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Le « swipe » pour se rencontrer ou la promesse d’une interaction « fluide »
Étude de cas d’un « petit geste » de manipulation des interfaces tactiles

Inès Garmon 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.3259

Cet article traite d’un geste d’interaction avec nos dispositifs tactiles, le « swipe », sorte de « glissade tactile », mise en œuvre par Tinder et son actualisation dans ce service de rencontres. Son analyse, au filtre des trois notions d’attention, de présence et d’engagement, révèle l’intensité avec laquelle ces modes d’implications s’articulent au sein d’une écriture usuelle et « fluide » ayant prétention à proposer une expérience communicationnelle singulière, et dont la conception serait entièrement centrée sur l’utilisateur.

This article focuses on a gesture of interaction with our screens: The “swiping“, made relevant by Tinder in its dating service. Analysing this seemingly insignificant and “fluid” gesture based on our attention, presence and engagement can reveal the intensity of our implication with regard to these three central notions ; the main takeaway being how each notion is articulated in the context of a digital writing that aspires to offer a service where the experience and the design is entirely user centred.

Sommaire

Texte intégral

« L’utilisateur est placé dans le flow, ça glisse, ça coule, c’est merveilleux, ça ne s’arrête jamais, il y a une quantité infinie de profils qui apparaissent. Il y a un plaisir du swipe ».
Igor Galligo (Colomb, 2016)

1. Fluidité et médiation: de l’implication d’une gestuelle culturalisée

La « fluidité » est un des idéaux du développement, depuis les premiers artefacts numériques grand public aux récentes applications mobiles. Ce motif traverse les discours professionnels, médiatiques et scientifiques accompagné d’autres notions issues du champ lexical de la liquidité et de la douceur. Cette sensation trompeuse de fluidité doit se manifester dans l’expérience du fond et de la forme de la matière numérique (Vial, 2016) manipulée : il faut que l’utilisateur réalise un minimum d’efforts pour y trouver ce qu’il y cherche et que le parcours soit agréable. Assurant la rétention de l’utilisateur dans le dispositif, elle favorise son implication.

Note de bas de page 1 :

Il y a une évolution au fil des mises à jour de l’application : les premières versions donnaient à voir ces cartes avec un effet de superposition figurant une pile. Dans la version analysée, la 8.4.1, c’est seulement lorsque la carte est manipulée que la suivante apparaît (https://www.youtube.com/watch?v=ArBZohPDpmc). Les versions antérieures évoquaient également davantage une pile de polaroïds.

Note de bas de page 2 :

Un balayage latéral vers le haut permet de réaliser un « super like » qui, lui, est payant (ou limité à un par jour dans la version gratuite). Dans ce cas seulement, l’utilisateur notifie à l’autre qu’il l’a « liké ».

Note de bas de page 3 :

Un balayage latéral vers le haut permet de réaliser un « super like » qui, lui, est payant (ou limité à un par jour dans la version gratuite). Dans ce cas seulement, l’utilisateur notifie à l’autre qu’il l’a « liké ».

Note de bas de page 4 :

Au sens statistique de « création de valeurs discrètes ».

Mise au cœur de son ergonomie par l’application de rencontres (dating) géolocalisées Tinder, leader du marché, au point d’en faire un de ses éléments distinctifs, l’étude du « swipe » (balayage en français) est un terrain révélateur de certaines de nos interactions usuelles avec les écrans et services numériques mobiles. Geste d’interaction pensé à partir du « swipe » ordinaire de liPhone, il a pour tracé un glissement de l’index ou du pouce vers la droite ou la gauche de l’écran, grâce auquel l’utilisateur peut mettre de côté ou rejeter un objet figuré, ici une carte. Cette médiation recourt à la métaphore d’une pile de cartes superposées1 présentant les profils de candidats à une rencontre. La « fluidité » atteint dans cet objet un niveau ontologique sur la base d’un geste déjà incorporé par la pratique routinière des écrans tactiles. Il vise une simplicité fantasmatique à travers un choix essentiellement binaire, « like »/» nope » ou « j’aime »/» je n’aime pas »2 « oui »/ « non » ; avec un passage d’une carte à l’autre qui assure une apparence de fluidité, chacune suivant le doigt avec souplesse - « il faut que ça coule ! »3. Objet de pratiques, d’imaginaires et de discours, permettant la discrétisation4 des préférences de l’utilisateur, on le retrouve dans divers dispositifs l’érigeant en modèle de design et d’ergonomie.

