Quand l’art cultive le numérique When art cultivates digital

Jean-Paul FOURMENTRAUX 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.426

Le Net art s’est développé à l’écart du monde réel, parodiant les institutions médiatiques et les modes de diffusion et de réception de l’art contemporain. Ses manifestations et inscriptions sur Internet ont promu des modes inédits de monstration et de propagation des œuvres. Cet article propose de décrire les ressorts et dilemmes de cette contre-culture : les modes d’occupation du réseau, les stratégies médiatiques et les dispositifs de détournements artistiques qui contribuent à l’émergence d’un monde de l’art centré sur l’Internet. Au croisement de l’anthropologie des techniques et des sciences de l’art, il s’agit de questionner ces pratiques numériques et leurs modes relationnels dans un contexte où la mise en œuvre d’art – indissociable de la pratique amateur – est articulée à une réflexion politique et critique sur les technologies numériques.

Net art has been developed aside from the real world, mimicking media institutions, modes of diffusion and reception in contemporary art. Its events and online subscriptions have promoted unique modes of demonstration and diffusion of art pieces. The goal of this paper is to describe the underlying countercultural motives and dilemmas, including network occupation modes, media strategies and art hijacking devices which promote an emerging Internet-oriented art dimension. At the crossroads of technical anthropology and art science, these digital practices and their connecting modes will be questioned. Art pieces, including amateur productions are highly connected to political and critical reflections on digital technologies.

Sommaire
Texte intégral
Note de bas de page 1 :

Le présent texte se nourrit d’une reprise partielle, reproblématisée et complétée, d’un précédent article publié en 2012 dans la Revue française des sciences de l’information et de la communication.

1. Introduction1

Note de bas de page 2 :

Cf. dès 1995 [La lettre] d’Antoine Moreau (am@antoinemoreau.org), Pour infos/ l’actualité du monde de l’art de Xavier Cahen (cahen.x@levels9.com), Olala Paris, de Georges Victor (Antoine Schmitt) (olalaParis@ml.free.fr), Nettime.fr, de Nathalie Magnan (natmagnan@altern.org) (nettime-fr@samizdat.net), Rhizome (netartnews@ rhizome.org). Et depuis 1997 Leonardo on line sur le site du Massachusetts Institute of Technology (MIT), Archée http://archee.qc.ca/ au Canada, Synesthésie http://www. synesthesie.com/, Panoplie www.panoplie.org en France.

Note de bas de page 3 :

L’examen des modes de participation et des « opérations médiatiques » prises en charges par le public est la perspective sociologique et communicationnelle adopté dans le prolongement de recherches qui se sont donné pour objet d’étude l’articulation des faits techniques et sociaux, non sur le mode de l’instrumentation ou de l’aliénation, mais sur celui de la fréquentation et du contact, voire du jeu : Souriau, 1956 ; Eco, 1965 ; Dodier, 1995 ; Latour, 2005, 2006 ; Akrich, Callon.

Note de bas de page 4 :

Sur le concept de « dispositif » et son application aux arts numériques, voir : Jacquinot-Delaunay et Monnoyer, 2009 ; Agamben, 2007 ; Duguet 2002, Boissier 2004, Stanley 1998, Fourmentraux 2005.

Note de bas de page 5 :

Voir le site de la galerie Teleportacia (http://art.teleportacia.org/) à l’initiative d’Olia Lialina, 1998. Voir aussi les web-ateliers en ligne créés entre 1995 et aujourd’hui par Mathieu Laurette http://www.laurette.net/, Valéry Grancher http://www.nomemory.org/, Fred Forest http://www.fredforest.com/, Antoine Schmitt www.fdn.fr/~aschmitt/gratin//as/index.html, Claude Closky http://closky.online.fr/.

Depuis maintenant une vingtaine d’année, le Net art s’est imposé très largement en France et à l’international où il désigne des créations interactives conçues par, pour et avec le réseau internet, en les distinguant des formes d’art plus traditionnelles et étrangères au réseau simplement transférées sur des sites-galeries et autres musées virtuels. Pour les mondes de l’art, l’originalité d’Internet tient à ce qu’il propose simultanément un support, un outil et un environnement créatif. Sites internet, courrier électronique, listes de diffusion, forums de discussion, mais aussi les blogs et leurs technologies appareillées (syndication et tags, podcasting, video-blogging…), les réseaux sociaux d’échanges entre pairs et leurs pratiques associées (fansubbing, fansfilms...) constituent des cadres de créations renouvelées et engendrent des formes de vies en ligne ou d’occupation du réseau que les développements récents du web 2.0 ont radicalisés. Le site internet, la homepage, le blog, les mailings list ou les forums de discussion constituent les cadres de sociabilités renouvelées2. L’ère du web 2.0 a introduit de nouvelles formes d’attachement du public : capté et fidélisé dans des dispositifs sociotechniques qui l’impliquent plus directement et qui se nourrissent de sa participation3. En s’inscrivant dans cette articulation, l’œuvre du Net art se manifeste dans la conception de dispositifs4 interactifs, mais aussi dans la production de formes de vies en ligne, et de stratégies de communication en réseau. Le réseau internet y est tout autant investi comme un atelier en ligne que comme un lieu d’exposition : c’est-à-dire comme l’espace de création, de communication et de réception active de la pratique artistique5. Tirant parti de la démocratisation de l’informatique connectée, le Net art s’est d’abord développé en autoproduction et souvent à l’écart du monde réel en parodiant les institutions médiatiques et les modes de diffusion et de réception de l’art contemporain.

