Le corps du mannequin et sa figuration sur la scène de l’écran : une hyper-représentation ?

Rym Kireche-Gerwig 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.3448

Le corps du mannequin, comme matière à sculpter, semble trouver dans l’espace numérique de l’écran, un terrain d’expression privilégié. Les deux forment un couple dont la plasticité sémiotique autorise une « expérience-à-vivre »1 phénoménologique qui se noue chez l’usager autour du spectaculaire-spéculaire. Pourtant, à y regarder de plus près, on s’aperçoit que certaines occurrences du corps de mode sont mises en scène de manière fragmentaire, parcellaire et sérielle, laissant apparaître en filigrane la dimension numérique d’une telle représentation. Cet article se propose d’y réfléchir à partir de l'analyse sémio-pragmatique de trois corpus distincts qui ont en commun le recours à la rhétorique du défilé, appréhendé comme « trajet [du corps] qui boucle, […] enferme et enclôt » (Marin Louis (1994). De la Représentation, Paris, Seuil, Gallimard, p. 52), au même titre que les cadres de son énonciation au sein de l’écran.

The body of the model, as a material to carve, seems to find in the digital space of the screen, a privileged field of expression. The two form a pair whose semiotic plasticity allows a phenomenological experience-to-live that develops in the user around the spectacular-specular. However, on closer inspection, we notice that certain occurrences of the fashion body are staged in a piecemeal, fragmentary and serial way, letting the numerical dimension of such a representation appear in watermark. This article aims to reflect on this from the semio-pragmatic analysis of three distinct corpora that share the recourse to parade rhetoric, understood as a “path [of the body] that loops, [...] locks and encloses”, as well as the frames of his enunciation within the screen.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

Note de bas de page 2 :

Marin Louis (1978). « Représentation et simulacre ». Revue Critique, juin-juillet, n° 373-374, p. 536.

« L’écran représentatif est une fenêtre à travers laquelle l’homme spectateur contemple la scène représentée sur le tableau comme s’il voyait la scène “réelle” du monde. Mais cet écran, parce qu’il est un plan, une surface, un support est aussi un dispositif réflexif-reflétant sur lequel et grâce auquel les objets “réels” sont dessinés et peints. D’où la nécessaire position et la nécessaire neutralisation de la “toile” matérielle et de la surface “réelle” dans l’assomption technique, théorique, idéologique de sa transparence. C’est l’invisibilité de la surface-support qui est la condition de possibilité de la visibilité du monde représenté. La diaphanéité est la définition théorique-technique de l’écran plastique de la représentation. »2

Note de bas de page 3 :

Vial Stéphane (2012). op. cit

Note de bas de page 4 :

Dans L’Idée fixe ou Deux hommes à la mer (Paris, Gallimard : 1932), le poète considère paradoxalement que « ce qu’il y a de plus profond en l’homme est sa peau ».

Note de bas de page 5 :

Starobinski Jean (1976 [1971]). Jean-Jacques Rousseau, la tranparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, coll. « Tel ».

Note de bas de page 6 :

« Corps réel » au sens où il est saisi dans un espace perceptif non « médié » par un dispositif médiatique. En ce sens, le « corps réel » s’oppose au « corps virtuel » construit dans l’espace du numérique.

Le corps du mannequin, comme matière à sculpter, semble trouver dans l’espace numérique de l’écran, un terrain d’expression privilégié. Les deux forment un couple dont la plasticité sémiotique autorise une expérience-à-vivre phénoménologique qui se noue chez l’usager autour du spectaculaire-spéculaire. Pourtant, à y regarder de plus près, on s’aperçoit que certaines occurrences du corps de mode sont mises en scène de manière fragmentaire, parcellaire et sérielle, laissant apparaître en filigrane la dimension numérique d’une telle représentation. Stéphane Vial rappelle à juste titre qu’en latin, numerus désigne le « nombre »3. L’étymon a donné lieu à l’adjectif numérique qui signifie donc littéralement « en nombre », « en quantité ». Dans une telle énonciation, le corps au prisme de l’écran apparaît comme le spectacle d’une hyper-industrialisation miroir du système productif dans lequel il s’insère, comme maillon visible de la chaîne de fabrication technique et sémiotique du couple médiatique corps de mode/corps de l’écran. D’un point de vue symbolique et sémio-pragmatique, l’écran est cet oxymore qui révèle et qui cache, cette profondeur transparente, cette surface opaque ou encore cette « surface profonde », d’après la formule de Paul Valéry4. S’il est donc « transparence et obstacle », selon le titre d’un ouvrage de Jean Starobinski5, l’écran se fait aussi écrin, scène d’énonciation du corps, le rendant présent le temps de sa représentation. Mais cette mise en scène de la présence signale en creux la paradoxale absence du corps réel6 dans la performance sémiotique qui se joue sur la scène de l’écran. Le corps de mode auquel cet article s’intéresse se donne à voir comme une production médiatique « hétérotopique » : il est ce lieu autre, échappant aux topoï réels. L’écran constitue également une « hétérotopie », un « espace autre » au sens où l’entend Foucault :

Note de bas de page 7 :

Foucault Michel (1967). « Des espaces autres. Hétérotopies », Conférence donnée au Cercle d’études architecturales, le 14 mars 1967, reprise dans la Revue Architecture, Mouvement, Continuité, n° 5, octobre 1984, pp. 46-49, ainsi que dans Dits et écrits (1954-1988), tome IV (1980-1988), Paris, Gallimard, NRF, coll. « Bibliothèque des Sciences Humaines ».

« L’époque actuelle serait plutôt l’époque de l’espace. Nous sommes à l’époque du simultané, nous sommes à l’époque de la juxtaposition, à l’époque du proche et du lointain, du côte à côte, du dispersé. Nous sommes à un moment où le monde s’éprouve, je crois, moins comme une grande vie qui se développerait à travers le temps que comme un réseau qui relie des points et qui entrecroise son écheveau. »7

Note de bas de page 8 :

Précisons ici que celles-ci sont libres de droits et peuvent être reproduites à des fins non commerciales, étant diffusées sur le site d’hébergement YouTube.

