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Le deuil, moment de « consocréation » numérique ?

Cathia Papi 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.3166

Alors que la majorité des internautes n’ont pas ou peu de compétences techniques, nous cherchons à voir dans quelle mesure les usages qui sont faits d’un réseau social en ligne sont originaux. C’est ainsi que l’analyse de 742 messages publiés dans quatre groupes Facebook créés au lendemain de décès inattendus permet de mettre en relief que, bien que les contributeurs aux groupes de deuil usent du dispositif technique tel que prévu, une certaine créativité se dégage des pratiques sociales observables. Nous verrons ainsi que, s’ajoutant aux rites existants, la communication en ligne, favorisée par la médiatisation de l’interface numérique et la médiation créée par le fait d’adresser ses propos au défunt, semble participer au processus de deuil des principaux contributeurs.

While the majority of internet users have little or no technical skills, we try to see to what extent the ways of using an online social network are original. We present an analysis of 742 messages posted in four Facebook groups after unexpected deaths. The results put forward that, although the contributors in the groups of mourning do not redefine the application itself, a certain creativity emerge in terms of social practices. Indeed, added to the traditional rituals, the online communication favored both by the mediatization of the interface, and the mediation created by the fact of addressing the deceased directly seems to participate to the main contributors’ mourning process.

Sommaire

Texte intégral

1. Introduction

Alors que dans les premiers temps d’Internet la mise en ligne d’informations et notamment de création de pages web était l’apanage des personnes ayant les compétences numériques suffisantes, le début du XXIe siècle est caractérisé par la mise à disposition d’applications permettant à tout un chacun de créer ses espaces et réseaux par le biais d’interfaces esthétiques, aisément manipulables sans connaissance préalable de quelque langage informatique que ce soit.

Cependant, dès lors qu’elle s’effectue par le biais d’un dispositif existant avec ses potentialités et ses contraintes, la création participe également de la consommation. D’où l’oxymore « consocréation » forgé par Gobert (2008, 2014) pour désigner cette association d’activité. L’originalité qui apparaît avec le numérique est que cette « consocréation » peut être l’œuvre d’individus ne se connaissant pas et ne se concertant pas, mais qui, par leurs activités respectives mises en commun et leurs interactions, peuvent faire émerger des réseaux qui n’existaient pas auparavant, créer de nouvelles connaissances ou instaurer des pratiques inédites.

Les réseaux sociaux numériques (RSN) semblent offrir de bons exemples potentiels de consocréation en ce sens que, proposant des fonctionnalités les plus intuitives possible et étant financés par une publicité bien visible, tout usage semble participer d’un processus de consommation. Sont-ils pour autant exempts de toute création originale ?

Nous allons ainsi, dans un premier temps, revenir sur l’idée de « consocréation » et son ancrage théorique. Nous nous intéresserons ensuite aux pratiques de deuil sur les RSN et présenterons la méthodologie retenue pour analyser des groupes de deuil créés sur Facebook. Les résultats dégagés seront alors présentés et discutés.

2. Terminologie : « Consocréation » ou « produsage » ?

Dans les années 2000, le passage progressif d’une gestion hiérarchique de contenus statiques à un développement collaboratif et continu de contenus dynamiques confère à l’internaute la possibilité d’investir des espaces virtuels sans maîtriser les langages sous-tendant leur existence.

Ceci invite à repenser l’activité dont le web est le lieu. Ainsi, 2 008 est marquée par l’émergence de deux termes dans le paysage scientifique : celui de « consocréation » présenté par Gobert lors du colloque Ludovia et celui de « produsage » explicité par Bruns dans un article du Fibreculture Journal. Les deux oxymores seraient-ils synonymes ? Afin de chercher à mieux les comprendre, il convient de revenir sur chacun des argumentaires.

Gobert (2008, 2014) insiste sur l’apparente simplicité d’utilisation des logiciels et la convivialité des interfaces qui ne rendent apparemment plus nécessaire le recours à un mode d’emploi ou la maîtrise des outils. Dès 2000, il propose ainsi le terme de « consocréation » considérant que « deux dynamiques inverses agrègent la consommation et la création : celle de participer de la conception des produits de consommation et celle de l’utilisation de ces produits à des fins de création. » (Gobert, 2008, 1.1) La « consocréation » désigne donc le continuum perçu entre la consommation et le potentiel créatif qui l’accompagne. Il s’agit effectivement de créer à partir de produits numériques existants, d’où une impression de création personnelle là où se trouve davantage une personnalisation des espaces ou produits proposés. Gobert (2014) évoque l’« illusion de compétences » engendrée par la prédéfinition des usages intégrée dans l’outil et en rendant la manipulation a priori aisée. Il ne serait plus nécessaire d’avoir ni idées ni compétences techniques, mais simplement de remplir le modèle disponible et, ce faisant, de le personnaliser.

