Interview d’Odile Richard-Pauchet, Maître de conférences HDR en Littérature du XVIIIe siècle

Historiens, sociologues, politologues et civilisationnistes d’aires linguistiques différentes (anglophones, hispanophones, germanophones et francophones) se retrouvent dans les projets du laboratoire EHIC – Espaces Humains et Interactions culturelles (EHIC – EA 1087). L’angle inévitablement international et multidisciplinaire fait la particularité des travaux de ce laboratoire. Ceux-ci se développent autour de trois axes : 1) Cultures et construction contre hégémoniques 2) Transferts, Circulations et transactions. 3) Dynamique des genres en régime médiatiques.

Odile Richard-Pauchet est Maître de conférences HDR en Littérature du XVIIIe siècle à l’Université de Limoges et elle est rattachée à l’équipe de recherche de l’AXE 2. Ainsi, elle travaille sur l’évolution dans le temps ou ponctuellement des interactions culturelles et en particulier au sein de l’espace européen. Elle s’intéresse notamment à la littérature épistolaire et à la littérature de voyage. En effet, son étude de la correspondance de Diderot a fait l’objet de nombreux articles.

 

Y a t-il une correspondance en particulier que vous préférez et pourquoi ?

Bien sûr, j’ai effectué ma thèse et une partie de mes recherches sur la correspondance de Diderot avec son amie Sophie Volland (lettres échangées entre 1759 et 1774) : cela reste pour moi un texte fétiche et fondateur des grandes correspondances amoureuses. Mais je m’intéresse aussi beaucoup actuellement aux Lettres à Anne (1962-1995) de François Mitterrand, publiées récemment par Anne Pingeot, pour les mêmes raisons : intensité du sentiment amoureux, fondé sur une relation clandestine ; hauteur de vue de l’échange intellectuel, qualités poétiques exceptionnelles.

 

Aujourd’hui les correspondances par courrier se font rares, si ce n’est pour quelques mélancoliques. Les lettres ont été remplacées par des conversations téléphoniques et de brefs sms. Si certaines correspondances d’avant forment à notre époque des œuvres à part entière, n’est-ce pas à craindre qu’aujourd’hui il n’y ait plus de traçabilité de nos conversations ?

Je n’aime pas beaucoup le terme de « traçabilité », qui impliquerait l’obligation de l’individu d’être visible, repérable en permanence, et aussi qu’une activité étatique doive s’y employer. Nous ne sommes pas des produits de supermarché ! Mais il est vrai que sans correspondances d’écrivains ou de personnalités désormais, on restera assez démuni pour accéder, plus tard, à leurs intentions profondes, à leur vie secrète (sauf si un journal intime ou d’autres documents nous sont laissés volontairement). Les traces numériques que l’on conservera d’eux ou d’elles seront nécessairement beaucoup plus éclatées, bonnes pour une enquête policière, pas forcément pour une étude littéraire. Peut-être que ce sera la rançon de l’hyper-exposition numérique subie par l’individu aujourd’hui, que de pouvoir « s’éteindre » plus facilement après sa mort, en l’absence de traces physiques comme le papier.

 

Vous co-organisez en mai prochain un événement intitulé « Réception de Diderot et de l’Encyclopédie » afin de mesurer l’impact de cette œuvre sur différentes époques et différentes disciplines. Cet impact se ressent-il encore aujourd’hui ? Pouvez-vous nous en dire plus sur cet événement ?

