Approche interdisciplinaire des pratiques numériques d’appropriation musicale Interdisciplinary approach to digital practices of musical appropriation

Armelle Gaulie ,
Agnieszka Szmidt 
et Didier Francfort 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.399

Face au danger d’une perte définitive du corpus musical accessible en ligne, les auteurs proposent une méthode de recherche qui tienne compte du caractère inconstant du classement et du stockage pratiqués par l’usage des nouveaux supports numériques sonores. Le geste du nouveau collectionneur qui échange, transmet ou met en ligne de la musique est ici considéré comme source à part entière. En d’autres termes, il s’agit d’un changement de paradigme dans la pratique de la recherche qui tend à se déplacer vers le questionnement de départ défini par un/des expert/s et qui rend la source heuristique. L’objectif principal est de revenir à l’étude des représentations, non seulement comme des reflets plus ou moins fidèles d’un réel social (à l’état de traces ou du réel matériel), mais aussi comme des figures construites qui rendent le monde intelligible et qui apportent une jouissance esthétique.

Faced with the danger of irremediable loss of non-archived materials, the authors of this article propose a method of research which consists of proposing a thoughtful analysis instead of simply stocking large data in the first place. The changing nature of classification of digital sources and storage of them led researchers to look not only at the digital recordings themselves but to also consider the gesture of a collector who uploads, publishes and shares online music as a source. The proposed way to study such data is to represent their scale by mapping links between singular digital objects. In other words, a paradigm shift occurs in the research practice that tends to move to the importance of the questioning. The study of shared musical memory that results from this approach becomes a source for understanding social representations, not only as a more or less faithful reflection of a reality (its traces or material residua), but also as constructions that make the world more intelligible and that provides an aesthetic pleasure.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

La posture critique du chercheur ne consiste pas seulement en une mise en évidence externe, qui risquerait d’être condescendante, des conditionnements auxquels les sociétés de masse sont soumises. Jacques Rancière considère que « la critique de la critique » passe par la remise en cause de l’image « du pauvre crétin d’individu consommateur submergé par le flot des marchandises et des images » (Rancière, 2008, 52). Les pratiques de mise en ligne de musique constituent un défi et un objet singulier pour les chercheurs en sciences humaines et sociales. Si l’offre numérique est presque infinie, la consommation de musique induit des logiques d’appropriations propres aux individus.

Les pratiques actuelles d’écoute et d’appropriation ont été bien décrites par le concept de « numérimorphose » (Granjon et Combes, 2007), comme une mutation à la fois technique et esthétique, expliquant en partie le dépassement des classifications de genre, provoquant de nouvelles formes et de nouveaux axes de circulation culturelle, ainsi que des phénomènes de fusion ou d’omnivorisme (Peterson, 2004). Notre hypothèse est que ces pratiques, étudiées dans leurs effets sociaux contemporains, en particulier dans les travaux de sociologie de la culture, doivent modifier l’approche des cultures musicales issue d’autres champs disciplinaires, tels que l’histoire culturelle ou les sciences politiques. Ainsi le streaming, « diffusion en mode continu » (Niel et Roux, 2012), permet-il d’appréhender, de façon régressive, la construction et l’inscription dans les mémoires individuelles et collectives, de phénomènes culturels associés au passé « analogique » : modes musicales anciennes, classifications en genres musicaux, re-mémoration de « chansons oubliées » (Gaulier, 2015)… L’étude de ces formes anciennes d’appropriation musicale et d’identification sociale et politique aux pratiques musicales (Francfort, 2004) a tout à gagner à un renouvellement des approches qui, sans ignorer les corpus constitués, issus de collections publiques ou privées, fait de l’expression partagée des mémoires musicales une source pour comprendre, dans sa dimension historique, l’inscription de la musique dans le champ politique et social. Cette approche interdisciplinaire peut se construire en privilégiant non pas les corpus, les stocks inventoriés, mais en cherchant, dans une logique inductive, les modalités d’association d’objets sonores singuliers.

2. Une approche interdisciplinaire: du stock au lien

L’histoire de l’usage et des circulations des objets musicaux est le sujet d’un nouveau type de questionnement que rend possible la généralisation du streaming. La recomposition culturelle constante à partir d’objets musicaux implique un rapport de l’individu au passé comparable à la réappropriation décrite par Michel de Certau (1990). Les plateformes de diffusion et d’échange de fichiers musicaux sont une source historique à part entière. Elles peuvent être étudiées à partir des effets de masse, de la fréquence, de la reproduction et de la diffusion à grande échelle. Elles peuvent aussi être abordées dans une démarche qualitative partant de petits échantillons, sur le modèle de la micro-histoire, voire de l’égo-histoire.

