Quand le jeu (sérieux) nous (ra)conte des histoires

Marine Bénézech 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.2829

Parmi les serious games disponibles sur Internet, nous remarquons qu’un grand nombre d’entre eux placent non seulement l’utilisateur face à un jeu doté d’une intention dite «  sérieuse  » mais l’amènent également à se plonger dans une histoire. L’objet de notre étude est de caractériser les modalités d’écriture de ces serious games et de comprendre les structures et l’articulation entre leurs trois dimensions narratives, ludiques et sérieuses.

A large range of the serious games from the Internet help their users to project themselves into a story over and above putting them in front of a “seriously intended” game. The main goal of our study is to specify serious games writing methods and to both understand their structures and the joint between their three dimensions : narrative, playful and serious.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

1.1 Contextualisation

Apparus en 2002, les serious games sont définis comme des « application[s] informatique[s], dont l’intention initiale est de combiner, avec cohérence, à la fois des aspects sérieux (Serious) tels, de manière non exhaustive et non exclusive, l’enseignement, l’apprentissage, la communication, ou encore l’information, avec des ressorts ludiques issus du jeu vidéo (game)  » (Alvarez, 2007) ou encore comme des objets dont les «  effets doivent se manifester au-delà de l’activité ludique, c’est-à-dire ultérieurement et dans un contexte non ludique, jugé en cela “sérieux”  » (Amato, 2011).

Si nous pouvons déceler des nuances dans les approches définitionnelles des serious games, toutes soulignent néanmoins la mise en présence de deux termes dont l’association relève de l’oxymore (Djaouti et al, 2011)  : le «  jeu  » et le «  sérieux  ». Le jeu est une notion polysémique dont les approches définitionnelles sont très variées, allant du formalisme (Juul, 2005), en passant par le jeu comme activité (Caillois, 1958) ou encore comme expérience (Henriot, 1989). Concernant le sérieux, Ian Bogost (2011) explique que le terme désigne les intentions, les messages, y compris les plus triviaux, qui ne sont pas directement reliés au domaine du divertissement et du jeu.

Note de bas de page 1 :

http://serious.gameclassification.com/FR/

Le domaine des serious games est particulièrement vaste. Ils sont proposés dans des domaines aussi variés que ceux de la formation continue pour adultes, la pédagogie scolaire, la santé, etc. (voir le site SG Classification1). Sur Internet, un grand nombre de serious games proposent une présentation détaillée de leurs modalités de fonctionnement et, surtout, invitent le spectateur à suivre un récit, autrement dit le déroulement d’une histoire, prenant la forme d’une suite d’évènements et d’actions (Genette, 1972). Ce n’est plus seulement le jeu et/ou la dimension sérieuse de l’objet qui sont mis en avant, mais également un univers narratif.

Ce sont ces serious games qui convoquent apparemment le développement d’un récit et que nous allons spécifiquement questionner, en explicitant notamment les apports de la narration à ces objets. En effet, il ne s’agit plus d’objets mobilisant seulement jeu et sérieux mais d’objets mobilisant une écriture (au sens de Metz qui convoque l’idée d’une «  activité de composition, activité artistique au sens le plus général  ») relevant d’une articulation entre narration, jeu et sérieux. Les modalités de cette articulation seront ainsi mises en lumière.

1.2 Corpus et Méthode

Note de bas de page 2 :

« Diffuser un message informatif », « Diffuser un message marketing et de communication », « Diffuser un message subjectif », « Dispenser un entraînement », « Echanger des biens », « Raconter une histoire », « Exploiter une licence ». Les serious games peuvent entrer dans une ou plusieurs catégories à la fois.

