Le speedrun : pratique compétitive, ludique ou créative ?
Trajectoire d’un détournement de jeu vidéo institué en nouveau game

Fanny Barnabé 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.3113

Ce travail vise à interroger la manière dont les jeux vidéo et les dynamiques de détournement qu’ils suscitent chez les joueurs redéfinissent la traditionnelle opposition entre consommation et création. Dans ce but, nous étudierons un usage spécifique du médium vidéoludique qui s’est institué en véritable pratique créative sur internet : le speedrun (et son dérivé, le tool-assisted speedrun). L’analyse se déroulera en deux temps : une première partie envisagera les déplacements concrets qu’opère le speedrun dans les notions liées au pôle de la réception (qu’est-ce qu’être un joueur ou un spectateur au sein de ce domaine ?) ; la seconde étudiera la façon dont cette pratique participe à redéfinir le pôle de la production (que deviennent les notions d’auteur, d’œuvre et de création dans le cadre de cette activité ?).

This research aims to question how videogames and the players misappropriation dynamics they instigate redefine the traditional opposition between consumption and creation. This article focuses on a specific use of the videogame medium which has now been established as an actual creative practice on the Internet : speedrun (and its derivative, tool-assisted speedrun). The analysis is twofold : the first part considers the concrete transfers that speedrun operates in concepts related to the pole of reception (what is being a player or a spectator in this activity ?) ; the second part examines how this practice participates in redefining the pole of production (what happens to the notions of “author”, “work” and “creation” in the speedrun framework ?).

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

S’il semble aujourd’hui urgent de repenser les modalités de création et de consommation des produits culturels, c’est que le numérique a redessiné ces dernières en favorisant l’émergence d’une « culture participative » (Raessens, 2005). La généralisation de l’interactivité au sein des différents dispositifs médiatiques modifie le rapport du public tant aux œuvres qu’à leurs supports, dans le sens où la réception prend actuellement la forme d’une « expérience doublement perceptive et manipulatoire » (Fourmentraux, 2012 : 14). Ce mode actif de consommation est particulièrement sensible dans le domaine du jeu vidéo, où il n’est pas rare que la manipulation des œuvres par le public débouche sur une création effective.

En effet, loin de constituer des structures fermées et finies, les jeux vidéo se présentent davantage comme des « outils de jeu » (Genvo, 2011 : 74) susceptibles de faire émerger une expérience ludique, un play qui « n’est pas dépos[é] une fois pour toutes dans l’objet, la machine, le discours à l’écran, le récit, le système des règles ou le gameplay, mais produi[t] par le joueur à l’aide du jeu » (Triclot, 2011 : 19). En d’autres termes, les jeux vidéo en tant que dispositifs formels (en tant que games) ont pour particularité de susciter une utilisation ludique (un play) susceptible de les reconfigurer ou même de déboucher sur une production originale (phénomène que Salen et Zimmerman nomment « transformative play » ; 2004, 305). Les usages qui peuvent être faits d’un même jeu sont donc non seulement multiples et diversifiés, mais ils exercent en outre un pouvoir transformateur sur le médium qui rend l’ensemble des productions vidéoludiques particulièrement hétérogène et mouvant.

2. Entre réception et production : le speedrun et le tool-assisted speedrun

Note de bas de page 1 :

Bien que ce phénomène gagne aujourd’hui en visibilité et attire l’attention des milieux académiques (Georges et Auray, 2012 ; Newman, 2008 ; Lowood, 2007 et 2008 ; etc.), notons qu’il n’a toutefois été exploré qu’indirectement (dans son articulation avec le machinima, notamment) et ne dispose pas encore de modèle explicatif qui lui soit consacré.

Pour mieux comprendre le fonctionnement de ce mode actif de consommation qu’est le jeu, le présent article se propose d’étudier un usage spécifique du médium vidéoludique qui s’est institué en véritable pratique créative sur internet, à savoir le speedrun1. Cette pratique consiste à essayer de terminer un jeu vidéo le plus vite possible (en optimisant la performance ludique mais aussi en exploitant les éventuelles erreurs de programmation de l’œuvre : les « glitchs ») et à diffuser l’exploit sous la forme d’une vidéo. Pour évacuer l’aléatoire dû aux erreurs humaines (fatigue, manque de réflexes…) et établir un temps théoriquement idéal, certains praticiens en sont venus à mobiliser les fonctionnalités des émulateurs, développant ainsi une forme dérivée de speedrun : le tool-assisted speedrun (ou « TAS »). Si les objectifs sont similaires, cette sous-catégorie ne relève plus tant de la performance en temps réel que de la programmation : les tool-assisted speedrunners ralentissent en effet le déroulement du jeu pour enregistrer, à chaque image (ou « frame »), la combinaison de touches que le joueur devrait idéalement presser. Cette suite de commandes peut ensuite être lue par l’émulateur, qui réalise ainsi un parcours de jeu optimal, dépassant les limitations humaines.