Figure 1. Captures d’écran lorsque l’utilisateur « swipe » à gauche ou à droite.

Figure 1. Captures d’écran lorsque l’utilisateur « swipe » à gauche ou à droite.

Note de bas de page 5 :

S’il clique sur le côté de la carte, il entre dans le profil lui-même, et les photos défilent alors dans le cadre.

Pour opérer le « swipe », l’utilisateur doit accompagner la carte sur une certaine distance sur l’écran par rapport à son centre et la relâcher. Elle est alors attirée vers les bords avec un effet de magnétisme. Sinon, elle revient au centre. Tant que le doigt reste en contact avec la surface, elle y reste « accrochée » et se déplace avec5.

Ce geste rend l’image interactive. Si la carte donne l’impression d’une image fixe, le glissé la fait s’animer et répondre à chaque tracé du doigt : l’utilisateur a un « pouvoir d’interagir », croit intervenir sur l’image et la manipuler à sa guise (Amato et Perény, 2012). Mais il déclenche aussi plusieurs scénarios en faisant évènement : a) un scénario symbolique, d’inscription d’un choix, celui du jugement par une caresse sur l’écran et la valorisation ou non d’un profil ; b) un scénario technique d’inscription à l’écran, avec l’apparition d’estampilles au moment de sa réalisation ; et c) un scénario social, quand deux utilisateurs se sont « likés », il y a match (correspondance), une mise en relation autorisant à se parler, induisant une possible réalisation de rencontre.

Incarnant une manière créative d’utiliser l’écran, ce geste est présenté comme naturellement impliquant. L’investigation portera sur cette représentation sociale et professionnelle pour identifier son influence et sa supposée fluidification de l’implication de l’utilisateur dans ces différents scénarios.

Les notions d’attention, de présence et d’engagement fournissent alors une grille d’analyse. Dans quelle mesure sont-elles mises en œuvre avec cette médiation ? Que produisent-elles et que révèlent-elles des ressorts de ce dispositif ? Comment s’articulent et se déploient ces modalités dans ce petit geste « fluide » ?

2. Le « petit geste » ou l’endroit où des petites formes et des gestes usuels se rencontrent

Le « swipe » de Tinder nécessite d’abord une tentative de conceptualisation et de dénaturalisation car, si la gestuelle semble familière, elle demeure singulière.

Note de bas de page 6 :

Si le « swipe » n’est pas obligatoire, cette modalité est préférée par les utilisateurs aux dépens du clic digital.

Dans les usages, le « swipe » désigne le glissé latéral du doigt sur un écran tactile. Mais ce « swipe », également mais plus rarement traduit par « balayer » ou « zapper », est à distinguer de celui qui, sur le principe du carrousel, fait défiler les photos du profil. En effet, ce glissement à droite ou à gauche anime les cartes et permet de juger en déclarant ou non son intérêt pour une personne. Si l’utilisateur ne veut pas balayer, il a en bas de l’écran des petites formes (Candel et al., 2012) cliquables, un cœur vert et une croix rouge6. Au moment où il manipule les cartes, d’autres petites formes, telles que des tampons, apparaissent dans la partie supérieure de la carte et accompagnent l’action. Gagnant en intensité à mesure que celle-ci se rapproche de la zone d’entérinement du choix, elles sont l’écriture, à l’écran, du glissé opéré.

Figure 2. Conceptualisation du « petit geste ».

Figure 2. Conceptualisation du « petit geste ».