Cet article ne vise pas la description exhaustive de ces différentes figures (Fourmentraux, 2010), mais propose à la fois un bilan et une esquisse des évolutions du Net art en soulignant deux tendances principales : le hacking créatif et l’esthétique des réseaux sociaux. Considérant le Net art comme domaine de création artistique, je vais ici faire l’hypothèse qu’il relève également d’une culture de la critique, en ce qu’il diffuse une pensée alternative des réseaux informatiques et du numérique, tout en propageant l’idée selon laquelle la créativité peut faire l’objet d’une appropriation sociale. Pour tester cette hypothèse, je vais d’abord rappeler quelques œuvres de détournements artistiques qui illustrent ce que l’on pourrait appeler cette « critique artiste » vis-à-vis de l’injonction à l’innovation technologique et à la créativité numérique.

Nous verrons alors comment, tout en s’inscrivant dans la filiation du Net art, les œuvres les plus récentes en radicalisent en effet l’esprit et la forme par une mise en tension de l’innovation technologique et de pratiques culturelles et médiatiques qui en découlent.

Le Net art, ou disons plutôt l’esprit du Net art en vient également à influencer et déterminer aujourd’hui de nouvelles pratiques hors du réseau, dans la sphère publique, qui reposent à nouveaux frais la question de ces relations, parfois controversées, entre création artistique et créativité numérique.

2. La culture hacker du Net art

Note de bas de page 6 :

Pour un premier manifeste du Net art « hacktiviste » voir Joachim Blank : http://www.irational.org/cern/Netart.txt. Voir aussi Eric S. Raymond, Comment devenir un hacker, http://www.erwanhome.org/web/hacker.php#principe1.

Dès l’origine, le Net art questionne les spécificités technologiques, politiques et sociales de son médium qu’est l’Internet. Ce n’est pas un hasard si le Net art s’est développé massivement en Russie et dans les pays de l’ex-Europe de l’Est où Heath Bunting, artiste militant yougoslave, Oliana Lialina et Alexei Shulgin (Russie) ou Vuk Cosic (Slovénie, co-fondateur des listes de diffusion Nettime, Syndicate, 7-11 et du Ljubljana Digital Media Lab) développent leurs premiers projets dès 1996. Dans leurs œuvres, la critique des régimes non démocratiques, l’hacktivisme6, le cyberféminisme, constituent les prémisses de la création sur l’Internet. Leur art est en effet indissociable de la technologie et du contexte socio-politique des années 1990, révélant notamment les implications sociales du réseau, notamment des technologies de repérage et d’accès à l’information sur Internet.

Note de bas de page 7 :

Pour un premier manifeste du Net art « activiste » voir Joachim Blank : http://www.irational.org/cern/Netart.txt.

Une même détermination touche, au début de leur histoire, les médias photographique, cinématographique et vidéographique, tour à tour explorés, contournés et détournés par la pratique artistique expérimentale. Les premières pièces vidéo de Nam June Paik ou celles de Wolf Vostell se sont notamment attachées à détruire la télévision, physiquement (sculptures vidéo) autant que symboliquement, en intervenant à même la matière du médium par des altérations du signal vidéo. La télévision, le meuble lui-même, l’écran, le tube cathodique, le signal vidéo et son indéfinition, sa fébrilité et sa luminance étaient pris à la fois comme l’objet et le matériau de l’investigation artistique. Les pionniers du Net art ont souvent dénoncé la prégnance d’un langage quasi exclusif d’organisation des données hypertextuelles (HTML) qui contribuait, selon eux, à accentuer le caractère uniforme de la majorité des sites web, dans leur agencement aussi bien que dans l’apparence de leurs interfaces. L’approche artistique proposait alors de contourner ces prescriptions d’emplois visant à discipliner les usages et parcours au sein des sites web : les liens soulignés en bleu, les images cliquables, les zones title et body. Les Net artistes ont en effet proposé des voies alternatives à ces options strictement fonctionnelles telles que le pointer-cliquer comme convention de navigation, la distribution contrainte de l’information, sa réception figée, sans possibilité d’intervention ou de transformation. Un nombre grandissant d’artistes du réseau revendiquent ce type d’implication parasitaire7.

Note de bas de page 8 :

Le sens informatique de to hack into a data base renvoie à l’action de s’introduire en fraude dans une base de données : il génère les termes hacking (piratage) et hacker (pirate informatique).

Note de bas de page 9 :

Cf. Jodi, Portail, http://www.Jodi.org - Jodi, OSS, http://www.oss.Jodi.org - Jodi, Error 404, http://www.404.Jodi.org.

Leur forme liminaire d’action créative vise à contaminer l’Internet par des virus artistiques qui empruntent à la logique et aux comportements déviants des pirates de l’informatique : les hackers8. Certains artistes mettent en effet en œuvre une pratique efficace de l’infection et de la contamination : leur démarche a pour objet l’incident, le bug, l’inconfort technologique et la perte des repères. Les œuvres pionnières de Jodi9 interviennent par exemple sur la structure du langage HTML par altération du code et transformation des balises permettant l’agencement des sites web : tant au niveau de la mise en page que de l’intégration des composantes multimédias, du son, de l’image, de la vidéo. En opérant une intrusion à la racine même des sites, au niveau du langage et du code informatique, ces œuvres génèrent des erreurs basiques et des commandes contradictoires : l’erreur système 404 qu’elles affichent fait ici figure de leitmotiv créatif. Jodi entraîne ainsi le public dans les dédales rhizomatiques d’un jeu de piste dont il est souvent impossible de trouver l’issue, leurs interfaces de brouillage confrontant le visiteur à l’apparition constante de messages d’alerte et engendrant une perte de contrôle de l’ordinateur qui ne répond plus à aucune commande.

