Le No Interface et la surveillance liquide

Fabien Richert 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.3065

Dans son dernier livre, Golden Krishna constate que la multiplication et le recours sans cesse plus important aux écrans ont des effets néfastes pour les utilisateurs. L’auteur en appelle à imaginer des expériences sans écran, le No Interface. Ce livre, qui s’adresse d’abord avant tout aux experts dans le domaine du design, nous intéresse tout particulièrement en ce qu’il est symptomatique d’une tendance qui vise à diminuer les interactions avec les écrans au profit d’une plus grande automatisation et interopérabilité entre les objets connectés. Il s’agira dans cet article de saisir les dynamiques sous-jacentes liées à cette volonté de dissimulation des écrans. L’utilisation à outrance des gadgets technologiques, accompagnés par de nombreux capteurs, participe à une logique de surveillance. Nous étudierons cette tendance en nous appuyant sur l’idée de David Lyon et de Zygmunt Bauman d’une surveillance « liquide ». Ces analyses nous permettront de circonscrire la dynamique du No Interface dans un contexte de société consumériste qui encourage les individus à participer et à se soumettre d’euxmêmes aux différentes formes de surveillance en utilisant les différents objets et services connectés. Un autre argument au cœur du No Interface repose sur l’apparente simplicité et fluidité d’utilisation de ces dispositifs, puisque de nombreuses opérations sont prises en charge par la machine, et sur le gain de temps qui en découle. Nous montrerons que l’automatisation permise par le No Interface entraîne la création de nouvelles pratiques qui renforcent la surveillance tout en participant à la logique de la valorisation marchande.

In his latest book, Golden Krishna notices that increasing the number and the usage of screens has adverse effects on the users. The author then asks people to imagine experiences without screens, the “No Interface”. This book, which is mainly aimed for design experts, interests us since it reveals a trend that intends to reduce interactions with screens. Instead, it favors more automation and interoperability between connected objects. In this article, we will try to understand the underlying dynamics related to this desire of concealing screens. For example, the excessive use of technological objects with many sensors participates in surveillance logic. Therefore, we will study this trend that is based on the idea of a “liquid surveillance”, which is a concept developed by David Lyon and Zygmunt Bauman. These analyses will allow us to define the dynamics of the “No Interface” in the context of a consumer society which encourages people to participate and to submit themselves to different forms of surveillance by using connected devices and services. Another argument in the “No Interface” is the simplicity and fluidity of use of these devices (since many operations are supported by the machine) and the resulting time saved. We will show that automation allowed by the “No Interface” leads to the creation of new practices that strengthen surveillance while participating in the logic of the market valuation.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

Dans son livre The Best Interface is No Interface sorti en 2015, Golden Krishna dénonce la multiplication des écrans qui perturbe notre expérience des techno-gadgets tout aussi proliférants. Cette critique ne vise pas tant à pointer du doigt l’industrie high-tech qui rythme notre vie à coup de nouveaux téléphones et tablettes dont on peut questionner l’utilité, mais s’inscrit plutôt dans une perspective ergonomique et fonctionnelle. À ce titre, l’auteur prend bien soin de distinguer les experts en User Interface (UI) et ceux spécialisés en User Experience (UX). Alors que la première catégorie concerne l’esthétique et la fonctionnalité d’une interface, la deuxième, au sein de laquelle se reconnaît Krishna, se préoccupe bien plus de l’expérience de l’usager et hérite de méthodes qui croisent celles du marketing. Krishna se réfère notamment au professeur en science cognitive Donald Norman remarqué par son livre à succès The Design of Everyday Things (1988) qui pose les principes de base de l’expérience utilisateur orientés autour de la résolution de problème et le calcul des besoins au service de l’efficience et de la productivité.

Note de bas de page 1 :

La sortie de l’iPhone 3G en 2009 a été accompagnée par cet argument commercial.