Si le speedrun était au départ une activité informelle, l’investissement du support internet en a sans conteste redéfini les enjeux en fournissant aux praticiens davantage de visibilité et d’outils de diffusion. Les communautés de speedrunners et de tool-assisted speedrunners se réunissent aujourd’hui sur des sites dédiés où ils peuvent échanger leurs stratégies et publier leurs exploits. Cette dernière possibilité a, par ailleurs, entraîné une amplification de la nature compétitive du phénomène, puisque les vidéos sont désormais soumises à un processus d’évaluation et ne sont validées par la communauté qu’à condition d’établir un nouveau record.

Note de bas de page 2 :

http://speeddemosarchive.com/

Note de bas de page 3 :

http://tasvideos.org/

À travers l’analyse de cette pratique ludique créative, ce travail vise à interroger la manière dont les médias interactifs redéfinissent le schéma de la création tel qu’il est traditionnellement conçu. Dans un premier temps, nous détaillerons les déplacements observables au sein du pôle de la réception : que deviennent, dans le domaine du speedrun, les notions de joueur, de spectateur et de lecture (au sens large du terme) ? Dans un second temps, nous décrirons les effets de cette pratique sur le pôle de la production : dans le speedrun, que représentent les concepts d’auteur, d’œuvre ou d’acte de création ? Le corpus étudié comporte soixante vidéos issues des deux sites de référence des phénomènes envisagés : il se compose, précisément, des trente-cinq premiers enregistrements du site Speed Demos Archive2 classés par ordre de parution, ainsi que des vingtcinq premières runs de TASVideos3 ayant obtenu le grade réservé aux vidéos les plus populaires (une étoile). Les performances ne prenant sens qu’au sein de leur contexte de production, ce corpus s’étend, en outre, aux discours tenus par les acteurs des deux communautés (présentation des vidéos par leurs auteurs, commentaires des spectateurs, discussions de fond sur les forums, foires aux questions proposées par les webmasters).

3. Le speedrun comme mode de consommation

3.1. Jouer à déconstruire

Note de bas de page 4 :

Pratique vidéoludique visant l’obtention d’un score le plus élevé possible.

Le speedrunner est un joueur qui assume cette position de manière inhabituelle, en refusant de « jouer le jeu ». En effet, contrairement à d’autres usages compétitifs du jeu vidéo (tels que l’e-sport ou le scoring4) qui s’exécutent au sein du système de règles pensé par les concepteurs originaux, le speedrun suppose une reconfiguration de ces règles par un transformative play. L’objectif de vitesse y prend le pas sur les autres aspects du jeu (il ne s’agit plus de débloquer l’entièreté du contenu, d’obtenir un score important… mais de parcourir l’œuvre en un temps record) et oblige le récepteur à jouer autrement. Cette redéfinition de l’activité ludique a notamment pour effet de modifier la portée des jeux utilisés, que ce soit en renouvelant l’attrait d’un titre ancien déjà maîtrisé par la plupart des joueurs ou en conférant de l’intérêt à une œuvre initialement médiocre.

Le déplacement des règles et des objectifs entraîne, d’autre part, une modification des moyens employés par le joueur : loin de se fonder uniquement sur l’optimisation des réflexes de l’utilisateur, le speedrun comporte également une part importante d’analyse et de planification. Avant de se lancer dans la course, les praticiens doivent passer par une étape de documentation qui servira à perfectionner leur connaissance des mécaniques du jeu (quelles trajectoires, quelles stratégies sont les plus appropriées ?) ainsi que des failles techniques dont ils pourront tirer profit (est-il possible de manipuler le système pour passer à travers certains obstacles, éviter un niveau, ou déplacer plus rapidement son personnage ?). À l’image du consommateur post-moderne décrit par Azuma (2008), le speedrunner ne se limite pas à une lecture de surface, mais cherche à atteindre, à travers celle-ci, le système qui se trouve derrière l’œuvre et qui lui permet d’exister.

