Récits des TVL

SUPERBULLE 2006-01-13

A la fin de la réunion du Conseil, Pierre Stoned était plutôt satisfait. Promu cadre supérieur il accédait enfin à la strate sociale dont il rêvait depuis sa jeunesse passée à étudier dans les livres. Que de sacrifices, mais quelle récompense : il avait maintenant accès à la Super Bulle. Et dès le lendemain, il allait en profiter.

Il en avait passé des heures à contempler les simulations vidéo d'antan évoquant le vol libre, à se documenter sur la construction du gigantesque édifice où de nouvelles joutes se jouaient au sein de l'élite sportive. Le Grand Livre des Loisirs lui avait appris que si le deltaplane était presque né par hasard non loin de l'espace grâce à un certain ROGALLO ou RIGOLO, et si la préhistoire et ses dangers avait bien sûr trop fait de victimes, on en était vite arrivé à la fin du deuxième millénaire à une saturation de l'espace aérien telle que le terme même de "Vol Libre" avait été remis en question. Les zones réservées à la guerre occupaient de toute façon une place prépondérante sur plusieurs planètes ; et comment remettre en question un des moteurs de l'économie. Il y avait aussi quelques parcs mondiaux, vestiges d'une période écologique. Aucune activité n'y était tolérée afin de préserver l'intégralité des phénomènes biologiques du passé ; les biosphères étaient donc strictement interdites sauf pour la visite annuelle organisée des écoliers.

Bref, la communauté des pilotes avait dû batailler ferme pour obtenir des stades. Au départ, certains pensaient que le mot d'ordre était "fais des rations". Il y en a qui ont donc mangé. Il y eut des petits fours et des grands fours. Et finalement apparurent des prototypes de petits stades bio-nature inspirés du petit superdome de l'antique Nouvelle Orléans.

On y volait sympa et pour pas cher, mais les déclencheurs de thermiques étaient trop prévisibles, trop faibles et les distances trop limitées. Après des années de travail, les ordinateurs intelligents mirent au point la Super Bulle. Imaginez une gigantesque structure de 100 thermiques de diamètre, à plafond variable en fonction de l'humeur du Maître de l'air, qui derrière son pupitre lance moult phénomènes météorologiques dans l'impartialité la plus totale. Après quelques hésitations les cumulolingus ont été retirés du programme, ainsi que les conditions trop marginales ; les jours pourris restèrent en stock car "ça peut voler et faire la différence dans les résultats". C'était bien connu des anciens.

Pierre se dit qu'il volerait plutôt en fin de période planète, car il y a toujours moins de monde, et puisque les notions de jour et de nuit n'avait plus cours dans la Super Bulle, ouverte en permanence, autant s'arranger selon sa convenance. Dans des temps lointains, il fallait tenir compte de l'ensoleillement. C'était sûrement très peu pratique.

Jour J, heure H, minute M. L'aile l'attend sur la plateforme de décollage, fraîche sortie du monte-charge, rutilante de paillettes. Heureusement que les constructeurs sont arrivés à les recycler car cela faisait mal au coeur de les détruire après chaque vol (les raisons du coeur et les raisons économiques ne s'accordent pas toujours). Grâce aux vêtements polyvalents, inutiles de perdre du temps à se harnacher, il suffit de s'allonger dans l'aile - sur le ventre bien sûr : quand on pense au temps qu'il a fallu pour être intégré au profil ! Et là, le joystick bien en main il ne reste plus qu'à appuyer sur "Décollage" pour être légèrement catapulté en avant dans un vent idéal. Inutile de courir. De plus, l'air laminaire de la soufflerie amène la sécurité grâce aux assurances qui avaient refusé d'indemniser les accidents trop nombreux dans cette phase de vol critique où les fainéants ne sollicitaient pas assez leurs jambes et où les excités oubliaient d'observer les conditions et de se concentrer.

Pierre était donc en l'air et s'était décidé pour un triangle. La première pompe était assurée non loin du décollage pour éviter la frustration du tas, mais ensuite il ne lui restait plus que son joker, le bouton violet qui le reliait directement au Maître de l'air pour obtenir une remontée salvatrice. Mais il n'en était pas là : dans un + 4 régulier, les contours du relief ondulant s'aplatissaient au fur et à mesure de son gain et bientôt le thermomètre à sonde extérieure lui indiqua un 0 degré qui n'encourageait pas à aller plus loin. La vitesse dans la transition n'était-elle pas un des meilleurs moments. Le paysage défile malgré l'altitude. Les bruits d'air font monter le taux d'adrénaline. Mais c'est rapidement le changement de rythme avec à nouveau le son du vario (au choix grande musique, jazz, rock..) et la sensation d'être emmené dans un grand manège. Le Maître de l'air devait s'amuser lui-aussi ; peut-être que Pierre, sur ses vieux jours de pilote tenterait aussi l'examen.

Les vignes, qui fournissaient de surcroît les boissons du club, donnaient à plein. Tout était "au quart de poil" (une vieille mesure qui tenait la route malgré le temps). Pourtant en atteignant le plafond et dans la brume fantomatique des barbules, dans la lumière diffuse, Pierre ressentit comme un choc ; non pas une collision bien sûr, le détecteur était là pour cela, mais un choc psychologique. Il avait décidé qu'il en voulait plus, malgré son bon sens, malgré la navigation interdite dans les nuages, malgré la sanction probable, certaine même, il continuait de monter. Les turbulences le secouaient de plus en plus durement. Les alarmes de structures sonnaient pour lui indiquer qu'il touchait les limites du domaine de vol. La panique s'empara de lui ; il lui semblait qu'il était sorti de son monde organisé, revenu dans l'enfer du passé où les pilotes se faisaient brasser comme bière belge. L'horreur !

Que dirait le Maître du Ciel ? Pierre, en tout cas, avait l'intention de lui parler du pays, car tout de même il exagérait.

Les alarmes sonnaient toujours. Ah ! Ce n'était plus la petite musique de nuit. C'était un vrai réveil matin, et finalement Pierre arrêta la sonnerie d'une main rageuse et se dit qu'il était vraiment l'heure d'aller au boulot.


Texte paru dans Vol libre 93
retrouvé grâce à Blaise


Pascal Legrand

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