Le corps à l’écran apparaît ainsi dans cette tension paradoxale entre présence et absence, proximité et éloignement. La production médiatique du corps comme image favorise une mass-médiatisation numérique qui inscrit dans les imaginaires sociaux, la trace d’un corps décorporéifié, l’empreinte d’un corps réifié. Pourtant, quelques tentatives stylistiques visent au contraire à mettre en scène un corps recorporéifié, à travers l’emprunt à l’écriture chorégraphique. On s’aperçoit ainsi que la rhétorique du corps dans l’espace de l’écran est au moins double : d’une part, la volonté affichée de produire un corps œuvre d’art, unique, et d’autre part, celle de ne pas euphémiser les contours marchands du corps de mode. Porté à son paroxysme dans le devenir marchandise, le corps de mode, sériel, se fait alors l’étendard du système productif hyper-industriel qui l’a porté à l’écran. Nous nous demanderons comment finalement les reconfigurations du corps de mode par le design numérique construisent un corps hétérotopique et hyper-industrialisé, une marchandise culturelle. Pour ce faire, nous avons choisi de porter notre intérêt sur un corpus hétérogène de captures d’écran – métaphorisant le processus même de la capture du corps par l’écran – mettant en scène le corps dans différents régimes de production numérique. En premier lieu, nous analyserons de manière sémio-pragmatique des images de défilés de mode, captations de défilés réels, sur la chaîne des marques moblisées dans notre article au sein du site d’hébergement YouTube8, afin de ne recueillir que le point de vue de celles-ci sur leur propre discours. Seront analysées des captures d’écran des défilés Haute Couture Comme des Garçons automne/hiver 2017/18 et du prêt-à-porter Chanel printemps/été 2017, réalisées de manière aléatoire afin de mimer une sorte de déambulation du regard parallèle à celle de l’expérience du spectateur, tout en étant guidé par l’ordre chronologique de l’événement. Le premier défilé constitue un exemple éloquent de corps augmenté et prothétique à travers des productions vestimentaires et des postures le rendant semblable à une production artistique au sein du défilé-performance. Le second représente un cas dans l’exploration de la possible robotisation du corps sur la scène du défilé, redoublé par l’espace numérique de l’écran. Nous verrons en deuxième lieu comment l’hyper-représentation du corps de mode est une conséquence de la mass-médiatisation numérique à travers l’analyse de pages mode issues des sites Elle.fr et Vogue.fr. En troisième lieu, enfin, nous étudierons dans un mouvement inverse la façon dont le chorégraphique, au sens étymologique d’écriture des mouvements du corps, permet de le culturaliser et d’euphémiser ses contours marchands et publicitaires, tout en lui donnant la teneur d’un corps recorporéifié, à travers l’analyse des sites marchands Asos.fr et Monshowroom.com.

2. Le corps du mannequin au prisme de l’écran : une matière à modeler dans un espace projectif modulable

Note de bas de page 9 :

Baudrillard Jean (1970). La société de consommation, Paris, Gallimard, p. 199

Note de bas de page 10 :

« Manipuler » vient en effet du latin médiéval manipulare qui signifie « conduire par la main », d’après le Trésor de la Langue française informatisé : http://www.cnrtl.fr/etymologie/manipuler (consulté le 21 juillet 2018).

Note de bas de page 11 :

Foucault Michel (1967 b). op. cit

Note de bas de page 12 :

La matière corporelle brute avant capture et reconfiguration par le photographe ou le vidéaste, leurs appareils et leurs logiciels permettant de numériser l’image capturée, appartient bien au champ de l’existant.

Défini par Jean Baudrillard comme « le plus bel objet de consommation »9, le corps apparaît à l’écran comme une image hyper-esthétisée véhiculant un discours performatif de consommation et pointant paradoxalement un horizon inatteignable. Le corps de mode semble en effet disparaître derrière l’éventail des signifiants à vendre potentiellement accessibles, ne laissant après son passage sur la scène médiatique des défilés que les vestiges d’une silhouette, au sein de la collection exposée. Il est cette « hétérotopie » qui présentifie un ailleurs du corps. Projetant l’image d’un corps manipulé – au sens étymologique de « pris en main »10 – augmenté, retouché et perfectionné, le design numérique renvoie à la fois à ce corps réel à partir duquel il travaille (là est son matériau brut) et à un idéal utopique qui n’a aucune correspondance avec le champ du réel. En ce sens, le corps fabriqué, certes à partir de la capture du corps réel, fonctionne simultanément comme une « hétérotopie », littéralement comme « lieu autre », et comme « utopie », « lieu du non-lieu », n’ayant nulle existence réelle hors du champ médiatique. Si l’on reprend les mots de Michel Foucault réfléchissant aux espaces autres, le corps de mode, bien qu’il soit conçu comme un ailleurs du corps dans sa construction médiatique, demeure néanmoins un « [...] emplacement qui entretien[t] avec l’espace réel de la société un rapport général d’analogie directe ou inversée »11. Avant d’être construit médiatiquement comme corps de mode, le substrat matériel et phénoménologique dont il procède appartient au champ du réel. C’est en ce sens que le corps de mode comme « hétérotopie médiatique » entre dans un rapport de contiguïté analogique avec le corps réel à partir duquel il est produit. En effet, malgré son ancrage dans le réel12, le corps de mode est la projection d’un idéal utopique qui entretient un rapport analogique avec le corps charnel des mannequins réels. Il est finalement une production hétérogène qui puise son ancrage à partir d’une saisie empirique du réel.

2.1. Le mannequin dans l’écran : mise en abyme d’une production médiatique hétérotopique

Note de bas de page 13 :

Nous employons ici ce syntagme au sens où l’entendent François Rastier et Carine Duteil-Mougel : « Sont appelées performances sémiotiques l’ensemble des productions qui relèvent d’un ou plusieurs systèmes de signes (opéras, films, rituels, etc.). » In Ablali Driss, Ducard Dominique (dir.) (2009), Vocabulaire des études sémiotiques et sémiologiques, Paris, Honoré Champion, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, p. 254.

La médiatisation du corps de mode par le numérique en fait une construction esthétique et politique qui le fait circuler en tant qu’image projetant des valeurs dans l’espace social. Les mannequins défilant dont nous allons analyser les performances sémiotiques13 sont également reconfigurés et médiatisés par les défilés comme images projetant un idéal fonctionnant à la manière d’un ailleurs du corps : c’est en ce sens que nous postulons que le corps de mode est une hétérotopie, telle qu’elle est définie par Michel Foucault :

Note de bas de page 14 :

Foucault Michel (1967 c). Ibid

« Il y a [...] probablement dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui ont dessiné dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquels les emplacements réels [...] que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. Ces lieux, parce qu’ils sont absolument autres que tous les emplacements qu’ils reflètent et dont ils parlent, je les appellerai, par opposition aux utopies, les hétérotopies. »14

Note de bas de page 15 :