De nombreux travaux ont été consacrés au flux et aux plateformes. Sur youtube « la navigation des internautes est continûment guidée par les outils de classement qui rendent les informations disponibles à leur attention. » (Cardon, 2013, 9). Les travaux de Dominique Cardon permettent de comprendre « la manière dont le web donne de la visibilité à certains propos plutôt qu’à d’autres » grâce aux « moteurs de recherche et [aux] multiples métriques de l’Internet qui hiérarchisent la visibilité des informations en faisant remonter certains propos, tout en en dissimulant d’autres. En décidant de ce qui doit être vu, ils encouragent ou découragent la confrontation et la discussion, participent à la construction de l’agenda public et sélectionnent les bons interlocuteurs. » (Cardon, 2013, 11). Nous pensons pouvoir interroger les données musicales accessibles pour mettre en évidence la musique dans les constructions d’identités multiples, ne se limitant pas aux cultures nationales, y compris dans un passé présent ou refoulé, avec lequel on entretient un rapport plus ou moins nostalgique. En d’autres termes, youtube est une source historique au même titre qu’une discothèque publique plus ou moins spécialisée, y compris pour travailler sur des périodes anciennes. Andreas Fickers a précisément montré qu’en définitive bien des recueils de sources ont été rassemblés a posteriori dans des collections constituées avec des objectifs politiques anachroniques (Fickers, 2012).

Le travail préalable de repérage et de sélection implique une coopération entre archiviste et historien. Or, selon Roy Rosenzweig, depuis l’apparition du microfilm, en 1936, les historiens sont trop peu intervenus aux côtés des archivistes pour trier les sources et contribuer à leur préservation (Rosenzweig, 2011, 6-24). Le même auteur insiste sur la nécessité de poser la question de la préservation des sources numériques qui risque de ne pas dépasser vingt-cinq ans après leur mise en ligne : « les enjeux sont trop profonds pour ignorer l’avenir du passé » (Rosenzweig, 2011, 7). Il importe donc, pour les historiens et sans doute pour d’autres chercheurs en sciences humaines et sociales, de ne pas négliger les sources éphémères. Le « zapping » renseigne sur la mémoire ainsi que sur les références culturelles et musicales de celui qui le pratique. Elle est de l’ordre de ce que Jacques Derrida présente comme la trace qui « peut toujours s’effacer. » (2014, 61). C’est donc en quelque sorte la fragilité du support et le caractère inconstant du classement en plus du stockage pratiqués avec les nouveaux supports numériques sonores, cette « plasticité » du numérique qui conduisent à ne pas s’intéresser uniquement à l’objet sonore mais à prendre comme source, même éphémère, le geste du nouveau collectionneur, plus ou moins expert qui échange, transmet ou met en ligne de la musique. Il y a urgence à penser le lien établi entre des objets musicaux (et de l’étudier, d’abord a minima entre deux objets) car il s’agit bien d’un acte éphémère, souvent remanié, impossible à reconstruire rétrospectivement. Ce changement de perspective, né d’un dialogue entre disciplines, permet, selon nous, d’engager des recherches empiriques en disposant d’un corpus de facto immense, mais disparate, hétérogène, accompagné de métadonnées parfois fragmentaires, parfois abondantes. Il est impossible de le maîtriser, mais tout aussi impossible de l’ignorer. Une des solutions pour étudier de telles ressources consiste à en représenter l’ampleur en cartographiant la masse des données qui circule. C’est une autre voie que nous proposons ici, revenant au repérage de la réactivation de la mémoire, des systèmes culturels, à partir non de l’objet mais du lien entre objets.