Note de bas de page 5 :

« Welcome to TAS Videos », sur TASVideos. URL : http://tasvideos.org/WelcomeToTASVideos.html

Note de bas de page 6 :

#4078: THC98’s GC Sonic Adventure DX : Director’s Cut “Sonic” in 30 : 12.02 », sur TASVideos. URL : http://tasvideos.org/forum/viewtopic.php?t=14471

Or l’accès au système (au game) et sa maîtrise passent avant tout par une déconstruction de l’œuvre. D’une part, la volonté de réduire le temps de jeu à son minimum entraine nécessairement un aplanissement de la complexité formelle du titre vidéoludique (les dialogues ou cinématiques sont passés, les événements importants sont évités ou franchis dérisoirement vite…) : « there is an almost perverse pleasure to be derived from reducing games of this scale and complexity to their barest […] » (Newman, 2008 : 129). D’autre part, la recherche de bugs exploitables demande, bien souvent, de tester le jeu jusqu’à sa destruction (Newman, 2008 : 114). Ce désir de pousser le logiciel dans ses derniers retranchements se retrouve, d’ailleurs, régulièrement énoncé dans les discours des praticiens. Sur la page de présentation du site TASVideos, les administrateurs déclarent ainsi : « we make these movies because they are entertaining to watch, and because we are curious how far a game can be pushed »5. De même, les commentaires des membres de la communauté faisant suite à la soumission d’un TAS sur le jeu Sonic Adventure DX : Director’s Cut vont aussi dans ce sens : « very fast-paced and entertaining run ! You totally broke this game » ; « this run blew me away. This was just a showcase in game-breaking speed and glitch exploitation » ; « yes vote for the speed and destroying the level designer’s work » ; « so, how bad will Tails’s [personnage secondaire du jeu] story be broken ? I know it’s problematic already but I want to see a TAS that destroys it »6.

Note de bas de page 7 :

Ainsi l’auteur du TAS sur le jeu Gunstar Heroes prend-il la peine d’utiliser au moins une fois chaque arme disponible dans le jeu. Voir : « Submission #1645: arkiandruski’s Genesis Gunstar Heroes in 35:28.92 », sur TASVideos. URL : http://tasvideos.org/1645S.html

Note de bas de page 8 :

« Super Metroid », sur Speed Demos Archive. URL : http://speeddemosarchive.

L’objectif de cette déconstruction méthodique est, ultimement, d’exhiber la structure du jeu en mettant au jour toutes ses possibilités, toutes les utilisations inédites qui peuvent en être faites. Cet idéal de complétude s’illustre dans certains efforts de mise en scène au sein des vidéos7, mais aussi dans le fait qu’à chaque jeu peut être attribué un nombre très variable de records répondant tous à différents critères. Ainsi, sur la page de Speed Demos Archive consacrée au jeu Super Metroid8, les runs sont distinguées en fonction de la version sur laquelle elles ont été réalisées (japonaise ou américaine) et de la nature de leur défi (certaines se contentent d’atteindre la fin du jeu rapidement, d’autres s’attachent à ramasser tous les objets et à affronter tous les « boss » du jeu). À chaque record établi, l’expérience de jeu est relancée à l’aide d’un « what if ? » (Derecho, 2006 : 76) : « et si » une autre contrainte était respectée, quel serait alors le temps de jeu idéal ? Le speedrun constitue donc une forme ambiguë de réception puisqu’il suppose une reconfiguration de l’œuvre censée porter l’expérience ludique.

3.2. Concevoir « un autre jeu »

Note de bas de page 9 :

Voir les pages « Rules », sur Speed Demos Archive. URL : https://kb.speeddemosarchive.com/Rules et « Movie Rules », sur TASVideos. URL : http://tasvideos.org/MovieRules.html

La pratique ne se limite toutefois pas à une déconstruction du jeu par le play : elle fonde également un nouveau game. En effet, loin d’être une activité ludique libre de toute contrainte, le speedrun se caractérise par la superposition de systèmes de règles toujours plus élaborés. Ces exigences – qui s’articulent sous la forme d’un « gameplay expansif » (Parker, 2008) – sont les garantes de la dimension compétitive du phénomène. Ainsi, malgré les détournements imposés aux règles originales des jeux, le concept de « triche » n’en reste pas moins maintenu (le speedrunner peut recourir à un glitch, mais pas altérer le code du logiciel). En outre, pour être publiés, les praticiens doivent se soumettre à des conventions largement définies et explicitées par les administrateurs des organes de diffusion9.

