A Kind of Magic1
Le rôle du surnaturel dans les fictions du numérique A Kind of Magic. The role of the supernatural in the digital fictions

Henri Desbois 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.544

La comparaison de la technique avec la magie est assez banale, souvent pour exalter par hyperbole la puissance de la première. Dans le cas du numérique, il arrive que la comparaison trouve son prolongement dans la fiction : en particulier dans la science-fiction, il n’est pas rare de voir l’informatique et la magie associées. Cette association peut prendre diverses formes, du simple développement de la métaphore au fantastique assumé. À partir des exemples de Vernor Vinge, William Gibson, et Charles Stross, on propose d’explorer quelques figures du merveilleux numérique et de montrer comment la double figure de l’illusionniste et du chaman est révélatrice des rapports ambigus que l’irrationnel entretient avec les techniques numériques.

It is quite common to compare technology and magic, usually to emphasis the wonderworks of the first. In case of digital technology, this comparison is carried forward in fiction : it is not uncommon, especially in science-fiction, to see computers and wizards alongside, whether as a manner of elaborate metaphor, or in full blown fantasy settings.By studying some works of Vernor Vinge, William Gibson, and Charles Stross, we will see different kinds of digital magic, and show how our technological imagination has complex and ambiguous ties with the irrational, epitomized by the twin figures of the illusionist and the shaman.

Sommaire
Texte intégral
Note de bas de page 2 :

A ce sujet, voir notamment Lakel et alii (dir.), 2008.

Il n’existe peut-être aucune autre famille de techniques qui ait si rapidement et si profondément colonisé notre environnement quotidien que les techniques numériques. Leur ubiquité, la rapidité de leurs évolutions, les espoirs et les craintes qu’elles suscitent contribuent à faire émerger des imaginaires complexes. On n’entend pas entrer ici dans les débats théoriques autour de la notion d’imaginaire du numérique2, mais seulement explorer certains aspects particuliers des représentations fictionnelles des TIC. Les imaginaires ne sont pas uniquement construits et transmis par les fictions, mais ces dernières sont souvent révélatrices de façons de voir susceptibles, par exemple, d’influencer les travaux des ingénieurs (Flichy, 2001, 154-164). De manière plus générale, les fictions, surtout dans les genres populaires, peuvent être envisagées comme des symptômes de structures profondes de notre culture (Jameson, 2007).

Note de bas de page 3 :

Par exemple, dans le Figaro du 6 octobre 1892, dans un article intitulé « l’Assainissement par l’électricité », Emile Gautier parle de « La fée électricité, servante à tout faire des âges nouveaux ». L’expression semble relativement commune dans la dernière décennie du 19e siècle.

Dans le cas des techniques numériques, la science-fiction est le genre qui fournit le plus de matière à l’étude (Jameson, 2005). L’importance des représentations de science-fiction a été abondamment commentée, notamment en ce qui concerne l’influence de l’idée de cyberespace dans le développement et les perceptions de l’internet (Flichy 2001b ; Yoke et Robinson 2007 ; Desbois 2011 ; Ferro et Swedin, 2011), ou les perspectives dystopiques ouvertes par l’informatique (Dinello, 2005). Un motif caractéristique des représentations fictionnelles du numérique a moins souvent attiré l’attention : la relation de la technique avec la magie, le surnaturel, l’irrationnel. Depuis les premiers usages domestiques de l’électricité, l’assimilation de la technique à la magie, afin d’en exalter les pouvoirs, est un lieu commun3 (Beltran et Carré, 2000). Ce genre de rhétorique fleurit de plus belle avec les techniques numériques, dans la publicité ou dans la presse (Stahl, 1995 ; Kitalong 2000).

Le mélange entre technologie et magie dans la fiction est d’une autre nature. Plusieurs œuvres mettent en scène la magie et le numérique conjointement. Il ne s’agit pas uniquement d’une extrapolation à partir de la rhétorique conventionnelle du merveilleux technologique, mais d’une association plus profonde. On propose d’examiner, à partir de quelques exemples, diverses formes d’association du surnaturel et des techniques numériques dans la fiction, afin de comprendre ce que cela révèle du rapport que nous entretenons avec l’informatique.

Les sorciers de Vernor Vinge

Note de bas de page 4 :

L’expression est employée par référence à la magie telle qu’elle est représentée dans la culture populaire, et non dans un sens anthropologique. Sur ce dernier aspect, voir par exemple Mauss, 2013, première partie (« Esquisse d’une théorie générale de la magie »), ainsi que During, 2002, et plus spécifiquement sur les liens historiques entre science et magie, Tambiah, 1990.

