Des jeux vidéo comme œuvres et véhicules expérientiels
Un potentiel de plaisirs contre-culturels Video games as artistic works and experiential vehicles, a potential of counter-cultural funs

Thierry Serdane 
et Claire Siegel 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.993

Plus que le simple fun qui revient comme un leitmotiv dans la description des jeux vidéo, certains de ces objets dépassent la sphère mercantile de l’expérience de l’immédiateté et de l’éphémère pour délivrer un plaisir plus complexe qui passe au travers des différentes strates du médium vidéoludique. C’est de ce plaisir et de son potentiel contre-culturel dont il sera question par la proposition du concept de « véhicule expérientiel », comme co-construction d’expérience, mettant en relation l’intention d’un concepteur inscrite dans les valeurs de son époque et le voyage proposé au cœur de l’usage du joueur, pilote de son expérience.

More than just fun, which is a leitmotiv in video game description; some of these objects go over the mercantile realm of the experience, the immediacy and the ephemeral in order to deliver a more complex enjoyment, a form that travels through the different strata of the video game medium. This pleasure and its counter-cultural potential are at the center of the concept developed in this article: the “experiential vehicle”. This concept shows a co-construction of experience, which relates to the intention of a designer inscribed in his or her time's values and to the journey proposed at the heart of the player’s use, driving force of the experience.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

La pluralité de plaisirs liés aux environnements numériques semble aller de soi. Le paysage contemporain du jeu vidéo, dans ses formes industrielles, indépendantes, artistiques ou militantes, nous en donne à observer divers registres. Si rien ne permet d’associer directement ces registres à ces formes, nous soutenons que les modalités de leur production comme les intentions de leurs auteurs induisent des expériences elles aussi bien distinctes.

Note de bas de page 1 :

Sans mettre en œuvre une méthodologie sociocritique (Edmond Cros, 2003) nous proposons de nous intéresser aux valeurs de notre société contemporaine qui transparaissent dans le champ des plaisirs et des expériences vidéoludiques. Cet article présente les prémices d’une recherche sur l’homologie structurale des expériences proposées par les productions vidéoludiques et leurs corrélations structurelles historiques.

Dans une société globale où l’ethos du jeu a pris le pas sur celui du travail, où le capitalisme culturel marchande l’expérience humaine à travers des formes de plus en plus éphémères (Rifkin, 2000), il nous semble utile de discuter le caractère de ces expériences vidéoludiques. Notre première partie s’ancre dans une démarche qui relève de la pensée critique1. L’objectif est d’interroger la tension entre la qualité d’expérience projetée par leurs « concepteurs » et le marché de l’expérience. Comment dans sa recherche d’efficience l’économie du secteur tend-elle à parcelliser chaque jour un peu plus ce qui ne peut plus être qualifié que de temps d’expérience ? Le point de vue de la réception des jeux vidéo, largement débattu, laissera place dans notre discussion à celui de leur instanciation, mettant de côté un temps le média pour questionner le médium, comme matériau brut dans le domaine des arts plastiques mais également comme milieu porteur de symboliques sociales.

Quand le jeu vidéo est pensé comme dispositif technique, quand le médium se fait véhicule complexe, la question de la qualité de la relation au dispositif se pose, et quand le voyage, l’expérience, prennent le pas sur la destination, alors le véhicule devient expérientiel. C’est de ce concept de véhicule expérientiel dont il sera question dans la deuxième partie. De sa généalogie d’abord, qui précède celle du jeu vidéo, de la distinction entre le rôle de passager ou celui de pilote supposé tenu par le joueur ensuite, qui impose un design d’individuation des dispositifs.