Note de bas de page 10 :

Voir, pour exemple, la présentation de la run suivante : « Submission #2565: Swordless Link’s GBC The Legend of Zelda: Link’s Awakening DX in 1:00:02.68 », sur TASVideos. URL : http://tasvideos.org/2894S.html

L’attention portée aux règlementations dépasse toutefois la seule performance ludique pour s’appliquer à l’organisation de la communauté elle-même. L’observation des sites et des forums révèle effectivement un réel souci de formalisation et de codification de l’activité. Tout d’abord, le format des vidéos se caractérise par une uniformisation certaine : elles n’ont pas subi de montage et débutent toutes par une image de lancement contenant le temps de jeu, les références de l’auteur et le renvoi au site hébergeur. En outre, les enregistrements sont accompagnés d’un discours d’escorte généralement très fourni, dans lequel les speedrunners expliquent tous les détails de leur performance : les motivations qui les ont poussés à s’attaquer à l’œuvre choisie, les difficultés qu’ils ont rencontrées, les stratégies qu’ils ont adoptées, les glitchs dont ils ont tiré profit et, enfin, les personnes qui les ont assistés. L’ambition de codification se marque, encore, dans la coutume qu’ont les speedrunners d’octroyer un nom aux stratégies qu’ils utilisent10. Ces dénominations ont pour conséquence d’officialiser ces choix de parcours et de leur conférer une dimension collective : elles deviennent un code partagé.

Le speedrun entraîne, en somme, un déplacement dans la conception du joueur comme consommateur, puisque l’expérience ludique qu’il produit suppose tantôt la déconstruction du système de jeu, tantôt l’élaboration d’une structure de règles complexe et institutionnalisée. Le nouveau game ainsi produit n’est cependant pas à l’abri d’être lui-même détourné. Loin d’être un ensemble figé d’œuvres, le speedrun doit donc se comprendre comme un processus dynamique où la production passe par le détournement d’un produit précédent et où la réception est naturellement structurante. Si le joueur praticien est au cœur de ce mouvement, qu’en est-il du public qui reçoit ses créations, du spectateur de ses vidéos ?

3.3. Un spectateur actif

On l’a vu, le speedrun ne se définit pas uniquement par une performance de joueur, mais aussi par l’enregistrement et la diffusion de cette performance. L’existence de la pratique suppose, en conséquence, l’existence d’un public. Or celui-ci n’échappe pas à la dynamique de consommation-créative décrite ci-dessus.

Note de bas de page 11 :

Voir « Interview of adelikat for GamersGlobal », sur TASVideos. URL: http://tasvideos.org/Interviews/Adelikat/GamersGlobal2010.html

Note de bas de page 12 :

Voir « Submission #4364: £e Nécroyeur’s Arcade Magician Lord in 07:17.73 », sur TASVideos. URL: http://tasvideos.org/4364S.html 13 Voir Lowood (2007) pour un historique plus détaillé.

En effet, tout d’abord, les premiers récepteurs des vidéos ne sont autres que les membres de la communauté. Ceux-ci ne se limitent pas à la fonction d’observateurs traditionnellement associée à leur position, mais assument un rôle profondément actif. Ainsi, ce sont les membres des sites qui définissent la pratique et la font évoluer11. Ce sont également ces spectateurs qui décident du sort des vidéos en acceptant ou non leur publication (via un système de révision par les pairs sur Speed Demos Archive et via un sondage ouvert aux membres inscrits sur TASVideos). De ce pouvoir découle une consommation des vidéos pensée sur un mode évaluatif : les spectateurs sont encouragés à interpréter la performance en fonction de règles préalablement établies et à prendre position sur la réussite ou l’échec de l’entreprise. Dans certains cas problématiques, il arrive même que les administrateurs requièrent l’attente d’un consensus pour accepter un nouveau record12.

Ensuite, plus largement, la seule consommation de vidéos de speedrun constitue déjà une entrée dans la pratique dans le sens où cette lecture demande, de la part du récepteur, un investissement certain. Pour percevoir la valeur de la performance, la pertinence des choix opérés, l’ampleur du défi relevé… il importe effectivement de maîtriser tant le jeu d’origine que la pratique qui le détourne. La compréhension des vidéos demande donc – de la même façon que le speedrun lui-même – un travail de documentation préalable.

Note de bas de page 13 :

Voir Lowood (2007) pour un historique plus détaillé

Note de bas de page 14 :

« Newcomer Corner », sur TASVideos. URL : http://tasvideos.org/ NewcomerCorner.html

Note de bas de page 15 :

« Welcome to TAS Videos », sur TASVideos. URL : http://tasvideos.org/WelcomeToTASVideos.html

Note de bas de page 16 :

« New Users », sur Speed Demos Archive. URL : https://forum.speeddemosarchive.com/board/new_users.html et « Knowledge Base », sur Speed Demos Archive. URL : https://forum.speeddemosarchive.com/board/knowledge_base2.html

Soutenant cette logique, les discours d’escorte des vidéos encouragent presque explicitement le récepteur à se lancer dans la pratique en faisant preuve d’une importante pédagogie. Dans ce domaine, l’apprentissage n’est, en effet, pas un prérequis mais « une façon de participer à des pratiques sociales, un statut, un mode d’appartenance à une communauté, une façon “d’en être” » (Berry, 2008, 13). D’une part, l’idée de progression est historiquement associée au speedrun (les premiers enregistrements de parties, sur les jeux DOOM et Quake, permettaient aux joueurs d’étudier les stratégies d’autrui pour améliorer leurs propres performances)13 ; d’autre part, tout est fait pour faciliter l’entrée des débutants dans la communauté. Le site TASVideos propose, par exemple, une page regroupant les vidéos recommandées pour les nouveaux arrivants14 ainsi que diverses pages de ressources « allowing new players to quickly catch up to our experts »15. Le site Speed Demos Archive dédie, quant à lui, un forum à l’introduction des débutants ainsi qu’un autre à l’archivage des connaissances16.