Prenant l’exemple de Wikipédia, Axel Bruns (2 008) part du constat qu’il n’est plus possible de considérer qu’un produit est achevé à un moment donné puis distribué, éventuellement sous forme de différentes versions se succédant dans le temps sous le contrôle de ses producteurs, car les contenus évoluent sans cesse et sont accessibles instantanément. Le passage entre un temps de production et un temps de consommation - à l’instar d’une encyclopédie papier - n’est ainsi plus de mise, la production et son usage faisant partie d’un processus continu. Les usagers étant aussi les producteurs l’entremêlement de la production et de l’usage est désigné par le terme de « produsage », en anglais dans le texte, mais tout autant compréhensible en français. Ce processus est caractérisé par le fait qu’il repose non pas sur l’activité de quelques individus, mais sur la collaboration et le consensus existant au sein de toute une communauté ouverte partageant des règles et des valeurs. Les quatre caractéristiques du « produsage » sont ainsi de permettre (1) une participation ouverte et une évaluation commune des productions en ce sens que le produsage dépend de la taille de la communauté et la diversité des participants ; (2) une direction partagée et tournante en lien avec la qualité des contributions réalisées ; (3) des artefacts jamais achevés situés dans un processus continu de production ; (4) la propriété partagée qui implique une grande accessibilité (technique et juridique) des contenus et de leurs développements et, à défaut de récompense financière, la possibilité d’une reconnaissance individuelle en termes de statut. De tels processus sont perçus comme étant de plus en plus répandus allant du journalisme aux activités artistiques, de l’engagement politique à l’éducation (Bruns et Schmidt, 2011).

Qu’il s’agisse d’évoquer la production et l’usage d’information ou la création impliquant la consommation d’un outil, l’idée semble bien celle de reléguer au passé une dissociation entre des temps de productioncréation et des temps de consommation-usage dans la mesure où le web ne laisserait place qu’à un seul processus d’engendrement et de saisie des potentialités virtuelles. Cette idée commençait d’ailleurs à faire son chemin avant même l’essor d’internet puisqu’en 1980, dans le domaine du marketing, Alvin Toffler parlait de « prosumer » pour indiquer que le consommateur partage des informations et connaissances avec le fournisseur et intervient de plus en plus dans la production et la distribution des produits de telle sorte que producteur et consommateur en viendraient à fusionner.

Dès lors, quelle dénomination retenir ? Les termes « production » et « création » sont très proches, d’ailleurs le Robert définit la production comme le fait de créer, il ne semble donc pas y avoir lieu de privilégier l’un ou l’autre, si ce n’est peut-être que l’idée de création présente davantage une connotation artistique que celle de production. De même, au sens économique, la consommation renvoie à l’utilisation ou l’usage de biens et services, la consommation revêt également le sens de destruction proche de l’idée d’usure liée à l’usage de telle sorte que, là aussi, le sens de ces noms communs ne permet pas une réelle discrimination. Les idées de production et de consommation sont, par ailleurs, toutes deux susceptibles de ramener à la sphère marchande et de rappeler ainsi que, même cachés, des enjeux financiers sont souvent associés à ces outils. Enfin, pris dans leur sens commun, la création renverrait davantage au pouvoir d’engendrement de l’acteur que l’usage, sauf à se placer dans le cadre de la sociologie des usages. En effet, dans la tradition française de sociologie des usages, qui s’est essentiellement développée avec la diffusion des TIC dans la société (Jouët, 2000), l’usager est considéré comme « résistant, actif et inventif » (Jauréguiberry et Proulx, 2011, p. 51). Ainsi, « L’observateur décrit comment les agents se coordonnent entre eux et avec les dispositifs techniques, en habitant de façon durable dans un environnement équipé de technologies. » (Proulx, 2015, p. 12) Davantage qu’aux usages individuels, ce courant s’intéresse de plus en plus aux pratiques collectives et à l’articulation entre cadre sociotechnique et formes de l’échange social. Il semble dès lors possible de parler aussi bien d’usages sociaux au sens de la sociologie des usages, que de produsage ou de consocréation dans une approche relevant plus des sciences de l’information et de la communication. Mais alors que les approches en termes d’usages sociaux ou de produsage insistent principalement sur l’aspect créatif, l’illusion de compétence mise en relief par Gobert nous paraît si importante (Papi, 2016a) que nous choisissons ici de privilégier la notion de « consocréation ».

3. Problématique : vers la médiatisation du deuil ?

Alors que les RSN, tels que Facebook né de la volonté de favoriser les liens sociaux entre étudiants de certaines universités américaines, permettent aux personnes de maintenir le contact, se retrouver voire se rencontrer, la mobilisation de tels réseaux en ligne autour d’une personne décédée peut apparaître comme une création originale, loin des visées initiales du dispositif. De fait, en tant que constante anthropologique indissociable de la culture (Marin, 2009 ; Rabatel et Florea, 2011), les rites liés à la mort demeurent, mais évoluent. Ainsi, Legros et Herbé (2006, p. 129) notent : « Si nous considérons le rite dans son acception classique, il est évident que nos morts subissent une disparition progressive de rites effectués en leur mémoire. Mais d’autres pratiques thanatiques sont apparues, que l’on peut aisément associer à la pratique rituelle si nous nous écartons de nos canons analytiques ; car après tout, l’expression rituelle semble une expression humaine inévitable. » Force est effectivement de constater, d’une part, que les pratiques traditionnelles se transforment comme le mettent en relief l’analyse des avis d’obsèques (Legros et Herbé, 2006 ; Florea, 2011) ou des cérémonies (Béraud, 2009) et, d’autre part, que de « nouvelles formes de régulation sociale du deuil » (Roudaut, 2005) apparaissent. Bien que ces dernières sortent du cadre traditionnel des rites religieux, elles peuvent éventuellement s’inscrire dans celui des « rites profanes » (Rivière, 1995) entendu qu’il est de plus en plus difficile de distinguer le sacré du profane et que rite et rituel sont souvent appréhendés comme des synonymes : « le terme de rite recouvre désormais des actes stéréotypés, symboliques et répétitifs du domaine séculier (rite du sport, de la palabre, du show-biz) aussi bien que du domaine ecclésial. » (Rivière, 1995, p. 12) Le rite est ainsi vu comme un moyen de lier l’individu à la collectivité.

