Emmanuel Durand, La menace fantôme. Les industries culturelles face au numérique, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Nouveaux débats », 2014

Leslie Goufo Zemmo 

Texte intégral

À l’heure où le numérique prend de plus en plus d’ampleur et que les différentes entreprises pensent à réorganiser leurs stratégies commerciales pour s’adapter à cette nouvelle ère, il ne peut qu’être salutaire de penser de nouveaux paradigmes pour montrer comment certaines ont réussi à devenir, en quelques années, des leaders sur la plateforme du web. En effet, nous vivons dans un monde hybride dans lequel l’apparition des nouvelles technologies numériques a amorcé un mouvement de rapprochement entre des univers hier hétérogènes.

Promu vice-président en France de Warner Bros et enseignant à sciences Po, grâce à son expérience professionnelle dans le monde culturel, Emmanuel Durand s’inspire de l’hybridation dont est sujette notre planète pour poser le postulat de cet ouvrage. Rejetant les postures monolithiques, l’auteur pose l’hybridation comme l’instrument d’une stratégie aujourd’hui plus forte et prône la définition d’une nouvelle forme d’identité comme plus que jamais nécessaire. Aussi, le livre décrypte à travers l’exemple révélateur des industries culturelles, notamment Netfix et Amazon…, les ressorts et les perspectives de la puissante vague qui va peu à peu déferler sur la plupart des secteurs d’activités.

L’ouvrage est construit sur deux grandes parties donnant lieu à cinq chapitres. Dans la première partie, l’auteur fait un décryptage de trois termes pour lui essentiels : les technologies, les publics et les structures. Pour ce qui est des technologies qui constituent l’objet du chapitre premier, il insiste sur le terme d’hybridation pour montrer le rapport que les médias gardent entre eux dans un lent mouvement d’accès généralisé à l’information et à la culture. Le but est d’amener les entreprises à se détacher des logiques monolithiques. En effet, l’avènement d’Amazon a été très mal accueilli par les libraires qui voyaient dans ce géant du web l’instrument de leur perte ; même constat pour Netfix qui s’est approprié une bonne partie du public des salles de cinéma et des chaînes de télévision. Pourtant, loin de les poser comme rivaux, l’auteur pense que la problématique n’est pas celle de la concurrence, mais de la combinaison entre des supports qui peuvent parfaitement devenir complémentaires et qui le sont d’ailleurs déjà dans la réalité quotidienne. L’hyper-choix et l’individualisation des consommateurs a permis aux différentes entreprises de revoir leurs stratégies marketing et de sortir de leur zone de confort. Aussi, cette hybridation est devenue source de croissance. Une étude menée par Nate Hoffelder montre d’ailleurs qu’en France comme aux États-Unis, les chiffres observés témoignent que loin de nuire aux petites librairies, l’expansion de la librairie en ligne aurait favorisé leur développement.

Le deuxième chapitre porte sur les publics. Ils sont source inépuisable de développement. L’auteur, prenant appui sur les joueurs de Foldit, montre que des individus anonymes travaillant dans le monde représenteraient une puissance que même les machines les plus performantes ne sauraient atteindre. Le public internet est devenu une nouvelle intelligence collective œuvrant à l’élaboration d’un projet unique. Il prend l’exemple de Wikipédia dont la multitude des articles sont pour la plupart rédigés par des profanes ou spécialistes repartis dans le monde entier. Ceci s’explique par la capacité d’un tel projet à s’adapter aux données de nature évolutive de la science et de la technique. Les internautes représenteraient une entreprise hybride, s’appuyant sur les possibilités offertes par des solutions technologiques adaptées. Ces dernières savent susciter les potentialités d’hybridation et les faire fructifier. Une nouvelle forme de dialogue s’impose pour les entreprises. Elles ne doivent plus simplement se sentir dépositaires de leur marque, mais interagir avec ceux qui la font vivre au quotidien. Il pose à titre d’exemple les réussites de Nutella ou de Boeing, qui ont largement bénéficié du succès de ce type d’interaction. La diffusion d’un message répond néanmoins à un certain nombre de règles qui garantissent son efficacité : la valorisation, l’imitation, l’association, l’émotion, la dissimulation et l’accumulation (p. 53). Ces règles garantissent certes aux entreprises des comportements subtils, mais elles sont aussi aidées par une matière première abondante c’est-à-dire les Big Data. Il s’agit des informations que les utilisateurs laissent sur Internet au cours de leurs navigations et qui permettent aux entreprises d’individualiser leur relation avec chacun. Certaines marques telles que Nike et Apple ont d’ailleurs largement bénéficié de ces données. Ces règles continuent d’offrir des possibilités de développement pour plusieurs autres structures.