Nous avons sélectionné quatre serious games correspondant à quatre types qui questionnent la place de la narration dans son articulation avec le jeu et le sérieux. Ces serious games sont des productions françaises datant de moins de deux ans, afin de nous appuyer sur des objets récents. Les serious games choisis sont éducatifs. En effet, en nous basant sur le site Serious Games Classification (qui catalogue les serious games), sur 3192 serious games identifiés, 1830 sont associés à la catégorie des serious games éducatifs (les 1362 autres se divisent en huit autres catégories2). Nous avons choisi la tranche enfants/adolescents pour garder une cohérence au niveau du public visé.

Tableau 1  : Présentation des serious games composant le corpus

Nous analyserons ces quatre objets sous l’angle de la sémio- pragmatique, méthode développée par Roger Odin (2011) qui permet d’identifier l’ensemble des signes porteurs de sens au sein d’un objet et d’analyser celui-ci dans son contexte de production. Nous chercherons à identifier des éléments permettant de caractériser leurs modalités d’écriture qui interrogent l’articulation entre narration, jeu et sérieux.

2. Instauration d’un univers narratif

L’entrée dans un serious game se fait par l’entrée d’une URL dans une barre de recherche ou par un clic dans une liste de résultats sur Internet. Avant qu’il ne clique sur «  Démarrer  » ou «  Jouer  », l’utilisateur accède à une page d’accueil qui lui présente le contexte du programme. L’aspect le plus frappant sur cette page que nous pouvons comparer à une «  introduction  » est l’importance des textes à lire. Ceux-ci peuvent prendre plusieurs aspects  :

— Des blocs de textes

La présentation des personnages peut passer par une description écrite. L’utilisateur est alors invité à lire des textes pour comprendre le jeu, les personnages et l’univers dans son ensemble. La présentation des personnages de Sauvons le Louvre est ainsi divisée en cinq blocs de textes. Ceux-ci permettent aussi de situer les lieux et le contexte historique. La même remarque sur l’importance de ces textes est à noter dans Vis ma vue. Les caractéristiques des personnages sont décrites (ils sont malvoyants), ainsi que les lieux quotidiens dans lesquels ils évoluent (une école primaire). Ces informations sont essentielles pour comprendre l’univers du serious games. Les blocs de texte à lire permettent ainsi tout autant la contextualisation de l’univers que la mise en place de la dimension sérieuse de l’objet.

— Des dialogues

La contextualisation de l’univers des serious games peut également être effectuée via les dialogues entre les personnages. Dans ce cas, les descriptifs écrits peuvent être détaillés, voire absents, mais les informations se transmettent par les échanges entre les héros. Il se crée une dynamique qui annonce l’atmosphère à venir. Cet effet se ressent fortement dans Rififi à Daisy Town. Lucky Luke est face à Jolly Jumper et annonce qu’on lui a proposé une nouvelle mission. C’est au gré des échanges avec le cheval caustique que l’utilisateur comprend où se situe l’action, ainsi que la personnalité du héros. L’utilisateur n’a aucune prise sur ces dialogues. Il suffit de cliquer pour les faire défiler. À la fin de ceux-ci, il est dans l’expectative de ce qui va arriver ensuite (quelle histoire va être déroulée ?) et c’est là que démarre le serious game. Par l’intermédiaire des dialogues, c’est tout autant l’univers dans lequel évolue l’utilisateur que les objectifs sérieux qui sont présentés.

Figure 1 : Rififi à Daisy Town

Par les dialogues, l’utilisateur comprend l’univers du serious game (relations de Lucky Luke avec Jolly Jumper, le Far Ouest, etc.) ainsi que la nature des enjeux sérieux (appréhender le diabète).

Cette entrée en matière, cette amorce dominée par la lecture expose immédiatement une dissociation entre serious games et jeux vidéo. En effet, si ces derniers proposent eux aussi des «  phases d’introduction  », celles-ci relèvent de procédés bien différents. Il n’est ainsi pas rare d’avoir des cinématiques en début de jeu, afin de «  restreindre l‘infinité des attentes [du joueur] et les guider  » (Arsenault, 2011) : ainsi cadré, le joueur connaît les personnages et leurs histoires puisqu’il les a vus «  en situation  » et sait désormais à quoi il pourra s’attendre une fois dans le jeu.