Note de bas de page 5 :

MUD, ou Multi User Dungeon, jeu de rôle en ligne en mode texte, mis au point fin 1978 à l’Université d’Essex. Le terme de Multi User Dungeon a par la suite été repris pour désigner divers mondes virtuels (Bartle, 2010). Dungeons and Dragons a été publié en 1974 et a connu une popularité croissante dans la deuxième moitié des années 1970.

La nouvelle de Vernor Vinge, True Names, est principalement connue pour avoir été une des premières représentations fictionnelles d’un espace virtuel. Publié chez Dell Books en 1981, ce texte d’un peu moins d’une centaine de pages est resté pendant un certain temps introuvable, jusqu’à ce que l’essor d’internet lui confère une aura prophétique et conduise à sa réédition, augmentée d’une préface de l’auteur et d’une série d’essais, en 2001. Il met en scène des hackers qui accèdent à une réalité virtuelle en se connectant des électrodes sur le crâne. Le monde simulé se présente comme un décor vaguement médiéval, au centre duquel se trouve un château accessible seulement aux plus talentueux des hackers, les « sorciers » (warlocks). Tout le jargon informatique est remplacé par un vocabulaire magique : les programmes sont des « sorts », etc. La magie est ici entièrement métaphorique, elle n’a aucune existence réelle. Le choix de la métaphore, cependant, est en lui-même intéressant. Vinge s’en explique à la fois dans le corps de la nouvelle et dans l’introduction à l’édition de 2001. En substance, la complexité même de l’activité de programmation conduit à adopter presque instinctivement des attitudes superstitieuses (Vinge, 2001, 19-20), parce que le principe de causalité derrière le comportement des systèmes informatiques complexes ne se laisse pas saisir. La pensée magique4, où le lien entre la cause et l’effet n’a pas à être expliqué, semble ainsi une approximation acceptable de la manière de raisonner des informaticiens. Au-delà de l’ironie, on retrouve ici un lieu commun de la science-fiction : l’assimilation, formulée par Clarke (1977, 39), de toute technique suffisamment avancée à de la magie. Ce cousinage entre magie et technique est aussi attesté par le vocabulaire informatique avec ses daemons (programmes sans interface en tâche de fond), ses gourous (experts), etc. L’ambiance médiévale fantastique du monde virtuel correspond également à un imaginaire très populaire porté à la fois par la littérature et les jeux de rôle. Le premier monde virtuel partagé, en 1978, était d’ailleurs inspiré par l’univers du jeu Dungeons & Dragons5.

Note de bas de page 6 :

Voir notamment le texte d’une conférence de 1993 sur : « The Coming Technological Singularity », http://www-rohan.sdsu.edu/faculty/vinge/misc/singularity.html, lien vérifié le 22 février 2015.

En apparence, les métaphores et les jeux de langage n’affectent en rien le fondement exclusivement rationnel de l’informatique. En réalité, l’étanchéité entre les modes de pensée magique et technique n’est pas absolue. Des mouvements comme le techno-paganisme ou le transhumanisme sont à cet égard ambigus. Plus qu’un mouvement organisé, le techno-paganisme est un mode de pensée, relativement répandu chez les professionnels de l’informatique, qui reconnaît que l’irrationnel peut surgir des processus techniques, et que l’opacité du fonctionnement des systèmes informatiques incite à les considérer comme des objets magiques (Aupers, 2009). Quant au transhumanisme, courant de pensée auquel on peut rattacher Vernor Vinge6, son messianisme technologique le place pour le moins en marge de la pensée scientifique classique (More, 2013).

L’ambiance médiévale fantastique et les sorciers du monde virtuel de True Names ne sont donc pas uniquement une allégorie plaisante de l’informatique. Ils sont révélateurs de la place de certains motifs irrationnels dans les imaginaires du numérique. On peut faire une lecture similaire du thème des religions syncrétiques dans les romans de William Gibson.

Vaudou virtuel et santería numérique

Note de bas de page 7 :

Au contraire, Gibson est célèbre pour son usage de la métaphore technologique appliquée à l’environnement quotidien. Par exemple, Neuromancien s’ouvre ainsi : “The sky above the port was the color of television, tuned to a dead channel.”