2. Société de l’expérience

Au cœur des marchandises de notre société contemporaine, on retrouve l’expérience. Si originellement l’expérience décrit une forme de relation au monde qui permet de connaître l’environnement dans lequel nous évoluons sous ses formes particulières et sensibles, l’expérience est aujourd’hui un concept galvaudé. Détournée, récupérée et instrumentalisée, l’expérience se trouve prise dans un procédé marketing inversé : elle vient substituer ou augmenter les valeurs des objets. L’objectif de cette stratégie du « marketing expérientiel » (Cova, 2004) est de vendre un au-delà du produit, que l’on peut facilement comparer au concept d’hyperréalité de Jean Baudrillard. Nous vivons dans le simulacre, dans l’hyperréel où l’original, le référentiel tend à disparaître, voire n’existe déjà plus (Baudrillard, 1981).

Cette artificialité de l’expérience se rapproche du concept de halo utilisé par Gilbert Simondon et mis en relation avec celui de l’aura de Walter Benjamin (Bontems, 2007). Si Benjamin constate la perte de la singularité (Benjamin, 1939, éd. 2011), de l’unique qui caractérise l’aura des œuvres d’art à l’heure de la reproductibilité technique, Simondon entre en résonance avec le concept d’halo technique préindustriel qui caractérise une « résurgence d’espérance d’être pris avec le monde » (Bontems, 2007). Ce halo s’inscrit dans les logiques marchandes du capitalisme puisqu’il est une construction artificielle de la valeur des objets techniques, une reconstitution virtuelle de la manufacture, a posteriori sur des objets qui ne possèdent pas d’aura. Ce halo peut être comparé à l’expérience construite de manière artificielle autour des objets de notre quotidien : il représente un au-delà de l’objet physique, une nostalgie de la singularité qui est mise en vente. Pourtant, il ne s’agit plus que d’une virtualité autour de l’objet, d’une idée qui n’existe plus : l’objet est vidé de son expérience originelle, vidé de son sens. La construction artificielle du halo apparaît comme le pendant de la perte de l’aura. Dans le marketing expérientiel, c’est ce halo, cette illusion que l’on cherche à rajouter aux objets marchands, comme s’il était possible de recréer l’âme singulière de ces derniers de manière factice.

Note de bas de page 2 :

Stratégie d’Apple 1979-1984 visant à rendre conviviale l’informatique afin que l’informatique dépasse la sphère utilitaire et que chaque foyer ait envie d’être équipé de « sa propre zone d’expérience » (Triclot, 2011).

« Marchandise du XXIe siècle » (Triclot, 2011), le jeu vidéo n’échappe pas à cette stratégie. Né des logiques reproductrices du numérique et aujourd’hui étendard de la dématérialisation, les jeux vidéo sont des œuvres sans aura. Produits industriels, ils se retrouvent eux aussi entourés de ce halo, symptôme de la construction d’expérience préconçues qui laissent apparaître l’hégémonie de ce fun marchand, héritier de l’entrée de la convivialité en informatique2 (Jacques, 2010). Cet habillage expérientiel artificiel n’est pourtant pas la seule facette du jeu vidéo. Le jeu vidéo ouvre également un espace propice à l’expérimentation artistique et à des plaisirs autres. Il s’inscrit dans cette complexité entre fabrique de produits expérientiels – dont l’expérience n’est pas une intention féconde et travaillée de la part des concepteurs, mais un simple habillage marchand – et créations d’œuvres qui se font le véhicule d’expériences réelles capables de toucher le joueur et qui se trouvent là, au prémisse du projet, comme une empreinte qui va s’inscrire à l’intérieur de chaque pièce composite du médium vidéoludique.

3. Le jeu vidéo : un hypermédium ?

Si traditionnellement, le jeu vidéo est considéré comme un média, nous préférons en parler en termes de médium. En effet si médium et média partagent la même origine, ces deux termes rencontrent des acceptations qui aujourd’hui en font des concepts signifiants autonomes.

