Professorat des écoles : quelle pluridisciplinarité dans le métier, quelle pluridisciplinarité dans la formation ? Professorship in primary schools: multidisciplinarity in the profession, multidisciplinarity in the training programs?

Jean-Pierre BOREL 

https://doi.org/10.25965/lji.678

L’université de Limoges a ouvert en septembre 2021, dans le cadre d’un programme national, une formation, portée par la Faculté des Sciences et Techniques et en collaboration avec le lycée Turgot de Limoges, pour une meilleure formation des futurs professeurs des écoles. Il s’agit d’un métier qui, en France, touche à toutes les disciplines. Cette nouvelle formation réunit toutes les disciplines liées au métier. Il s’agit là d’un réel progrès par rapport à des licences par essence mono disciplinaires. Cependant, il y a encore du chemin à parcourir pour arriver à un caractère réellement pluridisciplinaire de la formation, et du métier !

As part of a national program, University of Limoges opened in September 2021 a bachelor training program, carried out by the Faculty of Science and Technology and in collaboration with the High School Turgot in Limoges, for a better training for future primary school teachers. This is a real step forward compared to usual Bachelor which are essentially based on a single academic discipline. However, there is still a long way to go to achieve a truly multidisciplinary nature of training, and also for the profession !

Sommaire
Texte

Introduction

Le constat d’une dégradation des résultats obtenus à l’école primaire en France est fait, et la place du pays dans les enquêtes internationales continue à se dégrader. Une action récente conjointe des deux ministères (enseignement scolaire et enseignement supérieur) a été de proposer une nouvelle manière de former (une partie des) les futurs professeurs des écoles. Cela a concerné le bloc master, puis les licences. L’avancée en licence consiste à proposer une formation nettement plus large pour ce qui est des disciplines enseignées, par opposition aux classiques licences essentiellement mono-disciplinaires. Cela rejoint le futur métier de l’enseignant en primaire, qui doit prendre en charge l’ensemble des disciplines, du moins en France car d’autres pays ont fait d’autres choix.

1. La situation actuelle en France

L’école primaire représente huit années de formation, maintenant obligatoires. L’enfant y entre à trois ans, en sort à onze ans. C’est presque quatre fois plus ! Aucun autre tronçon du système scolaire et universitaire ne connaît un tel écart. Ces huit années sont découpées en deux : école maternelle puis école élémentaire. S’y superposent, au niveau des apprentissages, des cycles : cycle 1 des apprentissages premiers (petite / moyenne / grande sections) puis cycle 2 des apprentissages fondamentaux (CP – CE1 – CE2) enfin cycle 3 de consolidation (CM1 – CM2 – 6ème).

Il y a donc une très grande variété des apprentissages, en termes de contenu et de niveau, mais aussi en terme de discipline même si ce mot est peu adapté pour l’école, ou en tout cas ne doit pas être vu dans son sens universitaire. Néanmoins, le résumé « lire – écrire – compter » est souvent fait, qui pourrait laisser croire que deux tiers du temps sont consacrés à la langue, un tiers au calcul, et le reste ( !) aux autres.

Il s’agit donc d’une formation dans un très large spectre « disciplinaire », et cependant elle est confiée chaque année à un unique enseignant, à quelques exceptions très mineures près.

Ces enseignants – appelés alors instituteurs – étaient il y a trente ans prérecrutés dans les écoles normales après la classe de troisième. La situation a radicalement changé depuis, puisque le professeur des écoles (PE, nouveau nom officiel de ceux qui sont restés en fait les « instits ») est maintenant recruté sur un concours (le CRPE, concours de recrutement des professeurs des écoles) dont la place varie régulièrement, et doit parallèlement être titulaire d’un master. En pratique, on constate une forte proportion de PE issus de la licence mention Sciences de l’éducation, et une place importante du Meef (Master « Métiers de l'enseignement, de l'éducation et de la formation ») 1er degré, organisé au sein des Inspé (institut nationale supérieur pour le professorat et l’éducation). La proportion des PE ayant un socle de formation scientifique est inférieure à 10 %.

Figure 1 : score en mathématiques / CM1 / Timss 2019

Figure 1 : score en mathématiques / CM1 / Timss 2019

rapport Timss 2019

Note de bas de page 1 :

Tous les quatre ans, les dernières remontent à 2915 et 2019. Ces enquêtes sont réalisées à deux niveaux, CM1 et 4ème, au collège donc.

Note de bas de page 2 :

Noter que dans la terminologie internationale, Sciences signifie « sciences expérimentales » et que les Mathématiques sont un champ distinct.