Les phases d’introduction des serious games ne sont pas de ce ressort puisqu’elles focalisent l’utilisateur sur de la lecture. Celle-ci constitue un premier élément de caractérisation de l’écriture des serious games du corpus. Par la lecture, l’utilisateur est directement ramené à la dimension «  physique  » du livre : aux lignes, aux caractères. Cela nous rapproche du côté sérieux (au sens scolaire) dans ce sens où la lecture est une activité qui prend du temps, qui demande de la réflexion (Picard, 1986). Les phases de lecture mobilisent l’attention du lecteur et prennent même le pas sur ce qui est vu (Barthes, 1964).

Les textes écrits, et donc leur lecture par l’utilisateur, apparaissent de fait comme un élément fondamental et incontournable pour ces serious games qui sont tout spécifiquement dédiés à un public jeune, en âge d’être scolarisé. Ce procédé de lecture rappelle l’environnement scolaire «  traditionnel  », tel qu’il est proposé dans les livres éducatifs où l’apprenant reçoit l’information et n’en est pas directement acteur. Dans cette phase d’introduction dominée par la place importante accordée à la lecture, la dimension sérieuse est mise en avant au détriment de la dimension jouable. La lecture joue le rôle de canalisateur  : l’utilisateur n’est pas immédiatement mis en action et prend tout autant connaissance du contexte général de l’objet que de la dimension sérieuse. Un certain degré de concentration est demandé.

2.2 Des personnages  : entre avatars et héros

Cette phase d’introduction permet de faire connaissance avec un ou plusieurs personnages  : les «  héros  » de ces objets. Cette «  première rencontre  » offre une reconnaissance visuelle, ainsi qu’une biographie des personnages. L’utilisateur découvre alors leurs caractères, leurs passés, les environnements dans lesquels ils ont évolué….

Dans Sauvons le Louvre, Jacques Jaujard et les personnages principaux sont décrits en détail. L’utilisateur connaît rapidement non seulement le héros de l’objet qu’il a entre les mains, mais également l’état de ses relations avec les protagonistes qu’il rencontrera. Les personnages qui nous sont présentés ont une histoire personnelle, une identité définie et un passé/passif. L’utilisateur est directement intégré au cœur de la vie du personnage. Mais il ne peut pas choisir ses caractéristiques (physique, compétences…) qui sont préexistantes.

Figure 2 : Présentation et contextualisation des personnages des quatre serious games

2.3 Des décors : des univers visuels détaillés et porteurs d’une intension sérieuse affirmée

Aux éléments de contextualisation biographique des personnages, s’ajoutent des décors particulièrement développés. Les décors sont les éléments visuels et graphiques permettant d’identifier l’univers dans lequel le(s) personnage(s) évolue(nt). Ils ne sont pas seulement des lieux dans lesquels le serious game se situe  : ils ont également un réel impact et une utilité pour son déroulement. Reliés à la biographie des personnages, les décors participent de la cohérence de l’objet, permettent à l’utilisateur de comprendre ce qui va se tramer et de saisir qu’il est face à un objet qui lui transmet un savoir. Le décor n’est plus seulement un simple élément constitutif de l’univers visuel mais devient un élément central porteur de sens, vecteur de la dimension sérieuse. En une image fixe, il pose les premiers éléments indispensables à la bonne compréhension du serious game et de ses intentions. Associé aux personnages il contribue à l’appréhension de leurs histoires personnelles.

Figure 3 : Les grandes Grandes Vacances. Le décor permet de situer l’environnement mais aussi de comprendre le contexte historique du serious game, l’objectif sérieux.

Tous les éléments que nous venons de présenter ci-dessus ne sont pas forcément tous présents dans les phases introductives des serious games, comme l’illustre le tableau récapitulatif ci-dessous. Nous constatons cependant que la coprésence de chacun de ces éléments tend à créer un univers très riche.