La question de la provenance, du « respect des fonds », de l’«  authenticité » et de « l’ordre » ne peut certes être posée dans ce cadre. En effet, « l’information numérique – facile à copier et à modifier, manque de marques physiques de son origine » (Rosenzweig, 2011, 10-11). L’étude du lien se soustrait, au moins en partie, à la règle selon laquelle « il n’y a pas d’archives sans pouvoir politique » (Derrida, 2014, 59) et fait écho aux questions des mobilisations politiques, remettant en cause les pouvoirs qui semblaient les plus inébranlables, par Internet (Bertho, 2013). Le pouvoir s’exerce dans le travail d’archive, selon Derrida, de la manière suivante : « les archivistes les mieux intentionnés, les plus libéraux ou les plus généreux évaluent ce qui mérite d’être gardé. Qu’ils se trompent ou non, peu importe, ils évaluent toujours. C’est cette évaluation des traces, (…) qui distingue l’archive de la trace. » (2014, 61-62). Le travail sur une source non stockée limite la question de la compétence et permet d’envisager un processus de transfert d’expertise vers les sociétés. Le corpus d’une recherche donnée sur une sensibilité musicale, une mode, un courant plus ou moins défini par des objectifs commerciaux ne se trouve ainsi pas déterminé a priori à partir d’un répertoire fixé par des experts, mais est en évolution permanente. Les contemporanéistes se confrontent dans leur pratique à l’impossibilité de regarder toutes les sources potentielles couvrant un domaine d’études. Ce qui rend une source pertinente doit être le questionnement même du chercheur et non l’accessibilité créée par une forme de pouvoir ou le résultat d’un vaste brassage à partir de ce qui est disponible.

La valeur de la source devient ainsi heuristique, elle s’appuie sur les lignes de cohérence qu’il a été possible de mettre en lumière par son exploitation. Ainsi, le changement de paradigme dans la pratique de la recherche en histoire tend à se déplacer vers le questionnement de départ, celui qui fait que « les hypothèses apparaissent comme des conséquences émergentes du travail de fouille effectuée au sein de gigantesques masses de données “idiotes”. » (Cardon, 2013, 15). Reste à mettre en pratique cette transposition du passé en élaborant une méthode à la fois inductive et régressive permettant d’appliquer au passé, à la mémoire et à son émergence, des questionnements qui ont déjà enrichi des travaux portant sur les communications et les pratiques culturelles actuelles.

3. Des pratiques post-numériques: le lien à l’épreuve de la recherche participative

Note de bas de page 1 :

Sur l'évolution de la demande faite aux institutions culturelles par les instances politiques de participer au maintien ou à la reconstitution du « lien social » voir entre autres Agnieszka Szmidt (2015).

Note de bas de page 2 :

Manu Chao est l’ancien chanteur du groupe de rock alternatif français la Mano Negra, célèbre dans les années 1990. Il mène une carrière solo depuis les années 2000.

Note de bas de page 3 :

Le terme « vidéo » est évidemment entendu ici dans son sens couramment utilisé sur la toile et ne fait pas référence au support analogique.

Au moment où les pouvoirs publics assignent à la Recherche et à la Culture la mission de créer du « lien social »1, il importe de rappeler que bien des communautés éphémères et virtuelles sont plus larges et socialement plus significatives que les formes « présentielles » de sociabilité. Le flux incessant des ressources numériques implique que cette « sociabilité 2.0 », comme on pourrait l’appeler, se fonde largement à partir d’associations d’images ou de coups de cœur plus ou moins conscients au gré des déambulations de chacun sur la toile. Aussi, commençons par une approche empirique du streaming, non sur les « contenus » mais sur les liens qui font passer d’une musique à l’autre en adoptant une démarche inductive. Cela sous-entend que nous ne cherchons pas à vérifier des hypothèses données, mais plutôt à nous plonger dans un espace numérique d’échange qui nous permettra d’observer différents fonctionnements. Avec ces premiers résultats empiriques, nous pourrons délimiter à nouveau notre terrain d’étude et élaborer une problématique de recherche plus spécifique sur les liens et les objets musicaux. Prenons un exemple : une recherche d’un élément précis sur youtube (le clip d’un groupe de musique, une interview, une performance live, etc.) amène obligatoirement toute une série de suggestions. Si on tape dans l’onglet recherche le nom « Manu Chao2 » par exemple, youtube propose « 459 000 résultats environ »… Tous ces résultats ne sont pas uniquement relatifs au chanteur, mais présentent des liens avec Bob Marley, Noir Désir (groupe de rock français) et même Alpha Blondy (chanteur de reggae ivoirien). De plus, une vidéo postée sur youtube est loin d’être une « simple » vidéo3 puisqu’elle est presque toujours illustrée par des commentaires. Ils expriment un ressenti à propos de la chanson, de la musique, du clip ou font, là encore, référence à des artistes similaires en postant des liens vers d’autres sites, d’autres artistes, d’autres commentaires, etc. Enfin, youtube propose aussi d’étiqueter ou « tagger » (de l’anglais to tag : étiqueter) la vidéo, d’un « j’aime ce contenu » ou « je n’aime pas ce contenu », ou de la partager sur facebook, twitter, google+, tumblr, etc. ou encore de la signaler (comme « vidéo à voir ») aux autres internautes.