Une telle création de liens sociaux est de plus en plus encouragée par les psychologues dans le cadre du deuil (Molinié et al., 2009) et semble trouver de nouvelles voies grâce au développement des technologies numériques. En effet, Missonier (2014) fait ressortir que des vidéos en ligne permettent de rompre l’isolement et de faire part de sa détresse après le deuil d’un enfant : les mères trouvent un réconfort dans le visionnement des vidéos des autres et dans les lectures des commentaires associées à la leur. De même, Levitt (2012) souligne que la présence des médias lors des évènements traumatisants a favorisé le développement d’échanges autour du deuil notamment associé à un effet de solidarité produit par les crimes, les désastres naturels et les tragédies de masse.

La mobilisation de technologies numériques dans les pratiques de deuil semble s’être développée avec la diffusion d’internet. Carroll et Landry (2010) et Georges (2013) remarquent effectivement que les cimetières virtuels ou mémoriaux en ligne ont commencé à apparaître dans les années 1990. McEwen et Scheaffer (2013) expliquent, qu’en 2005, suite au décès inattendu d’un individu travaillant pour Facebook et s’en servant beaucoup, la politique de Facebook a institué la procédure de « commémoration » en empêchant d’intervenir sur le profil du défunt puis en le désactivant, mais qu’en 2007, suite à de nombreuses demandes, Facebook est revenu sur l’idée de désactivation afin de permettre aux contacts du défunt de s’exprimer sur sa page. Leur enquête fait ressortir que plus de la moitié des participants considère ce RSN comme « important », « très important » ou « essentiel » pour faire face au deuil de l’être aimé. Les RSN sont ainsi vus comme des moyens de faciliter les relations et le soutien mutuel entre les endeuillés qu’ils soient proches ou non.

Les sites virtuels commémoratifs étant souvent davantage visités que l’espace physique où repose le défunt, Roberts (2005) met en relief qu’à la différence des rites funéraires traditionnels, les lieux virtuels commémoratifs peuvent être créés par n’importe qui, n’importe quand, et permettre à tout un chacun d’honorer le défunt et de s’exprimer. La tendance serait ainsi à une réduction des messages écrits et des appels se concentrant entre les proches du défunt, tandis qu’une communauté élargie ferait part de ses sentiments et de son soutien en ligne (Frost, 2014). Les groupes mémoriels sur les RSN tendent alors à apparaître comme des éléments d’un nouveau rite participant au processus de deuil par la communication à la fois publique et personnelle. Toutefois, alors que le rituel funéraire vise à distinguer l’espace des vivants de celui des morts (Baudry, 2001 et 2010) la mise en scène de la mémoire en ligne ne semble pas tant favoriser la séparation d’avec le mort que le développement d’un autre rapport avec celui-ci, l’établissement d’un lien continu avec lui (Getty et al., 2011). Ce faisant, l’écriture en ligne relative à un décès contribuerait-elle à la progression dans le processus de deuil ?

De fait, si le processus du deuil est variable d’une personne à l’autre et que chaque deuil et son vécu sont spécifiques et a priori incomparables en dépit des similitudes de situations, cinq moments ont de longue date été identifiés comme participant au deuil (Kübler-Ross et Kessler, 2009). Tout d’abord, le déni (1), qui correspond à la difficulté d’intégrer le décès et permet de mettre une certaine distance avec les émotions suscitées par cette perte a priori inconcevable. Parler du décès peut alors apparaître comme une façon de gérer le traumatisme en acceptant progressivement la réalité de la disparition. La colère (2), qui survient quand l’individu sait qu’il pourra poursuivre son chemin sans le défunt. Cette colère peut s’adresser aussi bien à soi-même sous forme de culpabilité, qu’aux médecins qui n’ont pas su sauver le malade ou au sort qui s’est acharné contre la personne aimée. Elle peut alors amener à reconsidérer ses conceptions religieuses. Le marchandage (3), caractérise la tentative de refaire l’histoire en émettant des hypothèses. Il évolue du pari insensé que le disparu pourrait revenir à l’acceptation de son départ. La dépression (4) qui advient du fait de la difficulté à affronter cette situation est un moment de tristesse et de questionnement sur le sens de la vie, distinct des dépressions chroniques. Enfin, l’acceptation (5) se construit au terme de ce long cheminement. Elle permet de réorganiser sa vie et de continuer tout en se souvenant de la personne disparue. À défaut de pouvoir remonter le temps ou de l’arrêter, c’est l’avenir qui se redessine différemment. De même, Fauré (2013) distingue quatre moments : celui du choc (1) à la nouvelle du décès qui apparaît comme un phénomène irréel ; celui de la « fuite-recherche » (2) où l’endeuillé cherche à remplir son emploi du temps aussi bien qu’à retrouver un contact avec l’autre en touchant ses affaires, réécoutant sa voix, regardant des photographies. Puis vient le moment de la douleur et du manque (3) correspondant à la réalisation que le défunt ne reviendra pas entraînant des états dépressifs et, enfin, bien plus tard, un réajustement au monde (4) passant par la redéfinition de son rapport aux autres, le ressenti de la présence de la personne intérieure et la redéfinition de son rapport à soi.