3.1. Média et Médium

Dans le langage courant, les média s’apparentent au support de communication, souvent rapprochés des mass médias, tels que la télévision ou la radio. Aujourd’hui, c’est encore un autre phénomène que l’on voit apparaître au travers des social médias, tels que Facebook ou Twitter. Le jeu vidéo s’inscrit dans le champ des médias parce qu’il est un objet communicant. Pour reprendre la définition des médias de Régis Debray (2000) et en la rapprochant du jeu vidéo, ceux-ci permettent la circulation de données à travers l’espace : ils sont moyens ou supports techniques de communication. Les jeux vidéo entrent dans cette catégorie d’objets communicants qui assurent le transport de données. Il paraît, cependant, évident que les jeux vidéo ne sont pas de simples moyens de communication mais qu’ils s’inscrivent dans une fonction de transmission. En ce sens, ils sont aussi et surtout des médiums.

Pour Régis Debray, le médium assure un transport du message dans le temps. Le médium assure la survie du message : il est un moyen mnémotechnique, dans lequel s’inscrivent les arts. C’est en effet cette dynamique de conservation, de mémorisation qui traverse le temps que l’on retrouve dans les œuvres d’art, peu importe les publics et les dispositifs techniques utilisés. L’œuvre contient dans son médium plastique la marque d’une technique comme la trace idéologique de l’outil mais elle comporte aussi les aspirations du concepteur comme sujet culturel, traversé par les tensions d’une époque. Considérer et s’approprier le jeu vidéo comme un médium permet de l’inscrire dans des intentions nouvelles, à la fois dans celle d’une transmission générationnelle faisant apparaître la complexité de sa dynamique et de ses possibles, mais aussi dans des qualités artistiques plastiques qui ne peuvent être révélées que dans les mains de certains concepteurs.

3.2. Hypermédia et hypermédium

Le jeu vidéo est également considéré comme un hypermédia car il détient la possibilité d’incorporer et de mettre en abyme les logiques d’autres médias, présence de la télévision, de documents, de radio etc. C’est notamment le cas de GTA IV (Mauco, 2013) qui utilise une multiplicité de canaux pour inscrire la critique et le détournement du rêve américain comme un arrière-plan continu, donnant ainsi relief et complexité à cet univers subversif.

3.2.1. Images vidéoludiques

Au même titre qu’il est possible de voir dans les jeux vidéo des hypermédias, il est possible de voir en eux des hypermédiums. Pour cela, revenons un instant sur les différents médiums qui composent le jeu vidéo. Le premier médium est certainement l’image : c’est lui qui séduit, et qui apparaît comme le médium le plus prégnant. L’image porte un discours et des valeurs qui apparaissent au cœur de la technique, dans les choix chromatiques, de compositions, ou encore matériels. L’image
– mais ceci est valable pour tous les médiums composites du jeu vidéo – apparaît d’abord comme un matériau qui dans la technique, la modélisation ou le travail va donner naissance à un ensemble signifiant, cohérent, émotionnel, celui du message forgé et construit suivant l’intention de son concepteur inscrite dans les valeurs de son époque. Ce n’est que dans une maîtrise du médium que le matériau dépasse sa condition d’objet pour s’inscrire dans un réseau qui fait sens, qui émeut, qui peut modifier les agencements physiologiques de celui qui le regarde – il y a mouvement et modification corporelle dans la sensation ou la prise de conscience qui apparaît lorsqu’émerge du matériau l’expérience.

Loin de soutenir un formalisme du médium vidéoludique, un peu à la manière dont Greenberg pourrait décrire une toile, nous pensons que le jeu vidéo comme hypermédium donne le jour à un message qui s’inscrit à la fois dans l’air du temps et à la fois dans les intentions, les choix et la maîtrise des outils par les concepteurs. Ces choix constituent « l’intendance » (Debray, 2000, 62), en amont de l’idée et permettent l’incorporation du message au cœur des moyens techniques.