Les enquêtes internationales, et principalement Timss1 (trends in international mathematics and science study) montrent qu’en mathématiques et en sciences2 la situation de la France est mauvaise, surtout en comparaison avec les grands pays comparables, et qu’elle continue à se dégrader. À l’exception des pays des Balkans, la France est dernière en Europe... Le tableau ci-dessus montre la situation en mathématiques, elle est analogue en sciences expérimentales. Et dans les deux cas, la place de la France baisse entre 2015 et 2019. Pourtant les volumes horaires réels, déclarés comme réalisés dans les écoles, sont nettement supérieurs en France, comme le montre le constat fait en 2015 :

Figure 2 : volumes horaires annuels en mathématiques (moyenne en élémentaire)

Figure 2 : volumes horaires annuels en mathématiques (moyenne en élémentaire)

Tableau issu des données Timms 2015

Le constat est exactement le même en 4ème. Noter qu’en France, pays de Descartes, le rapport de volume entre mathématiques et sciences expérimentales est très différent des moyennes internationales, au profit des mathématiques.

2. Le projet national PPPE : programme préparatoire au professorat des écoles

Il s’agit d’un programme national, lancé fin 2020 à l’initiative des deux ministères en charge de l’enseignement scolaire (MENJS) et de l’enseignement supérieur (MESRI). Deux vagues de projets ont été retenus, d’une vingtaine chacun, pour le premier avec ouverture à la rentrée 2020 (Limoges en fait partie), pour le second avec ouverture à la rentrée 2021. L’objectif est d’assurer une forte formation pluridisciplinaire importante, dans l’objectif du métier de PE, pour environ 15 % du flux de recrutement annuel.

Ces licences sont proposées comme parcours au sein de licences existantes, en prenant la moitié de leur volume, et en y ajoutant pour l’autre moitié un programme adapté au futur métier de PE, et reprenant l’ensemble des disciplines de base enseignées au lycée.

Cette seconde moitié est confiée à un lycée, qui est donc partenaire de l’université, qui bien entendu délivre le diplôme de licence, et en assure la première moitié. Une évolution en biseau est prévue (plus de lycée au début, moins à la fin). L’Éducation nationale a construit des éléments de cadrage, assez précis mais annoncés comme indicatifs, pour chaque discipline, et pour la seule partie lycée.

Au-delà de la partie pluridisciplinaire, la préparation au futur métier doit être confortée par un accompagnement individualisé, des cycles de conférences, et des stages en milieu scolaire, un par année d’une durée globale de 3 à 4 semaines, dont le dernier en troisième année à l’étranger.

Initialement présentés comme des classes préparatoires, les PPPE sont finalement identifiés dans Parcoursup séparément de leur licence support, mais n’y figurent pas comme formation sélective. L’objectif est, pour chaque PPPE, d’avoir une « classe » de 25 à 40 étudiants.

3. La déclinaison choisie à Limoges

3.1. Présentation du PPPE FST – lycée Turgot

Bien que retenu dès la première vague, le projet de Limoges a des caractéristiques très particulières, en limite de l’appel à projet. Ces caractéristiques proviennent de l’existence préalable, à la faculté des Sciences et techniques, d’une formation avec le même objectif professionnel et le même caractère pluridisciplinaire concentrée sur la troisième année de licence, en licence Sciences et technologies après avoir été une sorte de parcours commun à toutes les licences de la faculté.

Cette licence, identifiée sur Parcoursup depuis quatre ans, diplômait régulièrement entre 20 et 25 étudiants. La quasi-totalité poursuit en Meef 1er degré, donc dans le même projet professionnel.

L’originalité de notre projet est de totalement imbriquer les deux moitiés prévues dans le modèle, pour construire dans toutes les disciplines, et donc dans toutes les Unités d’Enseignement, des équipes enseignantes mixtes entre collègues de l’université et collègues du lycée. Le lycée partenaire est le lycée Turgot, à Limoges, choisi à la fois pour ses proximité thématiques (le lycée a une forte composante Sciences et techniques au travers de ses BTS) et géographique.

On constate cette année :

  • une bonne réussite de la première promotion, sur les 46 étudiants initiaux (dont plusieurs redoublants) 34 ont réussi leur L1 totalement et continuent en L2, 4 l’ont réussi presque totalement et continuent avec un contrat pédagogique permettant d’étaler leur formation sur quatre années ;

  • une bonne attractivité sur Parcoursup, dont la phase complémentaire n’a été ouverte cette année que pour un étudiant début septembre. La seconde promotion comporte 45 étudiants et aucun redoublant.

  • Le contenu a été organisé de manière régulière, autour de six grandes UE qui se répètent pendant les six semestres, avec bien sûr des contenus et des enseignement variables :

  • Français (dont didactique) ;

  • Mathématiques (dont didactique, histoire) ;

  • Humanités (anglais – histoire-géographie – arts – musique) ;

  • Sciences expérimentales (physique – chimie – sciences de la vie – sciences de la terre – technologie – histoire des sciences) ;

  • APSA (activités physiques sportives et artistiques) ;

  • C3E (connaissance de l’enfant, de l’enseignement, de l’école) qui regroupe tous les enseignements et outils en lien avec le métier de PE (philosophie et valeurs de l’école – physiologie et psychologie de l’enfant – TICE (technologies de l'information et de la communication) – statistiques outil – voix et corps) ainsi que les stages.

