèmes et des nouvelles, et vient au roman noir en 1949 avec Les flics ont toujours raison.

Ils ont tous tâté de la sérialité. Léo Malet crée le personnage de Nestor Burma dès la publication de 120, rue de la Gare en 1943. André Héléna a construit plusieurs séries : les « Compagnons du destin », qui se veut, selon les termes de l’auteur, une « comédie humaine des bas-fonds » ; l’Aristo, dont le héros est un truand cultivé féru d’art ; les Roussel, du nom du personnage, un avocat. Jean Amila est le moins tenté par la sérialité, et il y cède tard, en construisant trois de ses romans autour de Doudou Magne, officier de police hors-normes, au service des citoyens et non du pouvoir.

Les univers de ces auteurs sont également proches. Léo Malet transpose les motifs du noir américain dans un univers bien français. Ainsi, 120, rue de la Gare évoque la France de l’Occupation avec noirceur et réalisme. Il se situe ainsi dans la lignée du hard-boiled : son détective, Burma, n’hésite pas à recourir à la violence, à basculer dans l’illégalité, et traverse en s’impliquant les milieux les plus sordides. Léo Malet entend s’écarter des contraintes du genre policier lorsqu’il publie La Vie est dégueulasse, en 1948, Le Soleil n’est pas pour nous, en 1949, et Sueur aux tripes, écrit en 1949 (et publié en 1969). C’est pourtant bien une « trilogie noire » qu’il écrit là, avec des personnages qui se débattent dans la misère, et basculent dans la violence et la criminalité, qui les mènent fatalement à la mort. Jean Amila peint lui aussi, dès 1953, une réalité toute française, et met en scène des personnages en révolte contre la société, cette révolte les menant au désastre. Quant à André Héléna, il écrit des œuvres noires et désespérées, qui brosse un portrait sans concession de la France de l’Occupation et de l’après-guerre ; son univers est peuplé de personnages de perdants, condamnés à une fin tragique par une société injuste et sans pitié. Ainsi, dans son premier roman noir, Les Flics ont toujours raison, son personnage, un ex-détenu, est accusé à tort de vol : nulle issue pour lui, sa fin est tragique. On peut penser que ces écrivains sont influencés par le roman populiste, qui s’est épanoui dans l’entre-deux guerres. En effet, le roman noir de nos trois auteurs se donne pour sujet central le peuple, dont ils décrivent la vie et les difficultés quotidiennes, avec plus de noirceur toutefois.

Les similitudes entre ces auteurs le soulignent assez, un genre est né, et bien qu’il puise à des sources variées et complexes, il offre des points de convergence forts, au premier rang desquels la problématique sociale. D’emblée, le roman noir français est une parole contestataire et désespérée à la fois. Le genre s’installe confortablement dans la Série Noire des années 50 et 60, mais il se fige dans le même moment dans des romans de truands, peignant le « milieu » à grands renforts d’argot et de « p’tites pépées ». Simonin, Le Breton, Giovanni publient des romans parfois plus pittoresques que noirs. Il faudra attendre l’après-mai 68 pour qu’une nouvelle génération d’auteurs s’insurge à la fois contre la société et ses dysfonctionnements, et contre le polar de papa et sa paresse. Ce sera le néopolar, qui a une influence déterminante sur le roman noir des années 1990-2000.

2.4.3.2. Le néopolar.

Là encore, il n’est pas question de dresser un historique complet du néopolar, mais d’en dégager les lignes de forces, qui à la fois l’enracinent dans le roman hardboiled et préfigurent certains aspects du roman noir pour la période qui nous intéresse. On doit le terme de néopolar à Jean-Patrick Manchette, et si l’étiquette a fait florès, elle n’est pourtant pas, au départ, valorisante, comme l’explique son auteur dans ses Chroniques :

J’ai formé alors le mot « néopolar » sur le modèle de mots de « néopain », « néovin » ou même « néoprésident », par quoi la critique radicale désigne les ersatz qui, sous un nom illustre, ont partout remplacé la même chose. Une partie des journalistes et des fans a repris l’étiquette apologétiquement, sans y voir malice, c’est amusantNote160.

Deux écoles s’affrontent concernant la périodisation du néopolar. Certains affirment que le néopolar commence après mai 68, pendant les années 70 et 80, tandis que d’autres disent qu’il faut attendre 1979 et la période de renouveau éditorial qui s’ouvre alors. Il est vrai que la Série Noire stagne depuis le début des années 70 : en 1978, sur les trente-sept titres publiés dans les deux collections, on trouve seulement cinq titres français, avec trois nouveaux auteurs, Bialot, Prudon, Fauque. En 1979, seuls deux titres français sont publiés en Série Noire… Or, en 1979, plusieurs phénomènes conjoints se produisent . La critique manifeste un intérêt renouvelé pour le genre, tandis que des festivals consacrés au roman noir, avec des prix, voient le jour. Deux revues naissent : Polar, créée par François Guérif, et Gang, créée par Dugrand. Polar envisage le genre sous son aspect littéraire avant tout, tandis que Gang insiste davantage sur les aspects sociaux et politiques. Le 15 avril 1979, une exposition dédiée au roman noir ouvre au Centre Beaubourg. Surtout, de nouvelles collections et avec elles de nouveaux auteurs apparaissent : Fajardie, et Mosconi, auteurs, créent aux éditions Phot’œil la collection « Sanguine », qui ne vivra que deux ans mais fera date dans le paysage éditorial. Alex Varoux crée la collection « Engrenage », aux éditions Goujon, collection rachetée par Fleuve Noir deux ans plus tard. Engrenage est réservée aux auteurs français, avec des slogans quelque peu racoleurs, comme « La violence a changé. Le polar aussi. » ou « Laissez tomber les vieux polars… Engrenage, des bouquins en prise directe sur aujourd’hui. » Le premier roman publié est La Mariée rouge de Jaouen, roman extrêmement violent. La collection compte sur ce soutien au polar français et sur une diffusion très large. Néanmoins, les tirages chuteront assez vite de 30 000 à 25 000. En 1979 toujours, la collection NéO voit le jour aux Nouvelles Editions Oswald. D’abord, la collection réédite des auteurs anglo-saxons, mais très vite on se tourne vers des auteurs français comme Fajardie ou Siniac. C’est à la lueur de tels phénomènes que des critiques, comme J.P. Schweighaeuser, datent le néopolar de 1979. Cependant, avec Jean-Patrick Manchette, nous pensons que le terme s’applique à la période des années 70. Si le paysage éditorial est morne, si les auteurs français fondent comme neige au soleil, il n’en reste pas moins que le roman noir français connaît alors un véritable renouveau, après les romans de gangsters des années 50 et 60 ; une nouvelle génération naît de mai 68 et des milieux gauchistes. À ce titre, le néopolar est un phénomène générationnel, en large part un phénomène de reconversion militante, les déçus de l’engagement politique et révolutionnaire se tournant vers un engagement qui passe par l’écriture, quand celle-ci n’exprime pas tout simplement un désenchantement politique. Jean-Patrick Manchette revient sur la naissance du néopolar, et crée le terme, en 1979, dans Charlie Mensuel :

Deux ou trois ans après 1968, l’apparition d’un « nouveau polar » français (que nous nommerons néo-polar, pour des raisons que nous donnerons) fait écho à la réapparition éclatante de l’Histoire sur les chaussées dépavées de Paris et d’ailleurs.(…) Et le boom 1979 du polar doit donc être considéré dans la continuation de ce qui est apparu d’abord avec Manchette, ADG, la manière baroque de Pierre Siniac, et puis Bastid, Imbar, Varoux, d’autres, au début des années 70Note161.

Le roman noir français retrouve alors les éléments fondamentaux tels qu’ils ont été institués par les aînés américains, la problématique sociale et politique redevient centrale. Il est à nouveau cette littérature de la marge et de l’exclusion sociale, qui s’exprime à la fois sur un mode fantasmagorique et sur un mode réaliste. Mais le genre est aussi un lieu d’innovation formelle. Ainsi que le souligne Anne-Lise Bacle, apparaît alors l’idée que les jeunes auteurs se tournent vers le roman noir parce que le roman d’avant-garde est en panne de créativité, après les années fastes du Nouveau RomanNote162. . Ainsi, le tournant des années 70-80 serait un moment de mutation générique, de transition. Quoi qu’il en soit, le nouveau polar est le moment de questionnement d’un genre, le moment où cette notion de genre est violemment remise en questionNote163. . Au cœur du néopolar se trouvent les éléments suivants, repris du roman noir américain et actualisés, tels que les dégage Anne-Lise Bacle, sous forme de synthèse pour plus de clarté :

1) l’élément urbain. Mais plus que le roman de la ville, le néopolar est le roman de la banlieue, des lieux périphériques, nouveaux quartiers populaires, excroissances où l’homme est sacrifié au productivisme et à la fonctionnalité. La banlieue est un espace romanesque traité sur un mode à la fois réaliste et fantasmagorique, qui cristallise la violence de la société moderne. La cité HLM, la ZUP, le terrain vague deviennent des lieux emblématiques du roman noir, remplaçant les bas-fonds du roman-feuilleton et la grande cité du hardboiled. Contrairement aux Américains qui font de la ville un lieu négatif mais mythique et non dénué de beauté, les Français du néopolar voient dans la banlieue un lieu de décadence de la civilisation urbaine. Nous verrons que c’est encore vrai dans le roman noir des années 1990-2000 : les villes, et plus spécifiquement les banlieues, sont des espaces qui nient l’individu.

2) la violence : elle est exacerbée, et on l’a souvent reproché au néopolar. Toutefois, le propos reste le même que dans le roman noir américain des origines : tout écart par rapport aux règles génère le chaos. Cette violence est à lire dans le cadre d’une problématique sociale, psychologique,  politique, et la violence insupportable des individus, menace pour l’organisation sociale, est la réponse à la violence organisée de l’Etat. Ainsi que l’écrit Anne-Lise Bacle, pour le néopolar :

l’exclusion d’un individu à l’échelle du groupe et de la nation, du simple fait de sa non participation à l’idéologie dominante, est une violenceNote164. .

3) les personnages : ils évoluent. Déjà aux Etats-Unis, à l’âge d’or du roman noir, les personnages de privés évoluaient pour devenir des policiers. Mais ce sont le plus souvent des personnages meurtris, désabusés, dépassés, qui ne parviennent plus à se raccrocher à l’idée de justice, et qui sont en quête de leur propre équilibre, de leur propre identité. Cette fêlure sera exploitée par de nombreux auteurs de néopolar, et plus encore par ceux de notre corpus. De nouvelles figures de criminels émergent ; par exemple le terroriste ou le héros contestataire, sans qu’il y ait jamais eu dans le roman noir français d’apologie de la lutte terroriste. Nada de J.-P. Manchette montre au contraire les impasses de la lutte terroriste.

4) l’engagement : le roman noir est engagé en ce qu’il livre une vision sociale et politique, mais aussi en ce qu’il révèle les failles de la démocratie. L’œuvre de Daeninckx est emblématique de ce type de travail, car sa démarche est proche de celle d’un historien ou d’un journaliste, en tant que démarche herméneutique ; le roman noir s’intéresse à ce que l’Histoire officielle a tendance à masquer et met à jour les rouages politiques qui conduisent au crime. Il est parfois un terrain fictionnel où l’on peut attaquer de front un dirigeant politique C’est ce que fait Thierry Jonquet avec Du passé faisons table rase, charge contre Georges Marchais et son passé sous l’Occupation. Somme toute, comme l’écrit Anne-Lise Bacle :

le roman noir est (…) un roman investi d’un discours politique, d’une intention subversive et progressiste clairement affichée. Il est une littérature de position et de jugement qui déploie la force du verbe afin de dresser un état des lieux de notre société, d’en dévoiler les taresNote165.

5) Ajoutons à cela que le néopolar marque le retour aux expérimentations formelles. Le roman noir américain avait largement contribué à l’émergence de l’écriture behavioriste, et le néopolar retrouve cette dimension de laboratoire d’écriture. Jean Vautrin travaille sur les codes de la narration tandis que Jean Amila remet en cause la structure narrative classique en supprimant par exemple les divisions en chapitres.

Phénomène générationnel, roman engagé, parole de révolte, renouvellement du roman noir, le néopolar est tout cela. Il est également le terreau du roman noir des années 1990-2000.

Le roman noir français des années 1990-2000 puise donc à diverses sources, « étagées » en plusieurs niveaux. Le premier serait celui du néopolar et du roman noir français des années 40 ; le deuxième serait celui du « hardboiled » des années 20 à 40, et dans une moindre mesure du populisme français ; un troisième niveau serait celui du roman policier archaïque et du roman-feuilleton populaire. De cet enchevêtrement de sources vient en grande partie la labilité du genre, qui, selon qu’il puise de manière privilégiée dans l’une ou l’autre source, va se structurer autour de l’enquêteur, du criminel, proposer ou non un meurtre, etc. On ne peut néanmoins se contenter de ce constat. Il est maintenant nécessaire, à la lueur des éléments apportés jusqu’ici, de situer le roman noir français des années 1990-2000 dans le paysage éditorial, avant d’en proposer une définition minimale.

CHAPITRE TROIS. QUAND LE PAYSAGE EDITORIAL BROUILLE LES CARTES : LE ROMAN NOIR DE 1990 A 2000.

Dans les années 1990-2000, le roman noir connaît sur le plan éditorial et textuel un essor comparable à celui de la fin des années 70. Ce renouveau fait suite à une période de relative stagnation, pendant laquelle le roman policier révèle d’autres facettes génériques.

3.1. Une période de stabilisation et de revitalisation de l’offre.

À l’orée des années 2000, le roman policier se porte très bien, comme l’attestent les chiffres mis en avant par Annie Collovald et Erik Neveu dans leur enquête sur les lecteurs de romans policiers :

Les genres policiers représentent désormais environ 20% des titres publiés en France, leur poids peut même atteindre plus dans certaines collections de poche (…). Le total des policiers vendus en 2001 représentait dix-huit millions de volumes. Le genre est aussi propice aux stratégies de best-sellers. En 2000, trois policiers se situent parmi les six premiers de la liste des meilleures ventes de livres (…), huit figurent dans les cinquante meilleures ventesNote166. .

Bien sûr, ces chiffres valent pour l’ensemble de la production policière, non pour le seul roman noir. Il faut donc être prudent, car ils masquent d’énormes disparités en termes de tirages et de ventes, et là où un thriller de Mary Higgins Clark est d’emblée tiré à 300 000 exemplaires, un roman de la Série Noire ou de Rivages/Noir ne se vend en règle générale qu’à quelques milliers. Pourtant, le roman noir connaît bel et bien une embellie dans les années 90.

3.1.1. Les années 80, terreau du roman noir des années 1990-2000.

Comme il a été dit précédemment, 1979 a marqué un renouveau éditorial du polar français, avec la naissance de collections au ton neufNote167. . Elles génèrent un élan créatif et commercial dont les médias se font très rapidement l’écho. Genre à la mode, le roman noir sort de sa « niche » paralittéraire, pour gagner un vaste public, tandis que se créent des instances de reconnaissance et de légitimation, tels que festivals, prix, sans parler de l’exposition qui a lieu à Beaubourg et qui sanctionne en quelque sorte le caractère artistique du genre. Cela prépare le glissement de certains auteurs vers les collections « blanches », générales. Mais le néopolar et les manifestations qui l’entourent sont un phénomène très éphémère. La plupart des collections et revues ont en effet une durée de vie très brève. « Sanguine » disparaît au bout de deux ans ; « Engrenage », d’abord collection des éditions Goujon, est rachetée au bout de deux ans, en 1981, par Fleuve Noir, et abandonnée en 1986 ; la revue Gang n’aura que deux numéros, et Polar paraîtra jusqu’en 1981 seulement. Une autre collection, Fayard Noir, qui avait vu le jour en 1980, est arrêtée au bout d’un an, sans raison apparenteNote168. . En bref, ce phénomène est aussi marquant que fulgurant. Ainsi que le remarquent Annie Collovald et Erik Neveu :

Tant par le renouvellement de l’offre au sein des collections déjà existantes (« Série Noire ») que par l’apparition de nouvelles collections (« Sanguine », « Engrenage »), cette montée d’une famille d’auteurs et de policiers sensibles à l’humeur critique et anti-institutionnelle issue de 68 constitue une modification majeure de l’offreNote169. .

Suit pourtant une période de stagnation pour le roman noir, à une époque où le genre en vogue et en pleine créativité est la science-fiction. Bien sûr, il y a toujours des créations de collections et les auteurs issus du néopolar continuent à publier : des écrivains comme Didier Daeninckx et comme Jean-François Vilar sont particulièrement prolixes dans ces années-là. La Série Noire continue à s’éroder, sous la direction peu innovante de Robert Soulat, un ancien collaborateur de Marcel Duhamel. Vincent Edin parle pour la « période Soulat » d’un « intermède chaotique » :

Robert Soulat n’est pas un homme de changement comme Marcel Duhamel n’était pas un homme d’argent. Cela le concerne moyennement. Il lit ses manuscrits, choisit ses auteurs, et s’en tient là dans sa gestion de la collection. En dix ans de direction, sa décision principale sera, en 1984, de présenter une nouvelle couverture couleur. Toujours sans illustration, ou changement notable. Juste un coup de pinceau sur la façade pour éviter la rouille. Les grands auteurs américains meurent sans avoir été remplacés. Lorsque Patrick Raynal arrive en 1992Note170. , il trouve un royaume gâté par l’immobilisme, et sait qu’il va devoir mettre en œuvre un certain nombre de projets afin de relancer une collection en proie à l’assoupissementNote171. .

Si les années 1980 marquent l’affaiblissement du noir, un autre genre policier s’impose dans le paysage éditorial et s’attire rapidement les faveurs du public : le thriller. On ne parle désormais plus de roman de suspense, en partie parce que le thriller moderne est le domaine de prédilection des Anglo-saxons ; ce genre naguère masculin se féminise, et à côté des Michael Crichton, Thomas Harris et Tom Clancy (qui vogue entre thriller policier et espionnage), apparaissent Mary Higgins Clark, Martha Grimes et Patricia Cornwell. Albin Michel a lancé sa collection « Spécial Suspense » en 1980, et y accueille des auteurs qui très rapidement pèsent lourd en termes de visibilité médiatique et de ventes : Mary Higgins Clark et Stephen KingNote172. . Le Livre de Poche inaugure sa collection « Thriller » en 1983. Aujourd’hui encore, le thriller représente les chiffres de ventes les plus importants, quelles qu’en soient les facettes.

1986 est dans cette décennie une date-clé pour le roman noir. François Guérif crée cette année-là Rivages/Noir, aux éditions Rivages. La collection se distingue immédiatement par une maquette originale, et surtout par une ligne éditoriale forte et cohérente. François Guérif veut en effet publier des auteurs –étrangers pour la plupart – et les suivre dans la durée, en rachetant éventuellement les droits de l’ensemble de leur œuvre. L’idée est nouvelle dans un secteur où le nomadisme des auteurs est important, comme il l’explique lui-même, à propos des auteurs français :

Je pense que la dispersion du polar dans l’édition en France est problématique. Certains auteurs français publient chez quinze éditeurs à la fois… Moi, j’avais envie de publier des auteurs français, de publier « mes auteurs français », ce qui n’empêche pas qu’il y ait des fluctuations, chacun fait ce qu’il veut !Note173.

En outre, la collection se distingue, pour les auteurs étrangers, par un travail de traduction soigné. Chaque romancier est traduit par la même personne de livre en livre, et bénéficie d’un travail qui n’a rien à voir avec la désinvolture dont la Série Noire, soucieuse de créer un style, a fait preuve vis-à-vis des auteurs les plus prestigieux. Chez Rivages/Noir, on publie des textes intégraux, traduits avec soin, initiative qui fut d’ailleurs critiquée :

Il est vrai qu’à l’époque les collections policières étaient pour la plupart standardisées et que les contrats de traduction autorisaient jusqu’à trente pour cent de coupes. J’ai exigé dès le début de pouvoir publier des textes de longueurs inégales, et bien sûr, intégraux. Cette initiative a été critiquée par les professionnels, dont Robert Soulat et Maurice-Bernard EndrèbeNote174.

Néanmoins, une collection, si elle se forge rapidement une identité, ne peut s’imposer immédiatement, et c’est en réalité grâce à James Ellroy et à une critique élogieuse de Jean-Patrick Manchette – qui en fera augmenter les ventes considérablement – que la collection va devenir une réussite financière. Après le succès de Lune sanglante, de James Ellroy, en 1987, François Guérif peut à la fois poursuivre son ambitieuse politique éditoriale et obtenir la création d’une collection grand format, « Rivages/Thriller », en 1988, qui a d’abord pour vocation de publier des auteurs étrangers, en leur assurant une rémunération plus forte :

Lune sanglante est le premier roman [d’Ellroy] que j’ai acheté. Sans même savoir qu’il en avait écrit d’autres avant. J’ai dû acheter la trilogie Hopkins, avec le risque, vu le prix élevé, de mettre la collection en péril. Mais grâce à la critique de Jean-Patrick Manchette dans Libération, les ventes ont démarré. Et tout s’est enchaîné, la création de Rivages / Thriller puis la volonté d’autres écrivains de venirNote175. .

François Guérif se donne donc les moyens, à la fois éditorialement et financièrement, d’accueillir et de retenir ses auteurs. De fait, il va attirer nombre de Français découverts par Gallimard, mais que la Série Noire ne sait garder, faute d’une rémunération attractive ; à la fin des années 80 et au début des années 90, Jean-Hugues Oppel, Tonino Benacquista, entre autres, vont quitter la Série Noire pour Rivages/Noir. Dans le sillage du renouveau amorcé par Rivages/Noir et tout au long des années 90, le paysage éditorial du genre va être profondément bouleversé. Le phénomène est ainsi présenté par Annie Collovald et Erik Neveu :

Il s’agit d’un décollage spectaculaire tant du nombre des publications françaises que des traductions. La plupart des grands éditeurs vont se doter de collections de fiction policièreNote176. .

Au final, il semble que les années 80, aussi peu fructueuses soient-elles apparemment pour le roman noir, fournissent en réalité un terreau fertile à son développement. Dans le sillage du néopolar émergent à la fois des auteurs et des éditeurs qui vont assurer l’embellie du genre dans les années 90 ; François Guérif s’impose peu à peu dans le paysage éditorial avec, pour la première fois de sa carrière d’éditeur, une collection à la fois marquante et stable ; des auteurs qui joueront un rôle important en tant que directeurs de collection publient, comme Patrick Raynal ou Jean-Bernard Pouy, ainsi que des écrivains qui feront beaucoup pour la légitimation du genre, comme Didier Daeninckx ou Thierry Jonquet.

