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Rémy Rieffel, Révolution numérique, révolution culturelle ?, Éditions Gallimard, Folio actuel, 2014

Marine Bénézech 

Sommaire

Texte intégral

En 2012, dans « Petite Poucette », Michel Serres s’émerveillait des évolutions techniques, du numérique et de la redéfinition subséquente de ces transformations sur nos manières de vivre. Tous les sociologues et historiens ne partagent cependant pas son enthousiasme et de nombreuses analyses sur l’emprise du numérique sur nos existences fleurissent. Dès lors, comment y voir clair parmi tous ces points de vue, souvent opposés, sur le numérique ? C’est sur cette interrogation qu’est bâti l’ouvrage de Rémy Rieffel, « Révolution numérique, révolution culturelle ? ».

Libérer la parole, place aux amateurs

Internet et les technologies numériques ont permis l’émergence de nouvelles pratiques d’apprentissages et la multiplication des accès aux savoirs. Sur Internet, la production de données n’est plus l’apanage des seuls spécialistes : chacun peut librement proposer des contenus (écrit, audio, vidéo, etc.), notamment par le biais de plateformes collaboratives. Face à cette profusion d’informations disponibles, s’est fait sentir une revendication de libre accès aux données (Open data). Rémy Rieffel recense ainsi trois types d’objets numériques : les logiciels libres, accessibles gratuitement à tous (le code source du logiciel est public) ; les contenus ouverts, ou Creative Commons, pour lesquels les auteurs précisent l’exploitation possible des contenus proposés ; les données ouvertes, autrement dit, des documents dont la reproduction et la redistribution sont libres, y compris avec une visée commerciale.

L’auteur souligne une mise en valeur des amateurs sur Internet et explicite ce phénomène par la valorisation de l’individualisme et la satisfaction personnelle. En outre, il insiste sur la participation d’Internet à l’élargissement des savoirs et des compétences qui se démocratisent – chacun pouvant, dans une certaine mesure, se spécialiser, grâce aux connaissances disponibles.

Si Rémy Rieffel s’intéresse aux pratiques amateurs dans le développement de contenus culturels, il n’oublie pas que celles-ci concernent aussi les domaines journalistiques et politiques. Aujourd’hui, le journaliste n’est plus le seul détenteur de l’information qui passe par différents canaux : flux RSS, dépêches, réseaux sociaux, etc. Sur les sites d’information, les articles sont soumis aux critiques et aux commentaires des internautes – ces derniers pouvant aussi nourrir l’information, la contredire, l’enrichir. Plus que créateur de contenu, l’amateur, sur Internet, a la parole : il existe. Cela se manifeste fortement avec le militantisme politique : les partisans d’une même tendance peuvent aisément se rassembler et suivre ensemble les évolutions d’un parti, d’un élu et, par là même, relever ses réussites et ses failles, l’interpeller directement, etc.

L’importance que revêtent les pratiques amateurs sur Internet est révélatrice non seulement de l’évolution de la construction, du développement, de la diffusion et de la multiplication des sources d’informations mais également de la transformation de l’identité individuelle.

Construction d’une identité

Note de bas de page 1 :

p.°58.

Rémy Rieffel met subséquemment l’accent sur la multiplication des supports, des points de vue et des contenus que chacun est susceptible de produire et de proposer à l’appréciation publique. Cet état de fait transforme considérablement le marché culturel qui s’inscrit progressivement dans un principe de capitalisme régressif. « Les experts en marketing et en data mining (exploration des données) tentent de devancer les désirs des clients, de faciliter en quelque sorte leur parcours de consommation et de les « téléguider dans leurs achats ». Cette simulation constante de la soif de consommation des internautes promeut en réalité, selon certains analystes, un accès instantané au plaisir, fait appel aux pulsions primaires des individus et illustre en fin de compte l’expansion d’uneforme de capitalisme régressif »1. Désormais, ce ne sont plus les avis des experts mais ceux sont les avis des internautes qui permettent la mise en exergue de certains produits ou certaines idées.