En suivant ce type d’approche béhavioriste, Krishna expose les principes d’une expérience utilisateur qui s’affranchirait de l’utilisation des interfaces écraniques. Krishna constate d’abord un double problème de design lié à l’utilisation massive des écrans. Sur le plan physiologique, les écrans peuvent être responsables de troubles du sommeil et d’une fatigue visuelle à cause de la lumière bleutée qu’ils diffusent (Krishna, 2015, 71). Sur le plan ergonomique, l’auteur remarque ensuite que la tendance à intégrer des écrans sur des objets de la vie quotidienne (poubelles, réfrigérateurs, machines à laver, etc.) ne fait qu’en compliquer l’usage. Dans le même ordre d’idée, l’augmentation irrépressible des applications, qui résonne avec la formule désormais célèbre « There’s an app for that1 », est un autre facteur qui concourt à l’utilisation massive des écrans pour des tâches de la vie quotidienne. Sur ce point, Krishna cite le cas de BMW qui a développé une application pour iPhone permettant à un utilisateur d’ouvrir la portière de sa voiture sans avoir besoin d’utiliser ses clefs (ibid., 8). Entre le moment où le conducteur approche de sa voiture et ouvre effectivement la portière, grâce à son téléphone intelligent, une succession contraignante d’étapes a été nécessaire (du déblocage du téléphone en passant par la géolocalisation de la voiture et la navigation dans l’application). Pour Krishna, le constat est sans appel : ces étapes inutiles nuisent à l’expérience utilisateur. À l’inverse, il félicite le système Keyless GO, adopté par Mercedes, qui permet de simplement déverrouiller le véhicule lorsque le conducteur prend la poignée de la portière en main grâce à un système d’activation par radiofréquence (ibid., 20).

Note de bas de page 2 :

Pour plus d’informations, nous renvoyons directement au site Internet du thermostat : https ://nest.com/ca/fr/

Note de bas de page 3 :

Traduction de l’anglais : « Sensors are one way to provide richer information for machines. They can seamlessly enable a machine to read the needs of the outside world without a submit button ».

Dans la suite d’exemples et de conseils du designer, nous comprenons qu’au cœur du slogan No Interface se cache le rêve d’une société entièrement automatisée, où l’interface entre l’humain et l’objet ne passe plus seulement par l’écran, mais par une dissémination de capteurs capables d’alléger et de simplifier le recours aux objets connectés. Il ne s’agit pourtant pas de se débarrasser des écrans, mais bien plus de limiter leurs usages, comme en témoigne la fascination de Krishna pour un thermostat, créé par l’entreprise Nest2, qui requiert d’abord une configuration manuelle jusqu’à ce que les capteurs – qui enregistrent les données liées à l’humidité, la température, la luminosité ambiante de la maison – permettent ensuite aux algorithmes d’ajuster automatiquement la température en fonction des habitudes et des activités de l’utilisateur (ibid., 177). À l’instar des systèmes de recommandation qui collectent des données pour proposer des articles marchands et des services adaptés, le No Interface devient synonyme d’automatisation puisqu’il s’agit de déléguer toujours plus de tâches à la machine grâce aux capteurs qui « fournissent des informations plus riches pour les machines. Ils peuvent parfaitement permettre à une machine de lire les besoins du monde extérieur sans bouton de validation3 » (ibid., 142).

Le No Interface (NoUI) implique nécessairement la production et le traitement automatisé de nombreuses données relatives aux possesseurs de ces technologies « intelligentes ». Dans le cas du thermostat Nest, dont l’entreprise a été rachetée par Google en 2014, les données collectées pour ajuster automatiquement la température de la maison soulèvent bien évidemment la question du lieu de leur stockage et des utilisations parallèles dont elles peuvent faire l’objet. Autrement dit, la dissimulation des écrans, sous-tendue par le principe du NoUI, participe d’une logique de surveillance qui se commercialise sous la forme d’objets « intelligents » censés améliorer l’expérience des utilisateurs.

Comment comprendre exactement la logique de cette surveillance induite par le No Interface et qu’est-ce qui motive exactement les utilisateurs à se procurer ces dispositifs ? Dans cet article, nous nous appuierons sur l’idée d’une surveillance « liquide » proposée par Zygmunt Bauman et David Lyon (2012) nous permettant de mieux saisir le principe du No Interface. Il s’agira de voir que cette forme de surveillance nécessite la participation active des individus détenteurs de dispositifs interconnectés. Nous montrerons d’abord que la surveillance liquide s’inscrit et se déploie dans un contexte de consommation et de divertissement. Il s’agira de voir plus spécifiquement, en nous appuyant sur l’analyse foucaldienne, que le diagramme de pouvoir qui s’abat sur les utilisateurs des techno-gadgets, et les applications que ces derniers embarquent, s’appuient particulièrement sur des mécanismes de séduction et de gratification. Ensuite, nous questionnerons l’avantage majeur que présuppose le No Interface, à savoir le gain de temps présupposé par des expériences sans écran dans un contexte où le rythme de vie ne cesse de s’accélérer. En nous appuyant sur l’analyse d’Hartmut Rosa portant sur l’accélération technique, nous montrerons qu’un tel gain de temps est illusoire du fait d’une augmentation en parallèle d’un nombre de tâches inédites qui accompagnent automatiquement l’usage des techno-gadgets. Il s’agira également de souligner l’importance d’inscrire le phénomène d’accélération technique et sociale au fondement des pratiques de surveillance liquide.