Note de bas de page 17 :

Voir « Submission #2565: Swordless Link’s GBC The Legend of Zelda: Link’s Awakening DX in 1:00:02.68 », sur TASVideos. URL : http://tasvideos.org/2565S. html

Note de bas de page 18 :

Voir « Super Mario Bros », sur Speed Demos Archive. URL : http://speeddemosarchive.com/Mario1.html

Note de bas de page 19 :

Voir « Mighty bomb jack (nes) », sur Speed Demos Archive. URL : https://kb.speeddemosarchive.com/Mighty_bomb_jack_(nes).

Note de bas de page 20 :

Voir « Submission #3426: Mukki’s GBA Sonic Advance 2 in 18:01.78 », sur TASVideos. URL : http://tasvideos.org/3426S.html

Ce souci didactique laisse également des traces dans les présentations des vidéos et ce, tant au niveau de leur contenu que de leur forme. De leur contenu, tout d’abord, car les speedrunners – loin de conserver secrètes leurs astuces – y partagent les techniques employées dans la run et détaillent la manière de les reproduire. Ce recensement peut aller d’une liste informelle17 à la constitution d’une « foire aux questions »18 ou même d’une encyclopédie participative (un « wiki »)19. Les auteurs peuvent également fournir d’autres ressources pédagogiques, telles que des cartes annotées des différents niveaux du jeu20, ou encore une description des glitchs non exploités, mais auxquels un praticien futur pourrait éventuellement trouver une utilité. En outre, les présentations de speedruns comportent presque systématiquement la mention des points de la vidéo qui, selon l’auteur, pourraient être améliorés (les passages où il estime avoir perdu du temps, ceux où il a refusé de prendre un risque qui aurait pu être payant, etc.).

Note de bas de page 21 :

« Submission #4364: £e Nécroyeur’s Arcade Magician Lord in 07:17.73 », sur TASVideos. URL: http://tasvideos.org/4364S.html

L’incitation à la participation se marque, enfin, dans la forme même des textes d’escorte, qui ne se construisent pas comme des descriptions neutres mais plutôt comme des dialogues, des adresses au récepteur. L’étonnante récurrence de l’emploi de la deuxième personne dans les commentaires démontre cette inclusion perpétuelle de l’audience dans le processus de production. En témoigne cette présentation d’un TAS de Magician Lord où l’auteur s’adresse directement au spectateur pour le conseiller, à l’instar d’un manuel : « hold Right or Left for at least 2 Frames such that Dragon Warrior begins moving. On the next Frame, hold the A button and press the joystick in any other direction except Down or the initial direction »21.

Par sa double nature de mode de jeu et de pratique créative, le speedrun entraîne donc des déplacements certains dans la notion de « consommation » des produits culturels. Au sein de ce domaine, le statut de récepteur n’est pas un état figé mais une simple étape dans un processus dynamique d’exploration et de reconfiguration d’œuvres préexistantes.

4. Le speedrun comme mode de création

Note de bas de page 22 :

« Interview of adelikat for GamersGlobal », sur TASVideos. URL: http://tasvideos.org/Interviews/adelikat/GamersGlobal2010.html

À la fois prouesse ludique et acte créatif débouchant sur une production observable, la pratique du speedrun répond à des exigences de performance tant au sens technique (la performance de jeu) qu’au sens interprétatif (le joueur doit trouver des solutions inédites aux problèmes rencontrés et les représenter dans un film digne d’intérêt). Cette seconde dimension est particulièrement mise en exergue dans le domaine du TAS, où la qualité du divertissement proposé constitue un critère explicite d’évaluation des vidéos : « TAS movies are art. Good TAS movies demonstrate TASing as art well. […] TAS movies should be impressive, superhuman, unexpected »22.