Foucault Michel (1967 d). Ibid

Néanmoins, dans le cadre de la fabrication médiatique, marchande et sociale du corps de mode tel qu’il est médiatisé par les médias numériques, nous pouvons dire qu’il est une production à la fois utopique et hétérotopique en ce qu’il fait se rencontrer ces deux espaces dans une zone hétérogène : l’ailleurs du corps rencontrant son non-lieu, érotique. Utopie et hétérotopie fonctionnent donc comme les deux versants d’un même espace à jamais inatteignable : « [...] je crois qu’entre les utopies et ces emplacements absolument autres, ces hétérotopies, il y aurait sans doute une sorte d’expérience mixte, mitoyenne, qui serait le miroir. Le miroir, après tout, c’est une utopie, puisque c’est un lieu sans lieu. Dans le miroir, je me vois là où je ne suis pas, dans un espace irréel qui s’ouvre virtuellement derrière la surface, je suis là-bas, là où je ne suis pas, une sorte d’ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité, qui me permet de me regarder là où je suis absent – utopie du miroir. Mais c’est également une hétérotopie, dans la mesure où le miroir existe réellement, et où il a, sur la place que j’occupe, une sorte d’effet en retour ; c’est à partir du miroir que je me découvre absent à la place où je suis puisque je me vois là-bas. »15

Ce miroir nous est tendu par l’écran qui nous offre à la fois un spectacle à contempler et un espace où se projeter. L’expérience du spectacle spéculaire que nous propose l’écran en exposant des corps de mode est permise par le recours même au design numérique, que Stéphane Vial définit justement comme une « expérience-à-vivre ». Selon lui en effet, le design numérique :

Note de bas de page 16 :

Vial Stéphane (2012 b), op. cit., p. 94.

« correspond […] à toute pratique de conception qui recourt à la matière informatisée comme matière à modeler en elle-même et pour elle-même, avec l’intention de donner vie à des usages en donnant forme principalement à des matériaux informatisés. Par là, il ne faut pas entendre que la matière informatisée serait elle‐même la finalité du processus de design, ce qui n’aurait aucun sens puisque le design […] ne vise pas à produire des matériaux mais à engendrer des expériences‐à‐vivre. »16

Note de bas de page 17 :

Théorisé par Jean Davallon, le concept de « patrimonialisation » désigne le processus de « mise en patrimoine » d’un objet investi de valeurs sociales, symboliques et historiques. D’après l’auteur, « on peut caractériser le patrimoine comme un processus de “filiation inversée”, selon l’expression de Jean Pouillon, l’instauration d’une relation à l’autre (dans le temps et dans l’espace) au moyen d’un objet. La patrimonialisation peut alors être définie comme l’ensemble des procédures qui, formant un dispositif social et symbolique, opérationnalisent cette “filiation inversée” », Jean Davallon (2006), Le don du patrimoine : Une approche communicationnelle de la patrimonialisation, Paris, Hermès Science-Lavoisier, p. 27.

Cette intentionnalité projetée dans et par le design numérique offre à chaque utilisateur une « expérience-à-vivre » singulière, en fonction de ce qu’il projette comme désirs dans le miroir que lui tend l’écran. Si ce dernier apparaît en effet comme un espace projectif permettant à l’usager d’expérimenter le temps de la consultation numérique, une relation privilégiée et intime avec la scène marchande et/ou artistique contemplée, c’est en raison de l’interaction nécessairement convoquée par une telle pratique. De plus, le matériau informatique mobilisé est sculpté en fonction d’effets visés gravitant souvent autour de l’édification d’une culture muséale sédimentée à partir de la juxtaposition des différentes (ré)itérations des corps de mode défilant et ainsi « patrimonialisées », selon le concept de Jean Davallon17, mais également afin de vendre des signifiants vestimentaires au sens large d’objets de mode. Les captures suivantes en rendent compte avec force vigueur.

2.1.1 Du corps œuvre d’art…

Analyse du défilé femme Haute Couture Comme des garçons, automne-hiver 2017-18

Note de bas de page 18 :

Stelarc (1998). Entretien réalisé par Jacques Donguy. Traduit de l’anglais par Jacques Donguy, avec l’aide d’Anna Mortley Saõ Paulo (Brésil) le 30 novembre 1995. Publié dans Quasimodo, n° 5, « Art à contre-corps », printemps 1998, Montpellier, p. 113. Texte disponible sur http://www.revue-quasimodo.org (consulté le 20 octobre 2018)

« Quand je planifie une performance, je vois le corps comme une sorte de sculpture située dans l’espace. »18

Le défilé qui a retenu ici notre attention apparaît comme un spectacle d’une haute densité sémiotique. Digne d’une performance artistique, les corps qu’il expose sont dotés d’attributs plastiques propres à en faire des modèles d’architecture corporelle érigés au rang d’œuvres d’art.

Note de bas de page 19 :

Capture d’écran réalisée le 18 février 2018 à partir du défilé Comme des garçons diffusé par la chaîne de la marque elle-même, hébergée par le site YouTube.

Capture 1 : Corps prothétique19

Capture 1 : Corps prothétique19

Le corps ici présenté apparaît comme une sculpture, formant lui-même corps avec l’architecture textile singulière qui lui donne les traits d’une production sémiotique à régime d’art. Il y a en effet aesthesis au sens où l’entend Jacques Rancière :

Note de bas de page 20 :

Rancière Jacques (2011). Aisthésis. Scènes du régime esthétique de l’art, Paris, Éditions Galilée, coll. « La philosophie en effet », Prélude, p. 10.

« [...] le terme Aiesthesis désigne le mode d’expérience selon lequel, depuis deux siècles, nous percevons des choses très diverses par leurs techniques de production et leurs destinations comme appartenant en commun à l’art. Il s’agit du tissu sensible à partir duquel elles sont produites. Ce sont des conditions tout à fait matérielles – des lieux de performance et d’exposition, des formes de circulation et de reproduction –, mais aussi des modes de perception et des régimes d’émotion, des catégories qui les identifient, des schèmes de pensée qui les classent et les interprètent. Ces conditions rendent possible que des paroles, des formes, des mouvements, des rythmes soient ressentis et pensés comme de l’art. »20

Dans la mesure où la dimension marchande semble s’effacer derrière la présentation des sculptures de mode encapsulant les corps qui les portent, nous nous trouvons face à une performance sémiotique proche d’une installation artistique. L’unicité dans laquelle le corps est présenté favorise la rencontre visuelle du corps regardant et du sujet capturé, comme corps regardé. L’extraction du corps de la sérialité originelle dans laquelle le corps de mode est généralement mis en scène, comme nous le verrons plus loin, participe à sa mise en culture et à son devenir œuvre d’art. Cette réduction métonymique du corps œuvre d’art renvoyant au corps marchandise n’est rien moins qu’une mise en scène destinée à rendre la présence du corps de mode emphatique dans l’espace du podium numérique que constitue l’écran, afin de le rendre plus proche du spectateur, effet intrinsèquement lié au régime de la représentation. Comme l’indique Louis Marin en effet :

Note de bas de page 21 :

Marin Louis (1978). « Représentation et simulacre », Critique, tome XXXIV, n° 373-374, juin-juillet 1978, pp. 535-536

« Qu’est-ce que représenter sinon porter en présence un objet absent, le porter en présence comme absent, maîtriser sa perte, sa mort par et dans sa représentation et, du même coup, dominer le déplaisir ou l’angoisse de son absence dans le plaisir d’une présence qui en tient lieu [...] ? »21

Note de bas de page 22 :

Benjamin Walter ([1939] 2013). L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot ».

