Récits des TVL

TRIPLE BUSE 2008-06-02

« Le compte y est » dit le barman en me rendant la monnaie et il ne se trompait pas.
Par contre, dans l’histoire, il y a beaucoup d’erreurs, ce qui est normal pour l’homme.
L’homme en question, c’est le Baron Pierre de Turquoise, qui règne sur les terres de Malac-la-Côte, où il a château au milieu des forets. Ses gens y cultivent des fleurs magiques qui donnent des pouvoirs étonnants, dont celui de voler. Du moins, c’est ce que dit le barman.

Pierre est grand et fort. Mais il n’est pas entièrement satisfait de son sort. Malgré la beauté de son domaine, il veut voir le monde. Ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’il réussi à le parcourir, non sans quelques artifices, non sans quelques aléas, grâce à certains phénomènes étranges.

Son travail requiert qu’il parcourt des rangées de fleurs alignées sur des distances qui défient le regard. Alors au fur et à mesure de sa marche, son regard s’endort, et il finit par faire une petite sieste au milieu des fleurs. Quand il s’endort, il a la vision d’un tunnel où les pistils se mêlent aux corolles dans un monde aux couleurs de l’arc en ciel.

Il continue alors sa marche jusqu’au bout du tunnel, où l’attend un oiseau qui commande à ses rêves. C’est tout simplement une grande buse très variable qu’il appelle Docteur Labuse. Elle le fixe de son œil de rapace, et ses serres se posent délicatement sur son crâne lisse. Il la nourrit de limaces oranges et épicées, ce qui finit toujours par leur donner des idées buzzardes : c’est la raison pour laquelle il y a des mots qui mutent.

On ne passe pas d’un monde à l’autre sans transformations, progressives heureusement, et se déplacer dans la troisième dimension n’est pas toujours facile. Essayez de lever les deux pieds sans être assis et vous verrez.

Labuse est évidement une fée du vol et de l’aventure, ce qui peut s’avérer dangereux. Pierre n’en a cure. « Ce qui est fée est fée » dit-il avec sagesse, « mais, méfions nous des boomerangs, des peintures du pays du rêve, du son du didgeridoo, du lion d’Afrique, du Narval et de la sorcière bouffarde ». Ce qui fait déjà pas mal de choses à surveiller.

Ils s‘envolent néanmoins avec joie et quelques sandwichs vers des contrées inconnues pour se mesurer au prince des nuées. Le royaume du prince est plein de mystère, et pour y pénétrer, il faut relever au moins trois défis. : il faut décrocher les nuages, prévoir la distance et avoir la vitesse. Le prince est gardé par son dragon gazeux, lequel produit des pets dangereux qui secouent l’atmosphère, et les tripes de Pierre.

Il n’est cependant pas sans armes pour se défendre, car il possède une corne de Narval et la boule des vents d’Eole. Celle-ci contient entre autre la pétole, la braffougre et le pet de lapin. Il faut en user à bon escient. Le bonnet d’âne est inefficace, tout comme l’évent de baleine. C’est assez compliqué parfois, mais quand le temps déploie ses ailes, ce n’est pas sans une certaine majesté.

Le vent siffle alors comme une locomotive dans le froid des altitudes. La distance est abolie par la vitesse, et l’œil de Pierre devient rétine de rapace guettant des scintillements de gemmes magiques et des reflets enchanteurs aux portes des déserts.

Les incrédules disent qu’il s’agit de mirages qui tombent des nues, surpris par la réalité et qui s’écrasent sur les étendues vibrantes de chaleur de la mer de Watt. Impossible bien sûr car cette mer n’existe pas.

Les fleurs s’alignent en rouleaux de printemps, et les couleurs tourbillonnent en ondes porteuses et tapis volants. Des fumées de narguilé montent sur la campagne : d’une ville à l’autre, les califes célèbrent son passage. Les éléphants barrissent, les étalons hennissent. Pierre tisse sa toile d’un sillage de vapeur qui va de Samarkand à Villeneuve-sur-Lot.

Les transparences de l’air sont pourtant éphémères, et il faut bien redescendre sur terre.

L’horizon rubis s’opacifie petit à petit. Les rayons réfléchis des rivières rasent les arbres aux feuilles d’argent. Les brises se calment. Les eaux vont s’endormir.

C’est alors que Pierre, un peu assoiffé se réveille et va raconter ses visions au bar tabac du Narval.

« Ça ira pour aujourd’hui » lui dit le barman. « Vas donc voir dans ta plate-bande si j’y suis ».

Le barman en a entendu d’autres : on ne lui fait pas, à lui, le coup du coude au comptoir.


Pascal Lgrand

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