Ce médium de l’image que l’on retrouve dans le jeu vidéo connaît une longue et riche tradition qui remonte aux premières figurations pariétales dans les grottes de Lascaux, aux grands peintres de la Renaissance, mais aussi aux photographies et premières images animées. Si le jeu vidéo, lui, contient des images issues de techniques numériques, l’acte de créer des images, et le regard du créateur associé, n’échappent pas à cette histoire de l’art. Ainsi les images vidéoludiques contiennent en elles des morceaux de l’histoire au cœur des techniques employés par leur designer. Malgré ce potentiel créatif et ce plaisir esthétique associé à l’image, on peut remarquer que la majeure partie des jeux vidéo renonce à mettre en scène la richesse de cette tradition pour se concentrer sur les techniques performantes et innovantes liées à l’utilisation de la 3D et au texturing réaliste et haute définition. Ce renoncement à l’histoire des images participe d’une culture globalisée et de l’accès immédiat et marchandisé (Rifkin, 2000). Il traduit également un déni à penser le jeu vidéo et ses images interactives dans leur potentiel critique, en négligeant de se pencher sur le contenu sémiotique de celles-ci. Dans ce rejet de la tradition des techniques de l’image, le jeu vidéo se ferme à la pensée du jeu vidéo comme médium dans sa composition matérielle, spécifique et dans sa médiation symbolique. Il se ferme également à un potentiel d’expériences esthétiques.

3.2.2. Écriture vidéoludique

Note de bas de page 3 :

Le concept d’architecture narrative proposé par Henry Jenkins permet de nous positionner à la fois sur le terrain des ludologues et des narratologues en englobant ces deux propensions du jeu vidéo et en l’inscrivant dans une dimension nouvelle, celle de l’espace.

Sans nous attarder sur les différents médiums qui sont en interconnexion au service du message, qui transmettent de manière simultanée différents discours en accord ou en dissonance pour le joueur, il est possible au même titre que l’image de parler du son dans les jeux vidéo. Sans en faire un état des lieux, les traditions sonores et musicales connaissent un meilleur accueil que les traditions visuelles dans la sphère vidéoludique. La musique peut puiser dans différents registres des plus anciens aux plus récents avec pour ambition de créer des émotions, liées à un lieu, à une action ou à une époque. Nous pourrions également parler de l’usage du texte, sous la forme de livres, de documents, ou d’indications qui s’inscrit très souvent directement dans le registre narratif et littéraire du jeu vidéo. Mais nous pourrions parler plus généralement du processus d’écriture du jeu vidéo dans son architecture mécanique, moins visible à l’œil nu. Celui-ci nous rapproche au plus près du jeu vidéo, dans l’inscription de ce langage codifié ou algorithmique qui traduit les procédés de game design et de level design en un programme jouable et interactif. En observant les processus de création d’un jeu vidéo, le game et level design s’inscrivent eux aussi comme des médiums qui empruntent à différents arts. De l’architecture narrative3 (Jenkins, 2004), à la mise en scène théâtrale tant dans les décors que dans ses acteurs (Mabillot, 2008), au positionnement cinématographique de la caméra, ou encore à l’écriture interactive et ludique du gameplay, chacun de ces procédés colorent le game design d’une complexité artistique et technique qui participe de la pensée du jeu vidéo comme d’un hypermédium.

Le rôle du game design, en assurant la cohérence et l’unicité de l’expérience vidéoludique, laisse apparaître le caractère hétérogène du jeu vidéo comme création collective et comme espace d’expression pour chacun de ses designers, quels que soient leurs domaines. Le caractère hétérogène du jeu vidéo ouvre sur une réflexion de cet art du 21e siècle, comme celui d’un art total qui incorporerait en lui différentes formes artistiques pour dire le monde. Cet aspect collaboratif justifie en partie cette nature multiple du médium du jeu vidéo, mais souligne également la difficulté de travailler cet argile à plusieurs mains, ou bien cet assemblage de pièces mécaniques pour faire apparaître, dans toute sa cohérence, l’œuvre vidéoludique, ou le véhicule expérientiel.

4. Le véhicule expérientiel

Note de bas de page 4 :

Le véhicule expérientiel laisse des traces et s’agissant du jeu vidéo, cette propriété nous évitera l’écueil d’embrasser un trop large corpus et la tentation d’une catégorisation certainement féconde mais éloignée de notre réflexion. Réflexion encore en construction sur le processus de création d’expériences marquantes dans les environnements numériques comme sur le design des dispositifs permettant de les expérimenter.