2. Le No Interface et la surveillance liquide

Note de bas de page 4 :

Le McKinsey Global Institute, fondé en 1990 par le cabinet conseil McKinsey & Compagny, est spécialisé dans la recherche des principales tendances économiques et leurs évolutions. Le résultat de ces recherches est généralement publié sous la forme de rapports et d’articles à télécharger sur http://www.mckinsey.com/mgi/our-research.

D’emblée, le No Interface peut sembler novateur et provocant à l’égard de celles et ceux qui travaillent à créer des interfaces graphiques. La multiplication des capteurs, qui accompagne la dissimulation des écrans, est le fruit de nombreux développements liés à l’automatisation et à l’intelligence artificielle lesquelles inspirent, par exemple, craintes et débats concernant la destruction de l’emploi salarié induite par la robotisation (Stiegler, 2015). A contrario, pour de nombreux commentateurs et analystes économiques, les technologies autonomes constituent un marché profitable déjà existant et qui ne cessera de s’intensifier. Le McKinsey Global Institute4 (2015) a par exemple publié un rapport vantant les mérites d’une interconnexion des objets dont la diffusion permettra de dégager un potentiel économique aberrant de plusieurs billions de dollars par an d’ici une dizaine d’années. Les technologies autonomes, qui s’inscrivent dans la dynamique d’un « Internet des objets », accentuent l’échange de données entre dispositifs interconnectés sur des réseaux privés et publics. De nombreux secteurs sont concernés tels que le transport des individus, avec l’avènement des voitures autonomes (la Google Car circule sur les routes californiennes depuis l’été 2015), et des marchandises (Amazon a lancé sa flotte de drones). Le rapport souligne également une augmentation de la productivité au travail grâce aux nouveaux dispositifs de mobilité (il est maintenant possible de travailler n’importe où dans le monde), une meilleure sécurisation des foyers grâce à la vidéosurveillance et d’autres systèmes de contrôle, mais aussi la création de nouveaux marchés dans le secteur de la santé liée au développement des technologies de quantification de soi. Au-delà de l’impact économique, l’Internet des objets dévoile le fantasme cybernétique d’une société entièrement automatisée dont les objets s’autoréguleront sans recours à l’intervention humaine suivant des boucles de rétroaction. Comme le note Frédéric Gros : « la cigarette que vous fumez sera signalée à votre cardiologue, votre voiture refusera de se garer sur un stationnement interdit. Si dans l’Internet des objets, comme cela est annoncé, “les objets deviennent des sujets”, les sujets deviennent aussi des objets » (Gros, 2012, 217).

Dès lors, le No Interface ne fait que décrire une tendance déjà observable, et dont Krishna prodigue les méthodes de design en vue d’une expérience sans écran fondée sur l’identification et la traçabilité des individus et des marchandises tous confondus. Cette dynamique correspond à ce que Gilles Deleuze avait déjà appelé, au début des années 1990, les « sociétés de contrôle » (Deleuze, 1990), à savoir des sociétés caractérisées par une surveillance généralisée des individus. Dans l’imaginaire des sociétés de contrôle revient souvent la figure orwellienne du Big Brother au sommet de la hiérarchie qui exerce une surveillance de la base pyramidale constituée par des citoyens souvent démunis face à l’ampleur des moyens déployés ; comme en témoignent d’ailleurs les révélations d’Edward Snowden dénonçant le rôle de la NSA dans la surveillance massive et la participation des acteurs majeurs du numérique tels que Facebook, Apple, Google, Yahoo au programme PRISM (Greenwald, 2014).

Pourtant dans les sociétés de contrôle, cette surveillance verticale, qui demeure permanente, tend également à devenir horizontale (Sadin, 2009), c’est-à-dire à s’exercer entre les individus eux-mêmes du fait de l’usage massif de l’informatique et des outils qui en découlent. Tout comme dans 1984, il faut bien voir que la figure de Big Brother est bien plus diffuse qu’il n’y paraît en ce sens que les outils et dispositifs tendent à implanter un Little brother au sein de chaque utilisateur. C’est dans un tel contexte que l’on peut percevoir la logique du No Interface venant accentuer le phénomène d’« horizontalisation » de la surveillance par l’usage d’objets interconnectés dont l’augmentation de capteurs et la collecte de données viennent accompagner la disparition des écrans.