Note de bas de page 7 :

En considérant ce geste de manipulation comme une écriture, nous nous situons dans une analyse des écrits d’écran (Souchier, 1996 ; Jeanneret, 2000).

Comme au tracé de l’utilisateur répond l’apparition de ce composé de petites formes iconiques, il y a écriture qui met deux strates, technique et sémiotique, en relation7. Nous posons donc le concept opératoire de « petit geste » comme une écriture technique répondant à une formule : le lieu où se rencontrent des gestes usuels et des petites formes reconnaissables.

Certes, le seul glissé sur l’écran et le relâchement du doigt suffirait à opérer le choix. Mais, sans la couche sémiotique interactive, forme de carte et petites formes, l’utilisateur n’aurait pas de dimension énonciative aussi vive, ni de feedback de son action. Cette écriture semble donc être animée d’une prétention (Jeanneret, 2014) à créer une expérience au-delà de l’inscription du choix : elle aurait un rôle d’organisation de la communication et d’implication de l’utilisateur.

3. Du divertissement à la diversion : l’attention comme moteur du « petit geste »

Pour commencer, ce « petit geste » capte l’attention du fait de son caractère micro, mobile et tactile se prêtant à un usage dans des micromoments du quotidien où sortir son téléphone est une habitude (lors d’une pause, dans le bus…). S’intercalant quand l’attention peut se fixer, ou que les mains cherchent à s’occuper, il produit par sa forme minuscule et sa dynamique ses contextes d’utilisation, offrant à l’utilisateur une posture et lui proposant de rentabiliser ces moments creux. De plus, le passage fluide d’une carte à l’autre, sur-sémiotisé par le développement, produit un scénario sémiotique captivant, les cartes « s’écoulant » et disparaissant en douceur. Alors que, sans ce procédé d’interactivité, l’expérience pourrait paraître inconfortable, saccadée et répétitive, elle est au contraire agréable, hypnotique et attachante, faisant de la médiation ce qui retient l’attention.

Note de bas de page 8 :

Dans les zones à faible densité, les profils sont davantage étudiés. Des ajustements du rayon de recherche, défini en km à la ronde, sont possibles. Souscrire à la version payante rend illimitée ce rayon

Note de bas de page 9 :

Le clic invite également au zapping, sur la base d’un appui répété.

Note de bas de page 10 :

Si l’interface semble davantage « épurée », la sémiotique de la pile reste présente par la forme de la carte et sa manipulation.

Note de bas de page 11 :

Le terme est employé par les utilisateurs interrogés et est présent dans l’imaginaire du geste. Du fait de la mécanique d’interaction et de son usage dans les temps creux, Tinder est parfois comparé au jeu Candy Crush.

Note de bas de page 12 :

Malgré le temps de réflexion qu’octroie le « swipe », il y a un imaginaire du geste, raté, trop frénétique, facteur de frustration. Le fait que l’abonnement propose d’annuler le dernier choix indique que Tinder l’a compris. De même, le fait que les cartes doivent dépasser une certaine limite sur l’écran pour disparaître est une caractéristique absente des premières versions.

De là, c’est sur la mise en mouvement de l’écran et le « tamponnage » qu’est focalisée cette attention. D’une part, dans les zones à forte densité urbaine8, la quantité de profils paraît illimitée, empêchant l’attention de se focaliser sur une seule personne. Pour Filipe Pais, l’utilisateur se situe dans un régime « infra-attentionnel » (Collomb, 2016), invité à « zapper » car incité à penser qu’il va trouver mieux ensuite. Mais la gestuelle elle-même préfigure ce zapping : elle est économique musculairement ; la pulsion de curiosité invite à une activité compulsive ; la forme du profil et son animation excitent un abattage systématique des cartes9. L’utilisateur en plus voit et touche du doigt l’infini des rencontres possibles : l’abondance des profils se trouve sémiotisée10, chaque effacement de carte dévoilant la suivante, encourageant à découvrir les autres. Le geste excite ainsi une pratique où l’attention ne peut se fixer sur une carte, inscrit l’utilisateur et son action dans le régime du divertissement11 . Le jeu avec les formes techniques et sémiotiques du « petit geste », sa dimension matérielle engageant cognitivement l’utilisateur, l’attention est moins tournée vers le scénario de rencontre que vers celui d’interactivité12.