Le message qui survit à l’information peut se cristalliser en trace. Cette trace s’inscrivant comme souvenir, elle se donne à voir quand l’on se retourne, mais quelquefois sa présence est bien plus intime4.

4.1. Concept de véhicule expérientiel

Quand nous avons formulé ce concept pour la première fois, il y a déjà quelques années, nous avons mené une recherche d’antériorité qui ne nous a pas permis d’enrichir notre propre réflexion, ni poussé à nommer différemment la forme que nous avions identifiée. Le besoin de qualifier cette forme comme distincte d’autres formes que peut prendre le jeu vidéo se pose comme constitutive de l’intérêt que nous portons à ce média. La nature des émotions perceptibles lors de l’usage de ces dispositifs ne relève pas des plaisirs associés habituellement au divertissement, au fun, à l’immédiateté, à l’éphémère, au léger. La distinction de « jeu sérieux », trop large, trop floue ne nous a pas aidé à y répondre, bien au contraire nous retrouvons en écho les mêmes symptômes, et le même besoin d’y pratiquer une distinction.

Ce concept de véhicule expérientiel précède sa convocation dans les environnements numériques. Nous en identifions la forme dans la tradition industrielle, chaque fois qu’un dispositif technologique naît d’une expérience fantasmée. Quand Léonard de Vinci fantasme le vol de l’homme, sa machine volante est un véhicule expérientiel, ce qu’il imagine des perceptions, des émotions, des sentiments générés par l’expérience, prévaut nous semble-t-il sur la finalité du moyen de transport. De la même façon, quand le designer d’attraction foraine conçoit un nouveau manège, c’est une projection in experientis traduite au moyen d’un système de mécaniques sensationnelles qui guide sa création. C’est encore le même processus qui est en œuvre quand des designers ou des ingénieurs automobiles conçoivent des concept-cars. Les choix esthétiques, les performances projetées d’accélération, de vitesse, de comportement routier, détonnent dans l’environnement réglementé, sécurisé, rationalisé qui correspond à l’économie réelle du secteur. L’expérience projetée par le concept-car ne sera qu’à de très rares exceptions, et seulement pour quelques privilégiés, en partie concrétisée. Il est d’ailleurs intéressant de noter que dans les publicités associées aux véhicules routiers, le potentiel de performances, de plaisirs « interdits », reste encore aujourd’hui un élément important de la communication des constructeurs. Comme si cette promesse de performances, inutilisables dans le respect de la réglementation, devait s’entendre comme potentiel expérientiel.

Note de bas de page 5 :

Pour l’ensemble de l’article les termes d’individu technique, d’individuation, et leurs emprunts sont issus du vocabulaire de Gilbert Simondon et notamment des constructions théoriques qu’il propose dans Du mode d’existence des objets techniques (Simondon 1956, éd.2012).

Cette expérience potentielle ne peut s’actualiser que dans des contextes particuliers, l’enceinte fermée, l’imaginaire, le cadre autorisé, et sinon par défiance à la règle. D’autres instances de véhicule expérientiel, elles aussi technologiques et contemporaines de la genèse de la cyber-culture et du jeu vidéo, sont identifiables, LSD, dôme géodésique, jeux stroboscopiques (Turner, 2012), expériences chamaniques. Nous retrouvons là encore cette idée de projection fantasmée d’une expérience particulière dans une période où la contre-culture s’exprimait aussi dans la recherche de « nouveaux états de consciences ». Nous pourrions multiplier les exemples mais ceux-ci nous semblent suffisants pour fixer l’esprit de notre démarche. Ces véhicules expérientiels paraissent naître d’une intention de construire un dispositif technique qui offre un plaisir esthétique et perceptuel. Sans nécessairement viser une finalité mais bien plus l’inscription dans un espace-temps. Le véhicule expérientiel vise le plaisir du voyage, pas celui de la destination, il existe comme acteur et compagnon de ce voyage, comme appareillage et s’inscrit dans une dimension non seulement interactionnelle mais relationnelle. Comme individu technique5, le véhicule expérientiel, co-existe, co-habite avec l’individu humain dans un même ensemble. L’architecture de ce véhicule expérientiel est attachée au processus de création, et nous pouvons d’ores et déjà distinguer ses deux modalités d’usage au regard de ce que nous venons d’évoquer, celle de piloter ou celle d’être passager de ces véhicules. Nous postulons que ce concept s’appliquerait à tout dispositif technique dont l’objet serait de permettre le voyage, l’expérience, le « trip » sensationnel – si court soit-il – à la fois symbolique, et vécu. Ce dispositif serait pensé et conçu pour le plaisir associé à la mise en œuvre de son fonctionnement au-delà de quelque autre finalité.