Note de bas de page 5 :

David Lyon dirige le centre des Surveillance Studies à l’Université du Queen’s basé à Kingston au Canada. Il a publié avec le sociologue Zygmunt Bauman, Liquid Surveillance : A Conversation (2012) qui analyse les nouvelles modalités de la surveillance dans les sociétés modernes.

Les deux aspects essentiels, confirmés par la logique du No Interface, concernent, d’une part, le développement et la commercialisation d’objets ou de services technologiques à l’origine de la production d’une quantité massive de données (les Big Data) et, d’autre part, la participation active et enthousiaste des utilisateurs. Ces deux aspects sont au cœur de ce que David Lyon et Zygmunt Bauman5 ont proposé d’appeler la surveillance « liquide » (Bauman et Lyon, 2012). Cette notion est particulièrement utile pour saisir la forme de surveillance supposée par le No Interface.

D’abord, la surveillance liquide renvoie à l’idée métaphorique du mouvement des flux d’informations digitales produites automatiquement lors de l’utilisation des téléphones, ordinateurs, cartes de crédit, mais également des objets équipés de puces RFID tels que les passeports et les cartes de transport (Kitchin, 2014). Dans la dynamique de l’Internet des objets, n’importe quel évènement au sens où, quelque chose se passe, quelque part, à un moment précis, peut avoir ses coordonnées existentielles traduites en données et venir nourrir les flux des Big Data. Dès lors, cette forme de surveillance s’intègre directement dans le « royaume du consommateur » (Lyon et Bauman, 2012, 9). Cette formule quelque peu ironique renvoie à l’idée du consommateur hyperconnecté disposant d’un techno-équipement qu’il contrôle, en apparence, pour réaliser un certain nombre de tâches pratiques, voire indispensables, dans la gestion de son quotidien ; consommateur qui, en vertu du principe du No Interface, n’a même plus besoin d’avoir recours à un écran.

La surveillance liquide est celle qui prend place dans les sociétés modernes dans lesquelles règne la consommation des techno-gadgets soumis à un renouvellement perpétuel. Influencé par Marx et son analyse de la marchandise comme principe de médiation sociale, Bauman considère la « vie liquide » comme la conséquence du principe consumériste qui force les individus à devoir s’adapter en permanence au rythme du marché. L’injonction à la mobilité et à la flexibilité, au fondement de la vie liquide, est un prérequis pour la bonne tenue du système consumériste saturé par les nombreuses marchandises à écouler et qui, une fois périmées, viennent rejoindre le rang des déchets devenu le « produit de base » des sociétés liquides (Bauman, 2006, 17).

Note de bas de page 6 :

Dans le même ordre d’idée, le philosophe Slavoj Žižek imagine avec ironie le nom qu’aurait donné Max Weber à son deuxième volume après l’Éthique protestante à savoir L’Éthique taoïste et l’Esprit du capitalisme global (Žižek, 2002, 52).

Du point de vue de l’individu, le liquide renvoie à l’éphémère, à la fluidité, mais aussi et surtout à l’instabilité et à la précarité. L’individu, perçu d’abord comme un consommateur, est appelé à suivre les tendances et les modes, à assumer l’obsolescence des marchandises et à renoncer aux relations durables. Ce renoncement à l’attachement et l’impératif du lâcher-prise se manifestent sous la forme d’un pseudobouddhisme proliférant totalement adapté au rythme frénétique de la production marchande, qui s’accorde d’ailleurs parfaitement avec les nouvelles technologies de l’information6. Dans un tel contexte, la « vie liquide implique une auto-surveillance, une autocritique et une autocensure constantes » (Bauman, 2006, 19), dynamique entretenue et accentuée par l’usage des médias sociaux numériques ou des applications de quantification de soi, et dont le NoUI propose de simplifier l’usage en limitant le recours à l’écran.

Dans les sociétés liquides, la surveillance est donc possible non seulement à travers la mise à disposition d’outils et de services, mais aussi et surtout à travers la participation active et enthousiaste des utilisateurs. Si dans les sociétés disciplinaires, la surveillance était intimement liée à la punition et la sanction comme moyen de dresser les corps, dans les sociétés liquides cette dernière se manifeste sous une forme renouvelée opérant par gratification et récompense. Pour bien saisir cette idée, nous proposons d’opérer un détour par l’analyse foucaldienne qui a d’ailleurs grandement nourri la notion de surveillance liquide.