Cette présence-absence traduit bien le régime de la représentation des images capturées par l’écran, opérant dans ces conditions une sorte de trait d’union temporel entre un moment qui n’est plus et un instant immortalisé. C’est aussi ce qui fonde l’aura benjaminienne du « hic et nunc »22, traductible en un « être-là » ici et maintenant dans une immanence qui échappe a priori à l’industrie de la mode produisant le corps qui nous intéresse ici. Néanmoins, l’unicité dans laquelle est présenté le modèle capturé dans l’image du défilé qui a retenu notre attention n’est qu’un artefact destiné à doter le corps d’attributs artistiques. L’hypertrophie des contours du costume, au sens théâtral du terme, en témoigne et souligne par ailleurs l’absolue impossibilité pour le corps de se servir de l’ensemble de ses membres une fois encapsulé dans cette camisole esthétisée, fonctionnant comme un rappel conceptuel du signifiant “robe” dans la mémoire de mode du spectateur. Cette prothèse textile mutile en effet le corps, amputant les bras, amplifiant les courbes et les courbures et ne laisse apparaître que la tête et le bas des jambes, les pieds. Une interrogation sur le devenir du corps de mode nous est livrée ici : qu’est-ce qu’un modèle sinon un tronc portant de la matière textile, regardant droit devant lui et parcourant la scène en adoptant une démarche chaloupée ? « Démarche chaloupée » qui renvoie littéralement au « cat-walk », terme utilisé dans la fashion sphere, pour évoquer métonymiquement le podium.

Dans une démarche inverse, il est des défilés qui se proposent au contraire de rendre emphatique la dimension industrielle et post-industrielle des corps de mode en soulignant la dimension marchande et publicitaire de leur présentation. C’est le cas du défilé prêt à porter Chanel printemps-été 2017 dont nous allons à présent exposer l’analyse.

2.1.2. …au corps marchandise : passage de l’unicité à la sérialité

Analyse du défilé femme prêt-à-porter Chanel printemps-été 2017

Note de bas de page 23 :

Dans le lexique du big data, le « data lake » désigne un répertoire où sont stockées de nombreuses données d’entreprises au format brut

Note de bas de page 24 :

Les « data warehouse » sont généralement utilisées pour le stockage de données conventionnelles, structurées et déjà formatées. D’après Le lexique du big data disponible en ligne à l’adresse : https://www.lebigdata.fr/lexique-big-data (consulté le 16 février 2018).

La performance sémiotique présentée par ce défilé fonctionne comme une emphase de l’industrialisation des corps de mode. Poussé à son paroxysme à travers une mise en scène représentant un « data center », ce spectacle nous offre une réflexion sur la possible « dataisation » des corps. Les accessoires que portent les mannequins sont marqués par l’esthétique de la robotique, rendant ces corps semblables à des « robotes » sortant des « data lakes »23 ou de « data warehouses »24.

Note de bas de page 25 :

Capture d’écran réalisée le 19 février 2018 à partir du défilé diffusé par la chaîne de la marque elle-même, hébergée par le site YouTube.

Capture 2 : Dataisation des corps25

Capture 2 : Dataisation des corps25

Les corps (sur-)jouent la « dataisation » généralisée du système productif de la société de consommation contemporaine. Il y a donc volonté affichée de pointer les écueils et les dangers d’un tel processus, par la perte du corps-chair comme profondeur affective, au profit d’un corps numérique devenu surface perceptive et potentiellement micro-processable, afin d’en poursuivre l’horizon robotique. La médiatisation par le numérique de ce défilé révèle un spectacle où est rendue possible une fragmentation de l’espace en plusieurs scènes simultanées : l’écran subdivisé en quatre tableaux, comme nous allons le voir, nous offre ainsi une vision élargie du défilé, présenté alors en termes d’aspects, d’une manière sécante. La médiation numérique nous livre une temporalité non plus linéaire mais éclatée et kaléidoscopique, qui renvoie à la simultanéité permise par la fragmentation de l’espace en une juxtaposition de cadres. Le traitement algorithmique des données se traduit par une syntaxe numérique de l’espace et du temps simultanés, une syntaxe en somme polysyndétique.

Note de bas de page 26 :

Ibid. Supra note 26

Capture 3 : Vision panoptique de la dataisation26

Capture 3 : Vision panoptique de la dataisation26

Note de bas de page 27 :

Le « cloud computing » désigne les logiciels de stockage de données hébergées ou lancées sur des serveurs à distance, accessibles depuis n’importe où sur Internet. D’après Le lexique du big data disponible en ligne à l’adresse : https://www.lebigdata.fr/lexique-big-data (consulté le 16 février 2018).

Parallèlement au traitement industrialisé des données fournies par un certain nombre d’entreprises, de réseaux sociaux numériques et de « clouds computings »27, surgit la dimension panoptique de tels usages, rendant possible toute analyse descriptive et prescriptive des différentes pratiques de consommation au sens large du terme et permettant in fine un certain contrôle sur les êtres sociaux d’une communauté médiatique donnée. Devenus des sortes de soldats contemporains obéissant à l’industrie de la mode, les mannequins portent à même leur corps les stigmates du contrôle médiatique auquel ils sont asservis. Ils se fabriquent sémio-médiatiquement, de même que :

Note de bas de page 28 :

Foucault Michel (1975). Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, pp. 159-160.

« [...] le soldat est devenu quelque chose qui se fabrique ; d’une pâte informe, d’un corps inapte, on a fait la machine dont on a besoin ; on a redressé peu à peu les postures ; lentement une contrainte calculée parcourt chaque partie du corps, s’en rend maître, plie l’ensemble, le rend perpétuellement disponible, et se prolonge, en silence, dans l’automatisme des habitudes [...]. »28

Note de bas de page 29 :

Ibid. (1975b), p. 160

Note de bas de page 30 :

Ibid

Note de bas de page 31 :