Note de bas de page 23 :

Pour illustration, voir la vidéo : « Submission #4364: £e Nécroyeur’s Arcade Magician Lord in 07:17.73 », sur TASVideos. URL: http://tasvideos.org/4364S. html

Note de bas de page 24 :

« Submission #1645: arkiandruski’s Genesis Gunstar Heroes in 35:28.92 », sur TASVideos. URL : http://tasvideos.org/1645S.html

Note de bas de page 25 :

Notons que ce choix témoigne, une fois encore, de la constante inclusion du récepteur dans le processus créatif.

Le speedrun dans son ensemble est donc conçu comme un spectacle dont le joueur serait le metteur en scène. Ce rôle se manifeste, notamment, dans la tendance des auteurs à employer certaines techniques dans l’unique but de divertir, sans que celles-ci n’impliquent de réel gain de temps23. De même, lorsque le jeu ne leur laisse d’autre choix que d’attendre (avant l’arrivée d’un boss ou d’un événement « scripté », par exemple), ces joueurs veillent généralement à ne pas laisser leur avatar immobile mais à lui faire effectuer des actions amusantes ou inattendues. Ainsi, dans le TAS du jeu d’action Gunstar Heroes24, l’auteur profite-t-il d’un moment d’attente pour écrire sur l’arrière-plan le message « vote yes » à l’aide des tirs de son personnage25 (voir Figure 1 ci-contre).

Figure 1 – Le joueur est ici en train d’écrire, à l’aide de tirs, la lettre « e » du message « vote yes »

Figure 1 – Le joueur est ici en train d’écrire, à l’aide de tirs, la lettre « e » du message « vote yes »

La pratique comporte donc une dimension créative assumée. Néanmoins, lorsqu’il crée, le speedrunner ne quitte pas sa position de joueur, définissant ainsi un statut d’auteur à cheval sur des rôles en apparence peu conciliables.

4.1. Entre investissement et distanciation : une posture d’auteur ambiguë

On l’a vu : le speedrun est une pratique élitiste et compétitive qui requiert un investissement conséquent. Le haut degré de formalisation des règles et conventions qui y président démontre, en outre, le sérieux avec lequel les praticiens s’y engagent (certains allant même jusqu’à définir l’activité comme un art). Toutefois, paradoxalement, une figure semble échapper à cet effort de légitimation : celle de l’auteur.

En effet, malgré le fait que chaque vidéo soit clairement attribuée à un individu défini (le détenteur du record), le caractère éphémère des œuvres (toujours susceptibles d’être supplantées) fait de cette « propriété intellectuelle » un état temporaire plutôt qu’un acquis. L’auteur n’est, en réalité, jamais pleinement « propriétaire » de sa performance puisque celle-ci n’est qu’une étape menant au record suivant. L’importance secondaire accordée à l’identité du performer se manifeste, d’ailleurs, dans le fait que « the author becomes just a small element in the title of these videos, less important for their identification than their running time » (Menotti, 2014 : 87). D’autre part, dans cette pratique, la notion même d’« auteur » subit une certaine dilution au profit d’une conception collective de la création. Ainsi, comme le souligne Newman (2008 : 130) : « there is a clear sense in which the products and processes of speedrunning are owned by the community rather than any particular individual ».

Cette capacité du groupe à produire plus dans la collaboration que ce dont les praticiens seraient capables individuellement est reconnue par la communauté et transparaît dans la production. Par exemple, les présentations des vidéos ne manqueront généralement pas de comporter des remerciements soulignant le mérite des détenteurs des précédents records et des membres qui ont participé à disséquer le système de jeu. De même, dans le cas précis du TAS (où le record n’est pas performé mais « programmé » par le joueur), le partage d’informations peut aller jusqu’à l’échange pur et simple de « morceaux » de runs, ce qui permet aux challengers suivants de réutiliser les passages déjà optimisés dans leur propre production.

Pour assumer leur statut d’auteur sans aller à l’encontre des valeurs propres à la communauté, les speedrunners se voient donc dans l’obligation de développer une posture complexe, alliant engagement et distanciation : « conformément à l’éthos du fan “qui joue le jeu sérieusement sans se prendre au sérieux”, ces auteurs amateurs ne semblent pas nourrir d’ambitions démesurées » (Le Guern, 2002 : 199). Cette poursuite de « la bonne distance » (loc. cit., 195) semble trouver son expression privilégiée dans le second degré : l’ironie est, en effet, fréquemment utilisée par les praticiens pour prendre de recul vis-à-vis d’eux-mêmes, de leur activité en général ou de l’objet de leur engouement (le jeu vidéo).

Note de bas de page 26 :

Notons que ce choix témoigne, une fois encore, de la constante inclusion du récepteur dans le processus créatif.

Note de bas de page 27 :

« Are Tool-Assisted Runs Conceptual Art ? », sur TASVideos. URL : http://tasvideos.org/forum/viewtopic.php?t=14435.