De William Gibson, on connaît surtout Neuromancien (1984), le roman qui a popularisé le mot cyberespace et fortement contribué à établir le genre cyberpunk. Le cyberespace de Gibson n’utilise pas la métaphore magique7. Au contraire, il se présente comme un univers urbain saturé de technologie. Le thème du surnaturel apparaît cependant dans la suite de Neuromancien, parue en 1986 : Comte Zero. Dans ce roman, ainsi que dans le suivant, Mona Lisa s’éclate (1988), des divinités du vaudou haïtien hantent le cyberespace et semblent gouverner le cours des événements. Un groupe de prêtres-hackers haïtiens leur rend un culte et recherche leur intercession pour agir dans le cyberespace. Il ne s’agit pas de fantastique à proprement parler, puisque ces loas sont la forme que choisit de prendre une intelligence artificielle autonome. Comme dans True Names, une figure du surnaturel est utilisée pour représenter quelque chose dont la nature n’est pas a priori magique. À la différence de la nouvelle de Vinge, cependant, les loas sont réellement, à leur façon, des créatures supra-humaines, si bien qu’on pourrait parler d’un surnaturel sans fantastique. Il est intéressant de noter que ce surnaturel découle de la logique rationnelle matérialiste : si l’évolution a pu faire surgir une conscience autonome de la matière inerte, il n’y a pas de raison de supposer que la technologie en soit incapable (un des premiers exemples de ce fantastique technologique serait Frankenstein, de Mary Shelley). C’est là un des socles de la pensée des tenants du transhumanisme. L’hypothèse d’une possible transcendance technologique est rendue plausible par le rejet des autres formes de transcendances, et le numérique, avec sa capacité à imiter les fonctions intellectuelles, en est le moyen.

Note de bas de page 8 :

Une des représentations les plus mémorables d’un vaudou de carton-pâte est le film Vivre et laisser mourir (1973). Ce James Bond a largement contribué à diffuser l’imagerie du Baron samedi. Voir également Gelder, 2000, et McGee, 2012.

Note de bas de page 9 :

Ces fonctions sont en effet celles qui lui sont traditionnellement associées. Voir Métraux, 1977, p. 88-89.

La référence au vaudou est probablement avant tout motivée par les connotations vaguement sinistres de ce culte dans la culture populaire8. Cependant, cette religion, par certains de ses aspects, est particulièrement appropriée pour incarner la transcendance technologique dans le cyberespace. La divinité plus spécialement mise en avant est Legba, présenté comme le « loa de la communication », « maître des routes et des chemins » (chapitre XVI du roman, intitulé « Legba »)9. Cela en fait à la fois une divinité tutélaire des réseaux, et un intercesseur entre le monde matériel et le monde immatériel, que ce soit celui des esprits ou celui du cyberespace, qui sont plus ou moins confondus dans ce cybervaudou. Pour les prêtres hackers, la magie n’est pas entièrement une métaphore. L’un d’eux l’explique en ces termes à un non-initié :

Note de bas de page 10 :

Quand Beauvoir ou moi, on te parle des loas et de leurs montures […] t’as qu’à faire comme si on parlait deux langages à la fois. Y en a un que tu comprends déjà. C’est le langage tecos de la rue, comme tu dis. On n’utilise peut-être pas les mêmes mots, mais on cause tecos. On peut appeler Ougou Feray un truc que t’appellerais un brise-glace, tu piges ? Mais en même temps, avec les mêmes mots, on parle d’autres choses, et ça, tu comprends pas.

When Beauvoir or I talk to you about the ba and their horses [...] you should pretend that we are talking two languages at once. One of them, you already understand. That’s the language of street tech, as you call it. We may be using different words, but we’re talking tech. Maybe we call something Ougou Feray that you might call an icebreaker, you understand ? But at the same time, with the same words, we are talking about other things, and that you don’t understand10 (Gibson, 1986, chap. 16).

L’idée d’un double langage exposée ici montre bien que la magie n’est pas conçue en opposition à la technique. Les deux se confondent. On peut interpréter cela aussi bien comme une volonté de réenchanter la technique que comme une façon de rationnaliser la magie en lui fournissant une base explicable.

Note de bas de page 11 :

Titre original, inexplicablement traduit par Code Source en français.

