Récits des TVL

FORME ET DEFORME 2000-07-25

C'est juste pour prouver que je ne suis pas si égoïste que ça, que je désire
vous faire partager mon petit nuage. Je ne suis pas dessus, je suis à côté, à
peu près à l'altitude de son sommet. Ce n'est pas une image ni une
discussion philosophique. C'est un vrai cumulus. Pourquoi le partager ?

Parce qu'il est beau, parce qu'il est unique, en son temps et son heure
éphémère. Parce que vous ne le verrez jamais comme je le vois, moi, qui
vole seul sous mon tapis volant. Il y a là quelque relent d'Orient, de narguilé,
de volutes sensuelles. Ce n'est qu'un nuage : je remercie la technologie
occidentale qui me permet d'accéder à mon mysticisme athée, sceptique et
aussi peu profond que le bassin à poissons rouges. Je suppose que j'ai
envie de vous en parler, de ce petit phénomène météorologique, pour me
libérer de quelque obsession par l'écriture. Je ne sais pas vraiment. En tous
cas, vous ne risquerez pas votre vie à me lire. Je n'ai pas

risqué la mienne plus que tous les jours. Il y a pourtant une petite fiole
d'aventure. L'aventure de l'instant vécu qui passe, que l'on cherche à
accrocher comme le poisson au bout de la ligne, le cliché qui voudrait être
un tableau, et reste une médiocre reproduction de la réalité, sans la recréer.

Je peux vous aider un peu avec quelques données. Je me demande jusqu'où
la précision est nécessaire. Mon GPS était branché, mais je n'ai pas
mémorisé la position. Auriez-vous désiré la connaître au mètre près à
l'instant T, alors que je ne suis qu'un point en déplacement dans la masse
d'air ? L'oiseau n'a pas ces repères de chiffres ; pourtant, il sait où il est. Je
suis au-dessus d'une rivière. Je survole une belle région, par une fraîche
journée de vent de nord-ouest, qui donne un ciel d'intervalle entre deux
perturbations d'un été pourri. Pour le moment satisfaction d'avoir profité de la
seule journée correcte de la semaine. Satisfaction d'avoir réussi à m'élever
au-dessus de la vallée de la Dordogne. Je vous dis mon contentement car je
suis au-dessus du Lot. Changer de vallée, c'est bien car on voit du pays
comme le colporteur d'antan. Je n'ai pas le moindre sponsor à vous vendre,
mais je dois dire que Belcastel, Rocamadour, Figeac vu du dessus, je ne
suis pas déçu.

Vous voyez mon état d'esprit quand je rencontre mon nuage. Je sais que
c'est abusif de me l'approprier de cette manière, mais nous savons duquel je
veux parler. Je peux même vous dire que j'étais au niveau de Capdenac.
Capdenac-Haut ou Capdenac-Gare (en bas, dans la vallée) ? -Question de
terrien, à mon altitude de 1500m par rapport au niveau de la mer. La
distance qui me sépare du sol est moindre. N'oublions pas nos références.
Moindre, mais suffisante pour qu'en cas de problème (je me demande bien
lequel) j'aie largement le temps de me voir tomber, de tirer la poignée et de
regarder s'ouvrir mon parachute. Les données sont stockées, accessibles,
mais au premier plan il y a une présence, toute temporelle, vivante. Le
stockage de données (data-storage en anglais dans le texte), fut-il très
évolutif, n'en représente pas moins la mort du vivant, au mieux une
simulation sans âme. Tandis que le petit nuage est là qui gonfle rapidement
et gentiment. Il a son éclairage changeant sur son fond e nuages d'altitude
et de ciel bleu. Il est dans mon 360 degré, car je tourne parfois pour monter
encore. Etonnant car je ne devrais pas dépasser son niveau. Si je l'ai
remarqué, c'est que je suis un peu plus haut que lui. C'est bien. C'est joli.
C'est un peu inhabituel, mais il n'y a pas le moindre cumulonimbus mangeur
d'homme au-dessus de moi, pas la moindre situation orageuse en vue chez
météo France. J'ai évalué la journée et je sais qu'il me suffit d'accélérer un
peu pour quitter la zone d'aspiration sans problème, avec le plaisir de la
vitesse en prime.

C'est donc l'esprit serein que je le regarde. Vie et mort d'un nuage. Il est
blanc, il est gris, il est ébouriffé, il se désagrège, s'évanouit, s'efface. Mais je
sais qu'il était là. Il était dans mon Ouest. Au loin l'embouchure et la mer
q'on ne devine pas. Demain le mauvais temps ; J'espère que cela vous aurait
plu. Bien sûr on ne peut pas toujours être sûr. Le vertige ?. n'est pas à
craindre dans cette situation je vous assure.

C'est mon film, mon angle de vue. A l'Est les montagnes se dessinent sur
l'horizon. Les sources. Devant moi, les mines d'Aubin et de Decazeville,
noires entailles dans le vert et jaune du paysage, villes encaissées. Je m'en
vais sur le plateau, avec ses beaux champs qui peuvent être des
atterrissages accueillants, si les petits nuages ne naissent plus au même
rythme. Ce vol n'est pas le Lot de tout le monde. Vous continuez ou je vous
laisse avec le fantôme de mon nuage.

Rassurez-vous, je ne cherche pas à faire du prosélytisme. En effet, comme
il faut être au bon endroit au bon moment, il peut être difficile de s'y retrouver
à plusieurs.

Mais le ciel est grand. Je pourrais vous trouver une petite place, au 7ème
étage, nuage numéro 9. Ensuite, vous serez comme moi : quand votre petit
nuage sera parti, il faudra vous en souvenir, ne pas vous perdre, chercher le
suivant ou atterrir. Bon vol


Pascal Legrand

imprimer le récit