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Sabine Wildevuur, Dick van Dijk, Anne Äyväri, Mie Bjerre, Thomas Hammer-Jakobsen et Jesper Lund, Connect: design for an empathic society, BIS Publishers, 2013

Jacynthe Roberge 

Texte intégral

C’est bien connu, le pourcentage mondial de la population de 65 ans et plus est à la hausse, et cette croissance a des répercussions socio-économiques importantes sur nos sociétés modernes. Le prolongement de l’espérance de vie élargit le bassin des personnes âgées et multiplie leurs profils. Les progrès sociaux, les avancées médicales et l’adoption de modes de vie plus sains permettent à plusieurs personnes d’espérer vivre en bonne santé des dizaines d’années, passé le cap des 65 ans. La retraite, longtemps considérée comme une étape de fin de vie, revêt maintenant une signification fort différente pour plusieurs retraités actifs et impliqués dans leur communauté. Les rôles et les activités des personnes âgées sont de moins en moins déterminés par leur âge, mais le sont davantage par leurs modes de vie et leurs réactions aux défis posés par la vieillesse. Le prolongement de l’espérance de vie nous pousse à redéfinir notre conception de la vieillesse et soulève de nombreuses questions quant à la manière dont nos sociétés devraient envisager le bien-être de leurs citoyens les plus âgés.

C’est dans le sillage de cette réflexion sociale que s’inscrit l’ouvrage Connect : Design for an Empathic Society. Ses auteurs, une équipe multidisciplinaire de spécialistes du Ambiant Assisted Living, y proposent une stratégie de design et d’innovation sociale visant la construction de sociétés plus empathiques envers les personnes âgées. Malgré la diversité d’expertises des auteurs, allant de la médecine à l’anthropologie en passant par le design d’interaction, tous partagent un intérêt commun pour le design centré sur la personne et sont habités par un même sentiment d’urgence quant à la nécessité d’explorer les opportunités offertes par le aging-driven design. Cet ouvrage est d’ailleurs né de leur collaboration professionnelle dans ce domaine.

Après avoir mené une étude anthropologique dans divers pays d’Europe du Nord (Danemark, Finlande, Suède et Pays-Bas), les auteurs ont identifié trois transitions incontournables dans la vie des personnes âgées : 1) la retraite, 2) la maladie et 3) la mort d’un proche. Ces transitions, souvent douloureuses, ont habituellement des effets néfastes sur la qualité de vie et sur les relations sociales, professionnelles et familiales des personnes âgées. Les principales conséquences d’un échec transitionnel sont l’isolement, la solitude, ou pire, la mort sociale. « [S]ocially dead people are directly equivalent to useless, worn-out, discarded products. Social death implies a loss of roles and status, a marginalisation and a social degradation. […] The person to who it happens is reduces to a helpless object rather than an autonomous individual. »

Vu la gravité de ces conséquences, c’est spécifiquement à l’isolement et à la solitude que choisissent de s’attaquer les auteurs. Pour ce faire, ils proposent de stimuler et de soutenir le phénomène inverse (qu’ils nomment connectedness) en développant des solutions qui améliorent les compétences sociales et qui favorisent la création et le maintien de liens sociaux significatifs entre individus. Comme point de départ d’un projet de design for connectedness, les auteurs recommandent de focaliser sur les moments de la vie où les risques d’isolement et de solitude sont élevés. C’est le cas des trois transitions que sont la retraite, la maladie et la mort d’un proche. Les auteurs soutiennent que c’est dans ces transitions que se trouvent les opportunités de design novatrices. Mais pour les découvrir, il ne suffit pas d’attendre qu’elles émergent d’elles-mêmes. Il faut partir à leur recherche.

À cette étape, les auteurs préconisent l’approche ethnographique appliquée au design ainsi que les méthodes de conception participatives. L’idée est d’apprendre à connaître les personnes ciblées, de découvrir leurs comportements sociaux quotidiens et de construire ensuite une solution de design qui s’appuie sur des comportements existants. L’objectif n’est donc pas de proposer une toute nouvelle gamme de comportements mais plutôt de s’inscrire le plus naturellement possible dans le mode de vie des personnes âgées. Étant donné que la retraite, la maladie et la mort d’un proche sont des transitions prévisibles, il est possible de s’y préparer. C’est pourquoi les auteurs suggèrent d’envisager des solutions permettant de renforcer les capacités sociales des personnes âgées avant même que l’isolement ou la solitude ne se fasse sentir.

Les solutions développées selon une démarche de design for connectedness, doivent correspondent aux critères suivants : 1) être empathique envers l’utilisateur, 2) faciliter les rencontres en personne, 3) favoriser la discussion, 4) offrir une expérience positive, 5) demeurer ouverts et transparents afin de favoriser la confiance envers le système. Concevoir for connectedness, c’est donc mettre en place les conditions propices à l’avènement d’une rencontre, mais c’est également (et surtout) permettre aux gens de créer eux-mêmes de nouvelles possibilités de rencontres. Dans cette approche, le designer ne conçoit donc pas l’expérience de rencontre, il conçoit pour cette expérience. Et lorsque celle-ci est positive, elle participe à la construction de l’identité, favorise l’indépendance de l’individu et contribue à l’élaboration de liens émotionnels significatifs.

Afin de guider leur démarche de travail et de s’assurer que celle-ci soit centrée sur la personne du début à la fin du projet, les auteurs ont développé leur propre instrument de conception : le people value canevas. Il s’agit en fait d’un tableau permettant d’obtenir un aperçu des principales caractéristiques du projet. Ce tableau est divisé en deux zones de contenu : une première incluant les données obtenues en début de projet (personne, besoins, motivations, caractéristiques et contexte) et une deuxième dans laquelle sont inscrites les données relatives à la solution en développement (technologie, processus, expérience et effets à long terme). En regard de son contenu, ce canevas n’est pas très original. Il correspond exactement à ce qui est attendu d’une approche de design centré sur l’utilisateur. Toutefois, il se distingue nettement par sa forme inspirée d’un business model canevas reconnu (Osterwalder et Pigneur 2009). D’ailleurs, c’est probablement pour cette clientèle d’affaires hors design qu’il présente un intérêt particulier.

En cette époque où les modèles d’affaires dominants envisagent l’innovation des points vue économique et technologique, cet ouvrage nous invite à repenser nos options et, surtout, à considérer celles qui placent la personne, ses besoins et ses valeurs au centre de notre processus décisionnel. Ses auteurs lancent un appel aux acteurs sociaux-économiques pour le développement d’une société plus empathique envers ses citoyens les plus âgés. Cette proposition ne surprendra pas les professionnels du design initiés au design centré sur l’utilisateur, à l’approche ethnographique et au design thinking. Par contre, elle saura peut-être piquer la curiosité d’intervenants d’autres domaines, en particulier les gens d’affaires, et à faire la démonstration qu’il n’est pas utopique d’envisager l’innovation sociale par le design.