Récits des TVL

PETIT JOUEUR 2005-05-09

Le ciel avait des bosses dans les nuages comme s'il s'était cogné de partout et ses bleus étaient encore tout frais, fromage blanc et chantilly, avec crème et confiture de mûre, myrtille, framboise. Prêt à dégouliner de partout pour faire mal au ventre, au bord de l'indigestion et du gros tas de vomi.

J'étais en vol au-dessus des volcans endormis du centre de la France. J'aurais préféré être ailleurs car ce ciel appétissant devenait vraiment menaçant.

J'ai appris à voler en parapente sur le tard. Déjà des cheveux blancs, mais encore un peu de Richard Gere, Clooney ou Arditti C'est du moins ce que disent parfois certaines personnes croisées par hasard au hasard des gares et aérogares. Mes camarades moins respectueux m'appellent déjà Papy. Merci de ne pas confondre le papy volant et la carpette.

J'ai beau avoir le goût du risque mesuré je n'en menais pas large, secoué par les turbulences de plus en plus fortes. La terre semblait se réveiller et l'air soudain agité me rappelait des bords de près tirés vent contre courant dans une mer grossissante. Je cherchais un abri, et je ne voyais sous mes pieds que des pentes peu accueillantes. J'étais certain de devoir me poser rapidement. A mon age, je n'ai plus envie de battre des records d'altitude, aspiré par un cumulonimbus vengeur. Mieux vaut expier mes péchés par une longue marche. Des claquements de voile répétés m'indiquaient qu'il était plus que temps de rejoindre le plancher des vaches.

Dans cette pente inhospitalière apparut un endroit de végétation plus clairsemée. Je n'hésitais pas à m'y jeter dans un roulé-boulé peu élégant, tissus et suspentes finissant dans les branchages. Longs démêlages en perspective. Sentiment de satisfaction et de sécurité malgré tout. Limitation des dégâts.

Je n'avais pas géré ce vol au mieux, mais j'avais évité le pire. Juste assez de place pour ranger le matériel dans mon sac. Il faisait lourd. Ma gourde était presque vide. Fin prématurée de mon exploration aérienne. Importance des chaussures de marche et des bonnes chaussettes.

Je dois dire que vus du haut, ces ronciers me paraissaient moins hauts et moins agressifs. J'étais au milieu de fougères, de mûriers, d'aubépine et de ce que nous appelons les jargas, des pousses pointues, souples, épineuses et accrocheuses ; le tout formant des entrelacs qu'on pourrait assez facilement qualifier d'impénétrable.

Papy en a vu d'autres. J'avais un pantalon pour protéger mes jambes, mais pas mon petit couteau. Le goretex serré du blouson résiste bien aux épines, et de toute façon, je ne m'attendais pas à une partie de plaisir. Il me restait du temps avant la nuit pour trouver la sortie.

Trop occupé à me maintenir en vol, mon repérage des lieux avait été succinct. Il me semblait que vers le haut, j'aurais plus de facilité à rejoindre un chemin. J'aurais préféré descendre plutôt que monter, mais étant donnée ma moyenne escomptée le plus court sera le mieux. Je plongeai dans l'enchevêtrement végétal. En 10 mètres, j'avais compris que j'attaquais une bonne galère. En 20 mètres, je commençais à patauger dans la sueur, les gouttes salées tombant de mes sourcils et me piquant les yeux. Je m'interrogeais sur la justesse de mon option, mais faire demi-tour n'aurait servi à rien. C'était la guerre, la jungle, l'Indochine, sans les Viets, mais la nature n'est-elle pas encore plus féroce que l'homme ? Je me concentrais sur le mental. Je positivais à chaque mètre gagné, me disant que, plus tard, j'organiserai des stages de survie pour cadres stressés où je les observerai se débattre frénétiquement, à la jumelle.

En attendant, je me déshydrate et l'air lui-même semble de plus en plus pesant au fur et à mesure de mon essoufflement. Ecorchures et sang évidemment. Les sangles du sac s'accrochent partout. J'ai perdu mes lunettes. Je continue. Je ne peux pas m'asseoir là et attendre un hypothétique hélicoptère. Quelques petites bêtes volantes m'évitent de grands moments de solitude, ce qui ne me calme pas pour autant. Je ne m'énerve pas. Sérénité. Zen de banlieue.

Certes il ne faut pas être très rusé pour se retrouver dans ce genre de situation. J'entends déjà les moqueries, des plus malins que moi, forcément. C'est toujours plus facile, vu du comptoir du bar.

Je ne me rappelle pas avoir connu de progression aussi lente. Un sentiment grandissant de frustration s'empare de moi. Impuissance. Emprisonné par des lianes qui poussent plus vite que je ne les écarte. Des anneaux de serpent dans lesquels je mets les pieds et qui me font trébucher ; le poids du sac qui me colle le nez dans les piques. Sisyphe, en moins bien, une loque humaine envahie de vieilles phobies, et le rythme cardiaque qui s'accélère. Piégé. Pas même le confort d'une voix à la radio que je n'avais pas sur moi, étant seul. Le portable ne passe pas. J'ai soif. C'est moi qui me suis fait avoir, je dois m'en sortir. Je ne risque rien ; même pas cardiaque, j'espère. Ce serait plus rapide de ramper, si je pouvais. Voler n'est plus qu'un souvenir lointain, une légende, Guillaumet dans les Andes. Au moins, je n'ai pas froid aux pieds. Humour qui nous sauve, parfois. Ce n'est qu'une question de temps. Chaque ronce se négocie. On ne retrouvera pas mon squelette décharné, les chairs mangées par les fourmis. On ne m'y reprendra pas non plus.

Pétanque et pêche à la ligne. Traumatisé à vie, la zapette à la main, la bière de l'autre. Bière. Bar. Espoir.

C'était long, très long, D'autres ont vécu des expériences encore plus dures, c'est sûr.

Quand l'orage a éclaté, quand j'ai fini par rejoindre le chemin, les trombes d'eau m'ont calmé. Les roulements de tonnerre ont évacué ma colère. La puissance du ciel a pris le pas sur celle des ronces. Irais-je jusqu'à dire que mettre un pied devant l'autre est alors devenu un plaisir ? Et que mon volcan intérieur a vu sa lave refroidir avec lenteur ?

Je me suis quand même enrhumé !


Pascal Legrand

imprimer le récit