Tableau 2 : Éléments constitutifs de la phase d’introduction des serious games

Que ce soit par la découverte du passé des personnages, la mise en avant d’éléments de décors, ou la présentation des relations entre les héros et de leurs aventures, les phases d’introduction invitent ainsi l’utilisateur à rentrer dans une histoire. Les objets que nous étudions proposent une intrigue. Il y a ainsi une amorce narrative, de même que la création d’un horizon d’attente narrative (une histoire est amorcée, il s’agit dès lors de découvrir comment elle va se poursuivre), de la part de l’utilisateur – utilisateur qui a été positionné en tant que lecteur, par la lecture de textes ou de dialogues.

À travers ces premiers éléments, nous découvrons tout autant l’univers qui sera développé que les enjeux sérieux. A contrario, dans cette phase d’introduction, la dimension jouable est peu présente. Elle est introduite ensuite par le biais des règles du jeu ou par la présence des mots «  jouer  » ou «  démarrer  ». La dimension jouable semble attendue après ce premier clic. Nous voyons donc que ces objets ne fonctionnent pas seulement sur les dimensions sérieuses et ludiques mais établissent également une promesse narrative. Il convient maintenant d’en étudier la réalisation et de comprendre les modalités potentielles de l’articulation entre les dimensions ludiques narratives et sérieuses.

3. Modalités d’articulation de la narration au sein des serious games

Au-delà de l’instauration d’une promesse narrative, la réalisation des modalités narratives au sein de ces serious games est-elle effective ? Pour répondre à cette question, nous nous attachons à identifier les éléments sémiotiques caractérisant une composante narrative : création/construction d’un récit, mise en place de dialogues, successions d’évènements, etc. Il peut en ressortir un choix narratif plus ou moins affirmé, voire absent, ceci étant en relation avec les modalités ludiques adoptées : en effet, un serious game se veut d’abord un jeu.

3.1 Serious games non narratifs : l’exemple de Vis ma vue

Dans Vis ma vue, aucun des éléments proposés lors de la phase d’introduction n’est exploité lors de l’expérience véritable du serious game. L’utilisateur n’apprend rien de plus de l’histoire personnelle de Mia et Mathis. Il en est de même pour tous les décors qui, bien détaillés en introduction, n’ont pas d’autre utilité que d’être des lieux où effectuer le mini-jeu. Cette amorce narrative apparaît ainsi comme une illusion, voire une tromperie : aucune histoire ne nous est racontée dans ce serious games. Par contre, cette amorce narrative, même si elle n’aboutit pas à une histoire, favorise néanmoins l’immersion de l’utilisateur qui est immédiatement entraîné dans un univers déjà construit.

S’il n’y a pas d’histoire, en revanche, des jeux distincts les uns des autres sont proposés à l’utilisateur. Dès que celui-ci clique sur «  démarrer le jeu  », il est invité à choisir l’espace qu’il souhaite explorer : la cour de récréation, la cantine ou la salle de classe. Pour chacun de ces lieux, il doit effectuer une mission différente. Chaque lieu (un lieu = une mission) est totalement indépendant des autres et il n’est pas nécessaire d’avoir accompli ou réussi d’autres missions pour y accéder.

Chaque mission est marquée par un enjeu de réussite. Aussi, lorsque l’utilisateur de Vis ma vue doit composer un repas équilibré sur son plateau, il dispose de deux minutes. S’il ne réussit pas, il doit recommencer. Mises au défi, jauges, objectifs de temps sont ainsi autant d’éléments qui permettent d’identifier nettement le caractère ludique de cet objet. La mission du joueur repose donc sur son habileté et sa capacité à remplir ses missions rapidement.