Note de bas de page 10 :

Institué en genre à part entière, le Glitch art désigne aujourd’hui l’esthétisation d’erreurs analogiques ou numériques, comme des artéfacts ou des bugs informatiques, par corruption du code et des données ou par manipulations d’appareils électroniques. Cf. en France les réalisations de Systaime, http://www.systaime.com/. Voir aussi le site du SPAMM, Musée des arts super modernes, http://www.spamm.fr/.

Héritières de l’histoire du Dadaïsme et de l’art vidéo, ces œuvres Net art questionnent la relation proprement médiatique, ses contraintes sociales et les déterminismes structurels, visuels ou imaginaires, qu’elle promeut : le succès contemporain du Glitch art10 en est un éloquent témoignage relayé en France par l’artiste Systaime (a.k.a Michael Borras) qui travaille le flux internet, détourne les réseaux sociaux, remix le web, esthétise les bugs (Glitch) et réalise des collages (Mashup) à partir des nombreuses productions amateurs de la culture populaire numérique.

2.1. Détournements logiciels

Note de bas de page 11 :

Cf. Mark Napier, Shredder, http://potatoland.org/shredder/welcome.Html - About the shredder, http://potatoland.org/shredder/about.Html. Voir aussi le dispositif du groupe londonien IOD (Mathew Fuller, Colin Green et Simon Pope) : un programme de reconfiguration de l’information permettant d’explorer et d’utiliser le web à un niveau structurel : le Webstalker, http://www.backspace.org/iod.

Note de bas de page 12 :

Contrairement aux usuels moteurs de recherches, le traitement n’aboutit pas à l’élaboration d’une liste d’adresses ordonnées selon une pertinence calculée à partir de l’équation d’interrogation posée et relative à des critères liés à la géolocalisation ou aux recherches et actions précédentes (cookies) et constitue finalement moins une réponse, donc une fin en soi, qu’un nœud de convergence d’informations diverses interprétées et mobilisées ensuite au bon vouloir de l’internaute.

Davantage centrés sur les coulisses de l’Internet, d’autres créateurs du Net art ont imaginé des navigateurs et des moteurs de recherche subversifs, dont le Shredder11 de Mark Napier et Netomat de Maciej Winiewski sont des figures emblématiques. Ces œuvres s’approprient les données du web par une l’altération du code HTML avant son interprétation par les logiciels de navigation. Il s’agit d’anti-moteurs de recherche qui redonnent à l’Internet son potentiel d’archive dynamique et modulable12. Le Netomat répond, par exemple, aux requêtes des internautes par un afflux de textes, de sons et d’images fixes ou animées récupérées sur le web. Il revient alors à l’utilisateur de combiner ou de recombiner ces différentes informations sans se soucier de l’arborescence du site ou de la structure de la page d’où elles sont extraites. À la frontière entre le navigateur, le moteur de recherche et l’extracteur de données, cette œuvre propose une forme active d’accès et de recouvrement des informations sur Internet. Son programme – le Netomatic Markup Language – développé en open-source est lui-même modulaire et adaptable : il peut être approprié et amélioré par ses utilisateurs ou servir de plate-forme pour d’autres applications.

Note de bas de page 13 :

À l’initiative du groupe LAN, mêlant des artistes et des professionnels du design. Cf. http://www.tracenoizer.org/ : Disinformation on demand.

Le Trace Noiser13 défend également un mode de production artistique basé sur le développement en open-source d’applications et d’outils informatiques détournés de leurs usages. Ce générateur de clones informationnels croise les fonctionnalités du moteur de recherche et des outils statistiques d’indexation et de traçage des réseaux de liens sur le Net. L’œuvre génère de fausses pages « perso » et les dissémine sur le réseau pour brouiller l’identité des participants. L’internaute est invité à saisir dans le Trace noiser son identifiant (nom et prénom) à partir duquel sera créée sa propre page web. Ce dispositif dessine en effet un portrait intime de l’internaute à partir du glanage et du réagencement alternatif des sources le concernant retrouvées sur le réseau.

Le projet artistique exploite l’idée que toute personne active sur le Net laisse, parfois malgré elle, une quantité de traces numériques (les traces liées à l’indexation d’un nom dans des courriels, des formulaires de commande, des signatures électroniques, des déclaration d’usage de logiciels, etc.), lesquelles sont ensuite traitées et travaillées par le Trace Noizer (démultipliées et transposées dans d’autres contextes). L’application créative brouille les pistes, mêle le vrai au faux et rend de ce fait difficile d’apprécier cette (dés)information. Il en résulte une identité fragmentée qui place l’internaute dans l’entre deux algorithmique des traces informatiques glanées sur le web et de celles générées par le Trace Noizer, continuellement découpées et altérées dans leur affichage et leur organisation.

2.2. Net activisme

Note de bas de page 14 :

Cf. http://www.rhizome.org/carnivore crée par le RSG : un collectif international qui associe informaticiens et artistes.

Note de bas de page 15 :

Cf. Josh On de Futurefarmers, Anti-wargame: http://www.antiwargame.org.

Note de bas de page 16 :

Cf. Heath Bunting, http://www.irational.org.

Note de bas de page 17 :

Cf. RTMARK, http://www.rtmark.com et The YES MEN - http://www.theyesmen.org

Note de bas de page 18 :

Cf. Pavu, http://www.pavu.com.

Note de bas de page 19 :

Cf. Etoy Corporation, http://www.etoy.com.