Note de bas de page 13 :

L’algorithme donne une note de « désirabilité » à l’utilisateur, en fonction de qui l’a noté et comment, et des « likes » obtenus selon ceux distribués. (Victor Garcia, 12/01/2016, « Tinder surprise : un algorithme vous note secrètement », voir URL : http://lexpansion.lexpress.fr/high-tech/tinder-surprise-unalgorithme-vous-note-secretement_1752759.html - consulté le 17/ 04/2016). Si l’utilisateur a désormais connaissance de l’existence de cette note, il ne la connaît pas

Note de bas de page 14 :

Si l’abonnement, qui propose des options supplémentaires, est pour Tinder une ressource économique, les nombreux utilisateurs n’utilisant que la version gratuite représentent une manne économique grâce à ces données

En passant du niveau micro des pratiques à celui macro des calculs monétisables, l’attention est source de valeur discrète pour le service qui rentabilise chaque interaction. Pour commencer, l’utilisateur s’inscrit via Facebook, qui constitue donc une base de données. Intervient un calcul de type Elo Score, un terme emprunté aux échecs, et écrit à l’insu de l’utilisateur. Il désigne une note établie sur l’appréciation des autres utilisateurs pour que l’algorithme soumette des candidats potentiellement « matchables » personnalisés13. L’utilisateur déclare ensuite ou non son intérêt. Un autre calcul se fait à partir des données de géolocalisation de l’utilisateur sans cesse réactualisées et de ses préférences. Le « petit geste » participe donc à la captation et à la fabrication de traces, que Tinder monétise pour de la publicité ciblée. C’est donc un dispositif documentaire et profilaire sur lequel repose un « marché biface » (Abiteboul, Dowek, 2016, 131) : l’application propose d’un côté un service gratuit de rencontres (dont peut bénéficier tout utilisateur) en échange d’informations, qu’il revend de l’autre à des annonceurs14. Aussi, si le « swipe » peut être pris comme une gestuelle bienveillante, facile, ludique et offrant plus de sécurité que le clic en donnant la possibilité de changer d’avis au moment de son tracé, ses pratiques suggèrent également une scène de détournement de l’attention, telle une diversion. La moindre attention donne lieu à une captation d’informations diverses, nécessaires à son fonctionnement, mais indolore pour un utilisateur habitué à être profilé et diverti par la gestuelle. Il constitue donc une fabrique du pouvoir, chaque « swipe » produisant une donnée à intégrer au score du profil ou à faire circuler en vue d’intérêts marchands.

4. De l’engagement à l’enrôlement : l’appel de l’appareil et le rôle de l’utilisateur

Les composés techniques et sémiotiques du « swipe » favorisent et provoquent son actualisation. S’il passe pour intuitif, c’est parce que ses petites formes, iconiques et énonciatives, font signe pour une culture numérique et occidentale. Ce caractère usuel produit une proximité avec le dispositif (Pignier, 2012), bien que ces formes subissent en situation des changements de régime stimulants : sur la partie inférieure de l’écran, l’interface de pilotage invite l’utilisateur à agir. Le « petit geste » est donc fondé sur des affordances qui font du mobile un outil facile, amusant et urgent à prendre en main. En outre, son caractère binaire limite l’interaction : si l’utilisateur a une relative liberté pour son tracé, s’il peut explorer le profil, ou cliquer sur les boutons pour le gérer, il ne peut passer l’étape du choix, changer un « non » en « oui » (à moins de payer), dire « peut-être ». Ce caractère verrouillé du design, gage de l’efficacité de l’application, configure l’interaction. Ses affordances relèvent donc moins d’invitations (Deni, 2005, 81) que d’ordres poussant à actualiser la gestuelle dans une certaine direction. Aussi fermé qu’un interrupteur, c’est presque dans le régime de l’engagement et de l’appel, de la mobilisation (Ferraris, 2016) militaire que le « swipe » place l’utilisateur.