3.1.2. Les années 90 : une accélération progressive.
3.1.2.1. L’embellie du genre policier.

Le roman policier connaît dans les années 1990-2000 un essor spectaculaire. L’offre en termes de collections et de titres mis sur le marché augmente de manière considérable, tout comme les ventes et les tirages. En 2001, mille sept cent neuf titres policiers ont été publiés, contre sept cents en 1995Note177. , et quatre cent soixante-et-onze en 1994Note178. . En 1997, six cent trente-trois titres français sont publiés, et en 2001, huit cent soixante-neuf. Claude Combet, dans les synthèses qu’il publie dans Livres Hebdo, nous apprend qu’il existe en 1995 quarante-six collections policières chez vingt-quatre éditeurs différents, et qu’en 1999, ce chiffre est de soixante-sept collections chez cinquante-deux éditeursNote179. . En dix ans, la plupart des éditeurs créent une collection policière, quelle que soit son orientation éditoriale, soit qu’ils contribuent à créer le phénomène, soit qu’ils l’accompagnent, encouragés par la manne financière que peut être le genre.

Un tableau présente les collections principales qui existent ou se créent pendant la décennie 1990-2000 ; il est loin d’être exhaustif, seules ont été recensées les collections bénéficiant alors d’une réelle force de frappe financière (les best-sellers) ou d’un poids symbolique fort lié à un catalogue déjà ancien ou à un capital intellectuel important. Nous avons établi la liste des collections par date d’apparition. Cependant, si l’année de création a été précisée lorsque c’était possible, les éditeurs restent souvent évasifs sur les dates de collection, voire muets sur celles qui ont disparu, lorsque ce n’est pas la maison d’édition elle-même qui a disparu. Par conséquent, nous avons choisi de faire apparaître en gras les maisons d’édition ou collections créées pendant les années 90. Sont suivies d’un astérisque les collections qui accueillent entre autres du roman noir, de deux celles qui accueillent spécifiquement ou de manière dominante du roman noir.

DATE DE CREATION EDITEUR COLLECTION FORMAT
(poche vs grand format / GF)
SPECIFICITE
1927 Librairie Générale des Champs Elysées Le Masque poche Roman à énigme, toutes nationalités, inédits.
1945 Gallimard Série Noire** poche Roman noir toutes nationalités ; inédits et rééditions (internes).
1960 Le Livre de poche Policier* poche Roman à énigme et noir, toutes nationalités, rééditions
1962 ? Pocket Policier* poche Rééditions toutes nationalités, tous genres policiers.
1963 J’ai Lu Policier* poche Tous genres policiers, toutes nationalités, rééditions et quelques inédits.
1980 Albin Michel Spécial Suspense GF Thriller, dominante anglo-saxonne, mais ouverture vers production française.
1983 UGE, 10/18 Grands détectives* poche D’abord éclectique en termes de genres policiers, dominante aujourd’hui roman à énigme historique, toutes nationalités confondues, inédits et rééditions.
1986 Payot et Rivages Rivages / Noir** poche Roman noir essentiellement, toutes nationalités, inédits et rééditions (externes : livres introuvables, internes : à partir de 1988).
1988 Payot et Rivages Rivages / Thriller** GF Roman noir essentiellement, toutes nationalités, inédits.
1989 ?
Fleuve Noir Roman noir**
GF Roman noir toutes nationalités, inédits.
1991 Seuil Policier* GF Dominante noire, énigme et procédural, toutes nationalités (mais dominante anglo-saxonne), inédits.
1991 L’Atalante Bibliothèque de l’évasion/Roman noir* GF Noir, inédits, français.
1992 Gallimard La Noire** GF Roman noir toutes nationalités, inédits.
1992 Canaille   poche Roman noir français, inédits. Disparaît en 1996, repris en tant que collection par Baleine.
1992 ? J.C. Lattès Suspense et Cie GF Thriller toutes nationalités
1993 Belfond Nuits noires GF Thriller américain.
1994 Florent Massot Poche Revolver** poche Noir, français, inédits et rééditions.
1994 Viviane Hamy Chemins nocturnes* GF Roman à énigme et roman noir, français, inédits.
1995 Seuil Points Policier* poche Noir, énigme, procédural, toutes nationalités, inédits et rééditions.
1995 Fleuve Noir Les Noirs** poche Roman noir toutes nationalités, inédits et rééditions.
1995 Baleine Instantanés de polar** poche Roman noir français, inédits.
1995 Baleine Le Poulpe** poche Roman noir français, inédits.
1995 ? Grasset Grand Format GF Thriller anglo-saxon.
1996 Actes Sud Babel Noir** poche Noir, français, inédits.
1996 Hors commerce Hors noir** GF Roman noir français, inédits.
1996 Calmann-Lévy Suspense et crime GF Tous genres policiers, dominante anglo-saxonne avec quelques français, inédits.
1996
1998
1999
Flammarion Etat de choc
Kiosque
Quark noir
GF Tous genres, toutes nationalités, inédits.
1996 Baleine Canaille / Revolver** poche Roman noir français, inédits.
1997 L’Olivier Soul fiction** GF Roman noir américain (littérature afro-américaine des années 1970), inédits.
1997 Zulma Quatre-Bis* poche Roman noir français, inédits et rééditions.
1997 Climats Sombres climats* poche Roman noir inédit.
1997 Christian Bourgois Policiers* GF Noir et énigme, étranger, inédits.
1997 Atout éditions   poche Roman noir français, inédits.
1997 Baleine Tourisme et polar* poche Roman noir français, inédits.
1997 Alain Bargain Enquêtes et suspense poche Polar breton, inédits.
1998 Gallimard Folio Policier* poche Tous genres, légère prédilection pour le noir, rééditions internes et externes.
1998 Librio Noir* poche Roman noir français, inédits et rééditions.
1998 Métailié Noir** poche Roman noir français, inédits.
1998 Serpent à Plumes Serpent Noir* poche / GF Roman noir toutes nationalités, inédits.
1998 Les Belles Lettres Le Cabinet noir* poche Polar, mais aussi SF et fantastique, toutes nationalités, rééditions et inédits.
1998 Terre de Brumes Granit Noir GF Polar breton essentiellement, inédits.
1998 ? Alain Bargain Pol’Art   Polar breton, inédits.
2000 Baleine Pierre de Gondol poche Roman policier français, inédits.
2000 Baleine Série Grise poche Roman noir français, inédits.
2000 Baleine Ultimes GF Roman noir français, inédits.
2000 L’Ecailler du Sud*   poche / GF Polar marseillais, inédits.

Nous avons retenu un échantillon de quarante-sept collections, chez trente-trois éditeurs différents. Parmi elles, trente-six maisons d’édition ou collections dédiées au policier sont créées ; beaucoup accueillent du roman noir. Le mouvement de création s’accélère nettement à partir de 1995 : vingt-six voient le jour entre 1995 et 2000. Notons que parmi ces maisons d’édition, sept sont entièrement ou presque dédiées au roman policier, ou pour le moins, ont construit leur identité éditoriale autour du genre : Fleuve Noir, Le Masque, Baleine, Terre de Brumes, Alain Bargain, L’Ecailler du Sud, et Canaille. En outre, trois sont identifiées à des régions, non pas seulement parce qu’elles sont installées en région (c’est aussi le cas d’Actes Sud), mais parce que leur identité éditoriale est aussi une identité régionale : Alain Bargain, Terres de Brume, L’Ecailler du Sud. Assurément, la progression du genre en termes de collections créées, de titres publiés et de ventes est étonnante, même si, rappelons-le, le genre roi en termes de visibilité médiatique et de ventes est le thriller. En ce qui concerne le roman noir, il faut cependant distinguer dans cette décennie 1990-2000 deux phénomènes : la pérennisation ou le renouveau des deux collections-phares du noir, Rivages/Noir et la Série Noire, qui assoient alors leur hégémonie, au moins en termes d’image ; l’explosion de l’offre, en particulier à partir de 1995, avec une plus-value symbolique pour le roman noir.

3.1.2.2. Rivages/Noir, Série Noire : pérennisation et renouveau.

Ces collections représentent à elles seules plus de 35 % des romans du corpusNote180.  : bien loin des tirages et ventes du thriller, elles sont néanmoins des « monstres » de l’édition du roman noir, qui abordent les années 90 avec un capital symbolique bien différent, lié à leurs histoires propres. Locomotives du secteur, elles influent considérablement sur l’évolution du genre, et dessinent un paysage du noir en France, que l’on peut examiner à travers les choix éditoriaux, la place des auteurs français dans le catalogue, et la conception du genre propre à chaque collection.

Rivages/Noir est née en 1986, on l’a vu précédemment : sa ligne éditoriale, sans s’être infléchie de manière radicale, a évolué au cours des années 1990. En effet, sa vocation initiale est de publier des auteurs étrangers, essentiellement des Américains, pour des textes inédits ou introuvables en France. Au fil des ans, la diversité du catalogue s’est affirmée, et la collection, notamment à partir de 1995, s’est ouverte plus largement aux Français, mais aussi aux Italiens ou aux auteurs de langue espagnole. Les auteurs français restent néanmoins minoritaires, et représentent à la fin des années 1990 un tiers environ du catalogue. Jeanne Guyon, assistante de François Guérif, explique cette faible représentation des Français par la vocation initiale de la collection, mais aussi par le contexte :

Il y a aussi une raison externe à cette faible présence de la production française dans les débuts de la collection : en effet, il y a eu une période de transition après la grande vogue du néopolar, car beaucoup d’auteurs se sont tournés vers la télévision et des activités plus lucratives, ou se sont tournés vers les collections blanchesNote181. .

Néanmoins, en 1997, François Guérif témoigne d’un intérêt renouvelé pour les auteurs français :

Les choses aujourd’hui ont changé. Le paysage éditorial est différent, et de nouveaux auteurs sont arrivés, qui se sont démarqués de leurs prédécesseurs. Je crois que c’est dans les prochaines années que l’on verra s’ils sont capables ou non de rivaliser avec les Américains. Cela dit certains rivalisent déjà. Je pense à Daniel Pennac, mais aussi à Tonino Benacquista – Les Morsures de l’aube a été un vrai succès – ou à Tobie Nathan, Saraka Bô ayant eu l’effet d’une bombe. Tout cela me fait croire en un renouveau du polar français qui va gagner en force et en intérêt. Et je veux faire partie de cette aventureNote182. .

En 1996, soit dix ans après la création de la collection, François Guérif rédige un court texte, une sorte de profession de foi pour Rivages/Noir. Il y réaffirme sa volonté d’ouverture au roman noir du monde entier, et sa ligne éditoriale :

Travail sur le passé, avec exhumation d’auteurs oubliés (Ted Lewis), suivi sur le présent (Ellroy, Hillerman, Burke, Grady, Leonard), paris sur l’avenir (Jack O’Connell, Vicky Hendricks, Hélène Couturier, Jean-Jacques Busino, Pascal Dessaint). Un aperçu significatif de la richesse du roman noirNote183. .

Voici enfin comment Rivages/Noir et François Guérif définissent le roman noir :

Le roman noir selon Rivages est un ensemble multiforme d’écritures, de voix singulières, et qui pourtant toutes se retrouvent autour d’une façon de regarder le monde, toujours du côté de la transgression (même s’il n’y a pas de crime de sang) : le crime, au sens large, est envisagé dans son aspect social. (…) L’écriture noire privilégie le métaphorique, au détriment du descriptif et du psychologique qui caractérisent la littérature. C’est également, on le sait, une écriture comportementaliste, un styleNote184. .

Le caractère multiforme est souligné : pas de prototype du roman noir, mais un regard sur le monde, la transgression, le traitement social, une écriture à la fois comportementaliste et métaphorique. Si Rivages/Noir a dû faire ses preuves pendant ses premières années, les années 90 sont celles du triomphe de la collection. Non seulement elle s’est révélée viable grâce à quelques beaux succès, notamment celui d’Ellroy, mais elle a contribué à des changements de ligne éditoriale, en particulier en ce qui concerne les traductions et le respect de l’intégralité du texte. Les critères de définition du genre rejoignent largement ceux de Patrick Raynal, qui prend les rênes de la Série Noire en 1991 et va lui insuffler un renouveau salutaire.

En effet, la Série Noire s’endort depuis des années sur ses lauriers. Dotée d’un catalogue prestigieux, tant du côté français que du côté américain, elle ne joue plus le rôle de découvreur qui était jadis le sien. Les Français désertent la prestigieuse maison : Daniel Pennac et Jean Vautrin vont peu à peu céder aux sirènes des collections blanches, tandis que d’autres trouvent refuge chez Rivages. En 1991, Antoine Gallimard fait appel à Patrick Raynal pour relancer la collection. Si ce dernier n’a pas le passé éditorial de François Guérif, il a un autre atout de poids, puisqu’il est auteur de roman noir. Il va marquer son arrivée par quelques coups d’éclat, comme la publication dŒdipe-Roi, de Sophocle, et va impulser une politique de marketing, comme l’offre de disques ou de réimpressions d’époque pour trois titres achetés. Il va également créer une collection, La Noire, dès 1992, qui lui permet de faire une distinction entre polar et roman noir. Le polar, domaine privilégié de la Série Noire, suppose, peu ou prou, une enquête :

La Série Noire a pour vocation de publier des polars : un polar est une forme de roman branché sur le monde, un polaroïd, qui prend un cliché du monde à un moment donné. Il y a bien sûr la notion d’intrigue, de suspense, d’enquête, mais surtout il y a dans le polar une forme d’immédiatetéNote185. .

Le roman noir est le territoire de La Noire, et la définition que Patrick Raynal en propose est plus large :

La Noire publie des romans noirs, c’est-à-dire une forme de roman qui offre un certain angle de vue, qui est tourné vers le monde : c’est un « militant de la réalité »Note186. .

L’arrivée de Patrick Raynal à la tête de la Série Noire n’a pas totalement endigué la fuite des Français vers d’autres collections. Tonino Benacquista, Jean-Hugues Oppel, Pierre Siniac sont publiés par Rivages/Noir (ce qui a d’ailleurs pour conséquence d’enrichir le catalogue français de cette collection). Mais dans le même temps, Patrick Raynal fait un véritable travail de découvreur, souvent avec succès. Il est à l’origine de l’arrivée de Jean-Claude Izzo ou de Maurice G. Dantec, deux auteurs qui assurent à la collection une nouvelle visibilité médiatique, et qui lui apportent un capital symbolique de découvreur de talents du noir, ainsi que des ventes plus que confortables. La ligne éditoriale de Patrick Raynal prend donc deux directions : la publication de nombreux auteurs étrangers, bien au-delà des sphères du roman américain, et une politique de défrichage du terrain français. La collection a beaucoup communiqué autour de son cinquantième anniversaire, en 1995. De fait, elle redémarre, jouant à la fois son rôle de découvreur, de défricheur du noir, drainant de nouveaux auteurs français et étrangers, aidée par La Noire, à partir de 1992, et d’un contexte de « commémoration » qui permet de rappeler au public combien elle est riche d’auteurs désormais reconnus, comme Hammett ou Chandler. Gallimard, avec la Série Noire et La Noire, joue donc sur les deux tableaux : le prestigieux catalogue et son capital symbolique ; la découverte des nouveaux talents du noir, qui apportent du sang neuf – et de plus jeunes lecteurs – au genre. Il faut néanmoins tempérer ce constat enthousiaste car les ventes n’ont jamais atteint à nouveau les chiffres formidables des années Duhamel (chaque titre s’écoulait dans les années 50 à environ 50 000 exemplaires, dans un marché qui était loin d’être saturé, il est vrai), et le lectorat, hérité peut-être du néopolar, vieillit, et reste majoritairement masculinNote187. .

Malgré des histoires fort différentes, un capital historique sans aucune commune mesure, les politiques éditoriales des collections noires de Gallimard et de Rivages ont donc des points communs. D’un côté, il y a la fonction patrimoniale des collections. Elle est liée au fonds historique chez Gallimard, grâce à la Série Noire, et certains dénoncent d’ailleurs la paresse de l’éditeur qui ne prend même pas la peine de retraduire les grands auteursNote188.  ; chez Rivages/Noir, cette fonction patrimoniale est le fruit d’une politique volontariste, d’une construction de la part de François Guérif. D’un autre côté, les deux maisons ont mis en œuvre une politique de découverte, tant du côté français que du côté étranger. Certes, les différences existent bel et bien, et si Rivages/Noir se porte bien à l’orée des années 2000, la situation est plus délicate pour la Série Noire et La Noire, qui souffrent d’un déficit de communication et de publicitéNote189. . Néanmoins, dans les années 1990-2000, ce sont les deux maisons d’édition qui donnent le « la » en matière de roman noir en France.

Il est une autre maison d’édition que l’on ne peut escamoter du paysage éditorial, même si elle est très loin, dans les années 90, de son heure de gloire : Fleuve Noir. Fleuve Noir a comme la Série Noire un riche passé éditorial en matière de roman noir, mais aborde les années 90 avec plus de difficultés encore. Longtemps en position de force sur le marché, elle s’est égarée dans des collections aussi nombreuses qu’éphémères, ôtant toute cohérence et toute visibilité à la politique éditoriale de la maison. C’est au milieu des années 90 que Fleuve Noir tente de redonner plus de cohérence à ses choix en matière de roman noir, avec la création par Christian Garraud et Natalie Beunat d’une collection sans nom, mais qui dès 1998 a été appelée « Les Noirs ». Natalie Beunat présente ainsi la collection :

Une collection de romans noirs de qualité, inédits, format poche. Dans le domaine français, volonté de publier des premiers romans, de pousser de jeunes auteurs. (…) Dans le domaine étranger, ne pas se limiter au domaine anglo-saxon, mais donner plutôt à la collection une dimension européenneNote190. .

De fait, la collection va réussir son pari, en publiant des auteurs comme Camilleri, Scoppettone, et côté français, Marcus Malte, Philippe Carrese, Pascal Garnier. Une collection grand format est également créée, intitulée « Noirs », dont la ligne éditoriale n’est pas différente.

Face à ces collections, d’autres collections vont voir le jour, avec plus ou moins de succès, et vont tenter de s’imposer, souvent dans des niches éditoriales, au sein de jeunes maisons d’édition la plupart du temps. Le secteur des poches, notamment de la réédition au format poche, est lui aussi revitalisé ; les séries policières s’y multiplient, ou affichent plus clairement le marquage générique.

3.1.2.3. Une explosion de l’offre.

Le tableau l’a montré : encouragées sans doute par le succès confirmé ou renouvelé du roman noir dans les deux locomotives du secteur, les maisons d’édition vont créer des collections qui proposent souvent du roman noir, quand elles ne se construisent pas purement et simplement autour de lui. Il faut distinguer la création de collections grand format, qui d’emblée accueillent des poids lourds de l’édition anglo-saxonne, très orientées sur le thriller, et la création de collections policières voire noires en grand format ou en poche, au sein de grosses ou de petites structures, collections qui entendent, un peu à la manière de Rivages ou de Gallimard, découvrir de nouveaux talents, en France ou à l’étranger.

Parmi les structures éditoriales importantes qui créent dans les années 1990-2000 une collection policière, on distinguera les éditions du Seuil, car la collection « Seuil Policiers », qui voit le jour en 1991, est l’une des seules grandes collections à publier du roman noir français : « grande », la collection l’est par le format, car généralement, le noir et le policier sont publiés directement au format poche. Le grand format s’impose à partir des années 80, plus particulièrement lorsqu’il s’agit d’éditer des auteurs étrangers, notamment américains, qui coûtent cher aux éditeurs : c’est pour cette raison que François Guérif crée Rivages/Thriller, ou que Patrick Raynal crée La Noire. Au Seuil, le catalogue « Policiers » est très clairement orienté sur le polar étranger, tous genres confondus : on doit d’ailleurs à Robert Pépin, directeur de la collection et traducteur, d’avoir révélé au grand public des auteurs comme Michael Connelly, Alexandra Marinina ou Henning MankellNote191. . En particulier dans les premières années, la collection publie des auteurs américains. Robert Pépin s’en explique en 1997 :

Il y a (…) un aspect plus personnel : je suis traducteur de l’américain depuis très longtemps, je vais souvent aux Etats-Unis, donc je connais effectivement beaucoup mieux ce domaine-là. (…) Je reçois beaucoup de manuscrits français, mais j’avoue que je n’y trouve pas grand-chose qui arrive à « tenir » un certain nombre de critères qui sont applicables à tout livre policierNote192. .

Les choix de Robert Pépin se font autour des points suivants :

Pour moi, que ce soit un flic, un privé, un agent d’assurance, quelqu’un qui enquête pour des raisons personnelles, ou je ne sais quoi encore, la question de la vraisemblance par rapport au réalisme de la situation est essentielle. On ne peut pas décoller un policier vers un autre univers sans qu’il n’y ait auparavant une extraordinaire précision du réalisme. (…) Donc, réalisme à outrance, mais pas « forcément » réalisme noir ! C’est la dérive par rapport au réalisme qui est intéressante. Or ce qui manque beaucoup, je crois, dans le roman policier français, c’est la documentation sur tel ou tel milieu dans lequel se situe l’action. C’est en partie pour cela que j’ai retenu Sombre sentier, le manuscrit de Dominique Manotti, parce que la qualité du milieu décrit est telle que même un spécialiste peut s’y retrouver. Manotti a complètement étudié son sujet, elle connaît ça par cœurNote193. .

De fait, de 1991 à 1998, seules deux Françaises sont publiées en Seuil Policiers, Brigitte Aubert, dès 1992, et Dominique Manotti, en 1995Note194. . Si les Français sont minoritaires dans la collection, ils bénéficient d’une bonne couverture médiatique et d’une communication efficace.

Néanmoins, la nouvelle donne est à chercher du côté des petits éditeurs. Davantage tournés vers les auteurs français, ils font également une large place au roman noir, comme en témoignent cinq d’entre eux.

Le Serpent à Plumes est une jeune maison d’éditionNote195. , qui crée une collection dédiée au roman policier en 1998. La collection va d’emblée bénéficier de la bonne réputation de l’éditeur, qui s’est fait connaître et respecter pour son goût pour les nouvelles et pour une production de qualité. La collection est dirigée par Tania Capron, et publie des textes très différents, mais tous en prise avec la réalité sociale contemporaine, comme l’indique la profession de foi de la collection :

Des textes inédits, urbains, en prise avec le réel, des textes polémiques, voire politiques, directement issus de notre époque. Le Serpent à Plumes va fouiner dans les recoins les plus sombres de la nature humaine. Des jeunes auteurs, des « découvertes » qui, nous l’espérons, seront les classiques de demain. Venus de tous horizons, ils sont plutôt jeunes, insolents, peu respectueux des conventions du genre et pas toujours politiquement corrects. Ils ont en commun leur humour et leur attachement au style.

En effet, les auteurs viennent de tous les horizons, français, francophones ou étrangers. Les inédits ont la part belle, et lorsque réédition il y a, c’est par exemple une réédition de nouvelles auparavant éparpillées dans plusieurs collections.