Note de bas de page 4 :

Folksonomie est un terme inventé par Thomas Vander Wal (2007).

Toutes ces associations et tous ces liens faits entre les matériaux numériques posent question, notamment sur la redéfinition plus ou moins large des champs musicaux et culturels, mais aussi sur les processus d’identification. Ces expériences multiples de mise en lien sur le web soulèvent ainsi la problématique de l’identité (auto-définie, assignée, revendiquée) des sujets du web. L’expérimentation scientifique passe alors par la mise en évidence, ne serait-ce que pour se défier des projections, de ces associations à envisager par le prisme de l’appropriation, pour essayer de comprendre ce qu’elles nous disent des internautes (ou ce que les internautes veulent montrer d’eux ?). Prenons un autre exemple, sur les sites de musique en ligne comme deezer ou spotify, l’abonné (nous parlons ici d’abonné car, bien que ce ne soit pas encore une obligation, ces sites proposent de plus en plus des services payants qui obligent les internautes à s’abonner) peut « simplement » écouter de la musique, mais aussi construire ses playlists, les classer en fonction de genres musicaux proposés par le site ou les commenter et les partager sur les réseaux sociaux. Les internautes peuvent donc eux-mêmes proposer une indexation en « taggant » leurs playlists, ce phénomène est visible pour la musique mais aussi pour tout autre matériel disponible sur Internet (commentaires sur twitter, photos, articles, etc.). La libre indexation ou folksonomie4 est « un support à l’organisation des ressources partagées, permettant aux utilisateurs de catégoriser leurs ressources en leur associant des mots clefs, appelés tags. » (Trabelsi, 2012, 102). Elle invite donc les internautes à participer, à s’approprier les matériaux trouvés sur le net en les taggant, en les étiquetant, en y réinjectant une partie de soi en quelque sorte pour ensuite les partager et les diffuser dans un autre contexte : c’est l’indexation sociale. Comme l’explique Olivier Le Deuff : « il ne s’agit plus seulement de gérer des hiérarchies documentaires mais des hétérarchies [c’est-à-dire des éléments sans aucune hiérarchie, aucun niveau supérieur à prendre en compte] de ressources et de parcours. » (Le Deuff, 2010, 46). Cependant, si la folksonomie possède une dimension heuristique évidente, l’indexation sociale recouvre aussi d’autres pratiques d’appropriation qui, si elles peuvent sembler « passives » au premier abord, sont sources d’une appropriation créatrice stimulante à étudier.

Note de bas de page 5 :

Pour une étude de cas de sampling dans le rock cf. par exemple Gaulier Armelle (2014).

Cette consommation des flux musicaux mérite d’être examinée. Les playlists « toutes faites » plébiscitées sur les sites de musique en ligne sont classées en fonction de genres musicaux ou d’ambiances (qui sont associées aux genres musicaux bien qu’elles n’aient évidemment aucune caractéristique musicologique…). Spotify offre comme playlists par exemple : « Motivation pour le sport », « travailler en musique », « sous la douche » ou encore « le ménage en musique », à côté de genres musicaux comme : « pop », « hip hop », « RnB », etc. Ces playlists qui formeraient presque des injonctions à l’écoute passent d’une chanson à l’autre, proposant ainsi une énorme diversité de musique à consommer sans modération (les playlists proposent des durées variables pouvant aller jusqu’à 6h de musique). Cependant, cette consommation passive de flux offre aussi la possibilité de tagger et de partager un nombre infini de chansons et permet ainsi des découvertes multiples. Cette mise à disposition des supports peut entraîner des phénomènes d’appropriation créatrice comme le montre par exemple la technique de l’échantillonnage ou sampling. Technique de composition venue du rap (donc bien avant Internet), le sampling consiste à découper des bouts de musiques pour les recoller sur un nouveau support sous forme d’une boucle sonore de plusieurs secondes. Cette boucle est ensuite réinsérée dans une nouvelle composition musicale. Cette technique du copier-coller permet de faire des clins d’œil à telle ou telle musique en laissant l’emprunt reconnaissable, mais nécessite une grande culture musicale. Grâce à cette offre abondante, presque infinie, de musique via Internet, cette technique du sampling est présente aujourd’hui dans les processus de composition de nombreux genres musicaux5 comme le montrent les nouvelles créations des DJ.