Stelarc (1998 b), op. cit., p. 113

Foucault nous révèle ici la dimension dispositive du corps et plus particulièrement du corps soumis aux dispositifs de contrôle, le rendant « docile », permettant de « join[dre] au corps analysable le corps manipulable »29 : « Est docile un corps qui peut être soumis, qui peut être utilisé, qui peut être transformé et perfectionné. »30 Or, l’image du corps qui nous est ici livrée témoigne bien d’une manipulation par le dispositif médiatique du défilé et s’insère parfaitement dans le cadre d’énonciation que constituent les quatre scènes portées simultanément à l’écran. Il y a donc continuum sémiotique entre le corps numérisé et le dispositif techno-sémiotique de l’écran. Tout se passe comme si le corps de mode devenait un corps écranique offrant la mise en abyme de sa construction médiatique et numérique. Ces représentations du corps à l’écran, qui se constituent d’« expérience-à-vivre », trouvent leur prolongement empirique dans les performances d’art corporel menées par Sterlac. Mobilisant en effet les possibles extensions offertes par les technologies de la robotique, l’artiste livre à travers ses expérimentations une réflexion sur les nécessaires mutations du corps en devenir, échappant ainsi à son obsolescence : « Je perçois le corps comme une sorte d’objet en évolution, comme une structure et non comme un psychisme, non pas comme un objet de désir mais comme un objet à reconfigurer. »31

Note de bas de page 32 :

Nous employons ici ce verbe dans la mesure où il rend rend compte d’un processus d’édification et de présentation visuelle et morphologique qui témoigne d’un contrôle du corps particulier. À cet égard, nous nous plaçons dans une perspective foucaldienne qui appréhende le corps comme un agencement d’hétérogènes produisant des subjectivités : ce qu’il désigne par le concept de « dispositif ». Le défilé de mode, comme dispositif d’énonciation médiatique, produit ainsi des corps dociles, assujettis à des normes morphologiques et rendant compte d’une énonciation marchande et publicitaire.

Le design numérique apparaît alors comme une rhétorique convoquant un ensemble de procédures disciplinaires au sens où l’entend Foucault visant à produire32 des corps standardisés, lisses et dociles dans une sérialité renvoyant à la dimension industrielle de leur production : « Ces méthodes qui permettent le contrôle minutieux des opérations du corps, qui assurent l’assujettissement constant de ses forces et leur imposent un rapport de docilité-utilité, c’est cela que l’on peut appeler les “disciplines”. » Cette sérialité renvoie in fine métonymiquement à la data economy dont parle Bernard Stiegler et trouve une illustration figurée dans le final du défilé dont voici la capture :

Note de bas de page 33 :

Voir note 26

Capture 4 : Sérialité des corps de mode data-isés33

Capture 4 : Sérialité des corps de mode data-isés33

Dans le sillage du traitement algorithmique des informations selon la data economy évoquée par le philosophe, les corps apparaissent ici comme des données portant les signes du data center : la mise en scène de leur sortie dudit lieu représenté est à ce titre symboliquement et sémiotiquement très forte.

Note de bas de page 34 :

Eco Umberto (2009). Vertige de la liste, Paris, Flammarion

D’un point de vue poétique, on pourrait voir dans cette juxtaposition des corps défilant, une « liste fonctionnelle » renvoyant, selon Umberto Eco34, à des objets du monde ayant une existence matérielle finie. Le défilé fonctionnerait ainsi comme l’inventaire d’une collection portée par un seul et même corps sérialisé dont rendrait compte avec force vigueur la mass-médiatisation numérique. En ce sens, il y a mise en abyme du processus de la numérisation, au sens étymologique, par le corps de mode même, enchâssement du processus au sein même de la sérialisation dans laquelle est exposé le corps de mode dans l’écran. Ce phénomène explique sans doute l’hyper-représentativité du corps à l’écran qui est, comme nous allons le voir, une conséquence liée à la mass-médiatisation numérique.

3. L’hyper-représentation du corps à l’écran : conséquence de la mass-médiatisation numérique

Note de bas de page 35 :

Amossy Ruth, Herschberg Pierrot Anne (1997). Stéréotypes et clichés. Langue, discours, société, Paris, Éditions Nathan, coll. « 128 ».

Note de bas de page 36 :

Lippmann Walter (2009 [1922]). Public Opinion, , New York, Classic Books Ameria

Note de bas de page 37 :

Définition donnée par le Trésor de la langue française infirmatisé, TLFi, disponible à l’adresse : http://www.cnrtl.fr/definition/st%C3%A9r%C3%
A9otype (consulté le 20 octobre 2018).

La sérialité dans laquelle est présenté le corps de mode dans le dispositif du défilé médiatisé par le numérique révèle un corps industrialisé, étant rédupliqué et réduplicable massivement. Cette réduplication produit du stéréotype défini par Ruth Amossy comme un « schème[s] ou formule[s] figé[es] »35, dans la lignée des travaux du journaliste et commentateur politique Walter Lippmann36 en 1922, qui opère un glissement sémantique de l’usage technique du mot – puisqu’il renvoie au départ à l’univers de l’imprimerie et désigne « un cliché métallique en relief obtenu à partir d’une composition en relief originale (caractères typographiques, gravure, photogravure, etc.) au moyen de flans qui prennent l’empreinte de la composition et dans lesquels on coule un alliage à base de plomb »37 – vers la notion d’habitude de représentations dans l’imaginaire social : le stéréotype révèle bien dans ces conditions, l’idée d’une impression, au sens typographique du terme, de représentations collectives dans l’espace social par le champ médiatique. La mass-médiatisation opère bien, dans ces conditions, une stéréotypie maximale adossée à la réduplication massive du corps de mode à l’écran.

3.1. De la sérialité comme conséquence de la mass-médiatisation et de la médiation numérique : l’hyper-industrialisation du corps du mannequin

De l’espace de la page numérique à l’espace du social, le stéréotype apparaît comme le moule d’idées préconçues incarnées dans l’image du corps ainsi construite, réduplicable et disponible au gré des pratiques de lecture/consultations de l’usager.

Note de bas de page 38 :

Amossy Ruth, Herschberg Pierrot Anne (1997 b), op. cit

Il nous semble important à présent de justifier le choix du corps féminin dans nos recherches. En effet, ce n’est pas tant le féminin comme genre qui nous intéresse mais plutôt comme lieu sur-sémiotisé, permettant de voir de façon hypertrophiée les processus de marchandisation et de culturalisation qui travaillent le corps de mode, d’un point de vue médiatique. Si, comme l’affirment Ruth Amossy et Anne Herschberg-Pierrot38, le stéréotype médiatise notre rapport au réel, il habille – au sens plein du terme – le corps féminin d’un filtre qui rend plus éloquentes chez les lecteurs-spectateurs, les pratiques du corps de mode à l’écran. C’est pourquoi nous avons choisi de circonscrire nos analyses à ce segment.