Cet événement, co-organisé par Pascale Pellerin du CNRS et moi-même, a dû être reporté. Il sera converti en un dossier publié dans la revue Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie (2021). L’impact des Lumières est difficile à mesurer en profondeur, surtout actuellement, car on a toujours tendance à considérer leur apport comme acquis (de même que les avancées permises par la Révolution française : Déclaration des Droits de l’homme, etc., en réalité toujours bafoués, toujours à réaffirmer.) Ainsi, à chaque fois qu’un événement majeur nous touche (attentats de 2015…), on se tourne spontanément vers ces grands textes sur la tolérance, la justice, la liberté, comme vers un héritage nécessaire mais dont on aurait un peu oublié la lettre, le détail, sinon l’essentiel. Notre journée d’étude (ainsi que son Dictionnaire électronique, à l’initiative de la co-organisatrice de l’événement, Pascale Pellerin, qui devrait naître par la suite), a pour mission de mesurer progressivement cet impact, au temps de Diderot, puis au XIXe siècle, jusqu’à nos jours : il y a eu des hauts et des bas dans la transmission de cette œuvre si moderne et si difficile, au gré notamment de l’évolution des sensibilités politiques.

 

Trois mois plus tard vous co-organisez le colloque international de Cerisy sur « les morales de Diderot ». L’objectif est alors d’utiliser la pensée de Diderot pour répondre à des enjeux de notre siècle. Pouvez-vous nous donner un/des exemple(s) d’application de la pensée de Diderot à un défi actuel ?

Ce qui me touche personnellement, c’est la façon dont Diderot aborde (l’un des premiers) la question féminine. Quelles sont les découvertes scientifiques qui, à son époque, permettent enfin d’affirmer que la femme est l’égale de l’homme ? Possède-t-elle pour autant des caractéristiques morales, intellectuelles, une sensibilité différente ? Diderot suggère qu’elle peut surpasser l’homme en génie, en intuition, et qu’elle possède une sexualité plus évoluée, du fait de sa plus grande sensibilité. Il avance même l’idée très novatrice qu’elle serait tout à fait habilitée à fonder à une famille de type monoparental, sans l’aide d’aucun homme dans l’éducation d’un enfant.

 

Cet événement est soutenu par la Société Diderot à laquelle vous contribuez depuis plusieurs années déjà. Comment se traduit votre participation à ce projet ? Quelles actions avez-vous menées ?

J’ai soumis mon projet au Centre international de Cerisy-la-Salle, qui l’a accepté ; puis j’ai cherché un partenaire scientifique (Gerhardt Stenger, de l’Université de Nantes), ainsi que des partenaires institutionnels et financiers (la Société Diderot, les universités de Limoges, de Nantes, de Lausanne ; la SFEDS [Société française d’étude du Dix-Huitième siècle], La Poste, la Fondation Clarens). Enfin, avec mon collègue, nous avons recherché des personnalités universitaires mais aussi de jeunes chercheurs du monde entier et des artistes, des comédiens, pour répondre à notre appel à contribution.

 

Par ailleurs, vous faites partie de l’équipe de recherche EHIC de l’AXE 2 et au sous-axe B (Circulation : modes de diffusion des œuvres et réceptions de celle-ci).  Sur quoi portent vos travaux les plus récents ?

Je continue à travailler à l’édition de la Correspondance de Diderot, dans sa version la plus savante (édition DPV, chez Hermann) ; et à celle, numérique, de l’Encyclopédie, grâce à un gigantesque projet participatif nommé ENCCRE (Édition numérique, critique et collaborative, de l’Encyclopédie). Enfin, dans un cadre plus poétique et plus actuel, j’étudie les Lettres de F. Mitterrand à Anne Pingeot, ainsi que son Journal à Anne (1964-1970), récemment parus en 2016. Il existe en effet une parenté fascinante à établir entre les grandes correspondances amoureuses, qui possèdent toutes les mêmes rituels, les mêmes grands motifs, quelle que soit leur époque. J’aimerais notamment faire mieux apparaître, dans cet ensemble, sa dimension « géocritique », à savoir l’influence de l’espace et du voyage dans cette écriture si précise, si proche du terrain, si inspirée par les territoires et les hommes qui l’habitent.

Voir aussi: François Mitterrand, Lettres à Anne, de politique, d’amour, de goût ou de philosophie ? (Odile Richard Pauchet)


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Publié le : 22 avril 2020