Lors du dernier semestre sur les six que compte cette formation, chaque étudiant doit réaliser un mémoire pluridisciplinaire sur un sujet associant des enseignements suivis et des constats dans la classe.

Les équilibres relatifs entre ces divers blocs sont représentés figure 3, en horaire d’enseignements, puis crédits ECTS* (les fondamentaux français et mathématiques sont accentués) et enfin en volume horaire estimé du travail étudiant, où le travail de stage apparaît nettement.

*ECTS pour European Credit Transfer and Accumulation System ; il s’agit d’un système européen qui traduit le volume d’apprentissage et la charge de travail associée. Par exemple, une licence compte 180 ECTS.

Figure 3 : équilibre entre disciplines

Figure 3 : équilibre entre disciplines

équipe PPPE

Le calendrier est copié sur celui du lycée, donc très différent de celui de la faculté : travail nonstop, hors vacances, du 1er septembre au 15 juin. Mais le contrôle des connaissances est de type universitaire – c’est une licence – et se fait sous la forme d’un contrôle continu intégral sans sessions d’examen, forme peu classique dans le monde universitaire, et très éloignée de la logique du lycée.

3.2. Une première analyse sur le fonctionnement

Le travail ensemble université-lycée est un facteur net de réussite des étudiants. Au lieu d’avoir deux objectifs (un au lycée centré PE, un à l’université centré sur une discipline), ils n’en ont qu’un, qui plus est adapté à leur projet. Le caractère pluridisciplinaire complet de la formation ne les déroute pas, puisqu’ils sortent juste du lycée. Et même si certains ont clairement des préférences pour une ou deux disciplines, leur projet professionnel fait qu’ils comprennent le caractère pluridisciplinaire de leur formation.

Par contre le travail à conduire ensemble par les équipes mixtes est lourd. En plus des problèmes techniques et administratifs liés aux grandes différences réglementaires et de fonctionnement entre lycée et université, il faut s’accorder sur des contenus – ici les éléments de cadrage sont un premier élément intéressant – et sur la manière de travailler ensemble. Il faut également s’acclimater à des éléments inhabituels, comme le contrôle des connaissances, la durée des créneaux (souvent deux heures, durée inhabituelle à la faculté), etc.

3.3. Et la pluridisciplinarité

Clairement, la formation traite de beaucoup de disciplines, mais les laisse dans des cases séparées. Cela correspond aux habitudes à l’université, aux habitudes au lycée. Cela correspond aux éléments de cadrage, présentés par discipline. Cela correspond également aux envies et/ou habitudes des étudiants, qui sont souvent gênés dès qu’un travail mélange divers aspects issus de chapitres différents au sein d’une même discipline. Alors venant de plusieurs disciplines...

Les UE fonctionnent donc de manière étanche les unes par rapport aux autres. Plus surprenant, il en est de même au sein des disciplines enseignées au sein d’une même UE : rien entre sciences expérimentales, entre discipline et sa propre didactique.

Ce constat pour la première année sera peut-être à nuancer assez vite : un lien entre la discipline mathématique et l’histoire des mathématiques va être essayé, des projets existent entre anglais et musique et arts, une activité va être réalisée entre français et musique autour de l’opéra. Donc de petites tentatives avec l’espoir de les voir se multiplier, et l’idée que le futur PE saura dans son métier associer, lorsque c’est possible, des approches diverses sur un même objet.

Il nous reste aussi le mémoire pluridisciplinaire, encore à l’état de projet puisqu’il concerne la troisième année et donc ne commencera qu’en 2023. C’est probablement le vrai enjeu de la pluridisciplinarité dans cette licence. Mais il va falloir convaincre :

  • les enseignants que même si travailler ensemble en étant de disciplines différentes est lourd, le jeu en vaut la chandelle ;

  • l’instituition, ici notre université, que si on ne rémunère pas l’effort demandé à sa juste hauteur, on n’obtiendra pas l’investissement des collègues.

Ni l’un ni l’autre ne sont encore assurés. Si les enseignants y croient, si l’université y croit, cela devrait marcher.

Conclusion

Si l’enseignement dans les écoles primaires se veut en France totalement pluridisciplinaire et effectué – essentiellement – par un enseignant unique, il est en fait pratiqué essentiellement en laissant chaque discipline dans « sa » case : programme, horaire, etc. Il en est de même pour la formation des futurs professeurs des écoles. Y introduire des connexions entre disciplines demande du temps, de l’énergie, la volonté des enseignants concernés, et un soutien des institutions. Il s’agit d’un défi complexe, dans un système sous tension. Il faut se donner le temps, et commencer modestement : vouloir aller trop vite pourrait conduire à beaucoup parler de pluridisciplinarité, mais en fait à ne rien faire réellement.