Cette première série d’œuvres Net art révèle les implications sociales des technologies de repérage et d’accès à l’information sur Internet. Les browsers y apparaissent comme des organes de perception au travers desquels nous voyons le web : ils filtrent et organisent les informations dispersées sur un nombre exponentiel d’ordinateurs dans le monde. D’autres dispositifs de distorsion des contenus et des outils de l’Internet adoptent une visée plus politique. L’œuvre collective14 Carnivore, promue au festival Ars Electronica, est une version détournée du logiciel DCS1000 employé par le FBI pour développer l’écoute électronique sur le réseau. Josh On de Futurefarmers propose une version anti-impérialiste des jeux vidéo ayant pour mission la guerre contre le terrorisme15. Heath Bunting16 pervertit les communications médiatiques de grandes puissances financières. Le collectif américain RTMARK17 détourne les stratégies de communication de grandes sociétés de courtage privées. Le collectif français PAVU18 transporte et parodie la logique économique des sociétés d’audit et de conseils, dans la sphère artistique et culturelle de l’Internet. Ils initient des objets informationnels résultant du forage de données préexistantes prélevées sur le réseau (plining), à partir desquels est créée une monnaie d’échange (le gnou) et un système de valorisation financière apparié à la transaction des œuvres. Enfin, le collectif européen ETOY19 mène de nombreuses actions au cœur de la bataille politique et économique des noms de domaines sur Internet (DNS, Dot.com), inaugurant de la sorte une guerre informationnelle sur le terrain de l’e-business et des nouvelles valeurs financières comme celles du NASDAQ.

Note de bas de page 20 :

À l’ère du web 2.0 voir Christophe Bruno http://www.christo-phebruno.com/. Proche du Trace noizer, l’œuvre Dreamlogs http://www.iterature.com/dreamlogs parodie le règne de l’autoédition en générant des blogs à l’insu des internautes à partir de leurs recherches et navigation sur Google. Dans Human Browser, un être humain incarne le World Wide Web (2001-2006) http://www.iterature.com/human-browser/fr/index.php, 1er Prix du Share Festival http://www.toshare.it, Turin - Jan 23-28, 2007. Voir aussi WIFI SM, Feel the Global pain, http://www.unbehagen.com/wifism-for-real, 2007. Pour un autre exemple de détournement d’une application web (Flickr) voir Mario Klingemann, Flickeur, Royaume-Uni, 2006, http://incubator.quasimondo. com/flash/flickeur.php.

À l’heure de l’Internet 2.0, l’artiste français Christophe Bruno incarne le renouveau de cette figure de l’artiste parasite en « s’attaquant » aux outils et rituels du web collaboratif. Il baptise une première série d’œuvre les « Google Hack » : des dispositifs artistiques et programmes informatiques qui détournent Google de ses fonctions utilitaires tout en en révélant les dimensions contraignantes et cachées. Selon l’artiste, Internet est devenu un outil de surveillance et de contrôle inégalé dont la dynamique économique repose sur l’analyse et la prédiction de tendances, à l’aide de logiciels de traçage de la vie privée des goûts et des identités sur la toile. Pour révéler ces déterminismes, il intitule Human Browser, le Navigateur Humain une série de performances internet sans-fil (Wi-Fi) dans l’espace physique. Grâce à son casque audio, un comédien entend une voix de synthèse qui lit un flux textuel provenant de l’Internet en temps réel. Le comédien interprète le texte qu’il entend. Ce flux textuel est capté par un programme (installé sur un portable Wi-Fi) qui détourne Google de ses fonctions utilitaires. En fonction du contexte dans lequel se trouve l’acteur, des mots-clés sont envoyés au programme (grâce à un PDA Wi-Fi) et utilisés comme input dans Google, de sorte que le flux textuel est toujours lié au contexte. Pendant la manifestation Siana 07 (Semaine internationale des arts numériques et alternatifs), du 15 au 17 mars 2007 à Evry (France), il présente WiFi-SM. Ce dispositif invite le spectateur-acteur à partager la douleur du monde : un patch WiFi-SM, placé sur le corps du volontaire, va rechercher sur Google des mots programmés évoquant le mal, la souffrance : « meurtre », « viol », « virus » parmi 4 500 sources d’information dans le monde. À chaque mot-clef rencontré, le spectateur ressent une légère décharge électrique, en sympathie avec la souffrance globale. Grâce à cette « technologie P2P (Pain to Pain) », l’artiste parodie la publicité et propose en argumentaire de vente : « faites baisser votre niveau de culpabilité »20.

Note de bas de page 21 :

Cf. Paolo Cirio, Face to Facebook, 2011 - http://www.lovely-faces.com

Les œuvres de Paolo Cirio – artiste italien vivant à New York, hacker et activiste – participent également d’une critique de l’utilisation des nouvelles technologies lorsque celles-ci constituent un pouvoir hors de tout contrôle, alors même que la transparence est érigée en nouveau principe par nos sociétés contemporaines. L’artiste nous invite à une réflexion sur les notions d’anonymat, de vie privée et de démocratie. Son œuvre Face to Facebook (2011) procède du vol d’un million de profils d’utilisateurs Facebook et de leur traitement par un logiciel de reconnaissance faciale, à partir duquel une sélection de 250 000 profils sont publiés sur un site de rencontre fabriqué sur mesure – chaque profil étant trié selon les caractéristiques d’expression du visage21. Face à l’omniprésence des médias sociaux, ce détournement de données est une mise en garde à grande échelle face aux risques de partage d’informations personnelles sensibles.