Le même genre d’ambiguïté existe dans un autre roman de William Gibson, Spook Country11 (2007). Dans ce techno-thriller contemporain centré sur la question des techniques géonumériques, un personnage, Tito, est un immigré cubain d’origine chinoise vivant à New-York et adepte de la Santería, variante cubaine des religions syncrétiques d’origine africaine pratiquées aux Antilles. Evoluant dans un milieu de faussaires et lié à des espions, son principal talent est de se déplacer en milieu urbain avec une agilité presque surnaturelle, dont il est redevable à Eleggua, divinité de la Santería dont les fonctions sont similaires à celles de Legba. En apparence, on est loin des cyber-loas de Comte Zéro. Cependant, Eleggua est explicitement relié aux techniques modernes de communication dans une scène où Tito visite la cathédrale Saint-Jean le Divin à New-York pour se recueillir devant le vitrail de la communication, un des vitraux consacrés à divers aspects de la vie moderne installés dans cette église. Il l’interprète comme une œuvre dédiée à Eleggua :

Note de bas de page 12 :

L’une des travées de pierre qui bordaient cet espace imposant appartenait à Eleggua, et on l’identifiait aux images de verre teinté. Un santero consultant une liste de signes où devaient se trouver les nombres trois et vingt et un, par lesquels l’orisha se reconnaît et se fait connaître ; un homme gravissant un poteau pour installer une écoute sur un fil téléphonique ; un autre homme étudiant l’écran d’un ordinateur. Autant de façons par lesquelles le monde et les mondes sont liés, toujours sous l’orisha.

One of the bays of stone that lined the sides of this tremendous space was Eleggua’s, and this made clear by images in colored glass. À santero consulting a sheet of signs, among which would be found the numbers three and twenty-one, whereby the orisha recognizes himself and is recognized ; a man climbing a pole to install a wiretap ; another man studying the monitor of a computer. All images of ways in which the world and worlds are linked, and all these ways under the orisha12 (Gibson, 2007, chap. 18).

Note de bas de page 13 :

Le terme exact employé par Gibson est « éversion » (to evert), qui évoque un retournement ou l’intérieur se retrouve à l’extérieur (Spook Country, chapitre 4).

Note de bas de page 14 :

Sur les échos entre les œuvres de Gibson, voir notamment Youngquist, 2010, en particulier p. 215-223. Sur la question de la techno-spiritualité chez Gibson, voir Murphy, 2010.

La lecture que Tito fait du vitrail est erronée du point de vue factuel (il n’y a pas d’ordinateur mais une télévision, l’homme sur le poteau ne pose pas une écoute mais installe le télégraphe, etc.), mais elle est parfaitement cohérente dans son système personnel. Eleggua est donc expressément lié aux techniques modernes de communication et aux réseaux. Le roman tout entier est sous-tendu par l’idée qu’il est de plus en plus difficile de distinguer monde matériel et monde virtuel (Desbois, 2010). Un des thèmes centraux est le retournement du cyberespace13, qui se répand dans l’environnement quotidien. Avec ses esprits invisibles, la santería apparaît comme un analogue de l’informatique ambiante qui, par les dispositifs mobiles, les techniques sans fil, et la géolocalisation, parcourt de manière invisible l’espace urbain. Si on lit Spook Country à la lumière de Comte Zéro14, les divinités de la santería pourraient être la façon dont les initiés perçoivent le monde invisible des réseaux. Chez Gibson, la magie n’est pas seulement une métaphore de la technique, elle en est aussi une conséquence.

L’association entre magie et informatique, cette fois sur un mode ironique, est poussée encore plus loin par Charles Stross.

Charles Stross et les Dossiers de la laverie, ou le démon dans l’ordinateur

Note de bas de page 15 :

« Plato’s realm of mathematical abstraction », The atrocity archives, afterword.

Charles Stross est un auteur de science-fiction britannique très prolifique. Depuis 2004, parmi d’autres œuvres, il a publié cinq romans et trois nouvelles dans une série intitulée les Dossiers de la laverie (The Laundry files). Ces histoires mettent en scène une branche clandestine des services secrets britanniques chargée de lutter contre les menaces occultes. Les menaces en question sont des êtres surnaturels issus d’univers parallèles, et appelés dans le nôtre par l’action de mathématiciens ou d’informaticiens imprudents ou malveillants. Chez Stross, le calcul est une forme de magie, et l’accroissement de la puissance de calcul disponible avec les progrès de l’informatique conduit inévitablement à l’apocalypse par invasion de démons. Dans la postface du premier roman de la série (The atrocity archives, 2004), Stross détaille ses inspirations (Lovecraft, Len Deighton, etc.) et s’explique sur le lien qu’il fait entre mathématiques et magie. Puisque, dit-il en substance, les progrès de la science ont expulsé le merveilleux de la nature, si la magie est réelle, alors les mathématiques sont le lieu le plus plausible où elle pourrait exister, dans le « domaine platonicien de l’abstraction mathématique »15. Le sérieux de cette postface contraste curieusement avec le ton comique et parodique du roman, comme si cette idée d’une nature magique du calcul ne relevait pas entièrement de la fantaisie.