3. De la punition à la gratification

Pour Michel Foucault, le panoptique inaugure et cristallise l’exercice d’une forme de pouvoir propre aux sociétés disciplinaires, ne s’abattant non plus seulement sur des prisonniers, mais aussi sur des malades, ouvriers ou encore des écoliers. Le panoptique, qui permet au surveillant de tout voir sans être vu et aux prisonniers d’être vus sans rien voir, fonctionne comme le

diagramme d’un mécanisme de pouvoir ramené à sa forme idéale ; son fonctionnement, abstrait de tout obstacle, résistance ou frottement, peut bien être représenté comme un pur système architectural et optique : c’est en fait une figure de technologie politique qu’on peut et qu’on doit détacher de tout usage spécifique. (Foucault, 1975, 239)

L’utilisation du terme diagramme suggère qu’un tel mécanisme de pouvoir est non-représentationnel en ce qu’il « automatise et désindividualise le pouvoir » (ibid., 235) et tend à devenir a-corporel. En effet, dans le panoptique, le principe d’activité de contrôle et de surveillance ne s’exerce plus tant sous l’impulsion d’un individu en charge, mais sous l’effet d’un type de configuration qui engage « une certaine distribution concertée des corps, des surfaces, des lumières, des regards ; dans un appareillage dont les mécanismes internes produisent le rapport dans lequel les individus sont pris » (ibid.). Les détenus sont assujettis à une forme de pouvoir flottant et indépendant de celui qui l’exerce, mais pourtant sans cesse actualisé par les détenus eux-mêmes, de par leur soumission à une surveillance « permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans son action » (ibid.).

Foucault envisage le panoptique comme le diagramme d’une société disciplinaire, matrice de fonctionnement d’une forme de pouvoir pouvant s’adapter à l’école, à l’usine, à l’hôpital et à la prison, tout en implantant un surveillant au sein de chaque écolier, ouvrier ou détenu qui s’impose, de fait, une conduite au sein de ces institutions. Les mécanismes de pouvoir, issus de ce modèle architectural, tendent à être désincarnés et diffus, mais passent par une répartition des corps, une certaine utilisation de la lumière et des jeux de regards afin d’inciter un modèle comportemental proche de la paranoïa, produit par un sentiment de surveillance permanente. C’est que cette forme microphysique du pouvoir agit bien plus au niveau moléculaire de la conscience des détenus (en travaillant ses affects, ses sensations et ses désirs à un niveau préconscient) qu’au niveau molaire, assignant au prisonnier une conscience de classe, un rôle ou une situation qu’il occupe au sein de l’institution pénitentiaire. Le diagramme du panoptique n’engage pas tant des consignes ou des mots d’ordre, mais opère des connexions entre des éléments hétérogènes tels que la lumière, la configuration spatiale, des affects, une ambiance. Dès lors, le surveillant peut être n’importe qui pour piloter une telle machine, laquelle fonctionne indépendamment des compétences de celui qui est en charge de l’activité de surveillance.

En suivant l’analyse foucaldienne, nous aimerions souligner l’idée que les technologies interconnectées réactualisent à leur manière l’idée du panoptisme. Cependant, la configuration spatiale et le rapport optique/ lumière, laisse sa place à des algorithmes et des capteurs qui ont la charge de connecter des humains avec des machines techniques pour en capter les moindres traces, sous une forme digitale, stockées ensuite au sein des bases de données. Dans une telle configuration panoptique, les surveillants sont partout et nulle part à la fois. À partir de la plateforme Facebook par exemple, l’utilisateur cherche à voir et se faire voir ; il se livre ainsi à une sorte de pouvoir panoptique qui s’exerce autant sur les autres que sur lui-même à partir de sa propre tour de garde qu’est son profil personnalisé sur la plateforme. Le pouvoir qui s’abat sur les utilisateurs de Facebook tend à produire et automatiser un comportement qui participe à la banalisation de pratiques de surveillance insidieuse et discontinue.

Note de bas de page 7 :

Do it yourself (DIY) à traduire par « Faites le vous-même ».