Note de bas de page 22 :

On doit ici distinguer le mouvement du logiciel libre, Free Software Foundation, fondé par Richard Stallman, et le mouvement Open Source Initiative, initié par Eric S. Raymond qui, s’ils coïncident sur la méthodologie des logiciels, diffèrent sur l’éthique de leurs mouvements, le premier se voulant également un mouvement social. Cf. Eric S. Raymond, Comment devenir un Hacker, http://www.erwanhome.org/web/hacker. php#principe1.

Note de bas de page 23 :

In the art world, a work of art is called an « art piece ». The word « piece » designates a thing that actually exists, but since software creations exist only as binary data, calling them an “art piece” seems wrong. Substituting “bit” for “piece”, we have decided to call such a work an « art bit ». Manifeste de l’exposition « art.bit collection », June 21-August 11, 2002 @ ICC.

Note de bas de page 24 :

Voir par exemple sur http://runme.org : Eldar Karhalev & Ivan Khimin, Screen Saver, 2001, http://runme.org/project/+screensaver/, Radical Software Group, Carnivore, 2001, http://r-s-g.org/carnivore/, Adrian Ward / Signwave, Auto-Illustrator / Autoshop, 2001/2002, http://www.auto-illustrator.com, Alex Mclean, forkbomb.pl, 2002, http://runme.org/project/+forkbomb/, Amy Alexander, Scream, 2005, http://scream. deprogramming.us/.

De nombreux artistes du Net art accompagnent aussi depuis l’origine d’Internet le mouvement du logiciel libre en créant des œuvres inspirées du modèle « copyleft » de développement à code ouvert (open source22). L’Art Bit Collection23 de l’International Computer Consortium de Tokyo (ICC) ou le site runme.org24 regroupe des travaux qui explorent en cette direction les recherches du Net art : ils rassemblent principalement des expérimentations autour des langages de programmation, des environnements logiciels, des Network community, des applicatifs de visualisation des coulisses du World Wide Web, et enfin, des applications détournées de logiciels interactifs. Ces dispositifs sont davantage axés sur les applications informatiques à l’usage des internautes, appelées aussi les logiciels auteurs.

3. Au-delà de l’écran

3.1. Esthétiser la relation

Note de bas de page 25 :

Cf. The Centre of Attention, E-mail Art, du 12 août au 16 septembre 2002, Londres http://www.thecentreofattention.org.

Note de bas de page 26 :

Cf. Mouchette http://www.mouchette.org

Poursuivant la logique plus ancienne du mail art (ou art postal), les premières œuvres pour le réseau Internet ont tout d’abord promu une circulation d’e-mails artistiques. La galerie londonienne The Centre of Attention25 a consacré ce type d’action en invitant des artistes à produire des happenings informationnels par propagation et contamination des messageries électroniques. La lettre électronique, à mi-chemin de la performance d’artiste et de l’acte de langage, constituait une « communication d’auteur », participative et performative, dont la propagation a adopté les modes d’amplifications propres à la rumeur. Mouchette26 a ainsi érigé en œuvre artistique le jeu des mises en lien, l’esthétique relationnelle et le réseau où se déploie l’e-mail. À l’instar de Mouchette, de nombreux projets Net art adoptent la forme d’un récit imagé et évolutif proche du journal personnel et intime, mais désormais éditorialisé, donné à voir et à vivre en quasi direct sur le web. Ils déclinent en-ligne les potentialités d’une archive visuelle et textuelle qu’il est possible d’afficher et d’entretenir sur le long terme, en ayant ou non recours à la participation des visiteurs.

Note de bas de page 27 :

Voir Jenni, JenniCam, http://www.jennicam.org, Voog, Anna Clara, Anacam http://www.anacam.com et Merritt, Natacha. Digital diaries http://www.digital-diaries.com, Agnès de Cayeux, In my room, www.agnesdecayeux.fr.

Note de bas de page 28 :

Les ateliers Hype(r) Olds, http://www.hyperolds.com/ imaginés par l’artiste Albertine Meunier (http://www.albertinemeunier.net) se sont multipliés dans plusieurs villes de France à l’initiative d’autres artistes tels que Julien Lévêque, www.julienlevesque.net, ou Caroline Delieutraz, http://delieutraz.net/.

Note de bas de page 29 :

Cf. Anne Roquigny, WJ-s (Webjay surfing), http://www.wj-s.org/ (2010-2013), Isabelle Arvers, http://www.isabellearvers.com/ Machinima (machine, animation, cinéma), (2008-2013). Un machinima est un film réalisé à l’intérieur d’univers virtuels en ligne ou à l’intérieur de jeux vidéo grâce à leurs moteurs graphiques.

Dans ces projets, la forme de l’image-récit empruntée au régime cinématographique devient le lieu d’une action ludique et d’un environnement de communication27. À l’interface du cinéma interactif, des jeux vidéos et de l’Internet, un nombre croissant d’artistes proposent également de renouveler les mises en scène et les modes de relations aux images : l’image y est en effet actée (Barboza, Weissberg 2007) et se donne désormais autant à voir qu’à performer. L’interactivité proposée consiste en une possibilité d’intervention sur la séquence et le déroulement de scénettes ou de micro-récits dynamiques qui réagissent en temps réel aux actions des visiteurs. On pense aussi au projet Hype(r) Olds initié par Albertine Meunier (a.k.a Catherine Ramus) et aujourd’hui relayé par de nombreux artistes issus du Net art qui proposent dans des espaces physiques des ateliers de culture numériques à destination d’une population indemne et privée de toute culture numérique : des femmes de plus de 77 ans28. C’est le cas encore, des projets portés par Anne Roquigny et par Isabelle Arvers29. Le projet WJ-s d’Anne Roquigny consiste en l’organisation de sessions collectives de remix du web à destination d’amateurs qui renoncent un instant à l’isolement de la relation frontale à leur écran, en participant à des expériences de partages collectifs de leur playlists avec d’autres amateurs. Le projet Machinima porté en France par Isabelle Arvers consiste, quant à lui, en un atelier de réalisation et de diffusion de films d’animations produits via le détournement de moteurs de jeux vidéos en 3D.