Comme l’offre est pléthorique sur Internet, il devient nécessaire de se démarquer pour exister et gagner en reconnaissance. Pour cela, le marketing viral se révèle très efficace, puisqu’il fait participer les internautes (et donc les amateurs) dans la diffusion des connaissances et des produits. Le système aléatoire de classement des résultats par Google est également un moyen de sortir du lot : ce sont les nombres de clics qui font émerger un mot clé et non le contenu lui-même.

Note de bas de page 2 :

p.°89.

Cette analyse des tendances commerciales et culturelles sur Internet montre ainsi que l’essentiel n’est pas tant d’être présent que d’être visible par le plus grand nombre. Cette course à la visibilité n’est pas seulement l’apanage des marketeurs mais aussi celui de tout internaute, producteur de contenu – Rémy Rieffel rappelant au passage l’heure de gloire des blogs, à la fin des années 1990. Désormais, ces derniers ne sont plus que des plateformes marginales et ont été remplacés par les réseaux sociaux. L’internaute peut présentement s’exprimer de manière protéiforme, avec un très grand nombre de personnes. C’est la raison pour laquelle, parce qu’il multiplie les moyens et les formes de communication, le numérique a complexifié les modes de sociabilisation. Rémy Rieffel cite d’ailleurs à ce sujet le sociologue Christian Licoppe qui parle de « présence connectée2 ».

Les objectifs des internautes sur ces plateformes peuvent être multiples : créer des liens avec autrui, révéler son intériorité, partager ses activités, émettre des opinions, ou encore dévoiler une facette de sa personnalité. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une exposition de soi et de partage de ses relations avec le plus grand nombre. Il s’agit d’exister pour soi, par soi, par, pour et à travers les autres. (Se) montrer. (Se) cacher. (Se) voir). (Se) regarder.

Rémy Rieffel reprend d’ailleurs le discours d’Antonio A. Casilli, sociologue, qui associe sur Internet la quête de soi à la quête du corps, en cherchant l’approbation des internautes. Dans ce cadre, les réseaux sociaux deviennent une forme d’expressivisme, liant la logique relationnelle à une quête de reconnaissance personnelle.

Ces nouvelles pratiques, tant culturelles que sociétales s’inscrivent progressivement dans les habitudes communes. Il existe d’ailleurs une nouvelle génération, les Digital Natives (personnes nées avec un ordinateur et Internet chez soi) qui est en train de construire son propre langage numérique, de transformer les rapports à la technologie et aux savoirs. Et, plus généralement, de transformer notre regard et nos rapports au monde.

Un renouvellement culturel et d’appropriation des savoirs

Définir ce qu’est le numérique n’est donc pas chose simple car il s’agit d’une notion plurielle et multifactorielle. Comprenant le numérique comme un processus civilisateur fondé sur de nouvelles compétences et de nouvelles valeurs, Rémy Rieffel en recense plusieurs caractéristiques :

  • Bouleversement des pratiques d’écriture

  • Remodelage de l’identité

  • Développement d’une économie spécifique

  • Renouvellement des normes culturelles

  • Dissémination non contrôlée des savoirs

Note de bas de page 3 :

p.°37.

Internet a trouvé sa place dans une société en pleine évolution et restructuration technologique. La technique occupe désormais une place centrale dans nos existences. Rémy Rieffel cite d’ailleurs Jacques Ellul, historien, sociologue et théologien, à ce sujet : « Le poids déterminant de la technique dans nos sociétés définit les caractéristiques du phénomène technicien »3.Ce phénomène « technicien » demande ainsi une utilisation universelle de la technique pour accéder à la culture ; or, la culture n’est pas universelle. C’est ce qui a fait émerger la culture numérique, demandant une cohérence entre un vécu et une connaissance. L’auteur nous propose alors deux conceptions sur les relations et les interactions entre la technique et la société :

  • le déterminisme technique : la technique impose ses règles à la société qui évolue en fonction de ses progrès.

  • le déterminisme social : les structures sociales influent sur l’adoption (ou non) de certaines technologies.