Le diagramme de pouvoir de la surveillance liquide ne passe pas seulement par la punition et la sanction (bien qu’elles soient toujours présentes), mais opère à coup de séductions et de gratifications qui encouragent l’usage de ces techno-gadgets. Dès lors, les individus participent activement à la divulgation des informations les concernant et sont même prêts à sacrifier une partie de leur vie privée, modeste prix à payer, pour pouvoir jouir des nouvelles technologies de l’information, car, après tout, ils n’ont « rien à cacher » (Solove, 2011). Les services et dispositifs, qu’ils soient gratuits ou payants se présentent aux consommateurs comme des outils « clefs en main » qui permettent aux usagers d’actualiser dans leur propre contexte et environnement des mini-panoptiques individuels, des « DIY panopticons7 » (Bauman et Lyon, 2012, 63).

La consommation et le divertissement jettent un voile toujours plus opaque sur les formes de contrôle et de surveillance. Pour bien s’en rendre compte, citons l’actuel phénomène de gamification qui constitue un exemple probant d’un dressage généralisé des individus par la gratification et la récompense. Le principe consiste à injecter du « fun » dans des activités qui, selon ses promoteurs, en sont dépourvues telles que le travail, les tâches ménagères, l’éducation, le sport (Edery et Mollick, 2013) ; activités qui, pour devenir ludiques, nécessitent le recours aux derniers cellulaires, tablettes et ordinateurs à la mode. Dotée d’une vision tronquée de la notion du jeu, la gamification est d’abord utilisée comme une technique de management qui vise à améliorer la productivité en entreprise, accroître la fidélisation des clients, mais aussi, et surtout à stimuler la production de traces, soumises par la suite à la valorisation marchande, en utilisant des outils technologiques dédiés (Ouellet et al., 2013). Les applications ludiques, qui embarquent leur lot de capteurs, exhortent les individus à diffuser leurs informations en s’appuyant sur le principe de gratification qui repose sur un système de récompenses se manifestant par une accumulation de trophées, de badges et autres points numériques ; autant de stratégies qui suscitent la coopération et l’enthousiasme comme moteur de la surveillance liquide. Il faut tout de même nuancer ce dernier point, car dans le domaine du travail, la reconfiguration des activités sous une forme ludique est souvent bien plus imposée au salarié que véritablement acceptée.

Si la gamification n’a pas grand-chose à voir avec une expérience NoUI, étant donné le recours croissant aux écrans pour réaliser une tâche « ludifiée », on retrouve tout de même cette tendance à vouloir simplifier l’usage des derniers objets technologiques, à les rendre attrayants, afin qu’un minimum de connaissances en informatique suffise pour pouvoir en jouir. Cette tendance est d’ailleurs poussée à l’extrême avec le NoUI qui trahit un autre aspect sur lequel nous aimerions revenir et qui concerne le désir irrépressible d’optimiser son temps.

4. Gérer et optimiser son temps

Dans le monde interconnecté, que Krishna appelle de ses vœux, où chacun des objets et chaque individu produisent des traces avec la menace d’une surveillance permanente, la question de la vie privée semble être un problème d’abord esthétique avant d’être éthique. Bien conscient que les conditions d’utilisation des applications et autres plateformes en ligne ne sont quasiment jamais lues à cause d’un vocabulaire juridique souvent complexe et d’une quantité de pages parfois aberrante, Krishna propose l’alternative suivante : intégrer des boutons de type « publier mes données », « ne pas être suivi par Amazon », « autoriser Foursquare à me géolocaliser », etc. La proposition de Krishna s’inscrit totalement dans la logique du sujet néolibéral incité à devoir produire toujours plus, et ce, dans un temps toujours plus limité (Dardot et Laval, 2009).

Le fait de proposer un simple bouton de gestion de la vie privée vient préciser l’intérêt majeur que présuppose une expérience NoUI, à savoir le gain de temps qui découle de la simplicité et de la rapidité de prise en main des objets sans écrans. Krishna écrit la chose suivante :

Note de bas de page 8 :

Traduction de l’anglais : « Eliminating a digital chore? That’s a good thing. Making your customers feel like your service is magic? That’s a great thing. […] The software worked invisibly in the background, automatically eliminating a nonsensical digital chore for you ».

Éliminer une tâche digitale ? C’est une bonne chose. Faire ressentir à vos clients que le service est magique ? C’est une bonne chose […] Le logiciel fonctionne en toute invisibilité dans l’environnement, vous permettant d’éliminer automatiquement une corvée digitale inutile8 (Krishna, 2015, 156-157).