Le troisième chapitre se consacre aux structures. Prenant exemple sur la faillite de Kodak en 2012, Durand montre que l’un des enjeux essentiels pour le développement d’une entreprise est de penser l’innovation. Les faillites sont certainement dues à l’absence d’innovation des entreprises qui se complaisent dans une forme de gestion monolithique. Pour pallier le piège d’une innovation non appropriée, il en définit deux types : une innovation d’amélioration et une innovation de disruption qui à l’inverse de la première se traduit par une baisse de la qualité de l’offre proposée (p. 64). Chacune répond à des besoins précis de stratégies de développement, de management, et surtout d’identité.

Une fois le décryptage des normes d’hybridation mis à nu, il importe pour l’auteur de penser l’avancement qui fait l’objet de la seconde partie du livre. Elle est en ligne droite avec la précédente et montre comment les théories développées dans la première partie pourraient servir après coup. D’où le recours aux stratégies qui constituent le quatrième chapitre. En effet, une fois le type d’innovation défini, il importe de lui associer une stratégie. Celle-ci est constituée à partir d’une impressionnante compilation de statistiques liées aussi bien au manager qu’à son équipe. Pour ce qui est des innovations disruptives, par exemple, Durand montre qu’un nouveau paradigme s’impose pour soustraire le manager à cette place de Deus ex machina. Il s’agit de donner une direction tout en responsabilisant chaque talent, pour faire en sorte que la perte de contrôle induite par les ruptures de l’activité traditionnelle soit l’occasion de dynamiser la créativité de toute l’équipe. Ceci entraîne bien sûr la fin d’un modèle vertical et la création d’un modèle pivot qui ne réclame plus la maîtrise totale de tout mais accepte l’erreur comme une richesse potentielle. Pour maximiser son bon déroulement, il importe d’une part, d’éduquer les uns et les autres ; car à travers l’école c’est toute l’organisation de la société qui pourra ainsi évoluer et, d’autre part, de revoir les stratégies de censure que mettent sur pied les politiques pour réguler cet espace hybride.

Le dernier chapitre porte notamment sur les politiques. L’auteur y montre comment les acteurs politiques ont défini des lois pour équilibrer le jeu entre Amazon et les librairies. Cette politique de régularisation a fait augmenter la profusion des réseaux de piratage. Pourtant, aucune politique ne permettra d’ignorer plus longtemps les nouvelles règles de l’économie numérique. La politique étant par essence limitée géographiquement, l’urgence se situe dans la définition des priorités selon lesquelles agir. Il faut favoriser l’accès à l’information par les utilisateurs à un prix raisonnable, et là seulement, ils seront prêts à payer pour ces contenus plutôt qu’à les voler.

L’intérêt de cet ouvrage réside en la capacité de l’auteur d’avoir efficacement illustré son propos. En effet, en prenant appui sur les entreprises culturelles numériques telles qu’Amazon, Netfix, Facebook, Zil car, pour ne citer que celles-là, Durand permet à chaque lecteur de prendre conscience de l’importance de l’innovation dans tous les secteurs d’activités. Les solutions qu’ils proposent ne sont pas seulement liées à ces cas particuliers mais extrapolent vers d’autres champs d’actions beaucoup plus vastes. Aussi, le livre appelle tous les acteurs de l’innovation, individus, entreprises, gouvernements, à s’interroger sur leur mission et sa valeur ajoutée, ainsi qu’à repenser leur place dans le paysage mouvant qui se dessine sous leurs yeux.