L’illusionniste et le chaman

Ces trois cas ne sont que des exemples parmi beaucoup d’autres de la façon dont les fictions associent la technique numérique et la magie. On aurait aussi bien pu évoquer les thèmes ésotérico-mystiques de la série Matrix ou le rapprochement des genres de la fantasy et du cyberpunk dans le jeu de rôle Shadowrun. Les trois auteurs qu’on a choisis représentent trois façons d’associer magie et technique numérique. Chez Vinge, la magie est une simple métaphore, chez Gibson, c’est un peu plus ambigu, et chez Stross, les ordinateurs sont véritablement liés à la magie. Dans tous les cas, l’association est moins paradoxale que ce que pourrait suggérer l’intuition.

Note de bas de page 16 :

Ursula Le Guin est un des auteurs les plus connus à s’être illustrés dans les deux genres. Une des principales associations professionnelles d’écrivains dans les genres d’imagination aux Etats-Unis regroupe également les genres (Science-fiction and Fantasy Writers of America).

La première raison de retrouver des éléments de fantastique dans les fictions du numérique est la proximité des différents genres des littératures d’anticipation. Les lectorats se recoupent largement, et les auteurs peuvent écrire à la fois de la fantasy et de la science-fiction16. Il existe des affinités entre les genres qui proposent de créer des mondes. Michael Saler (2012) voit même dans les univers de la littérature fantastique (citant Conan Doyle, Lovecraft et Tolkien), dont le public accepte le merveilleux sans en être dupe, dans une sorte d’« enchantement désenchanté », les précurseurs culturels des mondes virtuels numériques :

Note de bas de page 17 :

[…]le tournant du siècle a connu un « big bang » des mondes imaginaires chargés de réenchanter la modernité sans en saper les fondements intellectuels, et […] certains d’entre eux sont effectivement devenus virtuels, préfigurant sur plusieurs plans importants le virtuel technologique de notre propre fin de siècle. Saler, 2012, p. 20-21. Cette façon d’envisager la fiction est proche de la théorie des mondes possibles de M.-L. Ryan, qui fait aussi le lien avec les mondes virtuels numériques (Ryan, 2006).

[…]a “big bang” of imaginary world flared into existence at the fin-de-siècle to re-enchant modernity without rejecting its central tenets, and […] some of these worlds became effectively virtual, anticipating in important respects the emergence of technologically mediated virtuality during our own fin-de-siècle17 (Saler, 2012).

En l’occurrence, le « devenir virtuel » des mondes imaginaires désigne le phénomène par lequel certains d’entre eux, échappant en quelque sorte à l’œuvre qui les a engendrés, acquièrent, à travers l’exégèse des fans, et souvent, la prolifération de productions dérivées, une existence indépendante des récits dont ils sont le cadre. Si on accepte cette hypothèse, l’importance des thèmes magiques dans l’imaginaire numérique ne correspondrait pas uniquement à une métaphore des pouvoirs de la technologie, mais aussi, plus spécifiquement, à une façon de célébrer le potentiel de l’informatique comme créatrice de fiction. En d’autres termes, c’est aussi parce que le modèle des mondes virtuels a été fourni, bien avant qu’on ait même pu songer à leur implémentation numérique, par le genre de la fantasy, que les mages et les dragons ont si tôt hanté les ordinateurs. Cela n’invalide en rien l’explication plus prosaïque selon laquelle l’émergence des MUD reflète tout simplement la culture dominante, imprégnée de fantasy et de jeux de rôles, des informaticiens qui les ont mis au point.

Mais, comme on l’a suggéré plus haut au sujet de Vernor Vinge, le merveilleux numérique a aussi d’autres racines, plus étroitement liées à la nature et aux applications des techniques concernées. L’informatique, par plusieurs aspects, s’apparente à la magie, non pas tant considérée comme un phénomène anthropologique que comme une catégorie aux contours flous où se mêlent magie de scène, tradition ésotérique, et représentations fictionnelles. En particulier, les rapports avec la magie sont manifestes dans les différents régimes de visibilité du numérique, dans un rapport dialogique entre l’illusion et l’invisible, deux pôles correspondant respectivement à ces deux organes du système informatique que sont l’écran et le réseau.