Notons cependant que le joueur est dans la position d’un enfant souffrant de cécité visuelle. Dans le principe de jeu lui-même, il voit à travers les yeux du personnage et doit en agir avec cette particularité physique spécifique. Ce principe de jeu met en place une action procéduraliste (Bogost, 2010), à savoir que les mécanismes du jeu conduisent le joueur à éprouver le thème «  sérieux  ». L’intention sérieuse qui n’est pas véhiculée ici par un mode narratif est inscrite dans les règles du jeu. Néanmoins, la dimension sérieuse est limitée à la durée des mini-jeux, ce qui ne permet pas, de ce fait, d’avoir le temps de la réflexion. Aussi l’utilisateur est invité à les quitter pour consulter des documents récapitulant les enjeux «  sérieux  » (PDF).

Figure 4 : Les mini-jeux de Vis ma vue

Les serious games reposant sur ce procédé d’illusion narrative proposent avant tout à l’utilisateur un objet avec lequel il peut jouer. La dimension «  sérieuse  » s’exprime à la fois par le jeu mais aussi par la documentation pouvant être consultée en dehors de la phase du jeu. Malgré leur promesse introductive, ces serious games ne sont pas narratifs.

3.2 Serious games linéaires à incises : l’exemple de Rififi à Daisy Town

L’utilisateur de Rififi à Daisy Town est invité à explorer et découvrir l’univers qui lui est présenté, par des clics, en activant des dialogues ou en faisant défiler les décors. Il rencontre le maire, se rend au saloon où il peut prendre un verre, assiste à un spectacle de french cancan (etc.), construisant ainsi une histoire.

Ce serious game permet à l’utilisateur de naviguer, rencontrer et discuter avec les habitants de Daisy Town comme il le souhaite. Cependant, malgré cette impression de liberté, l’utilisateur est indubitablement amené à construire une histoire attendue : quoi qu’il arrive, il passera par des étapes dans un ordre précis. De ce fait, le récit est linéaire. L’utilisateur peut cependant, s’il le souhaite, explorer des lieux ou discuter avec les personnages, même si cela n’apporte aucun élément supplémentaire à la construction du récit. Il est de toute façon finalement amené à cliquer sur la seule et unique possibilité de faire avancer l’histoire. Nous sommes face à un type de récit «  linéaire à incises  », «  une structure du récit reposant sur des arborescences, divergentes ou en boucles, avec incises ou bifurcations, ou encore sur un modèle combinatoire, factoriel ou ordonné.  » (Bouchardon, 2005, p107). Quoi qu’il arrive, même s’il explore d’autres pistes (les incises), l’utilisateur suivra, au final, la trame pré-établie.

Nous devons cependant souligner que cette libre exploration permet également à l’utilisateur de prendre connaissance de tous les enjeux sérieux du serious game. En effet, si le maire renseigne sur l’histoire de la ville, il procure également des informations sur la mystérieuse épidémie qui attaque la ville. C’est ce même homme qui le renvoie vers d’autres personnalités qui, elles aussi, le renseigneront.

L’exploration a deux finalités : diffuser de l’information à l’utilisateur et construire un récit. Ces deux dimensions – sérieuses et narratives – apparaissent clairement reliées et dépendantes l’une de l’autre. Au cours de son parcours, l’utilisateur est amené à effectuer des mini-jeux. Ces phases de jeux sont complètement distinctes de la construction de l’histoire et apparaissent telles des parenthèses au milieu du récit. Par exemple, l’utilisateur doit attraper des plats au lasso, comme Lucky Luke chassait les chevaux perdus. L’enjeu est bien sûr de créer un repas avec des apports équilibrés. Par ce biais, le mini-jeu pourrait alors apparaître comme un vecteur de transmission, comme un moyen de parler de l’équilibre alimentaire indispensable au traitement correct du diabète. Mais, concrètement, le mini-jeu demande, avant tout, de l’adresse. De ce fait, ce mini-jeu, comme tous ceux du serious games, apparaissent comme des temps de récréation, de pause divertissante, séparés à la fois du récit et des enjeux sérieux.