3.1.1. De la sérialité comme rhétorique de l’écriture du corps dans l’espace du numérique

Le corps au prisme de l’écran apparaît dans une hyper-présence favorisée par l’écriture réduplicative de ce dernier, dans une sorte de complémentarité techno-sémiotique des lois d’écriture internes qui régissent la présentation des contenus éditoriaux, marquée par la « reproductibilité instantanée » dont parle Stéphane Vial :

Note de bas de page 39 :

Vial Stéphane (2013). L’être et l’écran. Comment le numérique change la perception, Paris, Presses universitaires de France, p. 224

« De quoi s’agit-il ? Tout simplement de la possibilité technique effective d’engendrer instantanément un nombre potentiellement infini de copies d’un même élément, image, son, livre, peu importe : pour le processeur, il ne s’agit que de suites discrètes de 0 et 1. »39

Si la capture du corps par l’écran entraîne donc nécessairement une modification de sa matérialité, elle n’en demeure pas moins enveloppée d’une certaine épaisseur sémiotique : la mise en signes du corps à l’écran passe par une sur-sémiotisation qui fait intervenir un jeu sur le nombre, le numerus, induite par la « reproduction instantanée » de la médiation numérique. L’analyse des captures suivantes en témoigne.

3.1.2. Analyse de captures de pages modes tirées de Vogue.fr, Elle.fr

Note de bas de page 40 :

Souchier Emmanuël (1996). « L’écrit d’écran, pratiques d’écriture et informatique », Communication et langages, n° 107, p. 109

Comme l’indique Emmanuël Souchier40, « l’objet qui apparaît à l’écran présente d’autres caractéristiques : luminescent, dynamique », « il n’a ni épaisseur, ni matérialité » au sens physique du terme. L’objet que devient en effet le corps à l’écran, à partir de sa réification comme image, possède la matérialité sémiotique d’une image-corps imprimée dans le tissu de la toile numérique. Cette image-corps, vestige médiatique du corps au prisme de l’écran apparaît paradoxalement décorporée, départie de son substrat matériel et sensoriel, de sa chair, dans les pages mode de la presse magazine en ligne : c’est le cas, comme nous allons le voir, de Elle.fr et de Vogue.fr. Ces deux titres ont été choisis pour leur notoriété dans le champ économique de la mode ainsi que pour leur audience. Voici la page d’accueil de la rubrique « mode » du site Elle.fr, elle-même subdivisée en différentes « sous-fenêtres » de navigation disposées en cadres.

Note de bas de page 41 :

Capture d’écran réalisée le 3 février 2018 à partir du site du magazine, Elle.fr

Capture 5 : Page d’accueil de la rubrique « mode » de Elle.fr41

Capture 5 : Page d’accueil de la rubrique « mode » de Elle.fr41

Note de bas de page 42 :

Véron Eliséo (1985). « L’analyse du “contrat de lecture” : une nouvelle méthode pour les études de positionnement des supports de presse », Les médias. Expériences, recherches actuelles, applications. Paris, IREP.

L’éditorialisation des contenus de mode y fait apparaître une simultanéité des informations permises par l’espace du média numérique de traitement et de présentation de contenus : la temporalité exposée est une temporalité du foisonnement des espaces ordonnés, du numerus agencé, classé, organisé. D’un point de vue éditorial, les différentes « petites formes » numériques que constituent les onglets de navigation, composent l’architexte du matériau exposé. Sous le titre placé en chapeau programmatique et solennel, le corps apparaît encapsulé dans des micro-scènes rectangulaires, les cadres de son énonciation, d’où il ne lui est guère possible de déborder. À la jointure du texte et de l’image, comme un prolongement textuel, le corps apparaît comme une « extension sémiotique » du texte-légende qui l’accompagne et assure son inscription comme fonction d’ancrage barthésienne dans l’espace de la page à l’écran. Sous cette présentation emphatique de la rubrique à travers les micro-scènes géométriques faisant apparaître des silhouettes de dos et de face et figurant les allées et venues de ces corps dans la rue – l’article semble en effet s’intéresser au street style – un programme de cinq rubriques mimant la décomposition chronologique du jour délivre des informations, dans une rhétorique de la proximité. Un tel procédé permet en effet de montrer au lecteur que les données de mode sont actualisées et assurent une forme de proximité avec lui, renouvelant par là même le « contrat de lecture » tel qu’il a été théorisé par Eliséo Véron42.

À cette rhétorique de la proximité convoquée par l’énonciation du magazine correspondent des stratégies discursives gravitant autour du naming : mobiliser des figures emblématiques de la mode permet de sortir le corps de l’anonymat dans lequel il se trouve plongé sur la scène de l’écran des pages mode. C’est sur ce type de stratégies que repose la construction sémio-médiatique des pages mode du site Vogue.fr. Il est intéressant de voir comment il s’installe, ce faisant, dans une posture plus lointaine avec le lecteur, soulignant une distance marquée par l’utilisation de ces noms propres. Vogue.fr réaffirme, ce faisant, son positionnement de support de mode élitiste, contrairement à Elle.fr qui prolonge et accentue en ligne sa proximité avec son lectorat, tentant de nouer et de pérenniser une relation privilégiée avec lui.

Parallèlement au recours à cette forme d’autorité olympienne que constitue le nom propre des stars de la mode – mannequins, créateurs et autres faiseurs et passeurs médiatiques de la mode –, se développe pourtant une stratégie énonciative qui repose sur l’appropriation des signifiants de mode par les êtres anonymes : le street style. La capture suivante nous révèle un fin tissage entre distance et proximité, défilé et street style, où semblent dialoguer la communauté des stars et celle des anonymes de la rue, aux abords néanmoins, des défilés. Là encore, les corps sont encapsulés dans des micro-scènes rectangulaires, qui traduisent une nouvelle fois le potentiel sémiotique de l’écriture numérique des corps à l’écran, adossés à des textes qui importent autant que les corps eux-mêmes. Chaque cadre de présentation, micro-scène géométrique, est à l’échelle des textes qui assurent, une nouvelle fois, leur fonction d’ancrage dans la scène globale que constitue la page à l’écran.

Note de bas de page 43 :

Capture d’écran réalisée le 10 février 2018 à partir du site du magazine Vogue.fr.

Capture 6 : Page d’accueil de la rubrique « mode » de Vogue.fr43

Capture 6 : Page d’accueil de la rubrique « mode » de Vogue.fr43

La rhétorique sur laquelle repose la présentation des corps à l’écran de la page mode de Vogue.fr est celle du défilé. Sur le plan thématique, on voit bien dans cette capture que le terme « défilé » ou son pendant anglicisé « fashion-show » est présent dans les titres des trois articles proposés par la rubrique.

Note de bas de page 44 :

Marin Louis (1994 b), op. cit., p. 48

Si le « défilé » peut être conçu dans le sillage de Louis Marin comme un « groupement [qui] est un corps en mouvement qui parcourt un espace déterminé selon une certaine orientation et selon un certain ordre »44, c’est parce qu’il génère avec lui sa propre temporalité, son propre espace. Or ce chronotope particulier se retrouve à la lecture du corps sémiotisé en corps de mode à l’écran : les cadres de présentation enfermant le corps, que le mode de lecture offre à l’usager, constituent la trame diégétique dramatisant, mettant en action et en mouvement le corps figé à l’écran. Les micro-scènes d’énonciation que constituent ces cadres fonctionnent donc comme des sémiotisations du mouvement du corps, en lui donnant les contours d’une chronologie enrichie d’une simultanéité temporelle permise par le média numérique.

