Récits des TVL

TEMPS INCERTAINS 2004-03-24

Un pilote de brousse a toujours de bonnes histoires à raconter. Surtout s’il a volé en Guyane, à la frontière du Surinam. Volch avait quelques heures de vol et quelques aventures dans sa besace. Je crois qu’il était d’origine russe et que son vrai nom était Volchebnick (en russe l’enchanteur).

Aujourd’hui, vous pourriez le croiser dans les couloirs sans fin d’une aérogare internationale. Rien ne le distinguerait de ces brillants commandants de bord en uniforme de prestige entouré d’hôtesses de rêve. Il y a un mythe du long courrier, comme il y a un mythe de l’aventure. Ces énormes avions sont-ils encore à taille humaine ? Les paquebots des airs appartiennent-ils encore à l’espèce volante qui fait rêver l’enfant ? Survivre dans la jungle n’est pas la même chose que survivre à Roissy ou La Guardia. St Exupéry aurait cherché l’homme derrière la machine, et plus la machine est colossale, plus il faut de temps pour en faire le tour.

Les marins et les aviateurs ont en commun d’être de bons conteurs. Leur regard s’échappe dans les mers et dans les airs. Au fond des verres dans les bars, le dit du vieux marin s’envole vers les nuages.

Volch m’a parlé de pirogues et de prisonniers, de poudre d’or et de courrier, de putains chantantes et vomissantes dans son avion, d’indiens tombés des arbres, de cercueils traversant la carlingue, des tôles ondulées des aérogares de fortune, des terrains perdus dans les océans verts, des vols sans radio au-dessus des guérilleros, des haches et des machettes dans le cockpit, des hélices sauvées par miracle, de l’œil de verre de Corto Circuito, le mécano. J’ai essayé de retenir le sel de ses récits, mais ma mémoire me trahit. Ces aventures n’appartiennent qu’à lui. Je ne peux qu’espérer qu’il voudra bien les faire partager un autre jour, un autre soir, devant d’autres verres, en compagnie d’Abdul Bashur, capitaine de caboteur, notre vieille connaissance commune…. L’homme qui voyage voit-il passer le temps ? Eprouve-t-il le besoin de fixer ses souvenirs ? Le monde change parfois vite et le regard porté sur lui par les navigateurs des airs se dissout dans un brouillard envahissant.

La jungle des pistes de Roissy s’illumine le soir de lumignons violets, de clignotements où l’œil non-initié se perd plus que dans un tableau abstrait. Sur les queues des avions les logos sont les blasons de chevaliers de la guerre économique. Les turbines des réacteurs sonnent la charge du décollage. Les traces des combats d’atterrissage marquent le sol de l’arène. Quelques seigneurs dirigent le tournoi depuis leur tour avec vue sur le no man’s land, la garenne ou le lapin est roi. Tolkien guette et il y a là des portes vers d’autres mondes.

Le passager n’est pas toujours rassuré. Heureusement, la catastrophe n’est qu’occasionnelle. Heureusement, le passager ignore la plupart des incidents et des pannes ; il fixe son attention au-dessus de sa tête, il ferme les yeux. Il ne sait presque rien. La vie est dans le ventre de l’appareil, et elle doit y rester un certain temps. La toute puissance des moteurs est saisissante. Je ne fais pas parti des angoissés du transport aérien. A part les endives au jambon, c’est surtout l’orage qui m’inquiète, la violence de la nature. Elle est plus aveugle et aléatoire que celle des hommes. Le spectacle du tonnerre et de la foudre zébrant le ciel jusqu’au sol me renvoie à ces images de Zeus de mes livres d’enfant. Je crains le châtiment.

Volch a déjà été touché par la foudre. « Ça arrive », m’a-t-il dit. Je ne pense pas qu’il le prenne comme une punition divine, ni comme un signe du destin, mais plutôt comme le résultat de probabilités. Plus il passe de temps au milieu des éclairs plus les éclairs ont de chance. Piloter entre les nuages d’orage semble une folie ; trouver des passagers qui acceptent de prendre le risque semble encore plus fou. Que voulez-vous ! Ils doivent ou veulent se déplacer, voyager, et en plus être presque à l’heure. Le respect des horaires fait la réputation des compagnies de transport, terre - air - mer réunies. Imaginez-vous dans le cockpit entre deux cumulonimbus, avec leurs enclumes bien noires. Vulcain lève son marteau pour taper sur le moucheron indésirable. Et malgré tout vous êtes soulagé de n’être pas complètement dans le nuage. Cirage noir.

Tout est conçu pour qu’il ne se passe rien. Quelques circuits fondent dans le pire des cas. La foudre ne fait que traverser la carlingue, comme la boule de feu dans Tintin. Non ce n’est pas Dieu lui-même qui s’invite sans billet. Certaines fois, il n’y a que le bruit. Mais il arrive que la boule de feu flotte entre les rangées de sièges, avant de se décider à filer vers l’arrière. Wolch a vu un jour une hôtesse qui a baissé la tête, vision d’une esquive surréaliste pour éviter l’apparition. Rassurez-vous le train d’atterrissage est bien sorti quand même.

Lorsque le pilote automatique tombe en panne, ce qui n’arrive jamais bien sûr, il est bon de penser qu’il y a un homme qui sait faire face aux situations imprévues.

Quel dommage que les histoires des vols ordinaires de nos gros avions soient tellement moins pittoresques que celles des pilotes de brousse et que les bars d’aérogares soient plus aseptisés que les cabanes de planches de la forêt amazonienne. Les odeurs de poudre sont un peu différentes.

Je vous souhaite un bon voyage.


Pascal Legrand

imprimer le récit