Les serious games linéaires à incises reposent ainsi sur la reconstruction, par l’exploration de l’utilisateur, d’une histoire à travers laquelle les enjeux sérieux de l’objet sont véhiculés. Les phases de jeux participent seulement de l’univers thématique mais ne constituent pas un pan de l’histoire.

3.3 Serious games linéaires contraints : l’exemple des Grandes Grandes Vacances

Lorsque nous étudions Les grandes Grandes Vacances, nous remarquons immédiatement qu’il propose une phase d’introduction encore plus riche et détaillée que les autres serious games du corpus.

Figure 5 : Comparaison entre l’importance des descriptions proposées par Les grandes Grandes Vacances et les autres serious games

Comme nous le voyons sur les captures d’écran ci-dessus, lors de sa phase d’introduction, Les Grandes grandes Vacances propose à l’utilisateur plusieurs sources de lecture : les descriptions des personnages, les cahiers d’écolier décrivant le contexte historique, etc. Le contexte narratif est particulièrement détaillé. L’histoire se poursuit ensuite, en chapitres, faisant directement référence au lexique littéraire. Les étapes à franchir ne peuvent se faire que dans un ordre unique. Chaque étape sert à comprendre la suivante. Dans le premier chapitre, les enfants sont en phase de découverte de leur environnement. Dans le deuxième, ils apprennent à se lier d’amitié etc. Il se crée un horizon d’attente à la fin de chaque épisode. L’utilisateur est dans l’expectative de ce qui va se tramer Ainsi, Colette est initialement décrite comme une enfant espiègle, mais ensuite, elle rencontre d’autres enfants avec qui elle va construire des abris dans la forêt. L’enfant se révèle également ingénieuse et sociable. Il en est ainsi et jusqu’à la fin pour l’ensemble des éléments exposés au départ.

L’utilisateur suit littéralement les personnages dans leurs aventures. La situation s’accentue d’autant plus que les personnages ne sont pas des avatars et qu’il n’y a pas de personnalisation. En cela, l’utilisateur est en position de suiveur, de spectateur de ces personnages – personnages qu’il se «  contente  » de faire se rencontrer ou de cliquer en leur nom. D’ailleurs, la mission de l’utilisateur n’est pas d’incarner Colette ou Ernest ou d’effectuer une action précise, mais de découvrir «  La vie quotidienne sous l’Occupation  ».

Les dialogues tiennent un rôle essentiel pour le déroulement de cette histoire. Au fur et à mesure qu’ils se déroulent, nous en apprenons plus sur les enfants et la ville qu’ils occupent. L’utilisateur est uniquement un activateur des dialogues. Ceux-ci remplissent une «  fonction diégétique  » permettant à l’utilisateur de «  découvrir l’univers fictionnel dans lequel il évolue  » (Allard, 2015). La place prégnante occupée par les dialogues participe ainsi grandement à marquer l’appartenance à un univers narratif.

Note de bas de page 3 :

Professeur Leyton : Série de sept jeux vidéo d’aventure (types énigmes et enquêtes), disponibles sur Nintendo DS, 3DS, sortis entre 2008 et 2011, développée par Level-5. On retrouve dans Les grandes Grandes Vacances le même type de jeux, ainsi que des graphismes avoisinants.

Ce serious game se construit très clairement autour d’une histoire entièrement bâtie sur laquelle l’utilisateur n’a pas de prise. Il est dans ce que Serge Bouchardon nomme le «  récit linéaire contraint  », à savoir un enchaînement «  dans un ordre intangible ou préétabli  », d’unités narratives (2005, p°106). L’utilisateur ne se met en action que lors de phases de mini-jeux. Ceux-ci sont librement inspirés des jeux vidéo Professeur Leyton3 et fonctionnent d’ailleurs sur le même principe : mini-enquêtes, collectes d’objets… Ces jeux n’ont pas d’impact sur le déroulement de l’histoire mais il faut les finir pour son bon déroulement : ils fonctionnent comme des activateurs. Nous avons donc des phases de récit entrecoupées par des jeux – ces derniers remplissant une fonction récréative.