Lorsque Actes Sud crée en 1996 une sous-collection à Babel, sa collection de poche, celle-ci bénéficie elle aussi du capital symbolique fort de la jeune maison d’édition. Cette dernière, fondée à Arles par Hubert Nyssen, publie des textes de grande qualité, et a contribué à la découverte en France d’auteurs importants, comme Nina Berberova ou Paul Auster. Babel Noir publie des auteurs français, des textes inédits ou des rééditions de romans devenus introuvables, ainsi que l’indique le site internet d’Actes Sud :

Dans la collection « Babel Noir », des auteurs confirmés dont on réédite des livres souvent devenus introuvables, comme Bastille-Tango de Jean-François Vilar ou Gentil, Faty ! de Fajardie, voisinent avec des inédits du roman noir, comme Une Simple chute de Michèle Lesbre ou parfois d’étonnants premiers romans, comme Mon colonel, de Francis Zamponi.

C’est pourquoi on trouve des noms prestigieux dans le catalogue, comme Jean-François Vilar, Frédéric Fajardie, Thierry Jonquet, Gérard Delteil ou Jean-Pierre Bastid. C’est la seconde génération du néopolar qui trouve place à Babel Noir . Sa conception du genre est d’ailleurs assez politisée, si l’on en juge par la présence au catalogue d’auteurs comme Jean-François Vilar, Gérard Delteil, Thierry Jonquet (pour les romans qu’il a fait paraître sous le pseudonyme de Ramon Mercader) ainsi que par la phrase de Jean-François Vilar mise en exergue dans chaque volume de la collection :

Le roman noir, parce que c’est la crise, se joue dans un état d’urgence. Il parle du monde, maintenant. Et le monde va vite. Tant pis si nous sommes fatigués.

Les éditions Zulma créent en 1997 la collection « Quatre-Bis », dont le titre est dû à un poème de Tristan Corbière dans Les Amours jaunes – c’est le cas de toutes les collections de Zulma. Les seuls éléments de la ligne éditoriale mis en avant sont la qualité d’écriture et le choix du roman noir. Christophe Dupuis s’en fait l’écho dans L’Ours Polar du 3 février 1999 :

Zulma est une collection de qualité fondée sur un véritable travail éditorial qui repose sur la qualité des œuvres et non sur les appels des sirènes de la mode polarNote196. .

Toujours en 1997, les éditions Climats inaugurent leur collection « Sombres climats », qui se caractérise comme « Quatre-Bis » par le choix du roman noir français, et par la volonté affichée de privilégier la qualité :

[Alain Martin, fondateur et directeur de la collection], qui ne traite pas ses livres à la légère (en témoigne la qualité proposée) ne s’est pas lancé dans le polar « car c’était la mode ». Il a une véritable politique éditoriale, chose rare de nos jours et qu’il convient de souligner. Nombre de maisons qui font du polar histoire de sortir des bouquins feraient bien de s’inspirer de cet exemple (…)Note197. .

Viviane Hamy crée la collection « Chemins nocturnes » en 1994. Il n’y a pas eu au départ de volonté de créer une collection policière, mais une impulsion à la suite de la réception de deux manuscrits relevant du genre :

Il y a toujours un petit déclic qui se produit dans les périodes les plus noires et qu’il faut savoir saisir ou entendre. En l’occurrence, il s’agissait de deux manuscrits français, aussi différents que deux manuscrits peuvent l’être, qui sont arrivés en même temps dans la boîte aux lettres de la maison d’édition. La situation financière était catastrophique, nous étions à deux doigts de la catastrophe (…) : il s’agissait de Meurtre chez tante Léonie d’Estelle Montbrun, et de Un été pourri de Maud Tabachnik. L’un est un roman d’investigation très classique, l’autre est un vrai roman noir, dans le plus pur style américain. Une différence aussi marquée m’a donné l’idée de créer cette collection réunissant uniquement des auteurs français, et où les codes si bien établis qui régissent les ouvrages de genre policier, roman noirs ou thrillers seraient quelque peu mis à mal, et seraient réunis dans une seule et même collectionNote198. .

La collection accueille donc des romans policiers tous genres confondus, afin de « mettre un éclairage plus aigu sur les ombres et les lumières de l’âme humaine ». Elle va connaître un beau succès grâce aux romans de Fred Vargas. Viviane Hamy ne s’est pas départie d’un discours d’éditeur soucieux de la qualité de ses titres et du respect des auteurs :

L’éditeur doit résister aux pressions, il doit notamment préserver le rythme d’écriture des auteurs, et ne pas donner au lecteur ce qu’il attend, le tirer vers le hautNote199. .

Au-delà de leurs différences de structure et de ligne éditoriale (romans français et/ou étrangers, inédits et/ou rééditions, tous genres policiers et/ou noir exclusivement), ces éditeurs et leurs commentateurs font apparaître quelques lignes de force, communes d’ailleurs aux autres collections proposant entre autres ou majoritairement du roman noir. Notons que, la collection « Seuil Policiers » exceptée, ces cas correspondent à de petites structures, et à de jeunes maisons d’édition, parfois délocalisées (pour deux d’entre elles dans les exemples retenus), bien loin du landernau parisien et germano-pratin de l’édition. Ce qui les rassemble est ce que l’on pourrait appeler l’ethos de l’éditeur, qui transparaît dans leurs propos mêmes ou dans les commentaires que font les exégètes du polar ; on voit se dessiner une opposition entre les éditeurs-marchands et les éditeurs-artisans, dont le point d’achoppement peut être le thriller anglo-saxon à gros tirages – et à grosses ventes surtoutNote200.  !. Cela se traduit par plusieurs types de discours :

- tout d’abord, l’éditeur revendique sa présence et son travail, tendu vers la recherche de la qualité, notamment en ce qui concerne l’écriture : une personnalité dirige la collection, avec ses choix. C’est le cas de Robert Pépin, à la tête de « Seuil Policiers », de Viviane Hamy pour « Chemins nocturnes », mais aussi de « Quatre-Bis » et de « Sombres Climats » telles qu’elles apparaissent dans les propos de Christophe Dupuis.

  • cela s’accompagne ensuite de la volonté de trouver l’original, le neuf, l’inédit, l’étonnant. C’est tout un discours de recherche de l’innovation formelle voire de la subversion générique qui se construit, en particulier pour « Chemins nocturnes » chez Viviane Hamy (qui a pourtant une idée très arrêtée sur le caractère contraint du genre policier), pour « Babel Noir » chez Actes Sud, pour « Serpent Noir » au Serpent à Plumes. Cela suppose, même quand la collection accueille des rééditions, de découvrir de nouveaux auteurs. Comme Rivages/Noir, comme la Série Noire ou La Noire chez Gallimard, ces éditeurs adoptent l’ethos du découvreur. Dans un marché florissant mais à l’inflation galopante, il faut se distinguer, en fondant son équipe d’auteurs, et en les imposant dans leurs différences.
  • ces éditeurs refusent enfin d’être assimilés aux grands groupes de l’édition, aux grosses machines privilégiant ouvertement le profit (ce sont nos éditeurs qui le disent). Par conséquent, ils affirment – ou l’on affirme pour eux, probablement en relayant leur discours – que la création d’une collection noire ou policière n’a rien à voir avec la mode du genre, qu’elle n’est pas motivée par les bénéfices qu’elle peut rapporter. S’opposant à une logique marchande, ils cultivent du même coup l’aspect artisanal de l’éditeur soucieux de la qualité, respectueux des auteurs et de leur confort d’écriture (cf. les propos de Viviane Hamy, refusant d’imposer des délais à ses auteurs), respectueux aussi des lecteurs en leur proposant des textes de qualité, afin de les « tirer vers le haut », comme l’explique Viviane Hamy. Ces éditeurs cherchent donc à se démarquer de ce qu’eux-mêmes considèrent comme un genre déclassé, obéissant aux règles du champ de grande production selon Bourdieu. Paradoxalement, même si ces collections peuvent exister – du moins peut-on le penser – dans la deuxième moitié de la décennie 1990-2000 grâce à l’engouement du public pour le genre, leurs directeurs réprouvent plus ou moins explicitement le phénomène de mode, et affirment s’ériger contre. Seul Robert Pépin, peut-être parce qu’il officie dans une grosse structure, avoue que la rentabilité est un souci permanent :
Il y a des romans qui me plaisent personnellement, mais il faut que cela soit viable financièrement pour que je publie. Il n’y a rien de philanthropique, il y a un coût. D’ailleurs on se plante beaucoupNote201. .

Leurs propos révèlent aussi quelques récurrences dans la conception du genre, autour des points suivants : c’est un genre en prise avec le réel et le monde d’aujourd’hui (Serpent Noir, Babel Noir) ; il remet en cause ses propres limites et joue avec les codes qui le constituent (Serpent Noir, Babel Noir, Chemins nocturnes) ; il sonde l’âme humaine dans ses profondeurs les plus sombres (Serpent Noir, Chemins nocturnes).

La plupart de ces éditeurs publient au format poche, excepté Robert Pépin, qui a une collection grand format, et Tania Capron, qui parle de livre « semi-poche » : en réalité, deux formats existent au Serpent Noir, un poche (11 x 14 cm), et un format intermédiaire (14 x 20 cm). Viviane Hamy se situe elle aussi dans un format intermédiaire. Néanmoins, le format poche n’est pas réservé aux nouveautés, et tout comme ils créent de nouvelles collections publiant des titres inédits, les éditeurs vont développer le secteur de la réédition de titres policiers au format poche, en mettant en valeur les marques du genre. Nombre de ces collections sont nées bien avant les années 1990-2000. Le Livre de Poche Policier apparaît en 1960, Pocket Policier en 1962, J’ai Lu Policier en 1963. La collection la plus récente est « Grands Détectives », chez 10/18 ; dans les années 80, la série s’articule clairement autour des personnages de détectives, tous genres confondus, tandis que dans les années 90, la collection se recentre en large part sur le roman policier historique. Chez Gallimard, la collection Folio, créée en 1972, accueille des titres policiers dès 1974, mais c’est fin 1998 seulement qu’apparaît la série Folio Policier ; la collection réédite à la fois des titres de la Série Noire et des titres achetés à d’autres éditeurs, notamment aux éditions Baleine et au Serpent à Plumes. Le succès a été immédiat :

Au rythme de 35 – 40 volumes par an, la collection propose à la fois des classiques du genre et des contemporains. (…) Cette nouvelle maquette a eu un très fort impact, créant un effet de nouveauté chez les librairesNote202. .

Le Seuil n’est pas en reste, et crée dans les années 90 la collection Points Policier, qui publie des inédits, mais surtout, donne une visibilité encore plus grande aux titres précédemment publiés en grand format, en Seuil Policiers, leur assurant rapidement (un an après la première édition, en général) une réédition en poche. Elle fait également une place à des romans initialement parus chez d’autres éditeursNote203. . Enfin, Librio, qui naît en 1994, lorsque les livres à 10 francs connaissent un franc succès, lance une série Librio Noir en 1998. Elle publie quelques inédits, et reprend de nombreux titres parus chez divers éditeurs, notamment quelques volumes du Poulpe.

Puisque l’on évoque le Poulpe, il faut bien parler de Baleine, phénomène éditorial sans précédent, né dans les années 90, qui s’est construit en grande partie autour du Poulpe, précisément, qui assura à la fois son formidable succès et sa perte. Les éditions Baleine sont fondées par Antoine de Kerverseau en 1995, et vont être à l’origine d’une multitude de collections policières. L’éditeur se défend pourtant d’avoir voulu se spécialiser dans le roman policier. Les éditions Baleine témoignent de deux phénomènes fréquents dans le monde de l’édition de romans policiers : l’ultra-segmentation du marché, et l’extrême fragilité des structures indépendantes. Dans les années 90, le marché du policier, et notamment du roman noir, est en pleine expansion. Cependant, pour survivre, les collections doivent se distinguer et construire une identité autour d’une spécificité, ce qui aboutit le plus souvent à une spécialisation extrême, voire au développement d’un marché de niche.

3.2. Les niches éditoriales : une segmentation et une fragmentation du marché.

Les éditeurs sont de plus en plus nombreux à se lancer dans la publication de romans policiers, et notamment de romans noirs, et la conséquence logique est un effet de saturation du marché. Il est difficile de se repérer dans la profusion de l’offre, et rares sont les collections qui parviennent à construire une identité forte autour d’un auteur ou d’un thème. La collection « Chemins nocturnes », chez Viviane Hamy est l’un de ces cas où le succès d’un auteur – Fred Vargas – a permis de pérenniser la collection et de lui conférer une identité lisible. Pour exister, les collections doivent se distinguer et avoir une ligne éditoriale forte. Dans de nombreux cas, elles vont se construire autour d’un trait distinctif, qui peut être générique mais qui est le plus souvent thématique et sociologique, quand la collection et la maison d’édition tout entières ne fondent pas leur identité sur une région. Se développe alors un marché de niches, et s’ensuit une extrême segmentation de l’offre. Cette ultra-spécialisation des collections est à la fois une nécessité pour les maisons d’édition et un facteur de fragilisation, car les niches sont fragiles, et parfois bien éphémères.

3.2.1. La spécialisation des collections.
3.2.1.1. La segmentation générique : genre, collection, série.

La collusion entre genre et collection est un phénomène on ne peut plus banal : la Série Noire s’est construite dans les années 40 autour d’un genre, qu’elle a contribué à faire advenir en France au point que « série noire » désigne parfois le genre même. Le phénomène n’est pas nouveau, mais il peut être utilisé de manière poussée, une collection pouvant être identifiée à un genre ou sous-genre, voire à une facette du genre. De même, une collection peut se construire entièrement autour d’une série ; là encore, le phénomène n’a rien de nouveau, les éditions Fleuve Noir sont coutumières de ce procédé, et aujourd’hui encore, on publie les San Antonio dans une collection spécialement dédiée au personnage. Une maison d’édition va réactiver ce système en l’exploitant à l’extrême, Baleine. L’éditeur Antoine de Kerverseau a toujours refusé de présenter sa maison d’édition comme une structure spécialisée dans le genre policier, et en effet, Macno et Velours sont des collections de science-fiction et de roman sentimentalNote204. . Ainsi, Antoine de Kerverseau revendique l’étiquette d’éditeur de romans populaires. Pourtant, la plupart de ses collections sont dédiées au roman noir. Un certain nombre d’entre elles affiche une spécificité générique ou sont construites autour une série :

  • En 1995, la collection « Le Poulpe » naît autour du personnage récurrent de Gabriel Lecouvreur, dit le Poulpe. C’est un libertaire qui se pique de résoudre des affaires apparemment anodines, mais où il sent, derrière la banalité du fait divers, de sombres intrigues politiques, le plus souvent liées à l’extrême-droite. Une bibli définit les grands principes de la série, et chaque volume est écrit par un auteur différent. En 1996, une série naîtra du Poulpe, « Cheryl », autour du personnage de la petite amie du Poulpe, mais la collection ayant beaucoup moins bien fonctionné, elle s’est rapidement fondue dans le catalogue du Poulpe.
  • Toujours en 1995 apparaît « Instantanés de polar », qui a pour vocation selon Antoine de Kerverseau « de publier des romans noirs à l’écriture originale, aux intrigues incroyablesNote205.  ». Cette collection a permis de découvrir des auteurs comme Jean-Jacques Reboux, Yasmina Khadra, Michel Steiner.
  • « Canaille / Revolver » est une collection rachetée en 1996. Les éditions Canaille ont été fondées en 1992 par Jean-Jacques Reboux, mais l’éditeur, malgré les noms prestigieux de son catalogue, a dû cesser ses activités en 1996. Baleine a racheté les éditions Canaille, proposant à J.J. Reboux d’être le directeur de ce qui est alors devenu une collection. Jean-Jacques Reboux affirme y publier des romans noirs quelque peu à la marge, tandis qu’Antoine de Kerverseau y voit « la collection la plus blanche et la plus légère », avec des titres « effectivement aux frontières du NoirNote206.  ».
  • « Ultimes » est un bel exemple de segmentation générique. Née en 2000, elle accueille selon l’éditeur :
De la littérature noire, et non du polar (il existe par ailleurs une collection Ultimes/Polar) : la seule cohérence est due au fait que les titres publiés sont très noirs(…). Là encore, la collection ne devrait pas figurer dans les seuls rayons policiers des librairiesNote207. .

Notons que pour Antoine de Kerverseau, il y a d’un côté le roman policier ou polar, de l’autre la littérature noire :

Il ne faut pas confondre polar et roman noir, qui relève de la blanche, en réalité. Ceci dit, même si la noire est un vivier exceptionnel pour la littérature, il faut reconnaître que le passage en collections blanches doit s’accompagner de changements dans l’écriture, vers plus de profondeur, vers plus d’exigence stylistique. Les auteurs de noir pourraient, la plupart du temps, être publiés en blanche, mais alors leur style s’affineNote208. .
  • « Pierre de Gondol », comme son nom l’indique, est construite autour d’un personnage, un libraire qui fait des enquêtes à caractère littéraire. Apparue en 2000, elle rencontre d’abord le succès avec le premier volume, écrit par Jean-Bernard Pouy, mais s’effondre aussitôt.

Dans les collections évoquées, on trouve trois séries : Le Poulpe, Pierre de Gondol, et Cheryl. Les autres collections correspondent à des genres ou des aspects du genre policier : Ultimes, Canaille / Revolver, Instantanés de polar. Cette segmentation et cette prolifération des collections ont fait l’originalité de Baleine, mais elles l’ont en partie menée à sa perte. Le succès du Poulpe a en effet conduit le public à assimiler Baleine à cette seule série :

Dès 1995, le succès du Poulpe a éclipsé les autres collections. Baleine, c’est le Poulpe, pour la plupart des gens. Or, dès le départ, Baleine voulait être une maison d’édition complète, proposant via des collections nombreuses, courtes et renouvelées, de la littérature populaire. Cela a été un échecNote209. .

En 1998, Baleine dépose le bilan ; en 1999 survient le rachat par les éditions du Seuil en 1999. L’éditeur analyse les raisons de cet échec, liées à l’identité de la maison d’édition telle qu’elle s’est construite, autour des collections, en particulier autour du Poulpe. Parce que le Poulpe a identifié la maison d’édition comme spécialisée dans le roman noir, les représentants chargés de la distribution et les libraires n’ont jamais perçu Baleine comme un éditeur pouvant proposer autre chose. De même, les principes de la collection du Poulpe en ont fait une sorte de gigantesque atelier d’écriture. Jean-Bernard Pouy voulait en effet que la collection publie tous les manuscrits envoyés, ainsi que des romans résultant d’expériences d’écriture collective, comme « Le Poulpe en prison » ou « Le Poulpe au lycée ». Cela a parfois conduit à éditer des textes médiocres. Cet échec est également lié au format poche, choisi pour la plupart des collections :

Toujours à cause du Poulpe essentiellement, Baleine a été considéré comme un éditeur de littérature populaire dans le mauvais sens du terme. La politique éditoriale du Poulpe a conduit à considérer les textes comme de mauvais romans, mal écrits : il n’y a pas eu de reconnaissance, de légitimation. Cela a été accentué par un certain nombre d’erreurs dans le choix des formats : trop de collections ont été publiées dans des formats poche, ce qui est une manière de rabaisser symboliquement les titresNote210. .

Les éditions Baleine ont donc été victimes de leur succès ; la collection du Poulpe leur a donné d’emblée une image forte, et a permis l’essor de la maison d’édition. Mais, effet pervers, « Le Poulpe » a vampirisé les autres collections, empêchant la diversification de la maison ; et lorsque la collection a vu ses ventes baisser, c’est toute la structure qui s’est effondrée, car jusqu’alors, les autres collections, étouffées par Le Poulpe, ne survivaient que grâce aux subsides que ses ventes procuraient.

Baleine est tout cas un exemple remarquable de segmentation et d’ultra-spécialisation générique. Mais il est un autre cas de segmentation, que l’on qualifiera de thématique et sociologique. Baleine n’y échappe d’ailleurs pas.

3.2.1.2. La segmentation thématique et sociologique.

Nous appellerons thématiques et sociologiques les collections qui se construisent autour d’une unité thématique, d’un environnement socio-culturel, ou d’une cible. Les lieux et voyages inspirent ainsi nombre de collections : le magazine La Vie du Rail lance en 2000 une collection intitulée « Rail noir ». Celle-ci propose des romans noirs qui prennent pour cadre l’univers ferroviaire. On peut penser que sans être réservée aux personnels de la SNCF, elle occupe un marché de niche, comme La Vie du Rail, et trouve son public avant tout chez les amoureux du chemin de fer. En 1995, Baleine crée la collection « Tourisme et polar », dans laquelle chaque volume évoque un lieu, relate un voyage. Un cas atypique est celui des éditions Autrement pour leur collection « Littératures / Romans d’une ville ». En effet, celle-ci n’est pas spécifiquement policière, et pourtant, dès sa création – dans les années 90 – les titres consacrés à une ville française sont des recueils de nouvelles noires. Les écrivains qui ont écrit une nouvelle pour l’occasion sont des auteurs de romans noirs, et le titre ne fait pas mystère de cette coloration générique : Paris, rive noire ; Paris, rive glauque ; Paris, rive chaude ; Toulouse, du rose au noirNote211. . Chaque volume est une anthologie de nouvelles évoquant une ville française ou étrangère écrites par des écrivains qui y vivent ou la connaissent bien. C’est le milieu urbain qui dessine la cohérence de cette collection. Le noir est supposé faciliter la peinture d’une ambiance, d’une atmosphère, et déjouer les pièges de l’exotisme facile.

Une collection peut aussi se construire autour d’une tranche d’âge, celle de ses personnages et celle du public ciblé. C’est le cas de la « Série grise », créée en 2000 chez Baleine, dont le nom semble un clin d’œil à la Série Noire. Il s’agit en réalité d’un pied de nez au roman policier pour la jeunesse, et à la collection « Souris noire », que Jean-Bernard Pouy, initiateur de la collection « Série grise », n’aime guère. C’est donc lui qui a proposé l’idée d’une collection « de vieux » pour « les vieux ». Les romans sont brefs, écrits en gros caractères, à destination des 50-82 ans (dixit Pouy).

D’autres collections sont construites sur une identité politique ou idéologique. On sait que le Poulpe est né de la volonté de quelques auteurs (Jean-Bernard Pouy, Patrick Raynal, entre autres) de s’opposer à la fois au succès de la série SAS, jugée réactionnaire et machiste, et à la montée de l’extrême-droite en France, Front National en tête. Gabriel Lecouvreur s’intéresse toujours à des faits divers ayant à voir avec les conservatismes et les extrémismes, quels qu’ils soient, mais des auteurs comme Pouy ou Daeninckx vont plus particulièrement lui faire prendre pour cible l’extrême droite. Babel Noir, chez Actes Sud, accueille, on l’a vu, nombre d’auteurs et de textes engagés ou tout au moins marqués idéologiquement.