Note de bas de page 30 :

Douglas Édric Stanley, Concrescence - www.abstractmachine.net, 2000-2005.

Note de bas de page 31 :

Dans un sens proche du concept informatique de « réalité augmentée » : un système qui rend possible de superposer en temps réel l’image d’un modèle virtuel 3D ou 2D, sur une image de la réalité qui devient ainsi manipulable. Pour un panorama des nouvelles figures de l’image 2.0, voir notamment INCIDENT www.incident.net (depuis 1994), Maurice Benayoun www.benayoun.com (depuis 1995), Samuel Bianchini http://www.dispotheque.org/, (depuis 1999), Grégory Chatonsky http://gregory. incident.net/ (depuis 1994), Reynald Drouhin http://reynald.incident.net/ (depuis 1994), Anonymes http://www.anonymes.net (2002) Douglas Edric Stanley www.abstractmachine.net (depuis 2000).

L’image s’ouvre à la pratique des publics, à l’instar des recherches artistiques de Douglas Edric Stanley qui explorent depuis de nombreuses années les formes expérimentales d’un cinéma transformé, qu’il qualifie de cinéma interactif, génératif ou algorithmique30. L’image n’est plus tout à fait ici une finalité en elle-même, elle incarne davantage un lien, une interface qui affiche sur l’écran la structure langagière, visibilise le programme, en même temps qu’elle relie l’auteur et le public. Hybridant les formes de mise en récits propres au cinéma et la « jouabilité » introduite par le jeu vidéo, elle gagne en interactivité, promeut des expérimentations artistiques et des pratiques de réception renouvelées. Le régime virtuel et fragmenté, hérité de l’informatique, redéfinit les attributs de l’image, ses modes de circulation ou de mise en récit. L’image n’est plus mise au service d’un récit linéaire ou d’une représentation fixée. Elle joue le rôle d’une interface mobilisée pour concevoir, véhiculer et agir une œuvre dont la carrière idéale suppose précisément que certains de ses fragments puissent demeurer potentiels ou à faire (Souriau 1956). En ce sens, l’image se trouve prise entre une représentation de l’œuvre conçue par l’auteur et un contexte de lecture pour ses visiteurs. Autrement dit, l’image numérique en ressort appareillée et augmentée d’une dimension opératoire31.

3.2. Investir l’espace

Note de bas de page 32 :

Cf. Collectif Microtruc, http://www.microtruc.net/ (Caroline Delieutraz, Julien Levesque et Albertine Meunier), Aram Bartholl, http://datenform.de/ et notamment ses interventions dans l’espace public : Map, http://datenform.de/map.html (2006-2013), Dead Drops, http://deaddrops.com/ (2010-2012). Voir aussi les projets de Julian Oliver, http://julianoliver.com, tels que Newstweek, http://newstweek.com/, réalisé avec Danja Vasiliev (2012).

Note de bas de page 33 :

Cf. Durieu & Birgé : Le ciel est bleu, http://www.lecielestbleu.com/ (2002) ; Clauss & Birgé : Interactif Cinéma - Dervish Flowers, Flying Puppet : http://www.flyingpuppet. com/ (2003).

Note de bas de page 34 :

Cf. Grégory Chatonsky, Sur Terre, http://www.arte.tv/fr/cinema-fiction/Sur-Terre/, voir aussi Peter Horvath, Triptych : Motion Stillness Resistance, Canada, 2006, http://www.6168.org/triptych/index.html ou Martin Le Chevallier http://martinle chevallier.free.fr

Le Net art tend également à se déployer hors du réseau et à s’inscrire dans des objets tangibles et dans l’espace urbain. La culture numérique héritée en grande partie du web et qui tire parti des habitudes et pratiques du réseau inspire aujourd’hui des créations dans le monde physique. Plusieurs artistes et collectifs d’artistes choisissent désormais de verser et/ou de transposer l’espace public numérique dans l’espace public de la cité. C’est le cas notamment des réalisations du collectifs d’artistes français Microtruc ainsi que des projets Dead Drops et Speed Show, portés par l’Allemand Aram Bartholl et du projet Newstweek du Néo-zélandais Julian Oliver, tous deux fondateurs du Free art qui investit l’espace de la rue en y déployant des œuvres en réseau, mais pourtant off-line, car déconnectées d’Internet32. Des signes de géolocalisation numérique, des support de stockage, des flux d’informations, des ondes communicationnelles sont alors extraites et ainsi libérées du réseau Internet, pour, tout en s’en inspirant, amplifier et peut-être même raviver parfois des relations sociales, des situations de partage et de communication urbaines qui avaient pu être supplantées et quelque peu anesthésiées par l’usage massif des seuls réseaux numériques. On pense à l’œuvre Street Ghost de l’artiste italien Paolo Cirio qui détourne les « portraits photographiques » floutés de Google Street View. Entre Net et Street art, Paolo Cirio imprime les photos floutées de personnes saisies au hasard dans la rue par la Google Car, sans leur autorisation, les imprime et les affiche grandeur nature à l’endroit même de la prise de vue réalisée par les caméras de Google. Ces « Street Ghosts », corps fantomatiques, victimes algorithmiques, interrogent la propriété intellectuelle et l’utilisation des données privées. Certaines images, en puissance, deviennent le théâtre d’opérations distribuées entre l’artiste, le programme et le public. C’est le cas notamment de dispositifs portés par des duos artistes/ informaticiens33 qui expérimentent une forme de cinéma interactif pour Internet, dans lesquels l’interactivité donne au public la possibilité d’altérer la linéarité du film34.