L’agencement des représentations du corps en une série de cadres-micro-scènes apparaît comme un invariant sémiotique dans son exposition à l’écran. Les captures suivantes, issues des sites marchands Asos.fr et Monshowroom.com, nous en offrent des illustrations éloquentes. Ces dernières mobilisent toutefois une scénographie esthétisée où le chorégraphique semble être utilisé afin de simuler une paradoxale recorporéification du corps dans la panoplie des marchandises qui l’entourent.

4. La scène de l’écran comme podium numérique du mannequin

Note de bas de page 45 :

Baudrillard Jean (1970 b), op. cit., p. 208

« Le corps du mannequin n’est plus objet de désir, mais objet fonctionnel, forum de signes où la mode et l’érotique se mêlent. Ce n’est plus une synthèse de geste, même si la photographie de mode déploie tout son art à recréer du gestuel et du naturel par un processus de simulation, ce n’est plus à proprement parler un corps mais une forme. »45

D’une manière générale, nous pouvons considérer que l’écran qui se fait écrin de la performance sémiotique du corps peut être appréhendé comme podium numérique du mannequin. La transposition sémiotique de l’écriture du corps de mode depuis la scène du défilé jusqu’aux sites marchands assurant la trivialisation et la circulation maximales des signifiants à vendre en fait une « forme » réifiée idéale pour sa mise en scène à l’écran.

4.1. Plasticité sémiotique de l’écran, plasticité sémiotique du corps-image du mannequin

Note de bas de page 46 :

Berthelot-Guiet Karine (2015). Analyser les discours publicitaires. Paris, Armand Colin.

Note de bas de page 47 :

Marion Philippe (1997). « Narratologie médiatique et médiagénie des récits », Revue Recherches en communication, n° 7

La plasticité sémiotique permise par le design numérique favorise en effet une mise en scène d’autant plus malléable du corps de mode qu’il est lui-même hautement modulable sémiotiquement. L’architecture de signes que constituent le numérique et ses infinies possibilités combinatoires est une architecture mobile : disponible pour tous les usages médiatiques liés au spectacle offert par la scène de l’écran. Ainsi le corps de mode au prisme de l’écran forme-t-il un « précipité sémiotique »46 d’une grande densité médiatique. Ce que Philippe Marion théorise à travers le couple de concepts médiativité/médiagénie47 :

Note de bas de page 48 :

Ibid., p. 86

« La médiagénie est un néologisme qu’il m’a semblé pertinent d’introduire dans le cadre de la médiatique narrative. Toute forme de représentation implique une négociation avec la force d’inertie propre au système d’expression choisi. Cette opacité du matériau expressif constitue une contrainte pour que s’épanouisse la transparence relative de la représentation. Il en va de même pour les narrations médiatiques : le récit s’épanouit au diapason de l’interaction de la médiativité et de la narrativité. Mais il est des rencontres plus intenses que d’autres. Chaque projet narratif peut donc être considéré dans sa médiagénie. Les récits les plus médiagéniques semblent en effet avoir la possibilité de se réaliser de manière optimale en choisissant le partenaire médiatique qui leur convient le mieux et en négociant intensément leur “mise en intrigue” avec tous les dispositifs internes à ce média. »48

Note de bas de page 49 :

Voir l’article de presse : « Asos, le site de mode chouchou des Millenials », Les Echos, 12 décembre 2016, disponible à l’adresse suivante : https://www.lesechos.fr/12/12/2016/lesechos.fr/0211575475169_asos--le-site-de-mode-chouchou-des-millenials.htm# (consulté le 20 octobre 2018).

Le corps du mannequin apparaît comme le partenaire idéal du dispositif numérique de l’écran par sa capacité à être mis en signes à partir de sa construction médiatique. En tant que corps discipliné, il est déjà une hétéropie, un ailleurs du corps réel. L’écran redouble son caractère hétérotopique. Le corps de mode in-corporé dans l’écran devient ce corps hybride à la croisée de l’image et du texte, écrasant sémiotiquement la chair du corps mais favorisant l’«  expérience-à-vivre » d’une rencontre avec cet autre corps que constitue celui de l’usager. Cette expérience empirique trouve l’une de ses expressions privilégiées au sein de la navigation sur les sites marchands que sont par exemple Monshowroom.com et Asos.fr dont nous allons analyser les captures de la page d’accueil dédiées aux « vêtements femme ». Ces deux sites ont été retenus car ils bénéficient d’une très large audience, et en particulier mobile49. Une petite précision sémantique s’impose ici : le nom de la marque-média Asos signifie « as soon on screen ». Dès lors, une promesse est pointée, celle de rendre compte de l’objet promu et mis en scène avec un maximum d’«  authenticité », fût-elle construite. Cette dernière est mise en scène à partir d’ingrédients dramaturgiques empruntant notamment au chorégraphique.

4.1.1. Figuration du mannequin sur la scène de l’écran : le chorégraphique comme tentative de recorporéification du corps réifié à l’écran

Note de bas de page 50 :

En grec, en effet, χορει’α désigne la « danse » et γρα’φω, « écrire ». Voir le site du CNRTL : http://www.cnrtl.fr/etymologie/chor%C3%A9graphie (consulté le 20 octobre 2018).

Dans les captures qui suivent, le chorégraphique est utilisé dans sa dimension hyperbolique et stéréotypée. Les corps (sur-)jouent des postures empruntées à la syntaxe de la danse. Il y a en effet volonté affichée de défiger le corps au sein de ses cadres d’énonciation, à travers l’emprunt à une écriture du mouvement dansé des corps, ce qui en somme renvoie bien au sens étymologique du mot chorégraphie50.

