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Divina Frau‐Meigs, Penser la société de l’écran : Dispositifs et usages, Presses Sorbonne Nouvelle, 2011

Anne-Sophie Bellair 

Texte intégral

Dans Penser la société de l’écran, Divina Frau‐Meigs se demande comment un objet rectangulaire a pu détrôner la culture textuelle au profit de la culture visuelle en aussi peu de temps. Devenu un objet du quotidien dans notre société en raison de son évidence et de son omniprésence, il ne faut pourtant pas oublier que l’écran détient un potentiel disruptif important, qui a changé les pratiques culturelles, notamment nos façons de s’informer et de communiquer, et ce en moins d’un siècle. Revenir sur son parcours, cela permet de se demander pourquoi et comment l’écran a obtenu le statut hégémonique qui est le sien aujourd’hui.

En considérant le développement de l’écran comme un processus socio‐ sémiotique, c’est‐à‐dire comme un processus qui n’est pas seulement technologique mais qui est fondamentalement, socialement porteur de sens, inscrit dans une évolution culturelle, l’auteure adopte une méthode d’analyse qui permet de revenir à la période d’invention de l’écran (1923‐1945 pour la télévision puis 1945‐1996 pour le terminal d’ordinateur), fondamentale et pourtant peu connue, pour en arriver aux développements actuels et à venir de l’objet. Elle divise ce processus en cinq étapes qui constituent les cinq chapitres du livre pour rendre compte de l’installation de l’écran dans nos sociétés et de son appropriation. Ces cinq étapes sont l’invention de l’écran, sa domestication, sa médiation, sa médiatisation et enfin sa socialisation.

Ce qui est intéressant dans les chapitres sur l’invention et la domestication de ce dernier, c’est l’identification de tous les réseaux d’acteurs impliqués dans le développement de l’écran, aussi bien techniques qu’économiques et politiques, et de voir qu’il n’est pas juste une technique sortie de nulle part et livrée aux utilisateurs, mais une technique qui cristallise les courants de pensée d’une époque, d’une région du monde, et qui les reflète. Premièrement, l’écran est une invention occidentale, et surtout étatsunienne, qui s’inscrit donc dans une économie et dans une politique libérale. Ainsi, que ce soit après l’invention de la télévision sur le modèle scientifique de référence, celui qui rencontre le plus de succès, en l’occurrence la radio, ou que ce soit après l’invention du terminal d’ordinateur, les ingénieurs se penchent sur le « carrefour de consommation » en faisant appel à des spécialistes du design et du marketing pour trouver à cette nouvelle technologie un usage, un marché et un public. Le but alors est de domestiquer l’écran, c’est‐à‐dire de le faire rentrer dans les foyers, en créant un rapport d’intimité avec les utilisateurs, et en limitant son potentiel disruptif. Pour autant, l’écran ne se stabilise pas et connaît d’autres développements.

Vient ensuite l’étape de la médiation de l’écran, qui est sociale et technique à la fois, ce que l’auteure appelle l’« imachination ». C’est de l’interaction entre une machine et des êtres humains dont il question, et cela consiste à donner à la machine qu’est l’écran des propriétés humaines (communication, traitement de textes…) et à donner aux êtres humains plus d’autonomie. Cette co‐évolution homme‐machine questionne le rapport à la réalité de nos sociétés puisque l’on prolonge le rapport œil‐cerveau (où ce que l’on voyait était les faits vraisemblables du monde naturel) par le rapport cerveau‐information (qui permet la simulation d’états impossibles dans le monde naturel).

Si l’« imachination » insère et met en réseau l’écran dans la société, c’est bien l’étape de la médiatisation qui lui donne sa valeur de media. Autrement dit, c’est lorsque l’écran met en espace‐temps des discours (qui prennent la forme de récits en images) en instituant ses propres normes, qu’il rentre dans un contrôle de la représentation, et qu’il assoit son rôle de média. Cette mise en place demande de repenser le statut de la représentation de l’usager, qui n’est plus seulement dans la réception, mais qui, avec le développement de l’écran comme interface, peut agir sur son contenu. Cela amène donc à la dernière étape du processus qui est celle de la socialisation, où l’usager s’approprie l’écran selon ses compétences, ce qui définit les différentes formes de socialisation possible. C’est ici la rencontre entre « usage planifié » par les designers et ingénieurs, et « usages effectifs » des usagers. Les usagers ont de plus en plus tendance à s’autonomiser par rapport aux usages planifiés, ce qui fait que l’on constate de plus en plus de détournements de la machine, et de plus en plus de figures d’usagers différentes, ce qui va de pair avec l’individualisation croissante de nos sociétés.

Et justement, l’auteure conclut en annonçant les développements à venir de l’écran, ce qui démontre d’une part que son potentiel disruptif n’est toujours pas maîtrisé, et d’autre part qu’il suit l’évolution individualisante de la société. Il est en effet question de l’écran‐prothèse, qui à l’aide des nanotechnologies et des sciences cognitives, réduiraient l’écran à une puce rétinienne toujours connectée à un réseau, renforçant ainsi la codépendance homme‐machine et homme‐information. Ces développements n’altèrent cependant en rien la conception occidentale de la représentation qui est de mieux « maîtriser l’information pour passer à l’action », et non de disparaître dans des machines à représenter.

Divina Frau‐Meigs certes pointe du doigt la finalité commerciale de l’ubiquité de l’écran : il s’agit de solliciter l’usager par un flux continu d’images, de contrôler aussi en permanence ses parcours, ses actes pour exploiter les données mais elle le fait au passage, de façon très peu approfondie. En effet, elle oublie ou omet de mettre en exergue ce paradoxe : si l’écran est un processus de sens socialement parlant, il s’inscrit en même temps dans une pression de l’idéologie technique, du marketing et du politique qui cherchent à imposer l’objet dans tous les domaines tels que l’éducation, l’autonomie des personnes âgées sans donner le temps aux usagers concernés de réfléchir aux usages plus ou moins pertinents pour eux ni aux effets de sens de ces usages. On est alors dans une tension permanente entre un processus socio‐sémiotique et un processus mercatique et techno‐politique. Dans ce dernier, on tente de nous forcer à trouver du sens à tout prix dans des technologies qui nous sont imposées pour des opérations politiques et/ou mercatiques. Une partie sur ces réalités‐là fait cruellement défaut dans cet ouvrage.