4.2. Usages du véhicule expérientiel

Les véhicules expérientiels ne se présentent pas systématiquement comme tels, ils se donnent à connaître, à appréhender, à examiner, ils demandent un effort, même si celui-ci se limite parfois à vaincre ses peurs et faire confiance à leurs constructeurs.

Quand il s’agit de se laisser embarquer, comme dans un manège, un grand-huit ou un château hanté, le candidat accepte ce qui va suivre. Il l’accepte parce qu’il a évalué qu’il peut faire confiance au dispositif, alors même que les questions qu’il s’est posées sur sa fiabilité participent à l’adrénaline qu’il vient chercher. La notion commune de trip illustre bien ce « voyage expérientiel » mélange d’appréhension et de sensations qui conjuguent un plaisir particulier. Ce plaisir semble appartenir, dans la catégorisation des activités ludiques de Roger Caillois, à l’ilinx, ce vertige sécurisé. C’est un premier niveau de véhicule expérientiel que nous nommons « véhicule manège ». Il s’agit d’une relation duale entre l’expérimentation conçue par le concepteur et la passivité féconde de l’expérience vécue par le joueur (Barberousse, 1999). Nous y trouvons typiquement des jeux qui nous invitent au voyage, à l’aventure, suivant des scénarios linéaires, pleins de promesses, avec leurs décors, leurs histoires indigènes, leurs univers propices à se perdre, mais toujours guidés par la narration. L’action y est présente mais il s’agit plus de donner de l’épaisseur au voyage programmé qu’à tester la dextérité du joueur.

Un second niveau conçoit le véhicule expérientiel pour que le joueur en soit le pilote. L’expérience postulée par le concepteur implique la prise de contrôle possible du joueur sur le dispositif. Le potentiel relationnel fantasmé par le constructeur et dont il équipe le dispositif demande pour être actualisé une adhésion du joueur qui soit à la fois intellectuelle et physique. Adhésion à l’invitation de participation à l’expérience, accompagnée de la confiance dans la fiabilité du dispositif, comme pour le « véhicule manège », et découverte du dialogue possible avec lui. Un dialogue qui permette d’agir sur le dispositif et d’en recevoir de l’information. Mais cela n’est pas suffisant pour actualiser le véhicule expérientiel dans ce second niveau, niveau que nous qualifions de « véhicule individué » en référence au vocabulaire de Gilbert Simondon (1956, éd. 2012).

Note de bas de page 6 :

Il n’est pas question ici de conscience du côté de l’individu technique, mais de trace incorporée de l’action singulière de l’individu humain.