Note de bas de page 35 :

Cf. Chaos Computer Club, Blikenlights, www.blinkenlights.de/arcade/games.fr.html. Voir aussi, les projets de l’obx.lab (Jason Lewis et son équipe) http://obxlabs.hexagram. ca/index.php ou du Graffiti Research Lab (GRL), http://graffitiresearchlab.com/.

D’autres projets créatifs du Net art s’attachent à l’invention de nouvelles modalités de co-création d’une image collective. À l’instar du dispositif pionnier de l’artiste ingénieur Olivier Auber, le Générateur Poïétique, ces œuvres proposent aux évolutions récentes des technologies de la mobilité (téléphone portable, palm pilot, GPS, etc.) de nouveaux scénarios d’usage. Dans l’espace urbain, par exemple, les artistes créent des installations qui reposent sur l’intervention du public comme lors de la Nuit Blanche courant octobre 2004 à Paris, où il était possible de jouer au Tetris sur la façade de la Bibliothèque Nationale de France. La tour T2 ayant été transformée en un écran géant (20 x 36 pixels sur une surface de 3 370 m2) utilisant l’éclairage des fenêtres. Les appels téléphoniques et l’envoi de SMS avaient un impact créatif sur l’éclairage lumineux de la façade35.

4. Une esthétique critique d’internet

Ces différents projets jouent avec les frontières qui opposent traditionnellement les mondes de l’art et de la technique, ils interrogent également les modes de communication et les formes relationnelles engendrées sur le réseau. Il participe de l’apparition d’une « démocratie technique » à l’articulation des problématiques du logiciel libre et des réseaux peer to peer en permettant des dispositifs interactifs et participatifs qui bousculent les modes de réception et d’exposition des œuvres d’art. Les dispositifs du Net art conduisent en effet à ne plus séparer producteurs et destinataires, contraintes et ressources. Leur caractère performatif ouvre de nouveaux espaces de jeu et de négociation. Si la polysémie du concept de dispositif a abondamment nourri le Net art – de Michel Foucault à Roland Barthes, de la science des signes (sémiotique) aux nouvelles théories de l’information et de la communication – on tend aujourd’hui vers la mise en perspective du caractère actif, et surtout, sociotechnique, de tout dispositif. Michel Foucault (1975) en a souligné l’ambivalence : en insistant sur le déterminisme des dispositifs de surveillance, tel que le panoptique disciplinaire, mais qui ne valent que par l’action de leurs sujets, une action nécessaire à leurs actualisations. Selon Giorgio Agamben (2007), la ruse du dispositif est en effet qu’il fonctionne en accord avec la « subjectivation » qu’il produit lui-même, et donc avec l’accord implicite du sujet, pour lequel la « profanation » du dispositif est toujours possible. Marshall McLuhan (1968) ou Roland Barthes (1984) ont également souligné cette intrication du dispositif, entre cadre et action, sur le terrain de l’expérience médiatique.

Dans sa théorie critique de la technique, Andrew Feenberg décrit bien également l’ambivalence des outils numériques qu’il analyse comme des outils de rationalisation sociale au service d’instances de domination. Mais il ne se limite pas à cette vision déterministe : l’appropriation des technologies est aussi une co-construction sociale. Les technologies numériques paraissent en effet marquées par une instabilité inédite et les groupes subordonnés (les utilisateurs) peuvent manifester leur influence à l’encontre des forces hégémoniques via des stratégies de détournement, contournement, rejet, etc. Le succès de certains outils et technologies est, par conséquent, plus souvent qu’on ne le dit lié à l’invention simultanée de leurs usages, au point que ce sont parfois ces derniers qui constituent la véritable innovation. Prenons pour exemple la perspective, la photographie, les plus contemporains outils vidéographiques d’enregistrement du réel et jusqu’aux tout derniers réseaux informationnels numériques : si le moteur principal de leur innovation est technologique, relevant en cela de la recherche stratégique, scientifique ou même militaire, leur (re)connaissance sociale s’origine tout autant dans le monde culturel que dans l’univers de la création artistique. Leur succès et leur diffusion, difficile à promouvoir, et qui la plupart du temps ne peut être pleinement prédéfinie ou anticipée, suppose en effet une première appropriation sociale de ces technologies.

Note de bas de page 36 :

(McLuhan M., 1968, 15-17). Voir aussi (Rancière J. 2008). Avant lui, De Certeau, anthropologue des croyances et des phénomènes de consommation, développa la notion de « valeur d’usage ». Et parla, à ce propos, des braconniers actifs qui, à travers les mailles d’un réseau imposé, inventent leur quotidien. Cf. De Certeau M., Giard L., Mayol P., 1980, L’invention du quotidien. Paris, UGE.