Tandis que les hommages lors des funérailles ou les dialogues intérieurs avec le défunt sont connus comme des formes d’expression étroitement liées au travail du deuil on peut alors se demander si les échanges sur les RSN relèvent davantage du soutien ponctuel d’une communauté auprès des endeuillés, conformément à la logique d’interaction sous-tendant ces dispositifs, ou s’ils contribuent plus largement au processus de deuil.

4. Méthodologie

Contrairement à ce qui a lieu dans les pages personnelles de tout un chacun, dans les groupes de deuil en ligne, ce n’est pas une personne, mais un collectif qui se mobilise autour d’un absent. Cette pratique peut sembler étrange dans la mesure où le défunt ne peut, de fait, rien poster ou communiquer. Il semble donc s’agir de le faire à sa place. Dès lors, le RSN est-il utilisé d’une manière spécifique ou les usages courants auxquels incite le dispositif - conformément au concept d’affordance (Gibson, 1979) - semblent-ils suffisants ? Autrement dit, si l’usage peut être vu comme une consommation, qu’en est-il de la créativité technique et sociale ?

Nous faisons deux hypothèses concernant une « consocréation » des groupes de deuil en ligne. D’une part, du fait des nombreuses fonctionnalités définies dans le dispositif technique et des compétences limitées, mais souvent jugées suffisantes par les contributeurs (Gobert, 2014 ; Papi, 2012), la créativité est certainement moindre au niveau des usages de l’interface. D’autre part, alors que les pratiques relatives au deuil sont traditionnellement attachées à des espaces physiques (la maison du défunt, le lieu de culte où lui est rendu un dernier hommage, le cimetière où il repose, les lieux qu’il a fréquentés, etc.) et se réalisent pour la majorité dans les jours et mois suivants le décès, nous pensons que le fait de communiquer dans un espace virtuel de communication est probablement source d’une certaine créativité au niveau des pratiques sociales de deuil. Plus précisément, nous faisons l’hypothèse que, lorsqu’une activité reste présente sur un groupe de deuil plusieurs années après le décès, et donc après la présentation des témoignages de condoléances et soutien, c’est qu’au-delà de l’usage consumériste d’un espace de communication, ce dernier serait mobilisé dans le cadre d’un processus bien plus personnel qui n’est autre que celui du deuil.

Note de bas de page 1 :

Le choix d’étudier des groupes plutôt que des pages personnelles « mémorialisées » est lié à l’acte de création qu’ils supposent et aux plus larges potentialités qu’ils offrent en termes d’usage (Frost, 2014). S’agissant d’étudier des groupes fermés, il convenait donc de sélectionner les groupes dans ceux accessibles dans nos réseaux. Ces quatre groupes ont ainsi été identifiés par les assistants de recherche en fonction de leurs contacts, mais ne correspondaient pas à des décès de personne dont ils étaient proches.

Afin d’avancer dans cette réflexion, nous souhaitons étudier des pratiques « ordinaires » (Flichy, 2010) relatives au décès de personnes côtoyées et avons donc évité les pages ou groupes relatifs aux décès de célébrités ou de drames collectifs. Le choix a été fait de se centrer sur des groupes1 Facebook relatifs à des décès soudains de personnes jeunes (entre 20 et 40 ans) dans la mesure où il s’agit de ceux qui semblent les plus difficiles à accepter (Myles, 2012). Notre hypothèse impliquant une certaine temporalité, nous avons sélectionné des groupes ayant plusieurs années d’existence. Quatre groupes ont ainsi été retenus, soit 742 messages répartis ci-dessous selon leur date de création :

Tableau 1 : Caractéristiques des groupes étudiés.

Tableau 1 : Caractéristiques des groupes étudiés.

Note de bas de page 2 :

Afin d’illustrer les propos avancés, certains messages sont présentés tels quels, c’està-dire sans correction linguistique. Des crochets entourant des points de suspension sont éventuellement indiqués lorsque le message est coupé. Le nom des auteurs n’est pas précisé en vue de préserver l’anonymat, mais le numéro du groupe est laissé à titre indicatif.