4.1.2. Le paradoxal brouillage des genres discursifs : analyse des pages d’accueil des sites marchands Monshowroom.com et Asos.fr

Il peut sembler déroutant de trouver un procédé visant à culturaliser et à recorporéifier le corps au sein des scènes d’énonciation marchande que sont les sites de vente en ligne Monshowroom.com et Asos.fr. En effet, il paraît superflu d’avoir recours au stéréotype du chorégraphique pour générer du « trafic » afin de stimuler un maximum d’achats. Mais pour se distinguer des autres sites qui utilisent une rhétorique de l’accumulation et de la sérialité massive des corps, la mise en scène chorégraphique du corps dans une forme d’épure de la page, apparaît pour le moins sémiotiquement intéressant et bouscule ce faisant les représentations liées à ce type de lieux. Les captures suivantes nous en offrent d’éloquentes illustrations :

Note de bas de page 51 :

Capture réalisée le 10 février 2018 sur le site de vente de vêtements en ligne Asos.fr

Capture 8 : Page d’accueil du site asos.fr (vêtements femme)51

Capture 8 : Page d’accueil du site asos.fr (vêtements femme)51

L’écriture du corps à l’écran dans cette capture est fondée sur le chorégraphique mais n’est pas sans rappeler la rhétorique du défilé, qui emprunte à l’esthétique de la danse, la déambulation aux poses accentuées du corps. La cinétique, intrinsèque au corps de mode sur scène, est lisible dans les anglicismes « run-way » et « cat-walk ». Littéralement, le « run-way » signifie en effet « la voie où l’on court », tandis que le « cat-walk » renvoie à la démarche chaloupée du mannequin. Par glissement sémantique ces deux expressions désignent respectivement « la piste » et le « podium » où se joue la performance sémiotique du défilé. Il est intéressant à ce titre de voir comment la notion de mouvement est constitutive du corps de mode. Ce dernier est un corps mobile qui a quitté la vitrine des magasins pour se loger dans les hyper-vitrines publicitaires que sont les défilés et elles trouvent leur expression (mass-)médiatisée sur les sites de vente en ligne et des magazines dédiés à la mode. Le sémantisme même du « défilé » renferme en son sein la notion de mouvement et de déplacement. D’une manière générale, nous dirons donc que les écrans constituent les podiums numériques du corps de mode.

La capture suivante, issue du site Monshowroom.com adopte une rhétorique de l’intime. La notion de mouvement sert alors la proximité opérée par les stratégies énonciatives du site vers ses consommateurs, qui font alors l’expérience de l’achat personnalisable.

Note de bas de page 52 :

Capture d’écran réalisée le 10 février 2018 à partir du site de vêtements en ligne Monshowroom.com.

Capture 9 : Scènes de la vie sociale (page d’accueil du site Monshowroom.com)52

Capture 9 : Scènes de la vie sociale (page d’accueil du site Monshowroom.com)52

Le sémantisme du nom de marque Monshowroom.com contient déjà en lui-même la notion de proximité. Adossée au démonstratif « Mon », le site propose ostensiblement de tisser avec l’usager une relation privilégiée et de lui offrir l’expérience d’une navigation personnalisable menant potentiellement à l’acte d’achat. L’agencement en cadres mime la diegesis de la relation amoureuse hétéro-normée. Le mode de lecture, s’il autorise une saisie en espaces simultanés, invite fortement à suivre l’ordre canonique de la lecture allant de haut en bas et de gauche à droite. Dans cette page où sont mis en scène les corps de la vie amoureuse et familiale, nous passons ainsi de la rencontre ou des débuts de la relation amoureuse, depuis ses rendez-vous aux alanguissements des corps soupirant, jusqu’aux jeunes enfants arrivés. Nous passons de l’espace extérieur à l’espace domestique, clairement exposé dans le dernier cadre en bas à gauche. L’agencement des micro-scènes de vie que constituent ici les cadres fonctionne ainsi comme la mise en mouvement de la vie, dans son déroulement « naturel », conventionnel. Les corps dans les micro-écrans des cadres de leur énonciation deviennent alors les opérateurs du mouvement de la vie sociale, amoureuse et familiale représentée dans cette page d’accueil. Cette mise en scène révèle ainsi la volonté de recorporéifier le corps dans cet écran qui s’offre comme une vitrine de la vie « réelle ». Par ce procédé, il y a également tentative de (ré)ancrer le corps dans un topos bien réel, de le doter des contours d’une autotopie, fût-elle hyper-représentée. Mais le paradoxe réside dans la dimension artefactuelle du corps produit par l’écran : construit comme une image, il se fait support vidé de sa chair, fantôme de l’être à partir duquel il a été produit, et signale dès lors par sa présence la paradoxale absence de l’être incarné.

5. Conclusion

Note de bas de page 53 :

Le Breton David (2015). L’Adieu au corps, Paris, Éditions Métailié

Note de bas de page 54 :

Perriault Jacques (2013). « Le corps artefact. Archéologie de l’hybridation et de l’augmentation ». In Kleinpeter Edouard (dir.), L’Humain augmenté, Paris, CNRS Éditions, coll. « Les Essentiels Hermès ».

Artefact techno-sémiotique, le corps à l’écran apparaît comme un « tiers-lieu », une production médiatique hétérotopique, formulant une sorte d’«  adieu au corps », selon le titre d’un ouvrage de David Le Breton53, comme matière charnelle et vivante faite de veines, de sang et d’organes. Le scintillement du corps en une infinité d’images que permet la mass-médiatisation du numérique révèle à cet égard une forme d’hybridité posant une question ontologique sur le devenir du corps humain. Jacques Perriault54 s’interroge ainsi :

Note de bas de page 55 :

Ibid., p. 38

« Ici l’homme ne se quitterait-il pas lui-même pour engendrer une espèce hybride, mixte de matière vivante et de technologies ? »55

Le corps à l’écran apparaît ainsi comme une forme de prolongement sémiotique et symbolique du corps vivant de l’usager : de cette rencontre surgit cet autre corps hybride, tiers-lieu symbolique dont l’hyper-présence peuple l’espace du numérique.

La mise en abyme de la scène d’énonciation que constitue l’écran en une multitude de micro-scènes, cadres corsetant le corps, est un invariant sémiotique qui lui fournit les signes tangibles d’un théâtre rappelant qu’il ne s’agit là que d’un régime de représentation. L’écran se fait alors frontière, à la jonction de l’interface permettant de rendre visible l’architecture de la matière numérique signifiante et du flux algorithmique continu. Comme le rappelle à juste titre Stéphane Vial :

Note de bas de page 56 :

Vial Stéphane (2012 c), op. cit., p. 99

« Ces intermédiaires [matériels et logiciels] font alors la jonction entre la matière informatisée et nous, en même temps qu’ils soulignent notre séparation irrémédiable d’avec elle. Paradoxe édifiant qui enseigne que vivre dans les interactions (ou être en relation avec une interface), c’est vivre entre deux mondes. Car c’est n’être ni vraiment dans l’action, ni vraiment dans l’abstraction. C’est peut-être être en suspension. D’autres appellent cela “la vie sur écran”. »56 (Turkle, 1995) 

C’est précisément là que réside la dimension hétérotopique de l’écran comme « lieu ouvert, mais qui a cette propriété de vous maintenir au dehors » (Foucault, 2009 : 32), en rappelant à la mémoire de l’usager que les corps exposés ne sont que des images étincelantes qui défilent sur le podium de l’écran.

Mais au fond, peut-être est-ce également l’indice d’un espace offrant l’expérience d’une utopie réalisée réactivant l’ancestral rêve d’une Eve future ?