D’un point de vue proxémique ensuite, la mise en mouvement de la carte donne l’impression que l’utilisateur traverse l’écran. Son tracé semble organiser un glissé jusque dans un hors cadre, sensible pour l’utilisateur qui, fasciné de voir son geste opéré et opératoire, devient spectateur absorbé par sa propre action. Du fait d’un haut degré de précision du geste et de la réactivité des formes à l’écran (Pignier, 2012) le « petit geste » produit ainsi une « immédiateté » saisissante et engageante. Son corps en outre y est encapsulé : de la même façon qu’il placerait une carte « dans le réel » à gauche pour la rejeter ou à droite pour la réserver, il le fait à l’écran. Les formes gestuelles (Candel, 2017) et sémiotiques créent donc une harmonie entre les deux espaces de l’utilisateur et l’écran ne ferait presque plus écran : il y a un ajustement réciproque avec le corps, ce dernier paraissant pris par la gestuelle qui le prolonge. La dimension tactile et interactive participe enfin à la production de cet environnement intime qui engage cognitivement et affectivement l’utilisateur. Réalisant le geste, l’utilisateur est engagé avec la machine, pris par elle.

Note de bas de page 15 :

La vision valorisée de soi est d’autant plus vive que l’utilisateur n’est notifié que quand l’intérêt est réciproque.

Se trouvant ensuite en position de surplomb par rapport à l’écran, l’utilisateur domine le monde des cartes et les personnes. La taille de son pouce posé dessus (Amato et Perény, 2012) et touchant le portrait de l’autre favorise une vision valorisée, repérable dans les appréciations des profils, « toi oui »/» toi non » étant un refrain usuel des pratiques15. Les petites formes, outre leur tonalité ludique ou cynique, posent l’utilisateur en instance supérieure de validation ayant le pouvoir de tamponner. Elles paraissent évoluer au fil de sa réflexion, lui laissant la possibilité d’évaluer ses chances de match, d’imaginer plusieurs scénarios avant de la lâcher. La manière dont l’utilisateur agit sur le texte numérique auquel il prête du sens paraît donc suggestive d’un certain programme. Geste dramatisé, le « swipe » suppose et propose une histoire dans laquelle est engagé corporellement l’utilisateur.

Note de bas de page 16 :

Les critères sont la géolocalisation, le sexe et l’âge de la personne recherchée

Enfin, le « petit geste » produit une forme d’enrôlement dans une pensée de l’écran (Souchier, 1996). Endossant, par l’actualisation des petites formes, une énonciation construite par les producteurs, l’utilisateur se place à la suite de ces acteurs, continuant par sa pratique celle du développement informatique. En outre, l’algorithme d’appariement (Candel, 2007) se faisant sur la base de rapides critères16, c’est à lui de faire le tri parmi les profils. De plus, son action supportant l’autre marché publicitaire, utilisateurs et producteurs « co-produisent le service » de rencontres, mais aussi ce marché second. C’est donc dans un régime de servuction (Jeanneret et Souchier, 1999, concept forgé par Langeard, 1987) que se situe la relation entre l’utilisateur et le dispositif, où le premier est mis au travail et le geste produit de la valeur. L’utilisateur est ainsi enrôlé dans une pratique industrielle d’éditorialisation, au sens de construction éditoriale de l’espace textuel (Candel, 2017), et de documentation.

5. Présence physique et présence numérique : du double ethos de « swipeur »

Note de bas de page 17 :

Perceptible dans les discours des utilisateurs pour qui il y a une véritable «jouissance du mouvement».