Désormais, afin de saisir les enjeux entre l’homme, la société et la machine, nous raisonnons en termes d’usages. Ceux-ci sont inscrits dans les instruments de communication, par la technique. Francis Jauréguiberry et Serge Proulx, respectivement professeurs de sociologie et de communication à l’université de Montréal, ont défini les modalités des usages du numérique dans nos vies, suivant trois logiques : la logique d’intégration ou la nécessité d’être connecté ; la logique stratégique afin de gagner en efficacité et en rentabilité ; et enfin, la logique de subjectivation : l’homme moderne n’est pas seulement un statut social, il se définit également par ses avatars et ses référentiels.

Cette prolifération des techniques et des technologies constituent en soi une mutation culturelle et par là-même, une transformation des usages quant à la manière de s’informer et de recevoir de l’information. Tout comme les supports sont multiples, les informations le sont également. Aujourd’hui, les titres de la presse print ne sont plus les seuls présents dans le paysage médiatique. Ils possèdent tous un site internet. En outre, des titres pure players ont fait leur apparition. De même, la presse traditionnelle doit faire face aux portails d’actualités, tels que Google, Orange, Yahoo… Sans compter les réseaux sociaux qui constituent des relais communicationnels.

C’est ainsi que les journalistes voient leur travail se transformer ; ils doivent désormais œuvrer plus rapidement pour faire face à la concurrence, conserver leur lectorat, voire attirer les internautes qui, a priori, ne seraient pas attirés par la presse et/ou ce type d’informations. Il s’agit dès lors d’un travail de hiérarchisation de l’information et de vérification de la crédibilité de la source et de l’interlocuteur.

Note de bas de page 4 :

p.°179.

L’auteur souligne le fait que le numérique a transformé notre lecture, avec le passage d’une lecture réflexive à une lecture interactive : en effet, les informations sont proposées sur différents supports : podcasts, articles, diaporamas, vidéos, jeux, hyperliens, etc. Sur Internet, notre capacité de lecture s’accélère ; l’internaute peut naviguer rapidement d’un document à l’autre, de manière réactive. Reprenant les propos de Raffaele Simone, linguiste italien, Rémy Rieffel souligne que « nous serions passés, […], à la fin du XXe siècle, d’une situation où les connaissances ne s’acquéraient qu’à l’aide de l’écriture et du livre par le truchement de l’intelligence séquentielle qui se manifeste par l’intermédiaire de l’œil et de la vision alphabétique, à une situation où celles-ci s’acquièrent par le truchement de l’intelligence simultanée, autrement dit par l’ouïe et la vision non alphabétique »4.

Nous sommes à présent face à des mécanismes d’appropriation des savoirs et des connaissances à la fois complexifiés et plus épars. Cela apporte aux individus de l’autonomie par la grande liberté de choix (de contenus, de sources, de supports, etc.) mais cela leur demande également de développer une indépendance critique. C’est ainsi que les technologies numériques ont élargi notre champ spatio-temporel, notre accès au savoir, notre capacité à échanger et à participer. En cela, notre perception du monde a changé et elle continue sa transformation progressive.

L’intérêt que porte Rémy Rieffel aux médias, au numérique, au journalisme et à Internet n’est pas nouveau puisqu’il a publié à ce jour une dizaine d’ouvrages sur ces sujets. Avec Révolution numérique, révolution culturelle ?, il nous propose une combinaison complète et détaillée des études et conclusions développées sur ces sujets, essentiellement en Amérique du Nord et en Europe. Ses propos s’appuient sur des chiffres, des enquêtes, des analyses. On remarque cependant que l’auteur insiste sur les digital natives et leurs nouvelles pratiques communicationnelles plus rapides, multiples, simultanées : cette génération serait en opposition avec les précédentes, presque une fracture sociale. On note ainsi une certaine simplification. Peut-être qu’une comparaison plus poussée des évolutions des pratiques aurait permis de mieux cerner ces nouveaux usages des TIC parmi les populations. Néanmoins, si l’on peut regretter son manque de parti pris, ce sentiment s’efface devant l’esprit de synthèse et la présence combinée des approches sociologiques, psychologiques, économiques, culturelles et anthropologiques du numérique – ceci afin de présenter ce phénomène sous différents angles et inviter le lecteur à la réflexion et au recul critique.