L’approche proposée par Andrew Feenberg croise les travaux du « prophète de l’âge électronique » et théoricien canadien Marshall McLuhan, dont l’intérêt pour la technique et les médias a été précurseur de nombreuses réflexions et créations à l’interface des arts, des sciences et des technologies. Ces deux auteurs développent l’idée selon laquelle les artefacts qui réussissent sont ceux qui trouvent des appuis dans l’environnement social et insistent sur la capacité des utilisateurs à réinventer les techniques qu’ils utilisent. Dans ce contexte, les œuvres de l’art et/ou la pratique artistique sont parfois appelées à jouer un rôle spécifique : comme chez McLuhan selon lequel « l’art vu comme contre milieu ou antidote devient plus que jamais un moyen de former la perception et le jugement ». Il pariait sur « le pouvoir qu’ont les arts de devancer une évolution sociale et technologique future, quelquefois plus d’une génération à l’avance. (Car) l’art est un radar, une sorte de système de détection à distance, qui nous permet de détecter des phénomènes sociaux et psychologiques assez tôt pour nous y préparer […] ». Si l’art est bien un système « d’alerte préalable », comme on appelait le radar, il peut devenir « extrêmement pertinent non seulement à l’étude des media, mais aussi à la création de moyens de les dominer36 ». Cette question du détournement croise la pratique artistique où l’on voit des artistes faire preuve d’inventivité dans l’usage de solutions non prévues d’outils numériques, où l’on voit aussi le rejet de solutions imposées. On peut en effet s’attendre à ce que la création artistique, du fait de son caractère expérimental et souvent pionnier, participe activement de cette co-invention des usages technologiques, jusqu’à transformer quelquefois les technologies elles-mêmes, en contribuant à en redéfinir la forme et les modalités de mise en société. Des mouvements artistiques comme l’art vidéo, l’art sociologique, l’esthétique de la communication, l’art réseau et aujourd’hui le Net art, se sont constitués autour d’une expérimentation des technologies de communication et ont donné lieu à de nombreuses installations et dispositifs artistiques qui ont largement préfiguré le développement de l’Internet tel qu’on le connaît et pratique aujourd’hui.

Note de bas de page 37 :

En tant qu’héritier de l’approche pragmatique américaine (Charles Sander Peirce, William James), John Dewey insiste sur le rôle actif de l’intelligence et sur sa capacité à guider l’action, dans un programme pédagogique d’apprentissage par la pratique (learning by doing). Selon Dewey, la démocratie authentique est en effet une démocratie « créatrice », au cœur de laquelle les hommes et les femmes sont libres d’inventer, par le biais de l’imagination (l’art), des manières originales et enrichissantes d’interagir les uns avec les autres et le monde qui les entoure. L’activité artistique y est entendue comme l’un des « moyens par lesquels nous entrons, par l’imagination et les émotions (…), dans d’autres formes de relations et de participations que les nôtres » (Cf. Dewey, 2005, p. 382). L’art, comme expérience, relève ici d’une perspective expérimentale pour laquelle l’œuvre est susceptible d’être révisée, corrigée et améliorée avec le temps, selon les lieux, les besoins et les nécessités.

Par-delà l’opposition traditionnelle de la grande culture et des médias de masses, le Net art conjugue l’autoproduction d’œuvres interactives à de nouvelles formes de communication médiatique et politique. Leurs modes d’occupation du réseau, les stratégies médiatiques et les dispositifs de détournements artistiques autoproduits contribuent à l’émergence d’un monde de l’art en même temps qu’ils constituent un vecteur de défense de la diversité culturelle. Le Net art nous montre aussi tout le bénéfice que l’on peut tirer à envisager l’art dans sa dimension performative et opératoire, comme un opérateur de pratiques qui fait bouger les lignes de notre expérience ordinaire. Le public y est mis en situation d’agir, pas uniquement de recevoir ou de contempler. L’enjeu est d’avoir initié des situations originales de création, qui relient art et démocratie, problématique esthétique et débat public : amplifier, faire résonner, transformer le relief des innovations technologiques et leur impact social. Médiactiviste, le Net art critique l’ordre social, politique et économique dominant. Il fait d’Internet un « problème public » au sens du philosophe pragmatiste américain John Dewey. L’art, comme expérience, est en effet toujours transactionnel, contextuel (situationnel), spatio-temporel, qualitatif, narratif, etc. L’expérience, telle que la définit Dewey, et même si ce terme peut avoir dans son vocabulaire une valeur polysémique, doit toujours être comprise en termes de relation, d’interaction et de transaction, entre des êtres ou entités qui ne sont pas premiers, mais qui émergent à travers l’interaction. Cette philosophie « pragmatiste de l’esthétique » (Dewey 2005, 2010 ; Shusterman, 1992) s’intéresse en effet moins aux qualifications essentialistes de l’art qu’à ses fonctionnements contextuels et hétéronomes. À l’opposé des discours qui octroient un statut d’exception à l’art, en le soustrayant du cours ordinaire de la vie, John Dewey et Richard Shusterman ont promu au contraire une vision opératoire de l’art dans la cité. Ils nous ont montré tout le bénéfice que l’on pouvait tirer à envisager l’art dans sa dimension opératoire, comme un opérateur de pratiques qui font bouger les lignes de notre expérience ordinaire. L’art qui intervient dans l’arène des débats publics, s’inscrit dans une histoire, rend les citoyens capables de créer et de transformer leur monde37. L’autonomie de l’œuvre ne résidera alors peut-être plus dans sa fixité marmoréenne, mais dans la liberté qu’elle confèrera à ceux qui la côtoient : liberté d’imagination, de prise et de reprise, d’interprétation et de pratique, située et distribuée, individuelle et collective. Partant, plutôt que de laisser croire aux internautes qu’ils sont artistes, les œuvres Net art permettent aux internautes de développer une réflexion et un regard critique sur les évolutions du réseau et participent ainsi à mettre en culture internet.