Pour finir, le corps de l’utilisateur est rendu présent. D’une part, cette écriture mobilise deux des cinq sens, la vue et le toucher, dans son tracé ; d’autre part, sa fluidité se trouve à l’articulation entre ce vu et ce touché, tout en participant à la sémiose par l’utilisateur de ce qu’il perçoit. Elle offre une densité particulière à l’écran, plaisante à manipuler. Si le doigt n’opère qu’un tracé à sa surface, sa traduction sensorielle est formée par la fluidité attrayante de son glissé sursémiotisé17. En outre, la fluidité est opérateur du sixième sens énoncé par Alain Berthoz en tant que sens du mouvement (Berthoz, 1997). Cette expérience affective est même décrite comme compulsive et plaisante, « addictive », par les utilisateurs : la capacité du geste à se répéter sans friction procure le plaisir névrotique de la répétition (Souchier, 2012) et il y a du rassurant à répéter un micro-geste familier, comme l’explique le zoologiste Desmond Morris :

« Plus un stéréotype est répété, plus il devient comme une pulsation cardiaque maternelle artificiellement produite. Son côté amical ne cesse d’augmenter [...] » (Morris, 1968, 178).

Note de bas de page 18 :

La répétition du cadre de la carte produit sémiotiquement une mise en équivalence des personnes

La déclaration d’intérêt que met en œuvre le « swipe » dépend du vécu des utilisateurs. La plupart de ceux interrogés chargent ce geste de tri de valeurs violentes, témoignent d’une interchangeabilité des personnes comme le sont les profils à l’écran18, et comparent le geste à un pouce de César version péplum ou à une gifle (la comparaison est également présente dans les discours médiatiques accompagnant Tinder). D’une part, la fonction d’écriture de l’acceptation ou du refus des petites formes est amplifiée par la sémiotique du tampon traitant le candidat dans un régime d’inscription presque administratif ou bureaucratique de contrôle des corps. Même, le défilement des photos, par clic sur l’image ou par balayage en cas d’exploration du profil, forme un mini-récit animé d’autrui (de même s’il se raconte en mots et en dessins, et non avec des photos) que l’utilisateur découvre en manipulant le profil. D’autre part, se produit un scénario social analogique au scénario technique. Le scénario symbolique se déroulant à l’écran et donnant vie à une scène figurative (Jeanneret, 2013) explique ce basculement. Celle-ci fait défiler des personnes comme le seraient les figurants d’un casting dans une file d’attente. Le glissé du pouce sur le profil anime ensuite cette scène, ce qui enclenche un rapport de métonymie dans lequel le pouce d’un côté et le portrait de l’autre, valent pour la totalité du corps des deux utilisateurs. Enfin, la fluidité rend l’expérience indolore et jouissive, si bien que le tri des personnes est effectif pour l’utilisateur. La gestuelle rend donc présents et met en relation des corps absents dans le cadre d’une scène sociale forte et vécue comme réalisée.

C’est en définitive un espace communicationnel que fait émerger la gestuelle, entre l’espace figuratif de l’application et l’espace vécu du face-à-face, tangible pour l’utilisateur et doublement enchanté (Lallement et Winkin, 2015). L’enchantement en effet repose sur le fait technique de l’animation, vécu comme « magique », et le régime de consommation confirmé par les petites formes, l’utilisateur triant les profils sur le mode de la liste de souhait (wish list). Les métaphores du « supermarché » et du « fast food » récurrentes dans les discours, imputées à la façon de trier, témoignent de ce traitement à la dynamique industrielle des profils. Le « petit geste » fait finalement émerger des modes de communication et fait advenir un monde où se déroulent des sociabilités configurées par le dispositif.

Note de bas de page 19 :

Corantin Durand, 22/09/2016, «Le swipe est un mode de vie : Tinder a désormais une extension i-Message», voir l’URL : http://www.numerama.com/tech/196401-swipe-mode-de-vie-tinder-adesormais-extension-imessage.html (consulté le 10/10/2017).