L’analyse a été effectuée message par message, de leur date de création jusqu’à mi-2015, en renseignant une matrice commune pour l’ensemble des groupes. Les indicateurs retenus portent sur la date d’émission du message, sa situation dans un potentiel échange de plusieurs messages, la nature du contenu du message (texte, photo, vidéo, etc.), sa longueur en cas de texte, l’émetteur du message et ses liens avec le défunt lorsque cela est identifiable ainsi que sur le contenu même du message (son destinataire, sa visée, les temps, lieux, activités et émotions évoqués). Enfin, chaque message textuel a été copié dans la matrice afin de pouvoir y revenir facilement lors de l’analyse. C’est ainsi que sont couplées une analyse statistique réalisée sous SPSS et une analyse de contenu effectuée aussi bien par fil de discussion (lors d’échanges) que par lecture longitudinale des publications par contributeur2.

5. Le deuil en ligne : source de créativité sociotechnique ?

Afin d’entrevoir la manière dont un RSN peut être un lieu de création dans le cadre du deuil, nous proposons de nous intéresser aux usages qui en sont faits aussi bien au niveau technique que social.

5.1 Quels sont les auteurs et types de messages ?

Bien que l’avantage des RSN soit d’élargir l’accessibilité de l’espace de deuil et de commémoration, comme dans les rites traditionnels les principaux contributeurs sont les proches du défunt, à savoir, selon les groupes, les parents ou conjoints. Plus généralement, dans chacun des groupes, une poignée de contributeurs est à l’origine de la majorité des messages, tandis que plus de la moitié des contributeurs (137 sur 233 au total) n’envoie qu’un seul message comme pointé dans le tableau ci-dessous.

Tableau 2 : Répartitions des contributeurs et contributions selon le nombre de messages publiés.

Tableau 2 : Répartitions des contributeurs et contributions selon le nombre de messages publiés.

Ces différences d’investissement s’inscrivent dans le temps. Alors que nombreux sont les auteurs qui ne publient qu’un unique message peu après la création du groupe, seuls quelques-uns continuent à y contribuer dans les années suivantes. Bien que la fréquence des messages tende à diminuer au fil des mois un certain réinvestissement des groupes est observable, tout particulièrement au moment des anniversaires de naissance ou décès, mais aussi quelque peu lors des fêtes qui marquent le calendrier. C’est ainsi que même plusieurs années après son décès, le défunt continue à être célébré le jour de son anniversaire et de celui de sa mort, aussi bien qu’à Noël et Nouvel An, conformément à l’idée de répétition des rites profanes (Rivière, 1995).

Par ailleurs, non seulement le nombre d’auteurs actifs est restreint mais, nonobstant les différences existantes selon les groupes, la diversité des formats de messages est également limitée. En effet, malgré la possibilité de publier des éléments de différents formats, c’est dans 88.9 % des messages écrits qui sont diffusés ; loin derrière, la photographie correspond à 8.1 % des publications, parfois accompagnée de quelques mots ; le partage de vidéos ou d’URL (renvoyant souvent à des vidéos) reste rare (3 %) et aucun contenu non suggéré par l’interface ou susceptible de surprendre sur le fond ou la forme n’a été repéré.

Note de bas de page 3 :

Dans l’ensemble des messages, la part des commentaires faisant suite à des photos est plus importante que la part des photos elles-mêmes tandis que pour les autres catégories la part des commentaires est inférieure à celle des messages initiaux.

Ce sont les photos qui suscitent le plus de commentaires3. Ces derniers sont souvent de l’ordre des souvenirs associés à un moment partagé avec le défunt, une tenue, une posture ainsi que de celui des remerciements pour avoir publié une telle image. La mise en ligne de photographie a effectivement ceci de particulier qu’elle est souvent prise comme un cadeau fait par celui qui la poste, d’où les remerciements des principaux contributeurs. Mais alors qu’il semblerait qu’on se situe dans le partage et l’interaction prévue par les dispositifs de communication, il est intéressant d’observer que seulement 27.6 % des messages sont des commentaires relatifs à des contenus postés, généralement par d’autres (et il arrive aussi qu’il s’agisse d’une précision à son propre message ou d’une réponse à un commentaire). Le plus long fil de discussion comprend douze messages et il n’y en a qu’un seul.

Ainsi, près des trois quarts des publications se font de façon a priori indépendante des contenus antérieurs. Environ un tiers des messages ne suscite strictement aucune réaction, un tiers est cependant l’occasion d’un ou deux « j’aime » et un tiers d’au moins trois « j’aime » témoignant de la lecture des messages. Les messages les plus notifiés sont ceux qui présentent un écrit associé à une photo, un récit relativement long ou un écrit d’une seule phrase transmettant des informations relatives à un évènement tel que la date et le lieu d’une messe ou par la suite les remerciements adressés aux personnes venues y assister.

De fait, à un niveau statistique d’analyse, aucune créativité d’ordre technique n’est observable puisque les usages du RSN sont ceux prévus et connus dans tout groupe ou page personnelle. De même, aucune créativité sociale en termes de deuil ne se détache puisque les principaux contributeurs sont les proches du défunt, qui pensent particulièrement à l’être perdu au moment de dates spécifiques. Mais qu’en est-il des contenus publiés ?