Dans les cas que nous venons d’évoquer, l’orientation thématique et sociologique permet de donner à la collection une identité plus ou moins forte et de la distinguer de l’ensemble de la production. Il est un autre cas de spécialisation, une spécialisation liée à une identité régionale, qui revêt des facettes différentes, selon qu’elle s’exprime dans des structures locales ou nationales.

3.2.2. Roman noir et région.
3.2.2.1. De l’édition décentralisée à l’édition régionale.

On assiste dans les années 80 et surtout dans les années 90 à la naissance de maisons d’édition ayant leur siège en région, et non plus à Paris. Il faut cependant distinguer deux phénomènes. Le premier phénomène est l’édition décentralisée, dont le modèle pourrait être Actes Sud. Dans ce cas, une maison d’édition se crée en région, sans pour autant que son identité éditoriale soit liée à la région d’accueil. Dans l’univers du roman noir, c’est le cas des éditions Climats, avec leur collection « Sombres climats », de Zulma, avec « Quatre-Bis », de L’Atalante, avec sa collection « Insomniaques et ferroviaires » ou « Roman noir ». Atout Editions ne publie en revanche que du roman noir. Fondée à Vallauris en 1997, cette maison d’édition ne publie pas de roman noir régional. Le second phénomène est celui des maisons d’édition ancrées dans une région sur laquelle elles construisent leur identité. Ce mouvement n’est bien sûr pas propre au roman policier et au roman noir, c’est une tendance culturelle et sociale générale, accompagnant le phénomène de décentralisation qui a permis ou encouragé le développement de certaines régions ou de certaines villes de province, comme Toulouse ou Marseille. Dans une période de globalisation des échanges, notamment des échanges culturels, dans une période de concentration des grands groupes éditoriaux, s’opère un repli identitaire, un discours de revendication s’articulant autour des spécificités d’une cité ou d’un pays (au sens de région). En outre, les maisons d’édition ne peuvent accueillir et découvrir tous les jeunes talents ; les petites structures se créent souvent en se donnant pour mission de contribuer à l’expression et à la reconnaissance des cultures locales, de découvrir les jeunes auteurs, en lieu et place des grosses structures, qui, du fait de leur taille, ne seraient plus à même de faire ce travail de « défrichage ». À ce titre, il faut remarquer que vont particulièrement se distinguer les régions et cités qui traditionnellement, à la fois politiquement et culturellement, sont en opposition forte avec le pouvoir central et l’establishment parisien. Ainsi, la Bretagne a très tôt dans les années 90 contribué à ce mouvement, par la création de maisons d’édition fondées sur la culture bretonne, celtique. Parmi elles, deux éditeurs ont créé une collection policière dont la renommée a largement dépassé les terres bretonnes. Les éditions Terre de Brume, qui existent depuis 1989, ont fêté leurs dix ans en créant une collection, « Granit Noir », dont les romans policiers ont généralement pour décor la Bretagne, et sont en tout cas écrits par des auteurs bretons. On doit à cette collection la découverte d’auteurs comme Bernard Pouchèle ou Richard Deutsch, relevant il est vrai davantage du roman à énigme que du noir. De même, les éditions Alain Bargain se sont créées en 1992, leur collection « Enquêtes et suspense » est née en 1997, suivie de « Pol’art ». On peut parler pour cet éditeur d’un marché de niche, une niche régionale, puisque 85 % des ventes annuelles se faisaient en Bretagne à la fin des années 1990Note212. . Comme Terre de Brume, les éditions Alain Bargain publient essentiellement du roman à énigme. Il existe bien d’autres éditeurs bretons offrant du polar, mais leur distribution reste assez limitée sur l’ensemble du territoire. Si pourtant on a parlé dans les médias et les milieux du « polar breton », c’est à la faveur d’un autre phénomène régional, enraciné dans une ville plus que dans une région, connu sous le vocable de « polar marseillais », plus orienté sur le noir que sur l’énigme. Plus ample, plus médiatisé, il dépasse en outre le cadre régional, puisque le polar marseillais est initialement publié à la Série Noire ou au Fleuve Noir.

3.2.2.2. Le cas du « polar marseillais » : un marché de niche ?

Au cours des années 80, Marseille va connaître un développement culturel sans précédent, qui se double d’un phénomène identitaire. Cette émergence trouve d’abord des expressions dans la musique, avec IAM ou Massilia Sound System, dans le cinéma, avec le succès populaire de Robert Guédiguian, puis dans la littérature, avec le roman noir. De même qu’il y a un rap marseillais, il existe un polar marseillais. Le phénomène démarre pourtant bel et bien à Paris, avec le succès de Jean-Claude Izzo à la Série Noire pour sa trilogie marseillaise. Le « polar marseillais », comme on l’appelle, connaît rapidement les honneurs des médias, suscitant d’ailleurs de vives réactions de la part des auteurs qui se trouvent affublés de cette étiquette.

Deux auteurs émergent en même temps, vers le milieu des années 90, Jean-Claude Izzo et Philippe Carrese. Philippe Carrese publie en 1994, dans une maison d’édition corse, Trois jours d’engatseNote213. . Alors que le texte ne bénéficie d’aucun réseau de distribution, trois mille exemplaires sont vendus en quatre mois, grâce à un bouche-à-oreille favorable. Dès 1995, Fleuve Noir reprend le titre, et publiera désormais tous les titres de Philippe Carrese. Jean-Claude Izzo fait quant à lui une entrée fracassante dans le polar, grâce à la Série Noire qui publie Total Khéops, en 1995, premier volume d’une trilogie qui prendra fin en 1998. Le succès est immédiat et ne se dément pas, puisque, en janvier 2000, Total Khéops s’était vendu à 150.000 exemplaires, et qu’aujourd’hui encore, Jean-Claude Izzo représente le plus gros tirage de la Série Noire. Tous deux sont considérés comme les pères fondateurs du polar marseillais, démontrant, avec leur succès public et critique ainsi que leur stature éditoriale, que des textes ancrés dans la réalité marseillaise peuvent avoir une audience nationale. Les années 1994 à 1998 sont largement dominées par quatre auteurs : Jean-Claude Izzo, Philippe Carrese, François Thomazeau et Gilles Del Pappas. Parce qu’ils ancrent leurs romans noirs dans la réalité géographique, sociale, politique et linguistique marseillaise, la presse régionale et nationale, dès 1997, parle de polar marseillais, de phénomène d’édition, constatant d’abord l’abondance de romans noirs prenant Marseille pour cadre, puis faisant du polar marseillais une sorte de label. En 1998, Del Pappas, et à sa suite d’autres auteurs marseillais, sont publiés chez Jigal, une maison d’édition créée par un Marseillais de cœur, Jimmy Gallier. De petites maisons d’éditions ou collections de polars marseillais voient le jour à Marseille : Autre Temps crée la collection « Temps noirs » en 2000, et la maison Rouge Saffran naît en 1999, avec une collection de polars de littérature jeunesse (la série Albert Leminot). Surtout, en 2000, naît à Marseille une maison d’édition fondée par des auteurs et amis appartenant à la nouvelle vague d’auteurs marseillais, L’Ecailler du Sud, dont le nom est un clin d’œil appuyé à la revue Les Cahiers du SudNote214. . Patrick Blaise, Serge Scotto, François Thomazeau, René Merle y publient désormais leurs romans, tandis que Jean-Paul Delfino ou Annie Barrière, à la suite de Philippe Carrese et Jean-Claude Izzo, investissent les maisons d’édition parisiennes. Alain Guillemin établit les chiffres suivants :

Au niveau de la création, le premier phénomène observable est l’augmentation du nombre des ouvrages. Ainsi, de 1994 à 2000, on peut recenser 45 polars marseillais, 3 sont publiés en 1994, 2 en 1995, 3 en 1996, mais après 1997 le rythme de parution s’accélère : 6 en 1997, 7 en 1998, 10 en 1999, 14 en 2000. À côté des précurseurs qui ont continué à publier, comme Izzo, Carrese et Thomazeau, de nouveaux auteurs apparaissent, Abax, Barrière, Blaise, Borelli, Deleuse, Delfino, Del Pappas, Gouiran, dont certains, comme Del Pappas, très prolifiques (7 titres de 1998 à 2000)Note215. .

De même, en 1998, les Editions du Ricochet, à Nice, sollicitent douze auteurs marseillais et un membre du groupe Massilia Sound System pour un texte collectif dont l’intrigue est centrée sur un immeuble marseillais : Treize, passage Gachimpega. Le polar marseillais devient un phénomène médiatique, exploité par les éditeurs grâce au paratexte qui souligne le plus souvent l’enracinement marseillais des textes. Les éditeurs tels que Gallimard ou Fleuve Noir, mais aussi Jigal, vont souligner par une série d’indices l’identité supposée marseillaise de ces ouvrages. Le titre intègre la langue quotidienne des Marseillais : Trois jours d’engatse (Carrese), Le Bal des Cagoles (Carrese), Chourmo (Izzo), La faute à Dégun (Thomazeau), Massilia Dreams (Del Pappas) et Marie de Marseille (Jérôme). Mais si le caractère identificatoire de ces titres est évident, on ne note pas d’accentuation de ces traits au fur et à mesure que le phénomène prend de l’ampleur. En revanche, on observe une évolution dans le choix des prière d’insérer et des illustrations de couverture. Pour la trilogie de Jean-Claude Izzo, le passage de la Série Noire à la collection Folio Policier a été l’occasion de souligner l’appartenance à la mouvance du polar marseillais, grâce à un choix de photographies de Marseille pour les illustrations de couverture, ou d’un texte de quatrième de couverture qui souligne l’ancrage marseillais des textesNote216. . Chez Fleuve Noir, pour Philippe Carrese, on souligne en 2000 l’identité marseillaise du Bal des cagoles, qui reproduit la photo d’une jeune fille qui a tout de la cagole, dont on nous donne d’emblée une définition, tandis que sa bulle de chewing-gum renferme une reproduction de Notre-Dame de la GardeNote217. . Chez Jigal, on ne peut parler d’évolution, mais la maquette vaut d’emblée pour carte d’identité. Les polars publiés proposent en couverture une photo travaillée de Claude Almodovar : la reproduction sur chaque volume du travail de ce photographe est un véritable effet de style. Toutes représentent une vue de Marseille et complètent le titre. C’est L’Ecailler du Sud, la plus marseillaise des maisons, qui fait volontairement les choix les plus surprenants. Quand l’entreprise est créée, début 2000, le choix de la maquette est dicté par la volonté de se démarquer de l’ensemble de la production policière ; la couverture est composée d’une photographie en noir et blanc, avec un lettrage orange pour le titre, l’auteur et l’éditeur. Comme chez Jigal, on recherche la cohérence, l’effet de style, mais on ne parle pas de choix relatif à l’identité marseillaise de la maison d’édition. Pourtant, on observe pour les premiers titres de la collection une tendance à retenir des photographies en rapport avec Marseille, de manière plus ou moins évidente : il peut s’agir de simples vues de la ville, ou de photographies de l’Hôtel de Ville ou de Notre-Dame de la Garde. Enfin, les quatrièmes de couverture soulignent presque toujours l’identité marseillaise des textes, reproduisant parfois des extraits de critiques parues dans les quotidiens locaux lors des rééditions.

Le polar marseillais est également une réalité textuelle. Il relève clairement du roman noir, un roman noir mâtiné d’identité méditerranéenne. Dès la parution des premiers romans de Philippe Carrese ou de Jean-Claude Izzo, apparaissent des personnages-types, des motifs dont la constance, voire l’accentuation, donne lieu à une stéréotypie du roman noir marseillais. Les bars et les restaurants ont une importance capitale, comme souvent dans le roman noir, mais ils s’accompagnent ici d’un attachement fort à la cuisine régionale, tissée d’influences provençales et méditerranéennes. Jean-Claude Izzo initie cette pratiqueNote218. , en insérant des recettes de cuisine dans ses polars, imité par Del Pappas qui joint les recettes en fin de volume. Parmi les personnages-types de la geste marseillaise, on trouve le minot, version marseillaise du gavroche, souvent issu de l’immigration, toujours au bord de la délinquance, ainsi que le fada, simple d’esprit qui peut avoir un pouvoir de nuisance illimité, ou être un ange-gardien infatigableNote219. . Une autre figure récurrente est la cagole, jeune fille très maquillée, habillée de manière voyante, perchée sur de hautes semelles. Sa version masculine est le cake, ou cacou, ou mia, macho fou de sa voiture, portant chemise voyante et largement ouverte sur une toison pectorale développée et sur une grosse chaîne en or, au comportement de « beauf ».

« Cacou », « cagole », « minot », « fada », voilà des termes qui appartiennent à ce que l’on peut appeler la parlure marseillaise, présente à des degrés divers dans la grande majorité des romans, dans les dialogues des personnages ou dans la narration elle-même, qu’elle soit homodiégétique ou extradiégétique. Elle se compose de tournures argotiques et de traits dialectaux issus du provençal. Parmi les termes les plus fréquents, on note : « engatse », « cagole », « cacou », « mia », « chourmo », « minot », « dégun », « nine », « ravi », « galéjer », etc… Chez certains auteurs, cette utilisation de la parlure marseillaise semble s’accentuer au fil des romans. C’est le cas chez Thomazeau (à l’exception de Bonne mère), ou chez Jean-Claude Izzo (la différence est frappante entre Total Khéops et Chourmo). Or, cette parlure n’est pas anodine, elle ne participe pas simplement à une espèce de folklore pittoresque, elle est un élément capital de la scénographie marseillaise.

La parlure marseillaise vaut en effet pour revendication identitaire, liée à une cité, et à une stratification sociale. C’est la langue du peuple de Marseille qui est adoptée, parce qu’il s’agit de s’opposer à la langue de l’intelligentsia, à la langue littéraire et parisienne. Ainsi, dans l’avertissement à Bleu sur la peau, Del Pappas signale que depuis le début du 20ème siècle, « on oblige les Marseillais à parler le françaisNote220. ». Les lieux choisis vont dans le sens de cet ethos populaire. Les noms des bars évoquent à la fois la convivialité du tenancier et le caractère populaire de l’établissement : « chez Néné », « chez Fonfon », « chez Angèle », « chez Léon », « chez Joël », « chez le Marseillais ». De même, les textes parcourent tout Marseille, mais privilégient certains quartiers, comme le Panier, les Goudes, le Vieux-Port, l’Estaque, la Canebière, quartiers populaires ou attirant une large population. Il ne s’agit pas seulement de produire des effets de réel ; à travers ces lieux, c’est le portrait d’une cité populaire qui se dessine. Ces choix sont intéressants, car ils manifestent la volonté de se démarquer, de s’opposer à Paris. C’est le peuple de Marseille contre les décideurs parisiens. Tout ce qui est au nord de Marseille est rejeté : Aixois, journalistes parisiens et pouvoir parisien en général. Via la narration, les auteurs ont volontiers recours au discours gnomique, pour dresser le portrait de la cité phocéenne, sur deux registres, comique et tragique. L’amusement est de mise pour évoquer le mode de vie local. Malgré cela, le regard est le plus souvent sombre, car Marseille est une ville vendue qui agonise. Les romans noirs marseillais, même lorsqu’ils n’entendent pas en faire leur sujet principal, s’attachent à évoquer la réalité sociale et politique de la ville. De roman en roman, c’est une ville gangrenée par la corruption, dénaturée par le tourisme et la spéculation immobilière, ravagée par l’extrême droite qui est dépeinte. Mais Marseille est aussi, dans ces romans, une terre d’accueil, d’exil, et de métissage. C’est un mythe fondateur de Marseille, qui contient aussi toutes ses tensions et ses violences. Ainsi que le dit Michel Samson dans un article du Monde, « le choc entre les gens d’ici et les nouveaux arrivants est au cœur du mythe fondateur de la ville : le marin grec Protis, débarqué de Phocée, épousa Gyptis, la fille du roi local et fut fondée Marseille. Note221. » L’histoire de la ville est selon Izzo celle d’une utopie :

C’était ça, l’histoire de Marseille. Son éternité. Une utopie. L’unique utopie du monde. Un lieu où n’importe qui, de n’importe quelle couleur, pouvait descendre d’un bateau, ou d’un train, sa valise à la main, sans un sou en poche, et se fondre dans le flot des autres hommes. Une ville où, à peine le pied posé sur le sol, cet homme pouvait dire : « C’est ici. Je suis chez moi. »
Marseille appartient à ceux qui y vivent. Note222.

Notons que si cette scénographie vaut pour célébration de la Marseille populaire, métissée, rebelle, elle vaut aussi pour dénonciation de la Marseille raciste, corrompue et violente. Le propos n’est pas sans ambiguïté, et la vision sociale proposée apparaît souvent manichéenne, à tel point que l’on peut se demander si Marseille est dans ces textes magnifiée ou mythifiée, populaire ou populiste et misérabiliste…

Cette scénographie marseillaise, étudiée ici dans son expression romanesque, trouve des échos dans le discours auctorial et éditorial. Cette opposition entre un monde aux influences méditerranéennes et Paris existe tout autant dans le discours des auteurs et des éditeurs. Le cas le plus net est celui des fondateurs de L’Ecailler du Sud. Ils refusent de « surfer sur la vague des polars marseillaisNote223. » tout en soulignant leur volonté de créer une « maison d’édition clairement méditerranéenne Note224. », pour répondre à « l’envie de promouvoir autour du bassin méditerranéen une culture commune, qui n’est pas la culture dominante, de Bruxelles ». Se développe dans leur discours une posture d’indépendance, mais aussi un ethos de l’artisan et du découvreur. Cette petite maison d’édition veut faire œuvre de défricheur, par opposition aux grandes maisons qui récoltent les fruits de leur travail. Il s’agit de publier « les meilleurs textes écrits ici, qui ont par ailleurs du mal à se faire sélectionner par des éditeurs parisiens ». François Thomazeau souligne que les grandes maisons « ne défrichent plus », au mieux « récupèrent des fonds et se reposent un peu sur leurs lauriers » ; les petites structures ont le « devoir d’éditer ces gens qui sont passés à travers les mailles du filet », d’ « exhumer les ratages de l’édition française ». Il manifeste une forte opposition à l’establishment littéraire, affirmant publier volontairement des romans « pas très littéraires ». Sur ce point, L’Ecailler du Sud est à la fois proche et différent des éditeurs basés en région. L’opposition à l’establishment parisien est en effet fréquente chez ces petits éditeurs, mais d’ordinaire, rapporte Jean-Yves Mollier, cela s’accompagne d’une posture de distinction sur le plan esthétique :

[Ces maisons d’édition sont]  marquées par leur hostilité plus ou moins déclarée à l’establishment éditorial. (…) Elles affichent haut et fort leurs conceptions esthétiques et éthiques, tout en dénonçant implicitement le pôle marchand –ou strictement commercial –de l’édition. Par cette posture, elles se situent directement dans la filiation des avant-gardes (…)Note225. .

On retrouve bel et bien l’opposition aux éditeurs parisiens qui sont supposés avoir vendu leur âme au nom d’une logique marchande, mais elle ne se fait pas au nom de conceptions esthétiques, parce que L’Ecailler du Sud revendique un peu à la manière de Baleine une dimension populaire. Les préoccupations éthiques sont en revanche présentes, dans le rapport aux auteurs. Il est difficile d’avoir des chiffres, mais Thomazeau affirme que les auteurs publiés à L’Ecailler du Sud sont plutôt mieux payés (par exemple, un à-valoir correspondant à la totalité des 8 % de droits sur les 2500 premiers exemplaires est versé aux auteurs), et surtout, dans des délais raisonnables.

La filiation de Philippe Carrese et de Jean-Claude Izzo, d’abord revendiquée, a vite semblé encombrante. Thomazeau parle ainsi de « cliché naissant », ajoutant que « l’autre erreur est de penser que tout commence avec Izzo », et que justement, « il y a une vie après Izzo ». Très vite, les auteurs bénéficiant de l’appellation « polar marseillais » n’hésitent pas à dénier toute existence et toute légitimité à un phénomène auquel ils se rattachent, parfois même grâce auquel ils existent… Mais ils continuent d’utiliser la dénomination dans leurs propos. Philippe Carrese lui-même est dans un premier temps à l’aise avec le « phénomène marseillais » qui l’« aide beaucoup », et il « revendique plus une écriture marseillaise qu’une écriture du polar Note226. ». Pourtant, il affirme en 2000 que « le polar marseillais, ça n’existe pas », que « c’est un fonds de commerce alléchant pour les éditeurs », « sûrement pas (…) une école, encore moins (…) un genre littéraireNote227. ». Jimmy Gallier offre le point de vue d’un éditeur, en faisant remarquer que les étiquettes « sont bien plus souvent le fait et la marque de fabrique des « états-majors  parisiens… et autres »que des auteurs eux-mêmes », ajoutant que « les éditeurs, le bizness, les médias et les journalistes s’efforcent de trouver une identification simple et facilement perceptible par le plus grand nombre Note228. ». Curieuse affirmation pour un éditeur qui a construit une collection autour de cette identité du polar marseillais…

Pour comprendre cette valse-hésitation, il faut se pencher sur l’évolution du discours critique, qui infléchit ces discours auctoriaux et éditoriaux, mais aussi, semble-t-il, la production et les stratégies éditoriales. Au moment où le phénomène médiatique prend de l’ampleur, auteurs et éditeurs accentuent les indices textuels et paratextuels de la « marseillitude ». La critique a dans un premier temps salué l’émergence de cette production marseillaise par des articles élogieux, en particulier en rattachant Jean-Claude Izzo à la tradition du polar méditerranéen, rapprochement flatteur qui vaut pour légitimation . Mais alors que la production s’amplifie, que les éditeurs exploitent la veine du polar marseillais, le regard se fait plus critique, comme en témoigne cet extrait d’article, qui parle de « label vide qui produit désormais un grand nombre de mauvais romansNote229.  ». La revue Caïn, spécialisée dans le polar, se penche avec ambiguïté sur le phénomène de l’humour du polar marseillais, « parlant de rigolade néo-pagnolesque, version noire sous le soleil (…)Note230. ».

Le « polar marseillais » s’essouffle rapidement, et dès 1999, les articles se font moins nombreux. La mort de Jean-Claude Izzo, en 2000, semble sonner le glas du phénomène médiatique, qui n’est pas dépourvu d’ambiguïtés. En effet, pour décrié qu’il soit, il génère des positionnements identitaires et littéraires et a des répercussions sur les stratégies éditoriales et sur la production romanesque elle-même. Ce n’est que lorsqu’on a parlé dans les médias de la mode du polar marseillais que s’est développé un marché de niche. En outre, la démarche même des éditeurs qui vont se spécialiser dans le polar marseillais est ambiguë. Ils endossent l’ethos du découvreur, dont la seule spécificité serait de permettre la découverte de jeunes talents, avec une stature nationale ; en cela, ils rejoignent purement et simplement le discours des petits éditeurs évoqués précédemment. Pourtant, dans le même temps, ils revendiquent souvent une identité régionale, s’opposant à la nation centralisatrice.