Enfin, configurant l’énonciation, la gestuelle, le regard, la posture et un mode de rationalisation, c’est un ethos (comportement) de « swipeur » que produit le dispositif et qu’incorpore l’utilisateur. Acceptant cette énonciation et actualisant la gestuelle, il le manifeste par et dans sa pratique. La manière d’être passe par la manière de dire (Maingueneau, 2016), mais surtout par la manière de faire. Choisissant et actualisant le geste, traduisant oralement les énoncés « like/nope » (par « oui/non »), il manifeste son adhésion à la vision du monde qu’il porte et l’incarne. En septembre 2016, un article du média en ligne de Numérama19 titrait d’ailleurs « Le swipe est un mode de vie ». Il est donc désormais iconique et symbolique d’une manière de vivre. Cet ethos, largement critiqué dans les discours, serait symptomatique d’une manière d’être dépassant l’usage de l’application. C’est également un ethos numérique que calcule le service à partir des informations laissées par l’utilisateur, captées via la géolocalisation et computées via Facebook et les autres réseaux affiliés. Cet ethos étant un agrégat statistique de ses traces, interprétées par le dispositif en vue d’objectifs propres, il paraît déformé et amputé de la singularité du sujet. Le dispositif intervient donc dans la production du sujet de Tinder (Agamben, 2007), mais en plus en produit un second. Ainsi, si le service de rencontres satisfait les besoins des utilisateurs, de lien social, d’estime de soi ou de divertissement, cette gestuelle en particulier produit une vision et une présence de l’humain bornées aux intérêts des producteurs. Réduit à sa plus simple épaisseur, l’utilisateur semble être à la fois présent et absent du dispositif.

6. Conclusion

Ce « petit geste », incarnant la « fluidité » de nos interactions tactiles mobiles, implique donc avec intensité l’utilisateur.

Note de bas de page 20 :

Analogique est ici { prendre au sens de l’École de Palo Alto, de non-verbal.

L’attention a permis l’étude de l’implication cognitive de l’utilisateur dans son expérience du « swipe ». Retenue par le flux des informations et des formes, elle en est le moteur. Fort d’un potentiel ludogène puissant, le « petit geste » est assurément une médiation playsante (Vial, 2014), préfigurant ses pratiques et permettant à l’industrie de se glisser dans le quotidien, de rentabiliser la plus minuscule attention en soutenant une économie s’articulant entre ses couches techniques, sémiotiques et calculatoires. L’engagement ensuite a révélé le processus d’incorporation du « petit geste ». C’est un schéma « instructionniste » qu’il met en œuvre et l’utilisateur est enrôlé dans un usage, un espace et un rôle imaginés dès la conception. Enfin, le modèle de relation qu’il instaure est de collaboration, plus ou moins consciente, avec le dispositif. Pour finir, avec la notion de présence, la continuité entre le « petit geste », la main et l’œil, et le sujet produit a été analysée. Elle fait advenir un petit drame attrayant, si bien que le geste technique confère à l’image interactive une corporéité symbolique et une étrange réalité, tout en produisant l’expérience sociale d’une rencontre hétérotopique (Foucault, 1967) et asynchrone, davantage vécue intérieurement par l’utilisateur qu’inter-personnellement et sur un mode analogique20. Enfin, il encourage une manière de se comporter circulant sous la forme d’une mise en récit symbolique et sociale. De façon implicite, il fabrique une présence numérique en creux constituée de données valorisées au détriment de la subjectivité de l’utilisateur.

Finalement, l’action « swipée », avec ses régimes de divertissement et de consommation, résonne avec le monde liquide de Bauman :

« Ces relations aseptisées s’inscrivent […] dans la logique d’un monde liquide constitué d’identités fluides, où il s’agit de passer au plus vite d’une chose à l’autre, un monde de marchandises suscitant une surenchère permanente et où un désir en chasse l’autre » (Bauman, 2012).

Le « swipe » implique en effet une manière fluide de vivre, où la permanence du sujet tend à se trouver dans le profil constitué par la machine, identité tangible et pérenne dans le temps dans la mesure où c’est une écriture du social : une publicité ciblée en dépend, et le réel luimême lui est assujetti, par les catégories fabriquées tout au long de la pratique et dont dépend le fantasme réitéré des rencontres à venir.