Note de bas de page 18 :

Terminator 2, en 1991, a déjà des effets visuels numériques avancés, mais avec Jurassic Park, l’illusion numérique devient pour ainsi dire le sujet principal du film.

Note de bas de page 19 :

Ce roman de 1964 repose sur l’idée d’un monde simulé, peuplé de sujets conscients et autonomes qui ignorent qu’ils vivent dans une simulation.

Le numérique s’impose en effet comme la technique par excellence du spectacle de l’illusion (Darley, 2000). Si c’est surtout à partir de Jurassic Park (Steven Spielberg, 1994), que les techniques numériques deviennent le cœur du cinéma à grand spectacle18, le potentiel de l’informatique comme machine à produire des illusions avait déjà été mis en avant précédemment. L’idée d’une machine à simulacres imprègne aussi bien la théorie informatique, puisque Turing envisage qu’un ordinateur pourrait tromper un humain en se faisant passer pour humain (Turing et Girard, 1999), que la science-fiction, avec, par exemple, la société simulée de Simulacron 3, de F. Galouye19. Avant même que les techniques numériques de production et de manipulation de l’image soient au point, la simulation informatique, dont le domaine d’application semble illimité, impose la figure de l’ordinateur-illusionniste. L’illusion et le simulacre ne sont pas nécessairement du côté de la magie, puisqu’ils appartiennent aussi, par exemple, au monde du théâtre, ou de la magie de scène qui, la plupart du temps, exclut tout élément surnaturel (During, 2004). Mais aussi armée que soit la modernité pour ne jamais jouir des illusions produites par la technique sans être consciente de la présence des dispositifs qui les engendrent, le pouvoir de susciter les visions et les apparitions a trop longtemps été l’apanage des êtres surnaturels pour être, même aujourd’hui, totalement dépouillé de magie.

Paradoxalement, une autre raison de rapprocher le numérique de la magie est son mode d’opération fondamentalement invisible, ou, pourrait-on dire, spirituel. Quel que soit le support matériel, ce que traite l’informatique (l’information), est bien quelque chose d’immatériel et d’invisible. Chez Gibson, par exemple, l’opposition entre monde matériel et cyberespace est mise en scène comme une opposition corps/esprit : pour Case, le personnage principal de Neuromancien, expulsé du cyberespace par l’administration d’une toxine qui le prive de connexion neuronale, le corps est une « prison de chair » où il vit le douloureux exil de « l’exultation incorporelle du cyberespace » (Neuromancien, chap. I ; voir également Alvarado, 2011). Le hacker, qui accède au monde invisible, a quelque chose du chaman, tout comme les sorciers de Stross.

Conclusion

Note de bas de page 20 :

Pour un examen critique de ce phénomène, voir Stivers, 2001. Le logicien Gödel est un cas célèbre de cohabitation, chez une même personne, de la logique la plus rigoureuse et de l’irrationnel le plus débridé (voir Cassou-Nouguès, 2007).

Contrairement aux appareils mécaniques, les ordinateurs fonctionnent à des échelles spatiales et temporelles (le nanomètre, le gigahertz) incommensurables avec notre expérience ordinaire. Comme on ne les voit littéralement pas fonctionner, et comme les principes qui les régissent sont, pour la plupart des gens, opaques, ils sont plus susceptibles que d’autres machines d’alimenter un imaginaire riche et complexe. Qu’un imaginaire associé à un des domaines les plus avancés qu’ait permis de développer la pure rationalité scientifique puisse emprunter, entre autres formes, ses motifs au surnaturel et à l’irrationnel n’est paradoxal qu’en apparence. D’une manière générale, l’irrationnel cohabite assez bien avec la science et la technique20. Le fait que cette association, dans le cas du numérique, soit mise en scène dans la fiction à travers le thème de la magie peut s’interpréter de façon contradictoire. Cela peut, d’un côté, refléter les attentes démesurées que suscite le rythme vertigineux des progrès de l’informatique, comme dans le cas du transhumanisme. D’un autre côté, le cadre fictionnel met à distance l’irrationnel en lui donnant une dimension ludique : applaudir aux tours de l’illusionniste ne signifie pas nécessairement croire aux enchantements du sorcier.