L’actualisation nécessite que le joueur perçoive l’individuation. Prenons un exemple dans le registre industriel : un conducteur est au volant de son automobile, et au cours d’un changement de rapport de boîte de vitesse, celui-ci a du mal à l’engager, la boîte de vitesse émet des bruits de craquements, de frottements, le conducteur reprend sa procédure avec plus d’attention et la vitesse finit par passer. Le conducteur, peut avoir trois attitudes, celle qui consiste à incriminer le disfonctionnement, celle qui l’amène à se remettre en question sur la mise en œuvre de la procédure et celle qui à la suite de cette dernière génère un sentiment de responsabilité vis-à-vis du dispositif. Ce sentiment quasi empathique qui s’exprime sur le visage, qui se ressent corporellement est d’ordre culturel. Une culture technologique qui ne s’exprime pas en termes de savoir mais en termes de connaissances incorporées. L’individu technique, l’individu humain et l’environnement font milieu et se ressentent, se corrigent, s’apprivoisent6. C’est cette relation particulière, renforcée par leur spécificité technologique qui apparaît comme évidente, par exemple dans la relation entre le motard et sa moto, le skieur et ses skis, le surfeur et son surf. Le discours employé est également significatif, quand l’utilisateur s’exprime en se positionnant comme sujet de l’action ; « je glisse », « j’ai calé », « je n’avance plus ». Nous voyons ici que l’identification comme véhicule expérientiel dépend autant de la qualité de relation que lui accorde l’utilisateur, que des potentialités dont l’a doté son concepteur. L’observation nous montre quotidiennement la complexité de cette relation à trois.

4.3. Construction du véhicule expérientiel

Le véhicule expérientiel serait donc avant tout dépendant de l’intention d’un concepteur, « visionnaire » de cette expérience. La notion même de véhicule implique que la fonction première du dispositif serait le déplacement, la notion d’expérientiel signifie que ce qui fait l’objet de l’attention du concepteur est bien l’expérience de ce qui s’actualisera entre le départ et l’arrivée. Le voyage, pas la destination. Le véhicule expérientiel est l’antithèse du moyen de transport comme du moyen de divertir, il n’a pas de vocation téléologique.

Note de bas de page 7 :

Ce qualificatif est préféré à celui d’indépendant, qui ne signifie au final que le choix de l’indépendance d’édition mais n’exclut pas l’organisation industrielle.

Note de bas de page 8 :

Défini par ses inventeurs comme le mouvement qui associe les cultures de la BD, du film d’animation et des jeux vidéo.

Le premier niveau, le « véhicule manège » nécessite de concevoir et construire le dispositif, ses fonctionnalités et règles formelles, ses modalités d’accès, puis afficher son capital de projection et de confiance. Selon le cas, l’expérience peut agrémenter le voyage d’interactions avec le dispositif ou l’environnement ; prendre des photos, attraper le pompon, laisser ses doigts traîner dans l’eau. Rien qui ne perturbe les mécanismes. Dans les jeux vidéo que nous associons au concept de véhicule expérientiel, qu’il s’agisse de produit industriel ou de fabrication artisanale7, le modèle du « véhicule manège » est le plus souvent employé. Il rejoint les autres dimensions narratives de l’art ludique8 et compte sur une touche d’interactivité que nous qualifions de « douce » pour augmenter l’immersion du joueur dans la fiction. Dans un jeu comme Final Fantasy X par exemple, le plaisir s’y consomme lentement, sur le long terme, la trace reste profonde, elle imprègne, elle est durable. Le joueur sait que le scénario est linéaire, mais il le fait sien, il signe le contrat de jeu, il s’y laisse aller, en confiance, en volupté. Ses interactions vont enrichir son plaisir de jeu, mais rien n’affectera en profondeur la machinerie.

Note de bas de page 9 :

Flow (2007), Flower (2009), Journey (2012).

Au second niveau, le « véhicule individué », le concepteur prend en compte les éléments qui vont participer à renforcer la relation entre le dispositif et l’utilisateur et de surcroît leur donner à tous les deux de l’autonomie. Aux règles formelles s’agrègent des circuits d’émergence. Les moyens d’agir, de piloter le dispositif, le feedback en retour doivent être calibrés dans l’objectif de créer cette relation d’empathie évoquée plus haut. En ce qui concerne le jeu vidéo, la généalogie des véhicules expérientiels nous laisse penser que le genre privilégié pour expérimenter cette interactivité que nous qualifions de « forte », sera comme l’on pouvait s’y attendre celui des jeux de simulations mécaniques. Le concepteur s’appliquera donc dans le développement de ces jeux à élaborer les mécanismes qui favoriseront les effets cohésifs de l’action du joueur, par la qualité du modèle physique, par la maîtrise des leurres pseudo haptiques, par un design d’interaction qui vise la proprioception. Même si la puissance potentielle de l’interactivité forte parait enfermer ce second niveau expérientiel dans le cadre de la simulation, des formes hybrides sont explorées. Attachés généralement à la scène expérimentale ou à l’art numérique, des productions émergent plus fréquemment désormais dans le cadre de l’industrie, postulant qu’une œuvre peut trouver un équilibre économique sans être mainstream et en ce sens s’inscrire en contre-culture. La production de Thatgamecompany en est un parfait exemple9. Nous en présentons un autre.