L’appropriation répond alors à la chaîne : emprunt/réinvestissement de sens pour soi/création. Tout comme les pratiques de folksonomie, ces liens aboutissent à quelque chose de nouveau (qui sera à son tour indexé et partagé) qui mérite d’être analysé en tant qu’objet scientifique pour décrypter les pratiques d’identifications au niveau symbolique qui s’y déploient. L’approche interdisciplinaire permet ainsi de sortir du triptyque production/diffusion/réception pour faire de l’appropriation créatrice une pratique culturelle identifiable. Les communautés fluctuantes qui se forment ainsi relèvent d’une culture qui ne se limite pas au numérique mais apporte une dimension forte de sociabilité. L’expérimentation de l’indexation libre et de la mise en évidence de liens entre objets musicaux implique un recours à des démarches de recherche présentielles, par exemple à des rencontres de « focus groupes » (Duchesne et Haegel, 2008) où se pratique l’entretien non directif et où peuvent s’affirmer de façon créative les goûts et les associations entre objets culturels. On est bien ainsi dans le post-numérique.

4. De l’algorithme à l’association libre

Le fonctionnement des réseaux sociaux et des sites de partage d’objets culturels peut être considéré, par les usagers-fournisseurs, comme un déterminisme externe imposé auquel ils ne se plient pas toujours. Bien avant qu’il ne soit question de numérique, la mise en place, dans des mécanismes de sociabilité, de communautés partielles et éphémères, implique une dialectique complexe d’adhésion et de dissociation, de fusion et de rejet. Et l’injonction commerciale (ou politique) ne fonctionne pas de façon mécanique.

Depuis la logique proclamatrice des manifestes imposée par le Romantisme, la référence à un objet esthétique privilégié est devenue un critère fréquent et efficace d’inclusion et d’exclusion, accompagnant le politique ou semblant s’y substituer. La dialectique culturelle et politique qui crée et dissout des liens peut être ainsi au cœur d’une approche fondée sur un questionnement qualitatif plus que quantitatif qui ne se prive pas d’outils numériques. Les humanités digitales n’impliquent pas que l’on considère la numérisation comme un outil pour accumuler et définir a priori une source large, comme un trésor de guerre, un corpus nouveau et exclusif dont la détention serait gage de qualité de la recherche plus que de la qualité du questionnement auquel il est soumis. L’accès large à un corpus est un fait au moins provisoirement établi, à partir duquel une réflexion est possible portant non sur la nature des objets accumulés, mais sur ce qui constitue la modalité de l’association de deux éléments dans un même « système » culturel qui reste à définir de façon à la fois interne et externe. Apparaît alors dans le corpus mouvant, une occasion d’étudier conjointement les identités assumées et construites par le sujet et les identités assignées.

Régine Robin (1973, 16), très investie dans l’approche quantitative de l’histoire, a reconnu que cette approche des sources textuelles n’aboutissait pas toujours, à l’heure de la paléo-informatique, à des résultats substantiellement différents par rapport à une approche classique « intuitive » d’un nombre limité de textes. Alors que l’utilisation d’un flux accessible à tous permet la mise en évidence de logiques culturelles à l’œuvre dans les prescriptions, les listes, les associations d’œuvres, nous proposons de lancer des recherches sur l’idée d’une utilisation complémentaire de plateformes numériques et d’enquêtes participatives. La mémoire culturelle imposée, sera ainsi confrontée dans notre méthode de recherche – à partir d’entretiens collectifs, participatifs semi-directifs, associés aux focus groupes –, à une mémoire vive. Celle-ci sera portée par les sujets sociaux, restituera leur propre histoire et leur rapport à l’histoire collective comme à leurs archives personnelles, mais surtout aux traces que ces histoires ont laissées dans l’identité qu’ils se construisent. La méthode d’exploitation d’un « streaming généralisé » ne se soucie pas de limiter un corpus strict et un répertoire préétablis. L’appropriation musicale confronte en effet deux logiques associatives distinctes : la logique de l’algorithme, maîtrisée par les circuits commerciaux et institutionnels, et la logique de l’association libre développée dans une démarche individuelle ou collective. Notre proposition méthodologique est de pratiquer ces deux logiques de façon parallèle, en double aveugle, pour les confronter. Bien des hypothèses émergent ainsi :

  • il peut exister une culture populaire qui laisse des traces ne reflétant pas uniquement des stratégies commerciales ou des manipulations exploitant la nostalgie et le goût du « revival » ;

  • l’opposition entre musique populaire et musique savante est fluctuante et significative de phénomènes de reclassements complexes étudiés par exemple par Bernard Lahire (2010) et par Didier Francfort à partir d’une approche historique comparative (Francfort, 2014) ;

  • la pertinence des injonctions commerciales se heurte non seulement à des inerties culturelles mais aussi à d’autres logiques émergentes.