Ainsi, sur TASVideos comme sur Speed Demos Archive, les présentations des jeux servant de support à l’activité abandonnent très régulièrement le ton sérieux de la description pour un mode d’expression au second degré. Pour exemple, celle du jeu Excitebike se présente de cette manière sur Speed Demos Archive : « released in October 1985 as an NES launch title, Excitebike brought the dangerous and dirty sport of motocross to your mom’s living room. […] Just like real life racing, your engine overheats in 10 seconds and can be cooled off instantaneously by passing over turbo strips »26. D’autre part, les phénomènes du speedrun et du TAS eux-mêmes sont décrits par les praticiens tantôt avec le plus grand sérieux, tantôt avec ironie, comme l’illustrent les réponses au sujet « Are Tool-Assisted Runs Conceptual Art ? », posté sur le forum général du site TASVideos : « Are Tool-Assisted Runs Conceptual Art ? » – Alden : « Yes ». – AnS : « No ». – feos : « Maybe ». […] – scrimpeh : « Meh ». – Demon Lord : « Purple ». – Ferret Warlord : « Is conceptual art a tool-assisted speedrun ? »27.

Loin de se définir comme un créateur inspiré et propriétaire de son œuvre, l’auteur de speedrun se présente donc davantage comme le performer d’un script dont l’élaboration ne lui revient pas entièrement et comme un amateur engagé au second degré dans une pratique qui demeure, avant tout, ludique.

4.2. L’œuvre : une performance et un palimpseste

L’auteur n’est cependant pas le seul aspect de la production qui se voit redéfini par la pratique du speedrun : la notion d’« œuvre » prend également, dans ce domaine, un sens particulier. Nous avons vu précédemment que les runs se composaient de deux aspects distincts : elles sont à la fois une performance de jeu et sa matérialisation sous forme de vidéo. Or cette double nature rend difficile l’identification d’un objet fini qui recèlerait l’essence de l’œuvre, qui « ferait œuvre » (seraitce le record ? l’enregistrement ? le script suivi par le joueur ?). Il découle de cette indéfinition une profonde ouverture du concept.

Note de bas de page 28 :

À l’image de l’« écriture archontique » décrite par Derecho (2006, 65) dans son analyse des fanfictions.

L’œuvre de speedrun est ouverte, tout d’abord, car elle ne se borne pas aux limites d’une run unique. Ces productions se caractérisent, en effet, par une forte intertextualité : non seulement, les performances ne prennent sens que dans la comparaison avec un texte source (c’est leur mise en regard avec une expérience « standard » du jeu original qui permet de percevoir leur caractère impressionnant, étonnant ou cocasse), mais elles sont également lues par les praticiens dans leur rapport avec les autres tentatives faites sur le même jeu. Les auteurs de speedruns font ainsi régulièrement référence, dans leurs commentaires, aux TAS où aux autres types de runs réalisées sur les titres qu’ils détournent. L’œuvre, dans cette pratique, se conçoit donc comme un palimpseste où se superposent différentes voix et différents textes laissant chacun leur trace dans l’évolution du produit. Le speedrun ne se présente pas comme un mode création original : il produit des « variations that explicitly announce themselves as variations » en multipliant les marques de citation28.

Note de bas de page 29 :

Voir « Super Mario Bros », sur Speed Demos Archive. URL : http://speeddemosarchive.com/Mario1.html.

Note de bas de page 30 :

« Pitfall II : Lost Caverns », sur Speed Demos Archive. URL : http://speeddemosarchive.com/Pitfall2.html.

Au-delà de ce fondement intertextuel, la production de speedrun est ouverte car elle ne s’incarne pas dans un objet mais dans une dynamique de création sans cesse relancée. En effet, les records ne sont que temporaires, c’est-à-dire toujours susceptibles d’être mis à jour. L’œuvre de speedrun, en d’autres termes, ne se solidifie jamais. Cette nature mouvante se manifeste jusque dans les discours des joueurs, où les runs sont présentées comme des produits en pleine élaboration. Le fait que ces auteurs exhibent leurs processus de création a effectivement pour conséquence de présenter la vidéo non comme un produit fini, mais comme une étape dans une réalisation en cours. L’on retrouve en outre, dans ces prises de parole, un réel souci d’« historicisation » de l’activité, d’inclusion de la performance dans un processus plus large. Ainsi le speedrunner détenteur du meilleur temps sur le jeu Super Mario Bros prend-il la peine de rappeler les records qui l’ont précédé29. Enfin, ces textes évoquent le caractère non fini de la prestation en comprenant bien souvent des annonces de projets à venir ou des invitations adressées au spectateur le défiant d’améliorer le record « hoping I get to see someone’s improvement of this run some time ! Hopefully not TOO soon though : P »30.