Dans les années 1990-2000, le marché éditorial du roman noir se porte bien, et la multiplication des maisons d’édition et des collections est favorable au roman noir français. Les petites structures se tournent en effet plus volontiers vers les auteurs français, par choix mais aussi par nécessité financière (le poids d’un roman étranger, en termes d’achat et de traduction, est beaucoup plus lourd). Néanmoins, ces collections sont souvent éphémères, ou tout au moins fragiles, dans un marché où la concentration des groupes éditoriaux et le coût de la distribution pénalisent les structures indépendantes. Soit elles sont absorbées par de grands groupes, soit elles survivent difficilement dans un marché fortement concurrentiel. Dans les deux cas, leur survie est à terme menacée. Ainsi, l’équipe de Baleine sera licenciée en 2002, en tant que département « chroniquement déficitaire », comme le dira alors Le Seuil, et les petites maisons indépendantes comme Hors commerce, avec sa collection « Hors noir », connaissent de grandes difficultés. Celles qui connaissent une certaine prospérité sont tout aussi menacées, les grands groupes essayant de les racheter. C’est le cas de Baleine, et L’Ecailler du Sud craignait également, vers 2002-2003, d’être absorbé par un autre éditeur.

La multiplication des collections n’est pas sans poser de question quant à la cohérence de l’offre. On a vu que chaque éditeur ou directeur de collection tente d’imposer sa spécificité, sa ligne éditoriale. En dépit de convergences dans la production proposée, ce sont autant de chances – ou de risques – de voir les définitions du roman noir se multiplier. Là où François Guérif conçoit le roman noir comme une manière de voir le monde et de l’écrire, Patrick Raynal ou Antoine de Kerverseau font des distinctions entre le polar et le roman noir. Cela s’accompagne parfois de contradictions ou de paradoxes. Par exemple, Viviane Hamy reçoit deux manuscrits typiques de leurs genres respectifs (celui d’Estelle Montbrun est un classique roman à énigme, celui de Maud Tabachnik un roman noir dans la tradition américaine) mais y voit l’occasion de créer une collection accueillant des romans policiers atypiques. Antoine de Kerverseau propose un certain nombre de collections relevant du roman noir, genre qui pour lui appartient à la littérature « blanche », tout en revendiquant l’étiquette d’éditeur de romans populaires. Ces multiples définitions ou refus de définitions posent en tout cas une question fondamentale autant que complexe : qu’est-ce qu’un roman noir ? Le roman noir se définit-il par des traits poétiques, structurels, thématiques ? L’examen de notre corpus devrait nous permettre de répondre en partie à ces questions, ou du moins de comprendre la complexité et les paradoxes du discours des éditeurs et des critiques à la lueur de la variété du genre.

CHAPITRE QUATRE. POUR UNE TENTATIVE DE DEFINITION : APPROCHE POETIQUE ET TEXTUELLE DU CORPUS.

Les ouvrages critiques précédemment étudiés ont permis d’entrevoir l’extrême difficulté de toute tentative de formulation d’une définition stable du roman noir, qu’il soit saisi à une période précise ou tout au long de son histoire. L’examen des filiations du genre explique en partie cette difficulté. Il nous faut pourtant proposer une définition minimale du roman noir, fondée sur des critères poétiques. La démarche ne consiste pas ici à appliquer des définitions préalables, élaborées par des critiques, mais à essayer de cerner le roman noir à partir du corpus constitué, rappelons-le, de cent trente-huit romans. Cette définition constituera une base de travail, et pourra être modifiée par la suite. En outre, nous saisirons le corpus dans son éventuelle hétérogénéité, afin de proposer non une définition unique, valable pour la totalité des œuvres, mais une définition à partir de laquelle pourront s’établir des variables. Cette tentative de définition pourrait donc amener à souligner la labilité du genre.

La démarche a consisté à distinguer, dans un premier temps, trois niveaux définitionnels : les thèmes, la structure, l’écriture – ou le style. En effet, les critères thématiques étant les plus fréquemment convoqués chez les critiques (cf. chapitre 1), il nous a semblé indispensable d’examiner cet aspect en premier. Nous n’avons pas pris pour point de départ les thèmes généralement relevés par ces définitions, mais dégagé quelques thèmes du corpus, en fonction de leur fréquence. La structure était un autre critère évident, dans la mesure où le roman noir est très souvent considéré comme une variable du roman policier, lui-même fondé sur le récit d’énigme, à la structure claire et stable (le whodunit). Enfin, le niveau de l’écriture s’est avéré le plus complexe à aborder. Deux critères stylistiques sont fréquemment affectés au genre : le comportementalisme, considéré comme essentiel dans le hardboiled américain des années 30 et 40 ; l’oralité, vue comme un héritage tantôt de l’oralité célinienne, tantôt de l’oralité des polars français des années 50 (Simonin, Le Breton, mais aussi Frédéric Dard et San Antonio). Il fallait déterminer si ces traits stylistiques pouvaient être appliqués au roman noir des années 1990-2000. Pour cela, nous avons fait un détour méthodologique par la narratologie. Les questions du temps, mais surtout du mode et de la voix – que nous empruntons à Gérard Genette – permettent de vérifier la pertinence de ces catégories (écriture behaviouriste et oralité), ainsi que la cohérence ou la diversité du genre en termes de choix narratifs.

Après avoir empiriquement puis plus rigoureusement établi une liste de critères thématiques, structurels et stylistiques, nous avons établi une base de données, et chaque roman a fait l’objet d’une fiche descriptive et analytique. Un logiciel de traitement de donnéesNote231. a permis de traiter et d’analyser certaines de ces données brutes, à partir desquelles nous tenterons de construire une définition du roman noir et de ses variables.

4.1. Le contenu thématique.

Les critiques retiennent le plus souvent des critères thématiques pour définir le roman noir, et d’une définition à l’autre, on relève des variations importantes. Le risque, en partant de l’examen du corpus, était de se perdre dans une liste interminable et au final peu significative de thèmes, entendus, comme précédemment, comme les « choses dont l’œuvre traite de façon significative ou importanteNote232.  ». Pourtant, nous en avons finalement retenu assez peu, et avons sélectionné ceux qui sont le plus fréquemment mis en avant dans les romans : le meurtre, les crimes et délits, la violence, l’exclusion et la marginalité, la ville, l’Histoire, le pouvoir. Une rubrique « autres thèmes » a été retenue, car quelques thèmes supplémentaires affleurent dans les romans, sans pour autant mériter, au vu de leur fréquence peu élevée, de constituer une catégorie spécifique. On trouvera en annexe un tableau statistique des thèmes dans le corpusNote233. .

On peut dégager une première catégorie thématique, celle de la transgression, dont on distinguera deux niveaux : le meurtre, et les délits et crimes. Sans surprise, le meurtre (un ou plusieurs) est présent dans 91,3% des romans. Il reste un élément fondamental du roman noir, du roman policier dans son ensemble. Nous avons relevé quatre cas de figure : le meurtre a lieu à l’ouverture du roman, en cours de roman (pas d’ouverture sur un meurtre, pas de clôture sur un meurtre), vers la fin du roman, ou à deux de ces moments au moins. Le graphique ci-dessous présente les données.

On considèrera que le meurtre est un élément thématique important lorsqu’il intervient dès le début du récit, en cours seulement, ou à deux moments au moins. Alors que dans le roman policier à énigme le meurtre a lieu au début du roman (voire avant que le roman ne s’ouvre, relégué dans un avant-texte), le roman noir s’ouvre directement sur un meurtre dans onze romans, soit 8 % des cas, sans en proposer d’autre par la suite. C’est le cas du premier roman d’Yvonne Besson, Meurtres à l’antique, ou de Sans feu ni lieu, de Fred Vargas. Mais la plupart du temps, de multiples assassinats sont commis, au fil du roman uniquement (dans 24 romans, soit 17,4%), et surtout à plusieurs moments de la diégèse (dans 80 romans, soit 58%). Ont été exclus les textes qui ne proposent un meurtre qu’à la fin du récit (8%), et bien sûr, ceux qui ne contiennent aucun meurtre (8,7%). Au vu des chiffres qui précèdent, ils pourraient bien constituer un cas limite du roman noir, à moins que l’on ne prenne en compte plus largement le thème de la transgression, dont le meurtre serait certes l’expression privilégiée, mais pas exclusive.

Sans doute est-il nécessaire en effet de prendre en compte la notion de crime et de délit. Dans cette catégorie thématique, nous avons répertorié des délits et crimes juridiquement répréhensiblesNote234. . 71 % des romans du corpus mettent au premier plan l’une de ces transgressions. Néanmoins, les plus fréquentes sont les trafics de biens, de marchandises, de personnes ou d’armes (21,2 %). En outre, si nous nous attachons aux romans qui ne contiennent aucun meurtre, nous remarquons que parmi les douze concernés, huit mettent en avant des actes délictueux, au premier rang desquels le vol, recel ou braquage, la consommation et le trafic de stupéfiants, les actes de violence physique, le trafic de biens, marchandises, personnes, armes. En somme, bien peu échappent à la transgression, même quand, pour quelques-uns d’entre eux, ils contournent le meurtre. Quatre romans se révèlent de ce point de vue réellement atypiques. C’est par exemple le cas de En cherchant Sam, de Patrick Raynal ; ce roman ne construit sa diégèse sur aucun acte délictueux, mais sur la recherche d’un ami disparu à travers l’Amérique. Publié hors collection policière, ce roman peut-il alors être qualifié de noir ? Visas antérieurs de Luc Baranger est quant à lui publié dans la collection La Noire, chez Gallimard. Ce choix de l’auteur et de l’éditeur peut sembler surprenant : nul meurtre, pas de réelle transgression dans ce roman d’apprentissage. Quand un des romans sans meurtre contient un élément de transgression, celui-ci est parfois bien ténu ; Sarah, d’Hélène Couturier, évoque une femme morte (du moins le croit-on), sa vie totalement libre, loin de l’Europe. Certes, il nous sera révélé que Sarah n’est pas morte mais a été contrainte à mettre en scène sa disparition, après s’être livrée à des actes de trafic. Mais l’enjeu du roman n’est pas là, et le lien avec les codes du noir (meurtres, actes délictueux) est bien mince. Que dire également du roman de Virginie Despentes, Les Jolies Choses ? L’ensemble du roman repose sur une substitution d’identité (entre deux sœurs jumelles), mais qui n’entraîne pas précisément d’actes délictueux ; et si l’auteur avait habitué ses lecteurs à un univers extrêmement violent, elle y renonce ici. La violence est ailleurs, et le noir aussi. Faut-il exclure ces romans du corpus ? Ou bien l’essence du noir serait-elle ailleurs que dans la transgression ? Les motifs ici répertoriés sont peut-être des indicateurs pertinents mais non suffisants pour identifier un roman noir.

Qu’en est-il de la violence, que nous évoquions avec Virginie Despentes ? Ce thème semble corrélé à celui des meurtres et délits, et en effet, on admettra que lorsqu’il y a meurtre, il y a violence. Cependant, nous avons ici choisi de prendre en compte la violence comme thème dissocié des meurtres ou actes délictueux. Un roman est donc considéré comme violent et traitant de la violence quand un acte de violence physique ou psychologique est directement évoqué comme tel. Un roman qui relègue le meurtre dans l’avant-texte peut refuser de mettre en scène la violence en tant que telle. Inversement, il peut n’y avoir aucun acte délictueux mais une violence forte, psychologique ou symbolique. Quoi qu’il en soit, on a souvent reproché au roman noir sa violence, en faisant du même coup un trait spécifique ; 84,1 % des textes de notre corpus mettent en avant des faits de violence, essentiellement physique (même si la violence physique peut s’accompagner de violence psychologique)Note235. . Il s’agit donc d’un thème dominant dans nos romans, y compris dans ceux qui ne contiennent pas de meurtre (58,3 % peuvent malgré tout être considérés comme violents). Par ailleurs, nous avons essayé de distinguer des degrés dans l’évocation et l’écriture de la violence. Il en résulte que de manière à peu près égale, les romans évoquent la violence sans la décrire (31 %), la décrivent rapidement (31 %), la décrivent longuement avec force détails (37,9 %). Soulignons que cet indicateur est malgré tout fragile, car il est très difficile d’apprécier avec précision le degré de violence dans un mouvement de saisie globale d’un roman. Néanmoins, la violence de Moloch, de Thierry Jonquet, ou celle de Baise-moi, de Virginie Despentes, est bien plus saisissante dans l’importance accordée aux descriptions de corps frappés, mutilés, torturés, que celle qui est évoquée dans un roman de Fred Vargas comme L’Homme à l’envers. Dans les deux cas, les personnages assistent à la découverte d’un ou plusieurs corps, et les meurtres sont commis avec une grande violence. Toutefois, le degré de violence est moyen dans le premier des trois extraits suivants, et élevé dans les deux autres. En effet, Fred Vargas évoque la sauvagerie du meurtre en quelques lignes :

Suzanne était étendue dans la paille crottée, sur le dos, les bras écartés, la chemise de nuit remontée jusqu’aux genoux. À la gorge, une horrible blessure avait laissé échapper un flot de sang. Camille ferma les yeux et sortit en courantNote236. .

La scène suivante prend place au début de Moloch ; la découverte de corps d’enfants donne lieu cette fois à une description minutieuse, sous les yeux du policier qui devra faire un rapport :

Il tira un calepin de sa poche, esquissa un plan grossier du séjour, de la cuisine, des toilettes, du petit couloir, en fait de simples rectangles qu’il agrémenta d’étoiles pour désigner l’emplacement des corps. Il se souvenait parfaitement du premier, à gauche en entrant. Les jambes étaient intactes, seuls le torse, la tête et les membres supérieurs avaient été atteints. Le second, au centre de la pièce, celui-là était totalement carbonisé. Une large tache noire avait essaimé sur le sol carrelé, dessinant de vastes pétales tout autour de lui, comme une corolle. Le troisième, idem. Le quatrième, c’était l’inverse du premier. Les membres inférieurs avaient été rongés par les flammes, mais la victime avait tenté de s’échapper, et était restée coincée sous le rideau de fer côté cuisine, si bien que le thorax, la tête, les bras, les mains, étaient indemnes. Dimeglio s’ébrouaNote237. .

Le roman de Virginie Despentes peint une succession de meurtres commis par des jeunes femmes, donnant lieu à des scènes d’une grande violence :

Il ne s’attendait pas à ce qu’elle le frappe. Il n’a pas l’air de bien supporter la violence, il est comme paralysé. Il ne protège même pas son visage et ne cherche pas à se défendre. Nadine le cogne à la tempe avec la lampe de chevet. Elle laisse échapper un souffle rauque quand elle donne le coup, comme une joueuse de tennis. Il vacille, Manu lui saute à la gorge et le colle par terre. Elle ne fait pas la moitié de son poids, mais elle y met une telle conviction qu’elle le domine. Elle s’assoit à califourchon sur lui, le serre à la gorge. Comme il commence à crier, Nadine attrape la couverture, lui couvre la face et s’assoit dessus. Le corps bouge, mais elles sont solidement installées. (…) Soubresauts. De la main, il tape frénétiquement par terre. Peut-être qu’il a fait du judo dans son enfance et ce geste lui revient, bêtement. Nadine s’est relevée et elle le crible de coups de pieds, comme elle a vu Fatima le faire dans la tête du flic. Plus elle tape et plus elle tape fort, elle sent parfois des trucs qui cèdentNote238. .

Meurtres, transgression, violence : le roman noir est fidèle à sa mauvaise réputation dans les années 1990-2000, et se situe à la fois dans la lignée du hardboiled, où le privé prend et donne des coups, et du néopolar, à qui l’on a tant reproché de se complaire dans l’évocation sordide de la violence. Reste que vingt-deux romans, soit 15,9 % du corpus, ne peuvent être qualifiés de violents, et ne prennent pas la violence pour propos. Très logiquement également, les douze romans sans meurtre minorent eux aussi l’importance de la violence : seulement 41,7 % la mettent en avant, soit cinq romans. Violent, le roman noir l’est sans aucun doute, dans sa grande majorité, mais un certain nombre de romans ne se définissent pas par ce critère thématique.

De nombreux romans, 33,3%, prennent le pouvoir pour thème. Il s’agit le plus souvent du pouvoir politique, dans 84,8 % des cas pour ces romans. Par pouvoir politique, nous entendons ici les forces politiques au pouvoir, mais aussi les groupes politiques exerçant une forme de pouvoir et de pression sur les populations ou les institutions. De manière moins fréquente (21,7 %), le pouvoir de l’argent, dans le milieu des affaires, de l’industrie, par exemple, est évoqué, mais le plus souvent, il l’est en lien avec le milieu politique. Ces deux formes de pouvoir sont alors mises conjointement en avant, comme dans Kop, de Dominique Manotti. L’auteur y peint la compromission des milieux politiques dans le sport, pris comme moyen de manipuler les foules à des fins électorales, gangrené par le dopage et le trafic de stupéfiants. Dans Solea, le dernier roman de la trilogie marseillaise, Jean-Claude Izzo évoque l’infiltration de la Mafia dans les milieux politiques, et l’irruption de la violence meurtrière dans un monde totalement corrompu. Sur un mode plus atypique, Jean-Paul Demure fait de la violence d’Etat le thème central de Milac, en évoquant les manipulations des services secrets de l’Etat, prêt à tout, notamment au meurtre, au nom de la raison d’Etat… et des recherches en armement. Quoi qu’il en soit, le pouvoir n’est presque jamais présenté sous un jour favorable, et généralement, les romans noirs évoquent les ravages de la corruption et des compromissions, ou les violences liées à l’exercice du pouvoir ou à la quête de celui-ci.

L’exclusion et la marginalité constituent un autre ensemble thématique. Elles peuvent être liées à des facteurs sociaux et économiques (absence d’emploi, de logement, pauvreté), à des facteurs d’exclusion raciale, ou sexuelle (être un homosexuel, un travesti, voire, dans certains romans, une femme), mais aussi à un handicap (physique, moteur, pathologie mentale), ou à l’âge (la vieillesse). Il apparaît pourtant que ce thème n’est au premier plan que dans 26,1 % des romans. Précisons que nos romans peuvent mettre en scène des personnages de marginaux, exclus de la société, sans que pour autant le romancier exploite ce thème-là. Ainsi, Dans la tourbe, de Claude Amoz, prend pour personnages des vieillards relégués dans un hospice : la vieillesse engendre la solitude et la relégation dans des espaces en marge de la société. Dans Transfixions, de Brigitte Aubert, c’est l’identité sexuelle qui est facteur d’exclusion, Bo étant un travesti contraint de se prostituer ; son identité sexuelle en fait un marginal, un paria aux yeux de la société. Toutefois, c’est la marginalité liée à des critères sociaux qui est la plus fréquemment exploitée, puisqu’elle rassemble 67,6 % des romans retenant ce thème. Jean-Claude Izzo met au centre de son dernier roman, Le Soleil des mourants, l’exclusion sociale ; le récit des derniers mois de la vie de Rico, sans domicile fixe, est l’occasion pour le romancier de peindre la déchéance d’un homme ordinaire, de retracer son basculement dans l’exclusion sociale. Michèle Rozenfarb brosse également le portrait d’un SDF dans Vagabondages, et l’amnésie de son personnage permet paradoxalement de remonter le fil de sa vie, des traumatismes initiaux à la rue. Dans tous ces romans, l’accent est mis sur les mécanismes de l’exclusion, résultat de facteurs sociaux, psychologiques ou familiaux. Le roman noir, qui depuis ses origines joue avec les représentations des bas-fonds, prend à rebours l’imaginaire des classes dangereuses.

Par ailleurs, on lit souvent que le roman noir est le roman de la ville, et de fait, elle est un élément central dans nombre d’œuvres. Il faut toutefois préciser que la majorité des textes du corpus ne s’attachent pas réellement à dépeindre un milieu géographique ; cinquante, soit 36,2 %, en font un élément de premier plan. Mais dans ceux-là, la ville est essentielle ; il s’agit de porter un regard sur une réalité urbaine, comme les banlieues, ou de faire de la ville, d’un quartier, un actant. Ainsi, 84,3 % ont pour cadre le milieu urbain, et parmi ceux-là, 86 % peignent une métropole (Paris, Marseille, Lyon, entre autres). À l’opposé, 15,7 % prennent pour cadre le milieu rural. Nous avions retenu un élément thématique intermédiaire, en quelque sorte, la petite ou moyenne ville de province, et avions pris en compte l’éventualité de situer le roman dans un cadre mixte. Mais en réalité, dans ces cas-là, le cadre n’est pas un élément fondamental, la petite ville de province n’est pas un constituant de l’atmosphèreNote239. comme l’est au contraire la métropole aliénante ou superbe, ou la campagne aux lourds secrets… Rappelons-le, 63,8 % n’accordent pas d’importance spécifique au milieu, qu’il soit urbain ou rural. En outre, une poignée de romans seulement exploite le thème des quartiers populaires : ils ont pour cadre la banlieue, entrée en roman noir depuis le néopolar, des quartiers populaires de Paris comme Barbès ou Belleville, ou des quartiers de Marseille comme le Panier. Pour finir, précisons qu’il est extrêmement difficile de déterminer si ces romans qui ont pour cadre la grande cité en proposent une vision négative ou positive. Comme dans le roman hardboiled d’un Burnett ou d’un Hammett, la ville est un élément d’aliénation, une cité corruptrice, déshumanisée et déshumanisante, qui favorise les rapports de violence entre les individus, mais elle est aussi un élément de fascination, chargé affectivement, et un objet esthétique. Cette ambivalence est frappante et récurrente dans les romans de Jean-Claude Izzo, dans lesquels Marseille est à la fois la ville chérie pour sa beauté et le nid des extrémismes et de la violence. L’ambiguïté entre une ville aimée pour les souvenirs qu’elle porte et le trouble de ses bas-fonds est également à l’œuvre dans le roman de Patrick Raynal, Né de fils inconnu, qui prend pour cadre la ville de Nice :

J’ai garé ma bagnole n’importe comment et, en attendant l’heure, j’ai fait le tour de la place Garibaldi. Je l’aime bien cette place ; moins solennelle que sa consœur Masséna, ronde et jaune comme un soleil elle est le garant de l’italianité de la ville. Le jour, ses arcades abritent tout un monde paisible de commerçant volubiles et, la nuit, les clodos empaquetés de journaux y lichetrognent sous le regard indulgent des cinéphiles qui continuent à faire vivre les salles microscopiques du seul cinoche qui passe encore des films que personne, ou presque, ne va voir. Quand j’étais môme j’y traînais, les doigts dégoulinants d’huile pan bagnat ou de socca, jouant à me faire peur, guettant l’instant crépusculaire où, frôlant les devantures férocement bouclées, les hordes venues de l’Est commençaient à tourner sur leurs pétrolettes italiennes aux moteurs gonflés à l’essence de térébenthine. Plus tard, avec une arrogance que j’espérais flamboyante, je me glissais sous les arcades et je finissais ma nuit dans un bar où des travelos poilus mimaient des spectacles de strip-tease dans une atmosphère qui me semblait le fin du fin en matière de décadence urbaineNote240. .