5.2 Quels sont les messages délivrés ?

Contrairement à ce qui pourrait être envisagé, les messages de présentation des condoléances sont rares, car ils sont le fait de personnes qui écrivent avoir peu ou pas connu le défunt comme le montre cet exemple : « Condoléances à la famille et aux proches, Je ne le connaissais pas vraiment, que de vue, mais je vous souhaite de passer au travers de ces moments dure. » (G2) Ceci peut sembler compréhensible dès lors que les personnes les plus proches du défunt, qui sont les principales communicantes, ont probablement assisté aux funérailles ou présenté leurs condoléances d’une manière plus directe que l’écriture dans un groupe virtuel. Ainsi, seulement 2 % des messages font ressortir des marques de soutien à un autre membre du groupe et celles-ci sont parfois relatives au décès d’une autre personne décédée par la suite. En effet, des personnes inscrites dans le groupe sont susceptibles d’y chercher du réconfort au moment de la perte d’un de leur proche.

Au-delà des échanges d’information concernant l’organisation des funérailles (lorsqu’elle est postérieure à la création du groupe ce qui n’est pas toujours le cas) ou de messes ultérieures (moins de 7 % des messages), la grande majorité des messages est directement adressée au défunt. Ainsi, 70 % des messages dans lesquels un pronom est employé contiennent celui de la deuxième personne du singulier, la plupart du temps ce pronom est associé à celui de première personne du singulier (43 % des messages). Des combinaisons deuxième personne du singulier et deuxième personne du pluriel sont également présentes, mais moins fréquentes (13 %), de même que l’emploi unique de la deuxième personne du singulier (11.5 %). De fait, l’utilisation de la troisième personne du singulier (12 %), a priori de mise pour évoquer un absent, tout comme les associations de la première personne du singulier ou du pluriel à la deuxième personne du pluriel (4 %) pour s’adresser à un groupe, sont rares, car les personnes s’adressent principalement au défunt en leur propre nom.

Dans environ 10 % des messages, il s’agit de rendre hommage au défunt en évoquant, le plus souvent, ses qualités humaines et, parfois, sa beauté physique ou ses accomplissements. Ces caractéristiques si appréciées sont fréquemment associées au manque causé par le décès. La mise en ligne d’une photographie du défunt et les commentaires décrivant les circonstances de la prise de celle-ci, tout comme le rappel de moments partagés avec lui et de musiques qu’il aimait enrichissent le portrait qui en est tracé et transforment le groupe virtuel en une sorte de mémorial perpétuant le souvenir du défunt dans le futur. Environ 13 % des messages correspondent à des demandes d’aide, s’inscrivant dans l’idée selon laquelle le défunt pourrait veiller sur ceux qu’il aime. Enfin, il s’agit le plus souvent d’indiquer au défunt qu’il n’est pas oublié, qu’il est toujours aimé. Ces différents éléments d’hommage, de sollicitation de bienveillance et de témoignage d’amour sont fréquemment entremêlés comme l’illustre ce message accompagnant une photographie d’un défunt faisant tourner un ballon de basket sur son doigt : « Cette belle journée ensoleillée me fait penser à toi, ton sourire, ta douceur, ta joie de vivre & surtout ta présence de tous les jours ! Continu de veiller sur nous mon ti-t`homme Love you » (G3).

Note de bas de page 4 :

Traduction possible : « Merci d’apparaître dans mes rêves! Je sais qu’où tu es, tu es très Heureux, et celui me rend Heureuse moi aussi! Tu es toujours dans mon cœur et le resteras toujours! »

Nombreux sont les messages qui font ressortir l’idée que le défunt est heureux où il se trouve. Il est parfois considéré comme un ange et les mentions ou les allusions au ciel et au paradis sont nombreuses. D’où un mélange affirmé de tristesse liée à l’absence et de joie suscitée par l’idée de repos de l’être aimé dans un endroit merveilleux : « […] Gracias por aparecer en mis sueños ! Se que donde estas, eres muy Feliz, y eso me hace Feliz a mi tambièn ! Aùn estas en mi corazòn y siempre lo estaras ! »4 (G1) Comme le met en relief le message précédent, les évocations d’apparition en rêve et de phénomène, tel qu’une étoile brillant dans la nuit, considérées comme des signes du défunt, sont nombreuses. Parfois, il s’agit également de requêtes invitant le défunt à apparaître en rêve ou à donner des indices de sa présence.

Finalement, alors que plusieurs études font le même constat d’adresse de la majorité des messages au défunt (Brubaker et al., 2012), il est intéressant d’observer que le destinataire est parfois plus ambigu qu’il n’y paraît. En effet, certains messages délivrés par des amis semblent autant adressés au défunt qu’à sa famille. Là encore, la créativité des pratiques semble moindre dans la mesure où cette écriture à la fois personnelle et publique est une des caractéristiques mêmes des RSN. Toutefois, les messages des proches du défunt, bien que potentiellement lus par les autres membres, semblent davantage n’avoir que le défunt comme interlocuteur.