Nous avons ainsi d’un côté des phases de jeu et de l’autre une histoire qui se déroule. Qu’en est-il de l’intention sérieuse de l’objet ? Nous pouvons relever que chacune des étapes de l’histoire développe une thématique. D’abord nous découvrons l’environnement et les protagonistes, ensuite, le rationnement, enfin les rapports avec les soldats ennemis. Ainsi donc, ces serious games linéaires contraints construisent un récit à travers lequel l’intention sérieuse est transmise.

3.4 Serious games arborescents : l’exemple de Sauvons le Louvre

À l’instar des serious games linéaires contraints, les serious games arborescents s’appuient sur une introduction très détaillée. Celle-ci sert véritablement de base au déroulement du serious game. Au fur et à mesure de sa progression, par des clics sur des éléments de décors, des dialogues, des rencontres (etc.), l’utilisateur apprend des informations qui enrichissent l’histoire.

Ce type de serious game est découpé en deux phases identifiables : des phases de dialogues et des phases de jeux. Ces deux temps sont en interrelation : les phases dialoguées apportent des ressources pour les phases de jeux et ces dernières permettent de comprendre les enjeux exprimés dans les phases dialoguées. Les dialogues remplissent ici une double fonction : à la fois diégétique car ils permettent d’enrichir l’histoire qui nous est racontée, mais également «  immersive  » car ils permettent à l’utilisateur d’influer sur la trame narrative. En effet, lorsque le joueur choisit de faire agir son personnage de telle ou telle manière [par le biais des dialogues], il devient complice de ses actions, il adopte son comportement. En d’autres mots, le joueur devient son personnage  ». (Allard, 2015, p°55)

L’utilisateur est ainsi mis en position de choisir les dialogues qu’il souhaite. Chacun de ses choix lui permet de construire une histoire singulière. On retrouve ici le récit «  arborescent  », tel que Serge Bouchardon (2005, p°91) le conceptualise : chaque choix participe au développement d’une histoire singulière. De ce fait, il est possible d’expérimenter plusieurs fins distinctes au cours de différentes parties.

Sauvons le Louvre fonctionne sur ce double système, alternant phases de dialogues et phases de jeu stratégique où l’utilisateur doit évaluer les risques qu’il prend en transférant les œuvres d’art d’un lieu à l’autre. S’il manque ses estimations et qu’il dépasse trop son budget pour sauver une centaine d’œuvres (alors qu’il en a des milliers à protéger), il se retrouve ensuite bloqué pour d’autres négociations. En se mettant en action, l’utilisateur prend pleinement conscience des conséquences de ses choix et de la réalité évoquée au cours des phases de dialogue. Par le biais de la phase stratégique et donc de l’expérimentation, l’intention sérieuse est aussi véhiculée. Celle-ci est donc transmise à la fois lors des phases littéraires (lecture et dialogues) dans lesquelles l’utilisateur découvre les enjeux, et lors de la phase de jeu où l’utilisateur expérimente les défis.

Cette phase de jeu permet de jongler entre évaluation de la situation (à travers les dialogues) et action (dans les phases de jeu). Nous sommes ici face à un serious game dont les objectifs sérieux sont présents dans les principes même du jeu. Nous retrouvons ici ce que Ian Bogost (2010) qualifie de «  rhétorique procédurale ». Si l’utilisateur a bien compris les enjeux sérieux, il effectuera les choix les plus opportuns. Ce type de serious game se rapproche le plus de ce que l’on pourrait attendre d’un objet dont la visée est d’apprendre par le jeu. Les contenus externes sont ici inexistants car l’objectif sérieux est véhiculé au sein même des différentes phases de jeu ainsi que par les dialogues et les descriptions. Il y a une totale coexistence, voire symbiose, des dimensions narrative, ludique et sérieuse.