Les autres thèmes sont moins significatifs, car ils ont une moindre importance. Un certain nombre de romans prennent l’Histoire comme thème essentiel : 12,3 %, soit dix-sept romans. Plus remarquable est la période historique alors retenue. En effet, dans plus de 70 % des cas, c’est la Seconde Guerre mondiale qui est au cœur des préoccupations des romanciers, avec les questions de la Collaboration, de la déportation et de l’Holocauste, en lien souvent avec les prolongements contemporains que sont le négationnisme et le révisionnisme. On peut ainsi mentionner L’Ancien Crime, de Claude Amoz, qui, à travers des événements contemporains, évoque la collaboration, les entrées en résistance tardives et stratégiques, les exécutions sommaires commises par des miliciens. Didier Daeninckx, poursuivant par ses romans des combats qu’il mène par ailleurs, dénonce le révisionnisme et le négationnisme dans Nazis dans le métro et dans Ethique en toc, deux volumes du Poulpe. Thierry Jonquet fait de la collaboration, de la spoliation des biens juifs et de la déportation, des thèmes centraux des Orpailleurs. Très loin derrière, c’est la guerre d’Algérie qui est évoquée, là aussi en lien avec ses conséquences contemporaines, soit à travers la question de l’immigration et l’intégration des Algériens en France, soit à travers les problèmes politiques de l’Algérie contemporaine. Yasmina Khadra met au cœur de Morituri l’histoire de l’Algérie, de la décolonisation à nos jours, vue depuis l’Algérie contemporaine même. François Muratet et Patrick Mosconi font de la guerre d’Algérie la clé des intrigues du Pied-Rouge et de La Nuit Apache. Lakhdar Belaïd, dans Sérail Killer, part des questions de l’immigration algérienne dans les villes du Nord de la France pour parler de la guerre d’Algérie et des luttes intestines de la jeune Algérie indépendante, dans les années 60. Notons que ces deux périodes de l’Histoire semblent intéresser les auteurs de romans noirs pour les zones d’ombre que recèle encore aujourd’hui l’Histoire officielle, le comportement trouble des acteurs de l’époque (dont certains ont encore un rôle politique quarante ans plus tard), ainsi que pour les conséquences de ces événements sur la société contemporaine et certaines de ses idéologies. Il faut toutefois préciser qu’aucun de ces romans ne place son intrigue dans les périodes évoquées ; ce ne sont pas des romans policiers historiques. Le roman noir est fondamentalement contemporain, et aucun des romans du corpus n’échappe à la règle. Tout au plus les romans, situés dans l’époque immédiatement contemporaine, insèrent-ils des analepses, ou des récits de personnages permettant de revivre certains événements du passé.

Enfin, nous avons fait apparaître dans les critères thématiques une bien vague rubrique « autres thèmes », pour les romans qui prennent pour sujet principal un thème qui n’apparaît pas dans ce qui précède ; il en résulte l’apparition de motifs peu représentés mais malgré tout intéressants, comme celui de la famille, vue sous l’angle des questions de filiation, ou considérée comme un lieu d’aliénation où règnent le mensonge, le secret. Yves Buin organise La Dette du diable autour d’une série de crimes d’enfants, mais les thématiques du roman sont celles de la famille, lieu de secrets, de violence et d’inceste. Hélène Couturier évoque dans Fils de femme les racines familiales comme source d’aliénation, conditionnant les choix et la vie du personnage, jusqu’au meurtre. Jean-Paul Demure ne fait pas autre chose dans son roman rural Fin de chasse : les Bleyrieux père et fille forment un couple incestueux totalement coupé du monde, là aussi jusqu’à la folie et au meurtre. Un autre thème mineur est celui de la folie, lié à celui du meurtre. Les romanciers se livrent à une analyse clinique et souvent distanciée de troubles pathologiques graves, menant à la perversion, à la cruauté et aux meurtres les plus horribles. C’est l’un des motifs privilégiés de l’œuvre de Stéphanie Benson, que ce soit dans Le Loup dans la lune bleue, qui évoque le thème de l’enfance maltraitée et de la pédophilie, ou de Une chauve-souris dans le grenier, qui reprend le thème de la déviance sexuelle et de la folie meurtrière, à travers une série de meurtres de femmes particulièrement violents.

Que déduire de la récurrence de ces différents thèmes ? Qu’ils sont par ce retour même des indices génériques, tous pertinents mais jamais nécessaires. Deux d’entre eux semblent nettement dominants, et l’on émettra l’hypothèse qu’ils fonctionnent comme des thèmes englobants : la transgression et la violence. Les autres, avec une fréquence nettement inférieure, en constitueraient des déclinaisons possibles. En effet, la transgression des lois d’une société semble être un trait thématique constant, présent dans la quasi-totalité des romans. Quatre textes semblent y échapper, qui se caractérisent à la fois par l’absence de meurtre et par l’absence de crime et de délit : En cherchant Sam, de Patrick Raynal, Visas antérieurs, de Luc Baranger, Sarah, d’Hélène Couturier, et Les Jolies Choses, de Virginie Despentes. À y regarder de plus près pourtant, la transgression n’est pas totalement absente de certains d’entre eux, ou tout du moins des manquements aux normes sociales. En effet, dans Sarah et dans Les Jolies choses, il y a transgression par des personnages féminins des normes habituellement assignées aux femmes, notamment dans leurs rapports à leur sexualité et aux hommes. Dans les romans de Patrick Raynal et de Luc Baranger, les transgressions sont moins évidentes, plus ponctuelles, mais bien présentes, dans l’itinéraire choisi par le narrateur de Visas antérieurs, et dans celui du personnage de Sam, qui a disparu mais est poursuivi, et qui se jette dans le vide dans les dernières lignes du roman. Il y a transgression parce que ces personnages passent outre les lois et plus largement les normes sociales, par leurs actes (délictueux ou non), par leur comportement, leur trajectoire.

De même, la violence est un trait thématique qui peut être qualifié de trait générique, dans la mesure où le roman noir met en scène des actes de violence ou tient un discours sur la violence, dans l’immense majorité des textes : violence physique exercée contre les plus faibles chez Izzo, Benson, Jonquet, violence symbolique (et physique) exercée sur les femmes chez DespentesNote241. . À la violence individuelle se superpose généralement la violence de la société ; soit la violence de la société, à travers ses idéologies, son système économique et politique, ses institutions, s’exerce contre l’individu et l’oppresse voire le condamne, soit la violence de l’individu apparaît comme un symptôme mais aussi comme une réponse à celle, réelle ou symbolique, de la société.

Ces deux traits thématiques conditionnent l’apparition des autres, car cette violence peut donner lieu à un discours sur le pouvoir, sur l’Histoire et ses zones d’ombre, sur l’exclusion qu’elle occasionne. Même le milieu (géographique et social) peut être lié à ces deux thèmes, car tenir un discours sur la banlieue ou plus largement sur la ville, c’est tenir un discours sur un milieu souvent criminogène, émanation des erreurs politiques, des dérives économiques et sociales dont ne sauraient être tenus pour responsables les habitants. De même, la campagne, lieu d’isolement, de solitude, favorise les secrets, les transgressions morales, et apparaît finalement comme un milieu lui aussi criminogène.

4.2. Traits structurels.

C’est sur ce point que les définitions des critiques apparaissent les plus contradictoires et les plus variables. Si certains opposent clairement le roman noir au whodunit en disant que la question qui sous-tend le récit n’est pas « qui l’a fait ? », mais « pourquoi cela a-t-il été fait ? » ou « comment faire pour l’en empêcher ? », d’autres au contraire disent que le roman noir, reprenant la structure de l’enquête, se situe dans son prolongement … Cela va de pair avec une interrogation sur la figure organisatrice du récit. Tantôt les critiques admettent que le récit s’organise autour du personnage de l’enquêteur, dans la filiation de Hammett et Chandler, tantôt ils considèrent que le propre du roman noir est de s’organiser autour de la figure du criminel, dans la continuité de Burnett ou de McCoy. Qu’en est-il du genre dans les années 1990-2000 ? Peut-on dégager une structure-type du roman noir ? L’analyse du corpus s’est faite à partir de questions que nous allons préciser maintenant :

- Le meurtre est-il l’élément déclencheur dans nos récits, comme il peut l’être dans le roman d’énigme ? L’enjeu du récit est-il, par ailleurs, la résolution d’une affaire criminelle (meurtre, mais pas seulement) ? Si oui, et dans le cas d’un meurtre en particulier, sur quoi porte l’enjeu de la résolution : l’identité du criminel (comme dans le whodunit) ? Ses motivations et ses procédés ? S’agit-il d’éviter de nouveaux crimes ? Remarquons d’emblée que ces questions peuvent se cumuler, car on peut à la fois chercher à identifier un meurtrier, son mobile et du même coup, chercher à éviter qu’il ne recommence. Au fil de l’examen du corpus, un autre enjeu est apparu : l’identité du mort. En effet, dans le roman de Claude Amoz, Dans la tourbe, un personnage est persuadé qu’il y a eu crime, et que le corps a été dissimulé dans la tourbe, mais on ne sait pas qui a été tuéNote242. .

- Autour de quoi s’organise le déroulement du récit ? Le roman noir reste-t-il, comme on a pu le lire, un roman d’enquête, ou non ? Le récit suit-il la trajectoire de criminels ? Suit-il celle des victimes (réelles ou potentielles) ? Quels sont, éventuellement, les autres cas de figure ?

  • Cette question amène en tout cas celle du personnage principal : est-il le criminel comme l’allèguent certains critiques, sur le modèle du Little Caesar ou d’Asphaltjungle, de Burnett ? Est-il simplement un homme ordinaire qui bascule dans le crime, par nécessité, comme dans la trilogie noire de Malet, ou They shoot horses, don’t they ?, de MacCoy ? Est-il la victime, ou le témoin impuissant d’actes criminels ? Est-il un enquêteur ? Dans ce cas, quel type d’enquêteur est-il ? Un privé façon hardboiled ? Un policier ? Un amateur, dans la lignée du whodunit ? Quelles sont les autres possibilités, sachant que les romans noirs mettent parfois au premier plan des personnages qui relèvent de types bien différents ?
  • Enfin se pose la question de la clôture du récit, à trois niveaux différents. Tout d’abord, le récit est-il ouvert ou fermé ? Par récit ouvert nous entendons un récit qui se terminerait sur des possibles narratifs, sans clore la diégèse. Ensuite, pour les personnages et leur univers, la fin du récit peut-elle être qualifiée de positive ou de négative ? Elle serait positive quand leurs problèmes se résoudraient totalement et sans dommage, voire avec une amélioration par rapport à la situation initiale ; elle serait négative lorsque le problème ne serait pas résolu, ou le serait au prix de dommages graves, tels que la mort de proches, ou la mort du héros. Globalement, y a-t-il le retour à l’ordre qui caractérise le roman d’énigme ? Enfin, le récit procure-t-il au lecteur, dans son déroulement ou uniquement à la fin, tous les éléments de compréhension et de résolution ? Lui permet-il de comprendre la situation, de démêler les difficultés, de décrypter les mystères ? Un récit peut se clore de manière irrémédiable (il est fermé), sur la mort des personnages (fin négative), tout en livrant toutes les clés de compréhension au lecteur.

Il faut l’avouer, il a été bien difficile, pour certains romans, de répondre avec fermeté à ces questions. La quatrième – autour de quoi s’organise le déroulement du récit – et la cinquième – le personnage principal – ont notamment posé problème pour certains textes. Les romans de Claude Amoz, qui jouent avec les codes et les attentes du lecteur, sont particulièrement retors, comme certains textes de Pascal Dessaint, qui déjouent ces catégories. Il est parfois bien délicat de déterminer avec précision si les personnages sont des criminels ou des victimes, parce qu’ils sont en réalité les deux, et parce que la complexité du récit interdit toute catégorisation sommaire. Quoi qu’il en soit, nous avons été obligée de faire des choix, et avons tenté de cerner au plus juste ces textes, en fonction des critères établis. On trouvera en annexeNote243. les tableaux statistiques complets, qui appellent certains commentaires.

Le meurtre a précédemment été considéré comme élément thématique. Avaient été distingués les cas où le meurtre intervient en début de récit seulement, ceux où il survient en cours de récit, à la fin seulement, ou à deux de ces moments (début / en cours ; en cours / fin ; début / fin). Les données ont été simplifiées, pour prendre en compte le meurtre comme élément déclencheur de l’action. Cela suppose donc qu’il survienne assez rapidement. De fait, dans 56,5%, soit un peu plus de la moitié du corpus, il est l’élément déclencheur. Dans Moloch de Thierry Jonquet, le meurtreNote244. est relégué dans un avant-texte, le roman s’ouvrant sur la découverte des corps ; Une chauve-souris dans le grenier, de Stéphanie Benson s’ouvre sur la scène de meurtre ; Meurtres à l’antique d’Yvonne Besson met en place l’univers de la fiction, par une scène qui mène tout droit au meurtre et à la découverte du corps, dans le chapitre un. Néanmoins, la proportion de romans qui diffèrent le meurtre n’est pas négligeable ; dans 43,5%, il intervient alors que l’action a bel et bien été amorcée, comme dans Debout les morts de Fred Vargas, voire vers la fin du récit, comme dans Les Paupières de Lou, de Pascal Dessaint. Rappelons d’ailleurs que la proportion de romans ne contenant aucun crime est de 8,7% ; Dans la tourbe de Claude Amoz en est un bon exemple. En revanche, 67,4% de nos romans sont construits autour de la résolution d’une affaire criminelle (on a vu par ailleurs qu’il s’agissait le plus souvent d’un meurtre), et très logiquement, l’enjeu de cette résolution est dans 75,5% la découverte de l’identité du coupable. Le roman noir, à l’instar du récit d’énigme, est construit autour d’un mystère et d’un crime, mais il combine le mystère et l’action, est parsemé de cadavres, et fait parfois du crime une conséquence des événements qui se déroulent, là où le roman d’énigme pose le crime comme un préalable, et met en scène l’enquête, conséquence du crime initial. Cela semble confirmer que l’on n’a guère, dans le roman noir, la structure rétrospective du récit d’énigme, mais une logique d’action prospective.

Le récit s’organise pourtant le plus souvent autour d’une enquête, mais une enquête qui allie action et réflexion ; le personnage est alors un enquêteur (il faut ajouter des romans qui mettent au premier plan un personnage d’enquêteur et d’autres types de personnages), un policier dans 52,8% des cas . L’héritage du hardboiled n’est pas renié pour autant ; dans le roman noir américain, la figure du privé s’est estompée au profit de policiers peu académiques ou du moins en butte à leur hiérarchie ; le roman noir français est conforme à cette évolution, et il faut ajouter que la figure du privé, en dépit de la stature d’un Nestor Burma, n’a jamais connu une grande fortune en France. Elle est pourtant présente chez quelques auteurs, et la catégorie « enquêteurs professionnels privés » fait apparaître aussi bien des privés au sens strict du terme (dans Une belle ville comme moi, d’Annie Barrière) que des individus qui vivent de leurs enquêtes en toute illégalité, dans une entreprise quelque peu subversive, comme le Poulpe. Plus fréquente est la figure de l’enquêteur amateur, reprise du récit d’énigme ; Fred Vargas reprend cette tradition, avec Louis Kehweiler, Vandoosler, Marc, Mathias et Lucien. Pourtant, dans le roman noir, plus que des amateurs éclairés à la Sherlock Holmes ou à la Tabaret, ce sont des enquêteurs de fortune, que les circonstances, la demande de proches amènent à enquêter : c’est le cas de Malaussène chez Daniel Pennac, de Shram et Guigou chez François Thomazeau, ou de Constantin le Grec chez Del Pappas. Par ailleurs, cet amateur est souvent obligé d’enquêter pour sauver sa vie ou sa liberté, car il est suspecté du meurtre. Ainsi, le personnage de La Belle de Fontenay, de Jean-Bernard Pouy, Enric, veut tout autant venger Laura qu’échapper à la police qui le soupçonne ; Antoine, le narrateur dans Trois carrés noir sur fond rouge, de Tonino Benacquista, doit échapper aux meurtriers. Si l’enquête et l’enquêteur dominent largement dans notre corpus, ils masquent en réalité l’extrême diversité diégétique du roman noir ; à côté de cette structure d’enquête, on trouve 14,5% de romans du crime, organisés autour de la figure d’un criminel « professionnel » (4,3% seulement) ou d’un individu ordinaire qui bascule dans le crime et le meurtre (16,7%). Dans 8,7% des cas, le roman noir est le roman de la victime, ou d’un simple témoin impliqué malgré lui. Ainsi, dans Milac, de Jean-Paul Demure, le personnage principal est la cible des persécutions et des agissements criminels des services secrets de l’Etat, qui ont pour but de le faire revenir dans leur service de recherches en armement. Dans Babylon Babies, de Maurice G. Dantec, Marie Zorn est très rapidement pourchassée pour être tuée. Dans d’autres cas, il y a une enquête mais elle n’est pas au premier plan, et s’efface devant une quête plus personnelle du personnage, comme dans Hôpital souterrain d’Hervé Jaouen : si la police enquête sur la disparition de la fille du héros, ce dernier fait plus largement un bilan de sa vie, de son couple. Enfin, dans certains romans, la logique narrative est celle du roadmovie. Certains textes sont en effet organisés autour d’une traque, comme dans La Sirène rouge, de Maurice G. Dantec, Alice et Toorop fuyant, à travers l’Europe, les sbires que la mère a lancés aux trousses de sa fille pour la tuer ; tandis que dans une poignée de romans, l’enquête n’est pas formalisée, ne comporte pas d’enjeu précis ou clair, et peut être liée ou non à des événements criminels. Ainsi, dans La Belle ombre, de Michel Quint, deux mystères sont en jeu, l’identité de la jeune femme d’une part, et le passé du héros, dont la richesse cadre mal avec son délabrement physique et psychologique. Dans le roman noir parodique de Philippe Thirault, Speedway, le héros, débile léger, enquête quasiment malgré lui ; il n’y a donc pas d’enquête à proprement parler, c’est pourquoi nous parlons d’enquête « non formalisée ».

Les catégories les plus tranchées interviennent dans l’analyse de la fin des romans. Tout d’abord, peu de textes sont ouverts, et se terminent dans l’indétermination, proposant plusieurs possibles narratifs. C’est le cas, entre autres, de Dernière station avant l’autoroute, de Pagan. En effet, dans les dernières pages, Alex retrouve le narrateur qui s’est réfugié, deux ans auparavant, dans une casse, après avoir changé d’identité ; on ne sait ce qu’il va advenir, tant le personnage est l’ombre de lui-même. De manière plus frappante encore, Otto de Pascale Fonteneau, propose une fin ouverte, puisque d’une part les problèmes surgissent au fur et à mesure du roman sans se résoudre totalement, et que d’autre part on ne sait ce que deviennent les personnages de René et de Claire. Enfin, Les Paupières de Lou, de Pascal Dessaint, se clôt sur la fuite du narrateur, alors que sa voiture est pourchassée : les possibles narratifs sont nombreux. Mais ces romans restent l’exception, l’immense majorité se termine en fermant les possibilités narratives.

Il faut souligner ensuite que 68,1% des romans du corpus s’achèvent sur une fin que l’on qualifiera de négative, qu’il s’agisse de la mort des personnages ou de leurs proches, de l’absence d’arrestation et de sanction des coupables, du triomphe de la loi du plus fort ou de la corruption, ou de pertes irrémédiables pour les personnages. Dans L’Automne des chimères, de Yasmina Khadra, le roman est parsemé de nombreuses morts extrêmement violentes, et se termine sur la mort du héros et narrateur, le commissaire Llob, tout comme Solea de Jean-Claude Izzo voit mourir dans ses dernières pages le héros de la trilogie marseillaise, Fabio Montale, sans qu’aucun espoir de voir vaincus les agissements de la Mafia et la corruption soit donné aux personnages. Dans Dernier tango à Buenos Aires, de Gérard Delteil, le journaliste démêle l’écheveau parce qu’il est manipulé, et si la fin lui apporte, ainsi qu’au lecteur, les éléments de compréhension, l’issue ne saurait être considérée comme positive puisque la responsable, Mme Chauveau, s’enfuit avec l’argent et les documents, sans que les faits de corruption puissent être prouvés et sanctionnés. De même, dans Bleu sur la peau, l’affaire découverte par Constantin est enterrée, les anciens collaborateurs, impliqués dans la déportation d’habitants du Panier, ne sont pas inquiétés. On pourrait ainsi multiplier les exemples : dans le roman noir, la restauration de l’ordre initial n’est pas fréquente, et la justice ne triomphe pas ; contrairement au roman d’énigme, dans lequel le coupable est identifié et châtié, dans lequel le retour à l’ordre s’accompagne parfois d’une saine révélation des secrets, le roman noir nie la possibilité d’un retour à l’ordre. Même le châtiment des coupables laisse un goût amer dans la bouche des personnages, qui n’ont pas toujours pu intervenir à temps, comme dans Moloch, de Jonquet, où la juge Nadia Lintz fait ce constat :

Nous n’avons servi à rien, tout s’est joué sans nous, constata-t-elle. Et c’est difficile à encaisserNote245. .

Dans quelques romans cependant, le dénouement peut être qualifié de positif ; dans Les Jolies choses de Virginie Despentes, l’héroïne gagne son pari, celui de la substitution d’identité avec sa sœur jumelle, et part dans un lieu paradisiaque avec l’homme qu’elle aime. Dans le roman de Michel Embareck, Dans la seringue, le narrateur et Margaud fuient aux Etats-Unis, riches des profits que le mari de Margaud faisait en toute illégalité. Dans Sueurs chaudes de Sylvie Granotier, la narratrice parvient à faire arrêter les meurtriers, et surtout, elle a au cours de ses mésaventures rencontré un homme dont elle est tombée amoureuse. Ces quelques exemples de « happy end », parfois immoraux, s’ajoutent à des cas où la fin a été jugée neutre : dans Les Morsures de l’aube, de Benacquista, le narrateur sort sans grand dommage de ses mésaventures, qui auraient pu lui coûter la vie, mais il n’en tire aucun bénéfice non plus. Une poignée de romans proposent une fin que l’on ne saurait qualifier de positive ni de négative, mais qui n’est pas non plus neutre, car les bouleversements ont été trop intenses pour les personnages, comme dans Dernière station avant l’autoroute, évoqué plus haut. Il est très difficile de dire si les retrouvailles des deux personnages constituent un événement positif, dans la mesure où les derniers mots du narrateur et du roman sont « Bienvenue dans le royaume des morts ».