5.3 Vers une reconnaissance du deuil ?

Si les pratiques sociotechniques ne semblent pas très originales en tant que telles, replacées dans le contexte social actuel elles n’en restent pas moins intéressantes. En effet, alors que depuis le milieu du XXe siècle, la mort tend à être remise en cause par les progrès de la médecine laissant croire à une possibilité de lutter contre la finitude (Ariès, 1975 ; Legros et Herbé, 2006 ; Rabatel et Florea, 2011) et qu’une relative méconnaissance, voire un certain malaise, entoure le processus du deuil dont la reconnaissance tend à se perdre dans les sociétés contemporaines où l’accroissement de la pression à reprendre une vie « normale » va à l’encontre de l’inscription du deuil dans la durée (Bernard et Lavoie, 2004 ; Fauré, 2013), le groupe virtuel constituerait, d’une part, une manière de restaurer une reconnaissance du deuil et de l’accompagner. De fait, les notifications, commentaires et autres dépôts de messages se présentent comme une reconnaissance de la souffrance des endeuillés, et la publication de messages en ligne diminue la gêne et favorise ainsi l’expression de son soutien auprès de ceux-ci. La communication entre le contributeur et les proches du défunt, bien que limitée, profiterait ainsi de la médiatisation de l’interface numérique et de la médiation relative au fait d’adresser ses propos au défunt. D’où une pratique sociale d’accompagnement originale en ce sens qu’elle se distingue aussi bien du dialogue personnel avec le défunt que de l’appel téléphonique ou de la carte envoyée aux endeuillés. Il s’agit ici bien d’user de l’interface, certes, selon les fonctionnalités prévues, mais pour engendrer une nouvelle manière de témoigner son soutien.

D’autre part, s’il est commun d’entretenir un dialogue intérieur avec le défunt ou de l’évoquer en parlant avec d’autres personnes, le fait de s’adresser au défunt en public ne survenait traditionnellement que lors de moments circonscrits tels que les funérailles. L’usage que les proches du défunt réservent au RSN comme lieu d’expression des pensées et émotions marquant le travail du deuil est donc, en tant que tel, une autre création de pratiques sociales originale. En effet, s’il s’agit bien de maintenir les liens sociaux entre personnes éloignées conformément à la visée initiale du RSN, la subtilité est ici que l’interlocuteur ne peut pas répondre et que les éléments affichés étant très personnels seraient le plus souvent échangés sur la messagerie privée proposée par la plateforme. Or, bien que pouvant être retravaillés ou modérés avant d’être portés au regard d’autrui, les messages ici étudiés prennent la forme d’une expression naturelle comme le laisse apparaître le moindre soin apporté aux conventions linguistiques (Papi, 2016). Expression, certes médiée par l’écriture, mais susceptible de s’apparenter à la rédaction d’une lettre à un défunt tel qu’elle peut être conseillée pour cheminer dans le processus de deuil.

La publication de ressentis très personnels apparaît clairement dans l’analyse longitudinale des messages des principaux contributeurs. Cette dernière tend effectivement à révéler, pour plusieurs d’entre eux, le passage par différentes phases de deuil telles que mises en relief par Freud puis les psychiatres et psychothérapeutes (Fauré, 2013 ; Kübler-Ross et Kesseler, 2009). C’est ainsi que les premiers messages soulignent la difficulté de croire à cette perte et parfois la colère ou l’incompréhension qu’elle peut susciter : « depuis hier soir je cherche le pourquoi mais je n’y arrive pas… J’ai tellement du mal à accepter mais je sais que je n’ai pas le choix et surtout je veux le faire pour te laisser reposer en paix… Je regrette de ne pas toujours avoir pris le temps nécessaire pour être avec toi mais je garde en souvenirs tous nos beaux moments et surtout nos petites folies ! ! ! » (G2). Puis viennent des messages mettant en avant des souvenirs et des photos voire invitant d’autres personnes à en poster. Le besoin de recréer du lien amène alors à rechercher la personne manquante de diverses manières et différentes discussions ont lieu autour des photos du défunt : « est-ce que ca vous dérange si je prend qq photos de mon frère pour faire un montage photo avec qui sont sur cet page ? ? ? ? ? dites le moi merci d’avance » (G2). Ensuite, arrive la douleur liée à l’absence et le sentiment de solitude souvent si pesant (Nanou, 2009 ; Fauré, 2013) : « J’aurais besoin d’une petite conversation de vie avec toi… Il se passe des choses ici, que j’arrive pas a comprendre… C’est difficile d’avancer ou de s’accrocher a quelque chose dans ces temps la… […] Pourquoi tout est si compliquer… En étant simple… en sachant ce que tu veux peu importe… elle se complique toujours… Tu m’manques… » (G3). Enfin, progressivement, se créé un nouveau rapport au défunt et une redéfinition de soi relativement au nouveau statut de l’être aimé, comme l’illustre ce message : « jamais je n`aurais cru te parler ainsi après un an mais je te sens encore plus près de moi que jamais tu ne l`as été auparavant. Ta grande force intérieure me guide pour mieux continuer. Oui ta présence physique me manque mais je sais maintenant que dans ta nouvelle vie, ton bonheur est grandiose et sans fin, c`est tout ce qui compte à mes yeux et dans mon cœur de mère… » (G3) Ce message est révélateur d’une acceptation de la séparation et de la nouvelle place prise par le défunt « dans l’espace des vivants » (Baudry, 2001, p. 34). L’analyse des groupes de deuil permet ainsi d’accéder à certains éléments du travail du deuil en cours chez les principaux contributeurs. Si ce processus n’est pas nouveau, il semble avoir été déplacé de la pensée, du journal intime, voire du blog, au réseau social, passage sans doute facilité par la datation des publications de plus en plus marquée dans les RSN tel que Facebook (Deseilligny, 2012).