Conclusion

Quatre types de serious games ont été identifiés : les serious games non narratifs, les serious games linéaires à incises, les serious games linéaires contraints et les serious games arborescents. Ce qui apparaît comme «  jeu » dans les serious games est une phase où le joueur fait appel à des compétences relevant de l’action. Ce qui est appelé «  sérieux  » se définit soit par de la documentation à consulter et à travers les mécaniques de jeu (serious games non narratifs), soit à travers un récit (serious games linéaires à incises et serious games linéaires contraints), soit à travers un récit et par les phases de jeu (serious games arborescents).

Figure 10 : Synthèse des caractéristiques des structures des serious games étudiés

Nous avons ainsi mis en évidence qu’à l’exception des serious games non narratifs (qui n’ont de narratif que leur phase d’introduction), les serious games de notre corpus transmettent l’intention sérieuse par le biais d’une histoire. Soulignons par ailleurs que la dimension narrative ne vient pas se surajouter au jeu et au sérieux, mais participe de la transmission du sérieux : celui-ci passe par le récit. Si la dimension narrative ne fait pas obstacle au jeu, les phases de jeu proprement dites sont toujours aisément repérables et mises en avant. Dans chacun des exemples que nous avons vus, quelle que soit la structure du serious game - même si les informations obtenues à travers le récit servent directement les phases de jeu (serious games arborescents) - il y a un temps clairement défini, attribué à l’accomplissement d’une mission de jeu (qui est d’ailleurs souvent rappelé par la sommation à consulter les règles du jeu). Cette phase de mise en action ludique par l’utilisateur constitue un exergue essentiel, centrale, incontournable de ces serious games  : il doit y avoir un temps de jeu aisément identifiable pour l’utilisateur. Seul le modèle de la coexistence propose une équation équilibrée entre narration, jeu et sérieux, où ces trois dimensions se superposent et se complètent véritablement.

A l’heure où le jeu a tendance à intégrer les différentes strates de nos vies dans une «  société ludique  » (Cotta, 1980) et dans laquelle les objets peuvent être qualifiés de «  ludogènes  », intrinsèquement ludiques (Vial, 2014), il n’est ainsi pas surprenant de voir se multiplier les formes audiovisuelles interactives, telles que les jeux documentaires par exemple. A l’instar des serious games, ceux-ci convoquent eux aussi à la fois narration, jeu et sérieux, à différents degrés. Le documentaire est lui aussi confronté à la question du sérieux. William Guynn (2001) rappelle d’ailleurs que le cinéma documentaire n’a pas pour objectif de distraire son spectateur et poursuit un objectif sérieux de transmission d’informations, voire de valeurs. Dans le même ordre d’idée, en réponse au contrat de feintise ludique attribué à la fiction (Schaeffer, 1999), Jean-Luc Liout (2004) qualifie le documentaire d’activité d’assertion sérieuse consentie  », définissant par-là la nature de l’accord établi entre le récepteur et l’auteur du documentaire. Il apparaît ainsi que les formes narratives traditionnelles cherchent de nouvelles modalités expressives en se tournant vers le jeu.

Les serious games par les multiples positions dans lesquelles ils placent leurs utilisateurs, les influences qu’ils exploitent (cinéma, télévision, jeu vidéo, internet, etc.) et leur écriture jonglant entre narration, jeu et sérieux sont des vecteurs et des témoins des évolutions des écritures audiovisuelles. La narration, le jeu, les contenus dits «  sérieux  » n’apparaissent plus tant comme des entités séparées que comme dépendantes. Avec ces objets hybrides, les frontières tendent à s’effacer et ce sont les définitions même du jeu ou encore du récit qui sont en train de se transformer, et avec elles, celles de «  spectateur  », de «  joueur  », de «  récepteur  ». Ainsi, après l’apparition du spectacteur (Weissberg, 1999), nous pouvons aujourd’hui percevoir l’apparition d’un nouveau statut pour l’utilisateur, entre joueur, lecteur et spectateur.