L’expérimentation en double aveugle a ainsi l’objectif principal de mettre en évidence et d’étudier non pas des objets mais des liaisons qu’entretiennent des objets avec un premier objet de référence. C’est ainsi que l’on peut revenir aux représentations, non comme des reflets plus ou moins fidèles d’un réel social (à l’état de traces ou du réel matériel), mais comme des figures construites qui rendent le monde intelligible et qui, surtout, apportent une jouissance esthétique. « Parmi toutes les représentations, la liaison est la seule qui ne peut pas être donnée par les objets mais qui peut seulement être accomplie par le sujet parce qu’elle est un acte de son autonomie. » (Kant cité par Simmel, 1998, 24).

On objectera peut-être que la liste de ces premiers objets de référence confrontés à cette double expérimentation en aveugle est bien un corpus. Ce n’est pas faux. Nous allons passer à cette double expérimentation parallèle aboutissant à une comparaison d’un échantillon choisi non en fonction de ce qui est juridiquement ou institutionnellement accessible de façon exclusive, mais en fonction de ce qu’une équipe de chercheurs évaluerait comme étant pertinent. Quelques projets en cours peuvent montrer l’extrême facilité qu’il y a de définir ainsi un corpus, selon le but général du phénomène que l’on veut étudier, et selon les moyens financiers, techniques et humains dont les équipes peuvent disposer. L’avantage de cette méthode de l’expérimentation double des associations induites par des objets musicaux à partir d’une liste de référence établie sur youtube est qu’elle est praticable par les micro-équipes. Veut-on étudier l’existence d’une mémoire musicale commune en Europe ? On pourra partir de ce qui reste dans les mémoires et de ce qui est associé aux chansons primées aux Grammy Awards. Un chercheur s’attaque au sujet, il limite à une décennie et aux premiers prix. Une vision plus « nationale » est recherchée ? Elle part d’un festival comme celui de Sopot ou de San Remo. On peut tout aussi aisément commencer l’enquête en partant des hit-parades, des records de vente de disque à une période considérée ou des prescriptions de la presse spécialisée.

Une fois l’objectif ciblé – l’échelle nationale ou régionale d’une mémoire musicale commune – on confronte les deux logiques d’association : la logique externe (induite par l’algorithme) et la logique interne (exprimée par l’individu). Si un familier des cultures baltiques associe Les Feuilles Mortes dans la version d’Yves Montand à celle du chanteur estonien Georg Ots (en finnois), l’algorithme peut mettre en avant autre chose comme La Chanson de Prévert par Serge Gainsbourg. Une étude de cas plus systématique consistant à suivre des arborescences d’associations multiples illustrera ce choix méthodologique à partir d’un objet musical unique répertorié sur un site de partages musicaux. Ce dispositif qui ne se concentre pas sur la constitution préalable d’ensembles d’objets répertoriés nous semble dès à présent praticable, il est en mesure de fédérer de nouvelles configurations d’équipes interdisciplinaires menant de front repérage d’objets sonores numérisés et réunions participatives.

5. Conclusion

Nous avons bien conscience que l’introduction de la notion d’association libre éloigne du strictement mesurable et évaluable. La question de la perception de la musique par les sciences humaines et sociales ne laisse pas dans l’ombre les problèmes du marché du disque, de l’enregistrement, de l’organisation des tournées et des concerts (Guibert et Sagot-Duvauroux, 2013), de la vie des associations d’amateurs (Granjon et Combes, 2007), de la structuration et de la sociabilité des « fans » de tel ou tel genre, éventuellement de la légitimation d’un genre. Mais l’émotion de l’écoute bien que difficilement mesurable, ne peut pas pour autant être mise de côté. La construction d’un goût ou d’un dégoût musical est aussi un objet historique à part entière. À long terme, c’est toute une réflexion sur les associations, les passages, plus que sur les représentations, qui s’esquisse. Il ne s’agit pas d’évaluer des contenus esthétiques, ni de mettre en évidence des mécanismes de légitimation (même s’ils interviennent) mais bien, par le biais de la mise en évidence d’associations entre objets, la façon dont se constituent des identités culturelles multiples dépassant les exclusives, même lorsqu’elles sont proclamées.