4.3.1. The Path de Tale of Tales comme exemple de véhicule expérientiel

Outre le contenu thématique de l’expérience qui s’articule autour de la réappropriation du conte du petit chaperon rouge, The Path permet de mettre en lumière la construction du dispositif ainsi que la projection fantasmée de son usage par les joueurs par une expérience particulière. Ceux-ci sont invités à déroger à la première règle inscrite à l’écran « Go to grandmother’s house and stay on the path ». De l’image construite et symbolique qui délivre des indications sur les choix du personnage ou son orientation dans la forêt, à la maniabilité parfois pénible qui participe de cette expérience douloureuse et intime, The Path apparaît comme un véhicule au cœur duquel le joueur va vivre l’intention des concepteurs. Le joueur éprouve l’expérience conçue par l’équipe de Tale of Tales tout en s’appropriant la mise en scène sombre de ce conte – on retrouve la volonté des concepteurs d’utiliser The Path comme un outil de réflexion où les joueurs peuvent projeter dans les situations libres d’interprétation leur ressenti en comparaison de leurs propres moments de vie (Tale of Tales 2010).

On retrouve dans ce jeu, cette utilisation et cette maîtrise technique du jeu vidéo comme d’un hypermédium où l’expérience se trouve sculptée dans la matière. De plus, la particularité de ce véhicule expérientiel est de proposer un voyage qui se compose à la fois d’une orientation intentionnelle dans le design des concepteurs, orientation palpable jusque dans les choix de navigation et d’interaction des personnages jouables, et à la fois d’une appropriation imaginaire du joueur. Celui-ci, guidé par les concepteurs par la médiation du véhicule, décide de se perdre dans la forêt en tout état de conscience du danger qui s’y trouve. Finalement, le véhicule expérientiel inventé dans The Path met en scène le plaisir de se perdre et de se faire peur dans lesquels la finalité est contingente au regard des sensations physiologiques ressenties par le joueur. L’empathie et le ressort de la responsabilité sont utilisés dans The Path, ou l’expérience convoque le corps d’une façon bien plus prégnante qu’une séance de danse sous Kinect.

5. Conclusion

En guise de conclusion, le concept de véhicule vient questionner cette aporie autour des modalités des plaisirs expérientiels. Il n’épuise pas la question des plaisirs vidéoludiques, mais fait apparaître les tensions qui existent entre industrie culturelle et création artistique contre-culturelle. Les plaisirs qui émergent dans le voyage proposé par le véhicule expérientiel s’opposent à une lecture classique et définitoire du fun proposée par le marché. Le concept de véhicule expérientiel permet de ranimer mais aussi de débrider les plaisirs hors de la censure imposée par les standards des processus de sécurisation du plaisir quasi unique qui fait vendre. Réveiller les potentiels plaisirs contre-culturels du jeu vidéo permet de le sortir de sa condition de produit, le conduisant parfois hors des sentiers exclusivement ludiques. C’est en ce sens qu’il y a contre-culture, les expériences procurées par certains jeux vidéo ne sont pas forcément associées à un gameplay et pourtant n’en sont pas moins génératrices de plaisir. Le développement de jeux comme véhicules expérientiels devrait certainement changer de dimension avec l’arrivée des interfaces du type oculus rift qui constituent de notre point de vue un véritable changement de paradigme. Le concept de véhicule expérientiel nécessite certainement d’être précisé, mis à l’épreuve, mais il paraît d’ores et déjà pertinent pour penser les mutations futures du jeu vidéo.