Éric Sadin, La silicolonisation du monde : L’irrésistible expansion du libéralisme numérique, Paris, Editions L’Echappée, Collection pour en finir avec, 2016

Nathalie Wattebled 

Texte intégral

Dans la première partie de son livre, Éric Sadin explique la genèse, l’essor, les évolutions marquées de la Silicon Valley aux Etats-Unis. Ce lieu fait advenir l’informatique personnelle avec des figures comme Bill Gates et son entreprise naissante Microsoft ou encore Steve Jobs et Steve Wozniak ; ces derniers font émerger des réflexions importantes sur la relation homme-machine-conviction qui conduisent à la conception d’ordinateurs supposés offrir une qualité ergonomique fondée sur une convivialité ou une forme de proximité intuitive. Ces orientations permettent alors à Apple de se structurer jusqu’à devenir la norme de toute l’industrie du numérique.

Ensuite, l’auteur développe l’émergence de « La troisième Silicon Valley » et de la « Net economy ». En 1993, Bill Clinton est élu Président des Etats-Unis et de la Maison Blanche. Son vice-président Al Gore l’invite à faire des « Autoroutes de l’information un des axes majeurs de la stratégie économique du pays », « essentielles à la compétitivité et à la puissance économique de l’Amérique », s’inspirant de « la vision macluhanienne du village global ». En 1994, l’entreprise Yahoo est créée, la même année Jeff Bezos donne naissance à Amazon, plateforme informatique qui développe « la pratique industrielle du commerce en ligne ». Les fournisseurs d’accès et de téléphonie mobile » mettent leur argent dans le réseau informatique, fondé sur le profit et la rentabilité, « comptant sur les abonnements pour les rentabiliser ». En 1998, un moteur de recherche performant est créé, Google, qui révolutionne l’indexation et popularise les liens hypertextes.

La « quatrième Silicon Valley », c’est l’essor de l’e-économie, à la fin des années 1990, c’est « l’économie du savoir ou « capitalisme cognitif », inspirée de « l’idéologie managériale New Age californienne ». « My space, Facebook, LinkedIn, Twitter, tous basés dans “la Silicon Valley”, sous couvert de favoriser les liens entre personnes, ont amassé des masses exponentielles de données relatives à leurs pratiques en ligne, à leurs modes de vie, à leurs opinions et à leurs affinités ». Enfin, La grande « révolution » introduite dans notre quotidien est l’introduction du smartphone en 2007, « qui a institué une connexion spatio-temporelle virtuellement ininterrompue ». Le smartphone a permis, outre les fonctions de téléphonie et d’accès au Web, l’usage d’applications proposant des services personnalisés et géolocalisés ajustés à diverses séquences du quotidien. Cette « économie des applications » a profondément transformé les configurations de l’entrepreunariat en créant un nombre impressionnant de start-ups. Une « utopie numérique à dimension culturelle et économique » venait de naître. La « cinquième Silicon Valley », « Global Silicon dream », c’est le développement en de nombreuses régions de la planète de lieux où l’on cherche à imiter l’infrastructure industrielle, institutionnelle et financière de la Silicon Valley.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Eric Sadin questionne la vision du monde que tente d’imposer la Sillicon Vakley avec « une profession de foi quasi christique » ; ses acteurs ont la conviction qu’il est possible de rendre le monde meilleur grâce à la technologie et Google se pense comme le bienfaiteur de l’humanité. Il s’agit, selon l’auteur, d’un « soft-totalitarisme numérique » : l’expansion des objets connectés entraîne la dissémination de données relatives à nombre de nos actes. Des bracelets connectés, à la google car en passant par la voiture sans pilote, les capteurs, le service Uber, les drones de combat, l’auteur décrit « une marche automatisée du monde à une seule fin : Le profit. »

Dans la troisième partie, Éric Sadin évoque un monde sans limites : « Le techno libertarisme » ; il cite l’exemple de Mastercard qui a lancé un programme visant à transformer tout objet, smartphones, bracelets ou montres connectés, jusqu’aux vêtements en moyens de paiement sans contact. Le corps, insensiblement et à tout instant se retrouve « transformé en carte bancaire ». Il pointe encore les cadences de travail infernales transformant et réduisant les êtres humains « au rang de robots de chair », dont un certain nombre d’entre eux finissent par se suicider.

Les effets socio-environnementaux de ce technolibéralisme ? Le pillage des ressources humaines et naturelles, la mise en danger de la santé des personnes. En 2015, entre autres, la multinationale Samsung, en Chine, a détecté plus de deux-cents cas de leucémie et a été obligé d’alimenter un fonds de 78 millions d’euros destinés à indemniser les employés de ses usines. Cette marche se fonde sur la propagande siliconienne avec les idéologies « transhumanistes qui prônent la négation de la mort. On en arrive à une société de l’individu-tyran : « Notre société est victime de l’addiction numérique ; de la pratique du selfie qui fonctionne comme une négation implicite d’autrui. L’utilisation des tablettes numériques par les collégiens réduit la fonction de professeur à son strict minimum. Ce sont des micro-tyrans enivrés par un sentiment de toute-puissance ».

Éric Sadin nous invite à refuser ce qu’il appelle « La silicolonisation du monde », il s’en réfère au code du travail pour nous exhorter à ne pas faire usage des objets logiciels et matériels techno-libéraux. Plus encore, il questionne la responsabilité éthique des ingénieurs qui doivent, avec les autres citoyens, « œuvrer à un nouvel humanisme fondé sur la disposition singulière de chacun à enrichir le bien commun qui fasse du respect de l’intégrité et de la dignité humaines, mais aussi de la diversité de notre environnement, sa charte fondamentale ».