Enfin, le roman noir propose généralement, avant ou dans le dénouement, tous les éléments de compréhension au lecteur. C’est le cas dans 92% des romans du corpus. Si mystère il y a, le lecteur dispose des clés, des informations, lui permettant d’identifier les coupables, ou de démêler la complexité d’une situation. Cela ne va pas de pair, on l’a vu, avec le châtiment des coupables, mais du moins le lecteur, comme la plupart du temps les personnages, est-il à même de comprendre. Un cas tout à fait atypique est fourni par L’Ancien crime, de Claude Amoz : le lecteur a toutes les données du crime, mais pas les personnages, pour qui, par exemple, le meurtre de Soubeyran reste incompréhensible. Il arrive néanmoins que le lecteur dispose en partie des éléments de compréhension, par exemple dans Zoocity de Guillaume Nicloux – l’ensemble du roman étant très énigmatique. Dans un seul cas, le lecteur ne peut comprendre ce qui s’est passé : dans Les Jours défaits, de Jean-Paul Demure, aucun des deux coupables désignés n’est le vrai coupable, sans que l’on sache qui a vraiment tué, ni quel était le but de la mystérieuse organisation d’Elodie.

4.3. Perspectives narratologiques.

Pas plus que la structure, l’écriture du noir ne fait l’objet d’un discours cohérent et consensuel. Si les critiques s’essaient parfois à caractériser l’écriture hardboiled d’un Dashiell Hammett ou d’un Raymond Chandler, ils se montrent plus prudents et discrets sur l’écriture contemporaine du noir, ou convoquent des critères pour le moins vagues, comme la rudesse du style et du ton. La difficulté est accrue par la volonté qu’ont certains d’embrasser la totalité du genre, tous pays et époques confondus. Rappelons que dix des vingt-cinq définitions que nous avons proposées au chapitre 1 parlent d’une écriture « sans effets, rude », sans apprêt rhétorique, au ton dur (ce qui est lié à la violence, mais aussi au « behaviourisme », dans le discours des critiques), faisant la part belle à l’oralité et à l’argot. Le comportementalisme et la volonté de s’en tenir à une écriture « objective », à une vision de l’extérieur – ce qui passe éventuellement par l’emploi de la focalisation externe – sont assez souvent convoqués (huit définitions). Au gré des considérations sur la structure du noir, surgissent des remarques sur le type de narrateur utilisé, sur la polyphonie et les alternances chronologiques, ce qui conduit certains critiques à écrire, comme Yves Reuter, que « le roman noir est perçu comme un lieu d’expérimentationNote246.  ». Ce serait lié selon lui à « des jeux complexes sur la narrationNote247.  ». Raphaël Pividal écrit quant à lui dans un article de 1988 que le roman noir est « une écriture du présent, de l’immédiat », et une « littérature individuelle », qui a volontiers recours à la narration à la première personne et au présent de l’indicatif. Il est bien difficile de dégager de cette multiplicité d’approches une définition claire du roman noir, du point de vue de l’écriture, en particulier pour la période qui nous intéresse. Nous n’avons pourtant pas renoncé à répondre à la question « le roman noir français, entre 1990 et 2000, se définit-il par des choix d’écriture et des techniques narratives spécifiques ? ». Constatant que de nombreux critiques convoquaient, à partir de constats sur la structure notamment, des critères narratologiques, nous avons examiné le roman noir sous l’angle de la narratologie, en reprenant les travaux de Gérard Genette dans Figures III et Nouveau discours du récit, ceux de Dorrit Cohn dans La Transparence intérieure et Le Propre de la fiction, et ceux de Jaap Lintvelt dans Essai de typologie narrative. C’est à partir de ces outils d’analyse que nous reviendrons sur l’oralité, relevée par certains critiques. C’est également à partir de la notion de focalisation que nous évoquerons le comportementalisme et l’écriture behaviouriste, considérés comme fondamentaux. Il nous faut d’emblée préciser que dans la mesure où nos analyses portent sur l’ensemble du corpus, elles sembleront souvent bien imprécises, car une étude narratologique fine du roman noir, comme l’a menée Gérard Genette sur l’œuvre de Marcel Proust, appliquée à cent-trente neuf romans, nécessiterait un travail d’une tout autre ampleur. La saisie globale des textes permettra cependant de dégager les grandes tendances narratologiques du genre.

La voix (l’instance narrative), le mode (la focalisation tout particulièrement), et les « situations narratives », par quoi Gérard Genette désigne la « mise en relation du mode et de la voixNote248.  », constituent des points essentiels en termes de choix de techniques narratives. Rappelons que Gérard Genette distingue deux formes de narration :

L’un à narrateur absent de l’histoire qu’il raconte (…), l’autre à narrateur présent comme personnage dans l’histoire qu’il raconte (…). Je nomme le premier type, pour des raisons évidentes, hétérodiégétique, et le second homodiégétiqueNote249. .

À ces « formes narratives de base », Jaap Lintvelt ajoute des « types narratifs ». Deux d’entre eux sont communs à la narration homodiégétique et à la narration hétérodiégétique, le type actoriel et le type auctoriel :

Le type narratif est auctoriel, quand le centre d’orientation se situe dans le narrateur et non dans l’un des acteurs. Le lecteur s’oriente alors dans le monde romanesque, guidé par le narrateur comme organisateur. L’inverse se produit si le centre d’orientation ne coïncide pas avec le narrateur mais avec un acteur, de sorte que le type narratif sera actorielNote250. .

Dans environ la moitié des romans du corpus, le narrateur est totalement absent de l’histoire qu’il raconte. Dans près de 30%, le narrateur est homodiégétique : le personnage raconte sa propre histoireNote251. . Le reste des textes mêle les deux, alternant narration homodiégétique et narration hétérodiégétique. Il faut ajouter à cela que dans les récits homodiégétiques, il peut y avoir plusieurs personnages-narrateurs, le recours à la polyphonie étant présent dans plus d’un quart des romans du corpus. Au vu de l’hétérogénéité des formes de narration, il semble impossible de fonder le genre du roman noir sur ce type de critère. En revanche, un autre fait concernant l’instance narrative est intéressant : les récits de type actoriel sont très nombreux. Il s’agit dans de nombreux cas de narration homodiégétique de type actoriel, alors définie par Jaap Lintvelt :

Dans le type narratif actoriel, le personnage-narrateur se retranche entièrement derrière le personnage-acteur, et s’abstient de faire des anticipations ou des interventions auctorielles, qui feraient ressortir son acte narratifNote252. .

Le type narratif actoriel peut également être utilisé dans une narration hétérodiégétique. C’est alors « un des acteurs qui sert de centre d’orientation aux plans perceptif-psychique, temporel, spatial et verbalNote253.  ».

Par ailleurs, ces récits sont très souvent des narrations simultanées. En effet, comme le dit Jaap Lintvelt :

Si le récit est au présent, la narration sera simultanée. (…) Au fond, le personnage-narrateur s’efface au profit du personnage-acteur sans aucune instance intermédiaire. Le passé simple ne semble plus exprimer un passé, mais provoque l’illusion d’une narration simultanée au présent(…)Note254. .

Dans ces récits homodiégétiques de type actoriel, il faut entendre par narration simultanée des récits entièrement au présent ou à un passé simple qui donne l’illusion de la narration simultanée, nous y reviendrons. Dorrit Cohn en a étudié les caractéristiques dans Le Propre de la fictionNote255.  : le récit au présent est normalement une incongruité, car, comme l’écrit Robert Scholes, « le récit, c’est le passé, toujours le passéNote256.  ». Pourtant, Dorrit Cohn signale « la tendance de plus en plus marquée de la fiction moderniste à la première personne à construire des discours manifestement narratifs (non monologiques) et pourtant écrits d’un bout à l’autre au présentNote257. . » Selon elle, lorsqu’un récit est entièrement rédigé au présent, deux solutions s’offrent à nous : on peut considérer que ce présent n’est pas vraiment un présent, mais un présent historique, ou l’on suppose que le discours n’est pas vraiment une narration, et alors le présent est utilisé dans un monologue intérieur. Examinons, à sa suite, la validité de ces deux solutions appliquées au corpus. Le choix d’interpréter ce présent comme un présent historique ne peut être retenu. En effet, le présent historique ou aoristique, comme le rappelle Dominique Maingueneau, « ne remplace pas purement et simplement le passé simple », mais « le supplée localement à des fins stylistiques bien déterminéesNote258. . » En outre, ces récits donnent le sentiment de surprendre une « verbalisation directe de ce qui est dit et pensé », dans une parfaite « synchronie du langage et de l’événementNote259.  ». De nombreux récits rendent compte des pensées non formulées et des perceptions du narrateur, comme dans Trois carrés rouges sur fond noir, de Tonino Benacquista :

Il doit se tenir vers la porte de sortie. Je n’aurais jamais assez de force dans le bras, ni assez d’adresse pour le planter avec ce coupe-papier de merde. Il a peut-être un rasoir gros comme ça dans la main. Il va se régaler. Des petits éclats… Il marche du côté du papier bulle, à l’opposé de ce que je pensais… Il est tout près. À ma droite… tout près… C’est maintenant ou jamais. Je grimpe sur la table et me jette sur lui en essayant de le crever, je tape comme je peux mais mon bras est vide, je frappe sur sa poitrine mais ça ne rentre pas, il fait noir, mon bras est creux, un roseau, cassant, la lame glisse sur lui comme une caresse, ou bien elle racle le bitumeNote260. .

Néanmoins, cette idée d’une verbalisation non médiatisée fait penser à un ressort bien connu de la narration moderne, qui est le recours au monologue intérieur. Compris comme « langage émergeant d’un esprit fictionnel sans aucune visée de narration communicative ou de communication narrativeNote261.  », « citation mentale qui se déviderait de manière continueNote262.  », le monologue intérieur est en réalité peu utilisé par le roman noir contemporain. Quelques romans optent pour un monologue intérieur de la première à la dernière ligne. Dorrit Cohn parle alors de monologue autonome, qui se manifeste par une « correspondance absolue entre le temps et le texte, entre le temps de l’histoire et le temps du récitNote263. . » Ainsi fonctionne le roman de Thierry Chevillard, The bad leitmotiv. L’emploi du présent de l’indicatif et de l’infinitif concourt à créer cette illusion d’une retranscription directe de la conscience du narrateur, et ce, dès les premières lignes :

Flic à la crim. Service de six heures à vingt-trois heures, pas d’horaires, pas de temps mort. Tempo meurtre, à toutes les sauces. Le creuset de l’humain ; déchiré, écartelé. Le crime : assoiffé de son propre sang et abreuvé de nous. J’y vais. Pas perdre de temps. Toujours à fouiner, sentir et déférer. (…) Toucher mon flingue. Le sentir. Bien. Savoir de quoi il va retourner. Le métal froid, lourd, à côté, sur les abdos latéraux, prêt à péter de toute son écume de poudre. La Brigade des mineurs, fichier des fugueurs, rien. Élargir la recherche aux autre départementsNote264. .

Un autre cas est celui de 54 x 13, de Jean-Bernard Pouy, qui transcrit le monologue intérieur d’un cycliste en plein effort, pendant une étape du Tour de France :

J’ai pris facile cinq cents mètres, je fonce, j’appuie. Encore le jeune fou qui part ; commence à nous emmerder, disent les autres derrière. Les gens sur le bord de la route, je les vois pas, je les devine. Ils sont transformés en étoile filante, signe que je vais vite. Georges gueule derrière, dans la SafraneNote265. .

Mais le plus souvent, le monologue intérieur ne peut être retenu. Toujours à la suite de Dorrit Cohn, nous invoquerons plusieurs raisons qui invalident cette hypothèse. La plupart du temps, les perceptions sont médiatisées par une conscience analytique, qui fait preuve de recul, de distance, qui analyse les réactions, là où Thierry Chevillard transcrit le plus directement possible, par les verbes de perception (« le sentir »), les pensées du narrateur. C’est le cas dans Trois carrés rouges sur fond noir, cité plus haut, comme en témoigne ce passage :

Seul Linnel garde les yeux rivés sur moi et me détaille de pied en cap, j’ai la sale impression qu’il s’arrête au bout de mon bras droit, enfoui. Il ricane ? Peut-être… Je ne sais plus sur quoi poser les yeux, une crampe me mord l’avant-bras, mais maintenant, je sais que quelque part, dans cette cohue, il y a ce que Delmas appellerait : un foyer de présomption. Un petit rire s’échappe de ma bouche. Un rire de noceur aviné qui réalise que la noce continue. C’est maintenant que l’angoisse me monte à la gorge. Delarge transpire le mensongeNote266. .

Par ailleurs, le monologue intérieur suppose que l’on renonce au récit, et ce n’est pas le cas dans de nombreux romans du corpus, où cette volonté de raconter est parfois explicite. Ainsi, dans Chapeau !, de Michèle Rozenfarb, la narratrice est une fillette handicapée moteur qui n’a ni les moyens de parler ni de s’exprimer par le langage des signes ou par écrit. Pourtant, il est écrit au chapitre trois :

Je sais pas si je vais pouvoir raconter tellement c’est dur. Et si j’y arrive, je crois pas que je pourrai respecter l’ordreNote267. .

Il faut donc admettre, avec Dorrit Cohn, un type de narration simultanée qui n’est pas le monologue intérieur, mais un récit novateur :

[La narration simultanée] libère la narration fictionnelle à la première personne des exigences de la mimésis formelle, en lui accordant le même degré (…) de liberté discursive que celui auquel nous nous attendons dans une fiction à la troisième personne : la liberté de raconter une histoire dans un idiome qui ne correspond à aucun type de discours du monde réel, de discours naturelNote268. .

Il y a bien une situation narrative, mais la « relation du langage narratif avec sa source reste désespérément insaisissable et s’avère impossible à établir d’un point de vue narratifNote269. . » D’ailleurs, les histoires de ces narrateurs « sont en général présentées sans que l’attention soit attirée sur quelque relation temporelle que ce soit entre les expériences racontées et l’instance narrative, entre la référence et l’acte énonciatif, entre ce qui est dit et où, quand et comment c’est ditNote270. . »

De la même façon, l’emploi du passé simple, dans ce type de récits, peut donner l’illusion d’une narration simultanée. Dans les dernières lignes de Solea, de Jean-Claude Izzo, la mort de Fabio Montale est relatée en narration homodiégétique de type actoriel, au passé simple, et le lecteur vit l’événement au même rythme que le personnage :

Je m’avançai vers le bateau. Titubant. Je regardai l’arme que je tenais dans la main. L’arme de Manu. D’un geste violent, je la balançai loin devant moi, dans la mer. Elle retomba dans l’eau. Avec le même bruit, ou presque, mais dans ma tête cela fit le même bruit, que la balle qui m’entra dans le dos. Je sentis la balle, mais je n’entendis le coup de feu qu’après. Ou l’inverse, forcément. Je fis quelques pas dans l’eau. Ma main caressa la plaie ouverte. Le sang chaud sur mes doigts. Ça me brûlait. Dedans. La brûlure. Comme le feu dans les collines, elle gagnait du terrain. (…) Le bateau filait vers le large. Ça allait, maintenant. Le whisky me dégoulinait sur le menton, dans le cou. Je ne sentais plus rien de moi. Ni dans mon corps, ni dans ma tête. J’en avais fini avec la douleur. Et mes peurs. La peur. Maintenant, la mort, c’est moi. J’avais lu ça… Se souvenir de ça, maintenant. La mort, c’est moi. Lole, tu veux pas tirer les rideaux sur notre vie ? S’il te plaît. Je suis fatigué. Lole, s’il te plaîtNote271. .

Là aussi, malgré l’emploi du passé simple et de l’imparfait, qui supposent une narration rétrospective, la situation narrative et énonciative est totalement incongrue et irréaliste : d’où parle ce narrateur ? Quel est ce moment de l’énonciation qui permettrait à un personnage mort de raconter ? Il nous semble que l’artifice narratif est le même qu’avec la narration simultanée au présent ; le récit, quoique aux temps traditionnels de la narration rétrospective, s’efforce de donner l’illusion de la simultanéité, car le temps de la narration semble coïncider avec le temps de l’expérience, sans hiatus . D’ailleurs, l’emploi répété du déictique « maintenant », relevant d’une énonciation de discours, vient brouiller le système énonciatif a priori induit par les temps verbaux.

Reste à interpréter ce choix de la narration simultanée, qui n’est pas systématique, mais fréquent. Dorrit Cohn y voit une tendance novatrice de la fiction moderniste, qui remplace les procédés de la narration figurale du roman du début du 20ème siècle. Elle rappelle également le lien avec la tentation réaliste du roman : nous reviendrons sur ces aspects du roman noir ultérieurement. Il y a là l’énoncé d’une tentation avant-gardiste qu’il nous faudra étudier dans une deuxième partie, et nous analyserons la visée réaliste du roman noir dans une troisième partie. Quoi qu’il en soit, ces différentes analyses révèlent que le roman noir ne peut être défini par un type d’instance narrative particulier. Une fois de plus, le genre s’illustre par sa diversité.

En revanche, nous voyons se dessiner un lien entre le choix privilégié d’une narration de type actoriel et le choix des modes du récit. Nous limiterons notre étude des modes à celles de la focalisation et de la distance, à partir de la distinction que Gérard Genette opère entre récit de paroles et récit d’événements. Dans les extraits précédemment cités pour l’analyse de la voix narrative, il est assez clair que le récit choisit « de régler l’information qu’il livre, non plus par cette sorte de filtrage uniforme, mais selon les capacités de connaissance de telle ou telle partie prenante de l’histoire (…), dont il adoptera ou feindra d’adopter ce que l’on nomme couramment la vision ou le point de vue, semblant alors prendre vis-à-vis de l’histoire (…) telle ou telle perspectiveNote272. . » C’est ce que Gérard Genette, ici cité, appelle la focalisation :

Par focalisation, j’entends bien une restriction de « champ », c’est-à-dire en fait une sélection de l’information (…)Note273. .

Qu’en est-il dans l’ensemble du corpus ? Dans près de la moitié des romans, c’est la focalisation interne qui domine le récit. Ainsi, conformément à ce qu’en dit Gérard Genette :

Le foyer coïncide avec un personnage, qui devient alors le « sujet » fictif de toutes les perceptions, y compris celles qui le concernent lui-même comme objet : le récit peut alors nous dire tout ce que ce personnage perçoit et tout ce qu’il penseNote274. .

À cela il faut ajouter les romans qui contiennent une alternance entre différentes focalisations. Il s’agit alors presque toujours d’une alternance entre focalisation interne et focalisation zéro, liée le plus souvent à l’utilisation de la polyphonie, et en particulier à l’utilisation alternée d’un récit hétérodiégétique et d’un récit homodiégétique. C’est donc près des trois quarts des textes qui ont recours de manière importante, dominante ou exclusive à la focalisation interne. La focalisation zéro, où « le narrateur en sait plus que n’en sait aucun des personnages, ou plus précisément en dit plus que n’en sait aucun des personnagesNote275.  », est utilisée dans environ un quart des romans de manière dominante (soit près de quarante romans), ainsi qu’en alternance avec la focalisation interne dans environ trente romans supplémentaires.

Une absence ou quasi absence est bien plus surprenante encore. On a lu sous la plume des critiques que le roman noir, dans la lignée du hardboiled à la Hammett, utilisait volontiers la focalisation externe, que définit ainsi Gérard Genette :

En focalisation externe, le foyer se trouve situé en un point de l’univers diégétique choisi par le narrateur, hors de tout personnage, excluant par là toute possibilité d’information sur les pensées de quiconque – d’où l’avantage pour le parti-pris behaviouriste de certains romanciers modernesNote276. .

Bien sûr, il arrive que certains récits aient recours, ponctuellement, à la focalisation externe, mais aucun roman du corpus, nous semble-t-il, n’utilise de manière massive ou exclusive ce type de focalisation qu’avait utilisé, jusqu’aux limites de ses possibilités, Jean-Patrick Manchette dans La Position du tireur couché, au début des années 80. Ce constat peut être rapporté aux remarques des critiques sur le comportementalisme comme caractéristique de l’écriture du noir. Rappelons que Claude-Edmonde Magny, dans L’Age d’or du roman américain, définit ainsi le behaviourisme romanesque, à partir de l’œuvre de Dashiell Hammett :

Il ne rapporte que ce que nous pourrions voir ou entendre si nous assistions à la scène, comme y assiste le cameraman qu’il y a délégué pour notre bénéficeNote277. .

Certes, on trouve des traces de cette écriture comportementaliste dans le corpus, notamment dans les romans de Dominique Manotti. Si la focalisation est interne, les faits rapportés le sont avec un minimum de considérations psychologiques ; le récit rend compte de ce que les personnages perçoivent, évoque les faits, rien de plus. Cela suffit à faire sens. Mais globalement, le roman noir, dans la période qui nous intéresse, renonce en grande partie à ce type d’écriture, préférant à la brutalité objective des faits la médiation souvent analytique d’une narration et d’une perception personnelles. De fait, quel que soit le type de narration, homodiégétique ou hétérodiégétique, ou le type de focalisation, interne ou zéro, une place importante est faite à l’analyse. L’instance narrative apprécie, évalue, et livre ses commentaires au lecteur, comme dans cet extrait de Solea, de Jean-Claude Izzo :

Les retraités plongèrent dans l’eau –les têtes des femmes couvertes de bonnets blancs –et nagèrent vers l’anse du Pharo. (…) Des yeux, je les suivis, pariant intérieurement qu’ils s’étaient rencontrés là, à seize ou dix-sept ans. Trois bons copains et trois bonnes copines. Et ils vieillissaient ensemble. Dans ce bonheur simple du soleil sur la peau. La vie, ici, ce n’était rien d’autre. Une fidélité aux actes les plus simplesNote278. .