Le marchandage caractéristique de la troisième phase dans les travaux de Kübler-Ross et Kessler (2009) n’est par contre pas perceptible dans les messages étudiés. Peut-être s’agit-il là d’éléments que les contributeurs n’osent pas exposer au regard d’autrui tant ils pourraient être perçus comme irrationnels. Mais les conceptions plus ou moins fantaisistes de l’après-mort seraient alors davantage considérées comme rationnelles ou, tout du moins, socialement partagées ? De même, les écrits connotés de colère sont peu nombreux. Les études sur les réseaux sociaux ont bien mis en avant le soin accordé à la présentation de soi et les soucis inhérents à la publication de contenus potentiellement négatifs (Granjon et Denouël, 2010 ; Burke et Ruppel, 2014). Rendre hommage à la personne disparue et évoquer son amour pour elle, quand bien même son absence fait souffrir, s’avère effectivement davantage positif. Enfin, il est intéressant d’observer que les éléments s’entremêlent, car au-delà des étapes-types repérables, le deuil travaille sur le long terme d’un processus continu propre à chacun.

6. Entre créativité technique et créativité sociale…

Nous intéressant aux usages d’un réseau social et à leurs portées créatives en analysant quatre groupes de deuil, nous avons remarqué une conformation des messages aux potentialités proposées par l’interface. En effet, les contributeurs publient principalement des messages écrits, plus rarement des photos ou vidéos, ils commentent parfois les messages des autres ou notifient leur lecture. Ces espaces n’ont pas fait l’objet de manipulation technique ou de dépôt de contenus de forme inattendue. En ce sens, il s’agit bien de « consommer » ce qui est proposé tel quel. De même, le fait que seuls quelques individus contribuent fréquemment aux groupes tandis qu’une majorité ne fait que publier un seul message correspond à ce qui a fréquemment été repéré dans les recherches portant sur les forums (Audran et al., 2 008) et le fait que les proches soient les principaux contributeurs est en accord avec les rites de deuil plus traditionnels. Cependant, ces usages ne sont pas exempts de certaines formes de créativité. En effet, tandis que les pages Facebook sont souvent le lieu de « mises en avant de textes (images, films, dessins, etc.) déjà créés par d’autres » (Gobert, 2014, p. 7), ici, la majorité des publications sont des productions écrites personnelles ou, quelques fois, des photos prises par les contributeurs.

De plus, les possibilités d’expression dans le groupe virtuel ne viennent pas tant remplacer les pratiques traditionnelles de présentation des condoléances ou de fréquentation du cimetière, que de servir d’espace permettant le témoignage d’une certaine forme de soutien ne se présentant pas comme tel. Il s’agit effectivement pour les personnes plus éloignées du défunt d’indiquer aux endeuillés qu’ils ne sont pas isolés et que leur souffrance est prise en compte. Pour les proches du défunt, la forte fréquentation dans les premiers mois ou années suivant le décès puis son amoindrissement dans le temps va de pair avec le besoin de communiquer avec le défunt et d’exprimer ses émotions pour en diminuer progressivement la charge. Ainsi, il apparaît qu’il ne s’agit pas tant d’un remplacement des rites et pratiques traditionnelles que d’un espace de soutien supplémentaire situé dans le prolongement des pratiques de communication et de socialisation en ligne s’étant progressivement ancrées dans nos activités quotidiennes. Ces pratiques s’inscrivent, de fait, dans des tendances plus générales : en premier lieu, celle à l’intégration des technologies dans les pratiques ordinaires ; ensuite, celle d’un brouillage entre public et privé se traduisant par l’expression publique de ses pensées, sentiments et émotions sous différentes formes ; enfin celle de l’évolution des croyances concernant l’après-mort à une époque où la religion perd de la place au profit de conceptions plus personnelles et syncrétiques, tout particulièrement en occident (Béraud, 2009 ; Papi, 2016b).

Bien que les interactions soient moindres, le groupe virtuel semble dès lors susceptible d’offrir à certains endeuillés la perception subjective d’un réseau de soutien de qualité (Fauré, 2013) en ce sens qu’ils peuvent s’y connecter et y écrire quand ils en ressentent le besoin, sur la durée, sans forcément avoir besoin d’interpeler quelqu’un, mais tout en sachant que le message sera probablement accueilli. Cet espace permet ainsi de concilier les besoins de solitude et d’expression caractéristiques de certains moments du deuil. Quelque peu éloigné de sa vocation initiale, le RSN paraît dès lors pouvoir être mis à contribution du processus de deuil (Roberts, 2012). Mais le fait que la colère ou le marchandage semblent peu présents, amène à se demander si l’auto restriction impliquée par la médiatisation d’écrits très personnels ne viendrait pas limiter la portée potentielle de ces pratiques. Alors que Deseilligny (2012) note que le contexte médiatique incite à la mise en scène de soi, et donc à un travail plus porté sur la face goffmanienne que le soi, il conviendra de poursuivre cette recherche par des entretiens permettant de saisir plus finement le rôle joué par ces communications en ligne dans le travail du deuil.