Note de bas de page 31 :

Ce « déplacement de la notion de clôture en tant que fin d’un récit vers la clôture en tant que fin d’une expérience de lecture » a été souligné par Bouchardon (2006, 4) dans son analyse du récit interactif.

La notion d’« œuvre », dans le domaine du speedrun, ne recouvre donc pas un objet fini à la forme arrêtée mais un large tissu de textes pris dans une dynamique expansive et ne prenant sens que dans leur interrelation. Dans ces productions, la fin d’une vidéo ne signe pas l’arrêt de l’interprétation : elle n’est « qu’une péripétie »31 dans une expérience de lecture circulatoire et accumulative.5. Conclusion

Le speedrun impose divers bouleversements dans les modalités de création et de consommation des produits culturels. D’une part, cette pratique repense la consommation en la définissant comme une attitude nécessairement productrice, située en tension entre une déconstruction analytique de l’œuvre reçue et une formalisation qui en reconfigure les éléments. D’autre part, la création y est conçue comme une expérience essentiellement ludique, menée par un collectif au sein duquel les rôles sont constamment interchangés et construisant un réseau d’œuvres aux frontières mouvantes.

Or ces transformations ne sont pas sans rappeler des tendances contemporaines plus larges. Dans le monde de l’art, notamment, on assiste aussi, aujourd’hui, à une refonte des notions d’œuvre (certaines ne prennent sens que par leur discours d’escorte, d’autres se présentent comme des work in progress ou des dispositifs éphémères…) et d’auteur (notamment avec la multiplication des installations interactives, décrite par Duguet, 2002). En d’autres termes : « quand les possibilités technologiques ont rencontré les projets artistiques les plus audacieux, elles ont accéléré l’ébranlement, déjà engagé par les diverses avantgardes, de principes tels que l’unité de l’œuvre, la valeur de l’original, le savoir-faire humain opposé à l’automatisation de la machine, ou encore le statut du spectateur-observateur extérieur, rivé à un point de vue » (Duguet, 2002 : 113). De même – comme en témoignent certaines des références mobilisées dans ce travail, ces mutations trouvent d’importants échos dans la culture populaire, où prolifèrent aujourd’hui différentes formes de détournement d’œuvres préexistantes. Que l’on pense au remix, au sampling ou au mashup en musique (Navas, 2010), mais aussi, dans le domaine plus spécifique du jeu vidéo, aux machinimas (Lowood, 2007 et 2008 ; Georges et Auray, 2011 et 2012), aux fanfictions (Derecho, 2006 ; Stasi, 2006), ou encore au modding (Newman, 2008), les pratiques de « consommation créative » ne semblent plus pouvoir être étudiées, à l’heure actuelle, comme des activités exceptionnelles et isolées.

Note de bas de page 32 :

« C’est […] une caractéristique du jeu qu’il ne crée aucune richesse, aucune œuvre. Par là, il se différencie du travail ou de l’art » (Caillois, 1967 : 35).

L’ampleur de ces pratiques dans le champ du jeu vidéo pose d’ailleurs la question de la frontière entre jeu et création. Si le jeu a pu être un temps défini comme une activité nécessairement improductive32, cette première conception a, depuis, été largement critiquée, et nombre de chercheurs s’accordent aujourd’hui à souligner la dimension intrinsèquement créative de l’activité ludique. Reprenant Winnicott, Genvo affirme ainsi que : « faire soi-même dans le cadre du jeu est un acte fréquent et naturel. […] le jeu pour pouvoir exister doit permettre l’expression de la créativité de l’individu » (Genvo, 2008, 6). Sicart, de même, défend l’idée en ces termes : « play is the experience of a game by a player, and play is a creative, appropriative process of understanding and engaging in a dialectic relationship with the game system and with other players (DeKoven, 2002). Play is appropriation, creation, expression […] » (Sicart, 2011). L’insistance sur la dimension reconfiguratrice du jeu se retrouve encore – on l’a vu – chez Salen (2011 : 41), dont la notion de « transformative play » vient souligner le pouvoir transformateur inhérent à l’activité ludique.

Jouer, autrement dit, peut toujours être envisagé comme un acte créatif, car le jeu suppose une appropriation qui peut reconfigurer (avec plus ou moins d’ampleur) le dispositif ludique. Sans les poser comme de parfaits équivalents (créer n’est pas toujours un jeu, et le jeu ne débouche pas toujours sur la production d’une œuvre), il semble donc porteur d’envisager le jeu et la création, non plus en termes d’opposition ou de distinction, mais en termes de continuité, afin de mettre au jour en quoi ces deux concepts peuvent s’éclairer l’un l’autre.