Dans L’Étage des morts, Hugues Pagan illustre parfaitement ce type de narration où l’instance narrative évalue, explique, analyse ce qu’il voit, là où l’incipit de La Moisson rouge donne à voir, à charge pour le lecteur d’analyser. La narration homodiégétique livre le point de vue du narrateur, lequel analyse ce qu’il voit et donne des explications au lecteur, en utilisant ici le présent de vérité générale et la métaphore canine :

J’ai compris pourquoi quand la femme est entrée en examinant tout partout autour d’elle. Les chiens qui en ont trop encaissé font de même au bout de leur ficelle, où qu’on les traîne et même quand c’est pour leur bien qu’on les traîne, avec toute la meilleure volonté du monde –surtout quand c’est pour leur bien, parce qu’ils n’ont pas l’habitude. Les chiens mieux que les hommes flairent l’enculerie et la méchanceté. C’est qu’ils connaissent la musique. Tout de suite, je l’ai vue chercher le moyen de s’arracher avec ses gros yeux délavés (il n’y avait pas moyen), l’échine basse à frissonner, les pattes raidies, à trembler des mâchoires. Elle avait l’air de bien connaître la vie et les hommes, cette femme. (…) Ceux qui boivent (ceux qui boivent beaucoup et tout le temps), les flics les appellent des biturins, et ceux que la vie a trop tabassés, tous les laissés pour compte, les soutiers de ce grand navire bien blanc, bien fier, qu’est la grande société, on les nomme des baltringues. Elle était les deuxNote279. .

Ce choix d’une perspective « personnelle » se retrouve dans un autre aspect du mode narratif, celui de la distance. Gérard Genette oppose le récit de paroles au récit d’événements, en s’appuyant sur la distinction platonicienne entre mimésis et diégésis. Dans notre corpus, on constate une tendance à l’effacement des limites entre niveau de la narration et niveau de l’histoire, avec le recours au récit de paroles, non pas dans une utilisation locale, ponctuelle, mais comme mode de narration. Soulignons que si cela n’affecte pas la majorité des romans, une proportion non négligeable, environ un tiers, est concernée. On distinguera trois procédés remarquables : la narration en mode « monologue intérieur » exclusivement ; la narration masquée derrière le mode dramatique, qu’il s’agisse du monologue ou du dialogue. Nous avons déjà analysé le procédé du monologue intérieur. Ce point est à corréler avec ce que nous avons dit précédemment du recours fréquent à une narration simultanée, ou qui veut du moins donner l’illusion de la simultanéité. Dans la plupart des cas, les romans utilisent le monologue intérieur : plus des trois quarts des romans comportant de manière massive le procédé du récit de paroles sont ainsi concernés. Mais deux autres peuvent être signalés, dans lesquels le discours des personnages est rapporté tel qu’il est censé avoir été prononcé par le personnage. La Vie de ma mère ! de Thierry Jonquet constitue un cas intéressant de monologue. En effet, c’est bien le monologue du narrateur, un très jeune adolescent, que le lecteur a sous les yeux. Pendant toute la durée du récit, nous ne savons pas très bien quel est le statut de ce monologue, et on pourrait l’appréhender comme un monologue intérieur autonome, reprenant toutes les traces de l’oralité du discours de son personnage. Pourtant, ce n’est pas un flux de pensées que nous lisons, mais un récit organisé, linéaire, qui saisit les événements dans leur déroulement et leur causalité. Surtout, cet effort de narration organisée trouve sa justification dans la nécessité pour le narrateur d’expliquer son parcours auprès d’un interlocuteur précis, le juge ; ainsi, contrairement aux cas de monologues intérieurs et de narrations simultanées précédemment évoquées, la confession autobiographique et rétrospective correspond à une situation narrative dont la source est parfaitement identifiable d’un point de vue réaliste. En effet, le récit est enregistré sur une cassette, comme nous l’apprennent les dernières lignes du roman :

J’ai fini, monsieur le juge. Vous m’avez demandé de tout dire sur la cassette avec le magnétophone, de bien prendre mon temps, style ça vous aiderait à mieux me connaître, j’ai bien pigé quand je suis venu dans votre bureau. J’ai tout dit, je sais pas si j’ai bien expliqué avec les mots qu’il faut. J’espère que vous écouterez bien d’abord la face A avant la face B, sinon forcément vous allez être paumé. (…) Maintenant j’arrête de causer, monsieur le juge, parce que de toute façon on arrive au bout de la cassetteNote280. .

Plus étonnants sont les romans de Michèle Rozenfarb, Vagabondages, et de Pascale Fonteneau, Confidences sur l’escalier. Le premier consiste en l’interrogatoire, mené par un commissaire, d’un clochard suspecté dans le cadre d’une enquête sur le meurtre de plusieurs femmes ; à cet interrogatoire se superposent des échanges dialogaux entre le commissaire et un psychiatre ou d’autres enquêteurs. L’action se déroule en quatre chapitres, chacun correspondant à une journée découpée en sections, avec des précisions sur l’heure. Le second roman consiste en une conversation de voisinage : un homme raconte à son voisin sa fascination pour deux femmes, une mère et sa fille, qui vont devenir des meurtrières, le personnage « récitant » se trouvant à son tour impliqué. Ici, le dialogue est organisé en mouvements, seize au total, de longueur variable. Dans les deux romans, la narration a totalement disparu, laissant la place au dialogue, selon le mode mimétique décrit par Platon. Cela implique une grande simplification dans le déroulement de l’action : nous savons peu de choses sur l’identité des personnages, sur les lieux. Le lecteur ne dispose que des échanges verbaux entre les personnages pour construire l’action, il n’est guidé par aucun « récit-cadre », et il suit la quête des personnages ; dans Confidences sur l’escalier, le lecteur construit du sens et du récit à partir de ce que relate le personnage, comme dans Vagabondages, où il fait le même cheminement que le commissaire, et dans une certaine mesure, que le clochard amnésique en quête d’identité. Dorrit Cohn a analysé cette tentation dramatique du roman moderne dans La Transparence intérieure, à propos du monologue. Elle y voit le symptôme d’une ère qui s’ouvre avec le Symbolisme, à un moment où les frontières entre les genres sont moins étanches. Plus largement, Gérard Genette souligne que l’une des voies d’émancipation du roman moderne a été de « pousser à l’extrême, ou plutôt à la limite, cette mimésis du discours, en effaçant les dernières marques de l’instance narrative et en donnant d’emblée la parole au personnageNote281. . » Néanmoins, tous deux ont fait ce constat à partir de fictions monologiques, tandis que les deux exemples que nous venons d’évoquer, quoique très marginaux, utilisent le dialogue. Le procédé n’est pas différent, mais il faut signaler un enjeu spécifique, sur lequel nous aurons l’occasion de revenir, qui excède la tentation moderniste et avant-gardiste (donc à la tentation de la légitimité) du roman noir : le genre tend, par ses modalités d’écriture autant que par ses thèmes, à se rapprocher de la tragédie.

Reste une dernière catégorie de l’analyse du récit, importante dans le roman noir : celle du temps, et plus précisément celle de l’ordre. En effet, un examen des romans du corpus révèle que les catégories de la durée et de la fréquence ne sont pas spécialement affectées. Surtout, nous souhaitons interroger la catégorie du temps à l’aune de certaines remarques des critiques, qui définissent le roman noir à partir de la structure rétrospective du récit d’énigme. Le roman noir se caractériserait par une structure strictement prospective, et linéaire. Ainsi, dans la catégorie de l’ordre, nous nous interrogerons sur les « rapports entre l’ordre temporel de succession des événements dans la diégèse et l’ordre pseudo-temporel de leur disposition dans le récitNote282. . » Plus précisément, nous nous sommes demandé si les romans noirs de notre corpus avaient recours à des « alternances chronologiques », comme l’affirme Yves Reuter, ou si « le récit coïncide avec l’action », dans une pure prospection, comme le dit Todorov. Gérard Genette rappelle pour sa part que l’état de « parfaite coïncidence temporelle entre récit et histoire » est « plus hypothétique que réelNote283.  ». L’anachronie est au contraire « l’une des ressources traditionnelles de la narration littéraireNote284.  ». Il appelle donc anachronies narratives « les différentes formes de discordance entre l’ordre de l’histoire et celui du récit », et en distingue deux : l’analepse, qui désigne « toute manœuvre narrative consistant à raconter ou évoquer d’avance un événement ultérieur », et la prolepse, qui consiste en « toute évocation après coup d’un événement antérieur au point de l’histoire où l’on se trouveNote285.  ». Nous n’avons pris en compte que les prolepses et analepses fonctionnellement importantes, c’est-à-dire qui ont une incidence sur la construction de l’intrigue, qui éclairent le sens de l’action et informent le lecteur, a priori ou a posteriori, ou qui prennent sens par rapport à l’économie générale du roman. Ainsi, l’analepse qu’occasionne l’évocation par le narrateur Fabio Montale de sa maison, vaut pour information sur le système des personnages, donnant des informations au sujet des relations qui l’unissait au mort du premier chapitre, Ugo :

Ce cabanon, je l’avais hérité de mes parents. C’était leur seul bien. Et j’étais leur fils unique. Nous y venions les samedis, en famille. Il y avait de grands plats de pâtes, en sauce, avec des alouettes sans tête et des boulettes de viandes cuites dans cette sauce. (…) Venir aux Goudes, il y a encore trente ans, c’était toute une expédition. (…) Avec Manu et Ugo, on commença à y aller vers seize ans. Nous n’y emmenions jamais les filles. C’était notre repaire à nous. Nous ramenions au cabanon tous nos trésors. des livres, des disques. Nous inventions le monde. (…) Tous nos trésors étaient ici, dans le cabanon. Intacts. Les livres, les disques. Et j’étais le seul survivantNote286. .

Les anachronies narratives ainsi considérées ne sont pas si fréquentes, dans le roman noir, puisque environ 65% n’en comportent pas. Lorsque anachronie narrative il y a, c’est généralement une ou plusieurs analepses. Ainsi, dans le premier chapitre de Fin de chasse, de Jean-Paul Demure, le personnage de Vidal va à la chasse avec ses compères habituels, mais il y tue un homme, Bleyrieux. Le deuxième chapitre inaugure le récit qui va mener à ce meurtre. Le premier chapitre commence par ses mots :

Malgré son impatience, Vidal attendit que la saison de chasse soit plus avancée. Au sanglier, il montrait l’humeur égale de toujours, laissait les vantardises aux autres, ne gaspillait pas la poudre, ni les parolesNote287. .

Le chapitre deux marque le début du récit qui a mené au meurtre, et tout le roman va peu à peu rejoindre le moment de la chasse où Vidal va tuer, comme en témoignent les dernières lignes, auxquelles la citation précédente pourrait s’enchaîner parfaitement :

- Je lui ai promis que le crime aurait son salaire. Sur sa tombe, je lui ai promis.
- Oublie cette idée. (…) Essaie d’oublier un peu, mon grand. Ne perds pas courage. Les touristes vont partir, on sera entre nous, tu pourras te détendre. La chasse va bientôt commencer.
- Oh, la chasse…
- Quoi ? Tu ne vas pas me dire que tu n’iras pas au sanglier ? Ton père n’a jamais manqué une seule fois.
Elle vit passer une brève lueur dans les yeux tristes. Et l’amorce d’un sourire au coin des lèvres. Un sanglier, oui. Un gros. Le plus sauvage. Un solitaire.Note288.

Notons que ces analepses peuvent être internes (l’amplitude de l’analepse reste inférieure à celle du récit premier, ou encadrant), ou externes (leur amplitude est supérieure à celle du récit premier ou encadrant), comme dans le roman de Michel Quint, La Belle Ombre, qui évoque dans une intrigue très contemporaine des personnages du début du 20ème siècle, qui ont vécu dans la maison que le personnage principal occupe :

1916. Au début, l’hiver. Willy se sentait dévolu à cette saisonNote289. .

Le début de Chasseurs de têtes, de Michel Crespy, constitue en revanche une analepse interne. Le narrateur, traqué, entreprend de faire le récit de ce qui l’a mené au meurtre et à la fuite :

Au début, pourtant, il aurait fallu être le diable pour flairer le piège. Nous avons été appâtés de manière anodine. Les uns par petite annonce dans les magazines spécialisés, les autres via les bureaux officiels et la plupart directement au téléphone, à domicile. Un jour, j’ai reçu un coup de fil d’une de ces assistantes qui ont des voix d’hôtesses de l’air et qui font traîner des « e » superflus à la fin de chaque phrase, ce qui est le signe qu’elles appartiennent à une grande entreprise parisienneNote290. .

Le récit constitue donc une gigantesque analepse par rapport au moment initial. Le narrateur, qui semble s’adresser au lecteur depuis le chapitre un, lorsqu’il est traqué, fait au cours de son récit des allusions à sa situation ; narrateur homodiégétique de type auctorielNote291. , il commente les événements des semaines passées à la lueur de sa situation « présente » (celle du chapitre un) :

Je n’ai donc pas résisté. Les risques me paraissaient nuls (j’y pense ce matin avec ironie, j’avais mal évalué celui de me faire abattre par le GIGN) et l’expérience divertissanteNote292. .

Quoi qu’il en soit, ces anachronies narratives constituent des écarts par rapport aux attendus génériques évoqués par certains critiques, et confirment les propos d’Y.Reuter sur la souplesse du genre. Le roman noir est globalement linéaire, comme en atteste la proportion de romans qui, dans notre corpus, ne contiennent pas d’anachronies narratives fonctionnellement importantes. Néanmoins, un tiers des romans en comporte, et ce n’est pas une proportion négligeable. Elle est suffisante en tout cas pour empêcher que l’on fasse de la structure prospective et linéaire une caractéristique générique, et elle invalide le postulat de Todorov, qui en faisait une règle absolue du noir.

Au final, le roman noir français des années 1990 à 2000 ne correspond guère aux règles, aussi confuses soient-elles, énoncées par les critiques en matière de choix narratifs et stylistiques. Cependant, on peut dégager quelques tendances du genre, comme sa propension à être une écriture « personnelle », où la perception du monde est médiatisée par un regard et / ou par une voix subjective. Elle a remplacé la volonté de s’en tenir à une vision objective ou comportementale du monde, qui prévalait dans le roman noir américain des années 30 à 50. Dans le roman noir des années 1990 à 2000, quel que soit le dispositif narratif retenu, on privilégie (mais ce n’est bien sûr pas le seul choix possible) un regard subjectif, éventuellement engagé par cette subjectivité même, sur le réel. Les choix narratifs semblent largement déterminés par ce parti-pris de subjectivité.

Il s’agit d’ailleurs d’un regard mais aussi d’une voix ; l’oralité est très présente dans notre corpus, sans constituer cependant une oralité à la Simonin, pittoresque et humoristique. L’oralité du roman noir contemporain prend deux directions. Elle peut être le reflet d’un souci de réalisme, qui reproduit la parlure ou le sociolecte du milieu observé. C’est le cas du roman de Thierry Jonquet, La Vie de ma mère !, qui jusque dans son titre reproduit le langage (lexique, syntaxe, niveau de langue) de ce jeune adolescent des quartiers populaires de Paris. Cette oralité peut également être le reflet d’un travail stylistique très poussé, dans la lignée d’un Céline notamment. Yves Buin travaille en ce sens une langue empreinte d’oralité célinienne, comme en témoigne cet extrait de Kapitza :

Sandeman après, il a continué un peu, molloglandos, à habiller quelques dossiers confiés par l’agence. Il faut bien becqueter, s’occuper. Quand on est tout seul à rien foutre, les méninges c’est pas forcément des amies. Ça tricote et c’est jamais bien bon. Et puis, Ruby Sandeman, à part fureter dans les sociologies singulières, de quoi il était capable ? Est-ce que c’est normal, un qui veut être agent secret parce qu’il a vu tout gosse un film fameux sur Macao ? Oui ! Ah ! la dérive des tropiques. Vraiment on y passe tous ! On est usiné partout à glapir du cerveau à cause de gonzesses en noir et blanc, de flambeurs enfumés et de zigues qui vous font un scénario politique avec des mecs qu’ils débauchent du camp d’à côté. Bon ! Admettons qu’on fonctionne à partir d’images à la manque avec lesquelles on se fabrique un destinNote293. .

L’emploi de l’oralité semble donc revêtir plusieurs significations dans le roman noir, selon qu’elle est présente seulement dans les dialogues ou dans l’ensemble de la narration (y compris dans les romans à la troisième personne). Indice de réalisme, elle va révéler le souci documentaire de l’auteur, attaché à reproduire ainsi sociolectes et parlures ; indice de littérarité (ou se voulant comme telle), elle va fonctionner comme une allusion intertextuelle (à Céline, aux aînés du polar des années 50) ou comme un dispositif d’expérimentation narrative et linguistique. Nous reviendrons plus tard sur ces différents aspects de l’oralité.

C’est probablement l’intérêt majeur de ces différents dispositifs narratifs et linguistiques, qu’ils soient récurrents ou plus marginaux : ils sont souvent analysables dans le cadre de la problématique réaliste du roman noir, qu’il nous faudra examiner plus en détail ultérieurement, mais ils révèlent également sa dimension plus expérimentale, en tant que dispositifs permettant de remettre en cause les codes génériques. Nombre des procédés narratologiques analysés plus haut, tout comme l’usage de l’oralité, trahissent cette double tension, la tension réaliste du roman noir – à l’égal du roman dans son ensemble – et la tension avant-gardiste, par l’expérimentation de formes nouvelles. Gérard Genette ou Dorrit Cohn ont signalé que le monologue intérieur et plus largement le récit de paroles avaient été particulièrement exploités par des formes romanesques relevant de l’avant-garde. Notre hypothèse est que le roman noir, en exploitant à son tour ces formes narratives, révèle sa tentation avant-gardiste, sa volonté surtout d’échapper à l’infamie de la littérature de masse, supposée être un tissu de clichés et de conventions romanesques. Nul doute qu’on peut voir dans cette évolution, même marginale, une évolution spontanée du genre. Le roman noir américain a contribué largement à l’épanouissement de techniques d’écriture novatrices (le comportementalisme). Pourquoi le roman noir français ne suivrait-il pas la même évolution ? Pourtant, cette explication ne nous semble pas suffisante. Notre hypothèse est que le genre, dans ses infléchissements formels, est tributaire aussi de sa volonté d’accéder à davantage de reconnaissance et de légitimité.

Il a pu sembler évident et nécessaire d’élaborer, à l’orée de cette étude, une définition du roman noir, saisi en tant que genre, afin de cerner les spécificités de la production française pour la période des années 90. Pourtant, il n’est rien de moins simple, comme on l’a vu. L’intérêt et la pertinence d’un questionnement générique appliqué au roman noir ne s’imposent pas d’emblée, et soulèvent de nombreuses interrogations, notamment méthodologiques (chapitre 1). Les difficultés à définir le roman noir s’expliquent par plusieurs facteurs. Certains sont historiques, liés à l’extrême enchevêtrement des filiations du genre, qui s’enracine à la fois dans la littérature légitime et dans la littérature populaire, dans la fiction et dans des récits médiatiques non fictionnels, dans les cultures française (francophone, en réalité) et anglo-saxonne (chapitre 2). D’autres facteurs interviennent quand on s’attache plus spécifiquement au roman noir des années 1990-2000. En effet, à la complexité des filiations s’ajoutent la richesse, la variété, mais aussi la confusion du paysage éditorial français. L’essor du genre, à cette période, engendre de nombreuses collections, dont le nombre a en retour alimenté et stimulé la production. Parce que chaque collection ou maison d’édition se voit alors contrainte, dans un espace éditorial encombré, de construire une identité éditoriale spécifique, les facettes du roman noir se sont multipliées, contribuant ainsi à brouiller davantage les contours d’un genre déjà bien difficile à définir (chapitre 3).

On ne peut alors que constater l’impossibilité de saisir le roman noir à l’aide de critères textuels, poétiques uniquement (chapitre 4). Certes, le roman noir a tendance à se faire l’expression d’une vision du monde médiatisée par une subjectivité (celle du narrateur et/ou du personnage). De même, la transgression et la violence sont apparues comme des thèmes dominants, susceptibles de se décliner en de nombreuses variantes thématiques. Le roman noir reflèterait un monde dominé par les rapports de violence entre les individus, mais aussi et surtout entre les individus et les institutions, la société, le pouvoir. Les formes diverses de violence seraient l’expression tantôt réaliste tantôt symbolique de la violence qu’exerce la société sur les individus, appelés à transgresser les normes pour survivre, se révolter ou exprimer leur désespoir. Mais ces régularités textuelles ne conduisent pas à faire du roman noir un genre essentiellement thématique : elles amènent de nouvelles interrogations, sur les fonctions et les visées du roman noir.

Par ailleurs, l’étude n’a pas permis d’établir des règles narratologiques ou structurelles stables. Bien au contraire, les possibles semblent s’étendre à cette époque, quelques auteurs multipliant même les expérimentations narratives et les jeux avec les codes du genre policier dans son ensemble. Si cette tendance à repousser les limites de la narration n’est pas majoritaire, elle n’est pas négligeable, et est à mettre en parallèle avec le discours éditorial. De nombreux éditeurs se conforment en effet à un ethos du découvreur. Il s’agit, pour assurer l’identité de leurs collections, de découvrir de nouveaux talents, et surtout, des écrivains qui pratiquent le noir contre la production commerciale et stéréotypée qui domine le marché. Cela passe, disent-ils, par une opposition à la doxa, par une rupture avec les idées consensuelles, au niveau littéraire et générique (jouer avec les codes, expérimenter de nouvelles formes, échapper à la stéréotypie) et idéologique (proposer des textes engagés, polémiques, contre le politiquement correct). Que ce soit dans les pratiques textuelles ou éditoriales, le genre se construit implicitement contre l’idée généralement admise d’une littérature déclassée, illégitime, facile à lire et vite consommée. Il semble donc que les pratiques textuelles soient liées directement à la position qu’occupe le genre dans le champ littéraire, entendu ici au sens bourdieusien ; il est impossible d’établir le statut générique du roman noir à partir de ses seules propriétés formelles. Surtout, il est nécessaire de prendre en compte la dimension sociale et pragmatique des textes littéraires, qui se lit à travers un positionnement dans le champ littéraire, une intentionnalité au moment de la production, comme l’affirme JeanMarie Schaeffer :

Une œuvre n’est jamais uniquement un texte, c’est-à-dire une chaîne syntaxique et sémantique, mais elle est aussi, et en premier lieu, l’accomplissement d’un acte de communication interhumaine, un message émis par une personne donnée dans des circonstances et avec un but spécifiques, reçu par une autre personne dans des circonstances et avec un but non moins spécifiquesNote294. .

Il nous faut ainsi prendre en compte les multiples niveaux de la généricité, en n’oubliant pas que le roman noir, a priori, se situe dans la sphère de la paralittérature, de la culture médiatique. Nous tenterons de mettre en relation les spécificités poétiques du roman noir avec la dimension sociale du genre, et nous nous appuierons pour cela sur des éléments de sociologie du fait littéraire (Pierre Bourdieu, Claude Lafarge, entre autres), et de la pragmatique des textes littéraires et de l’analyse de discours (Ruth Amossy, Dominique Maingueneau). Pour parvenir à proposer une définition minimale du roman noir – qui servira d’hypothèse de travail, rappelons-le – il est nécessaire de cerner l’objet qui est le nôtre, le roman noir français contemporain (1990-2000), dans ses influences et ses filiations fondamentales, dans son champ supposé également, celui de la paralittérature.