Donner au client l’impression que le « service est magique », que tout fonctionne sans aucune intervention de sa part, entretient également l’illusion du gain de temps dont il croit bénéficier. En effet, le succès apparent des objets technologiques, et dont le No Interface représente une tendance, s’inscrit dans un contexte où les individus manquent cruellement de temps ; dimension sur laquelle nous allons maintenant revenir pour enrichir la notion de surveillance liquide.

Note de bas de page 9 :

Rosa parle plutôt de société moderne tardive. Le concept de société liquide de Bauman n’est cependant pas incompatible étant donné que l’instabilité, l’éphémère et la flexibilité qui caractérisent toujours plus notre modernité résultent du mouvement d’accélération technique et sociale.

Il revient notamment à Hartmut Rosa d’avoir proposé un renouvellement de la Théorie critique à travers l’analyse d’une dimension clef appartenant aux sociétés liquides9 : l’accélération. Sans aller jusqu’à revenir en détail sur l’analyse de Rosa, relevons tout de même le paradoxe de « famine temporelle » (Rosa, 2012, 25) qu’il parvient à mettre en exergue. L’accélération technique permet, dépendamment du secteur concerné, de raccourcir le temps nécessaire pour réaliser une tâche donnée, ce qui laisse présager une augmentation du temps libre et d’un ralentissement du rythme de vie. Or il n’en est rien, car le nombre de tâches ne demeure pas inchangé, mais tend à s’accroître du fait que l’accélération technique apporte inévitablement son lot de changements dans les pratiques sociales ; pratiques auxquelles doivent se soumettre les individus pour rester dans la course et ne pas se laisser distancer. La compétition généralisée, moteur principal de l’accélération sociale (ibid., 36), incite d’abord et impose ensuite aux individus de se comporter en véritable entrepreneurs d’eux-mêmes (Foucault, 2004). Ces derniers doivent être capables de gérer leurs compétences, émotions, désirs ou réseau social, voire leur propre capital de données, qui, dans un contexte de surveillance liquide, se manifeste par des stratégies d’e-reputation. Il devient dès lors crucial de maintenir un avantage concurrentiel sur le marché de l’emploi, de l’amour et des relations sociales.

Note de bas de page 10 :

Pour plus d’informations, nous renvoyons directement au site Internet de l’application : https ://moves-app.com/

Pour mieux saisir comment l’accélération sociale et technique détermine les pratiques de surveillance liquide, prenons comme exemple l’application Moves citée et saluée par Krishna pour sa posture NoUI (Krishna, 2015, 101). Cette application, développée par Protogéo, utilise les capteurs liés à la géolocalisation ainsi que l’accéléromètre de l’iPhone pour déduire le nombre de pas, la vitesse et le type de transport utilisé par un individu (marcher, courir, faire du vélo, prendre le bus, etc.). À partir de ces données, qui peuvent être corrélées avec d’autres applications (Memento, OptimizeMe, Foursquare, etc.), Moves10 calcule la distance parcourue, les calories brûlées et offre des statistiques en temps réel des trajets de l’usager qui peuvent être partagées sur les réseaux sociaux numériques. Les objectifs de cette application visent à informer l’individu du nombre de pas à réaliser par jour si celui-ci tient à respecter les recommandations de l’OMS (abstraction faite des caractéristiques propres à un individu), mais aussi à tenir le compte des trajets quotidiens effectués la semaine comme le week-end.

Moves, qui s’inscrit dans le spectre plus large des outils de quantification de soi destinés aux mesures de surveillance et de performance (Pharabod et al., 2013), participe à ce que Rouvroy et Berns qualifient de « gouvernementalité algorithmique » (Rouvroy et Berns, 2013) au sens où chaque individu qui dispose de données hyper personnalisées est amené à s’autocontrôler et à s’autoréguler en fonction de ses propres activités quantifiées. En proposant de maintenir son capital santé dans ses déplacements quotidiens, Moves est typique de la tendance au multitâche qui incite les individus à multiplier les actions sur une même période pour optimiser leur temps ; conséquence de l’accélération technique qui se traduit « par un accroissement du rendement par unité de temps » (Rosa, 2009, 28). En outre, capter automatiquement les mouvements et limiter les interactions avec le téléphone, en vertu du principe No Interface, donnent l’impression aux utilisateurs de rentabiliser leur temps. Or, tenir un journal quotidien de ses déplacements et de ses activités implique minimalement la visualisation de ses statistiques, la consultation de ses rapports, voire le partage de ses données sur d’autres applications ou réseaux sociaux numériques.

En bout de ligne, le temps apparemment économisé par le profil multitâche de l’application est contrebalancé par des tâches inédites d’autosurveillance et de mesure de performance. Bien évidemment, il devient délicat de généraliser cette observation à d’autres applications de quantification de soi. Il est néanmoins possible d’affirmer que leur diffusion s’accompagne automatiquement de nouvelles tâches, qui non seulement participent indirectement à l’accélération du rythme de vie, mais accentuent simultanément les pratiques de surveillance liquide.

Pour confirmer cette idée, reprenons à nouveau l’exemple du thermostat Nest cité un peu plus haut. Ce thermostat « auto-apprenant » régule et adapte la température intérieure d’un foyer et assure aux familles le meilleur réglage possible (parce que sur mesure). L’argument majeur servi par ses constructeurs renvoie à la capacité du dispositif d’optimiser la consommation d’énergie d’une résidence dans une visée écologique ; argument d’ailleurs paradoxal et questionnable si l’on songe à la pollution engendrée par les techno-gadgets, surtout une fois qu’ils finissent dans les énormes dépotoirs électroniques, ou encore à l’énergie requise pour refroidir les datacenters. Quoi qu’il en soit, les familles, cible principale de ce produit, sont invitées à consulter les rapports, sous la forme d’attrayants graphiques, de leur consommation énergétique sur tablette et cellulaire et disposent même d’une capacité de contrôle à distance suivant la logique d’interconnexion des objets. En gagnant du temps grâce à la gestion automatisée de la température par le thermostat, les utilisateurs finissent par devoir surveiller leur propre consommation énergétique – et pourquoi pas celle des autres – afin d’économiser leur argent tout en soulageant leur conscience écologique. C’est en ce sens que nous posons que les pratiques de surveillance liquide sont motivées par un motif d’accélération sociale et technique dont nous avons esquissé les liens inscrits en creux dans le principe No Interface.

5. Conclusion

Nous avons vu que le principe du No Interface participe d’une logique de surveillance diffuse totalement intégrée dans l’environnement électronique des sociétés liquides. Les analyses de Bauman et Lyon soulignent le rôle important des individus qui participent, parfois avec enthousiasme, à la publication de leurs informations en acquérant des dispositifs dotés de capteurs qui permettent une interopérabilité et une collecte de données en temps réel ; des individus enclins à apprécier ces chevaux de Troie technologiques. Pour ne pas simplement nous limiter à une dénonciation de la surveillance, qu’elle soit verticale ou horizontale, nous avons essayé en dernière analyse d’en esquisser les fondements. L’analyse des expériences sans écran, telles que décrites par Krishna, parvient à mettre en lumière ce qui nourrit son argumentaire, à savoir le gain de temps.

C’est pour cela que l’analyse de Rosa nous est précieuse en ce qu’elle permet globalement de comprendre le besoin que le No Interface cherche à combler. Nous avons posé que ce besoin principal renvoie à l’optimisation du temps, une fois dit que l’automatisation sert, entre autres choses, à soulager le fardeau des individus dans leur quotidien en leur simplifiant la vie. Un soulagement bien contradictoire au vu du nombre de tâches impliquées, même indirectement, par les expériences sans écran ; tâches inédites qui participent comme nous avons essayé de le montrer à la surveillance liquide. L’accélération technique, surtout celle enclenchée par les technologies numériques, est responsable d’un état de fait incontestable qui prend de court toute forme de structure juridique. Elle a comme conséquence de généraliser des zones de nondroit (Stiegler, 2015) et pour lesquels les individus n’ont finalement plus grand-chose à dire. L’individu a beau vouloir refuser d’utiliser toutes les technologies à venir avec ou sans écran, il doit finir par y adhérer pour éviter son déclassement. L’accélération technique et sociale conduit à maintenir une relation toujours plus superficielle avec les choses et autrui ; superficialité dont les pratiques de surveillance liquide témoignent. Dès lors, critiquer en profondeur l’état de fait, qui institue les pratiques de surveillance liquide, est essentiel et primordial pour élaborer un état de droit qui ne se cantonne pas simplement à proposer un encadrement plus rigoureux de la politique de la vie privée – comme a pu le faire la commission européenne à l’encontre des géants tels que Google et Facebook –, mais qui réinterroge les logiques de valorisation marchande responsables de cette fuite en avant et dont la généralisation du No Interface et de l’Internet des objets constitue déjà la prochaine étape.