La fabrique de la sociabilité littéraire sur les médias sociaux
Le cas des blogs, YouTube, Facebook, Twitter et Instagram

Lorraine Feugère 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.2747

Le développement des médias sociaux, accompagné par l’évolution des outils de communication, reconfigure la manière dont nous interagissons les uns avec les autres. Ainsi, sur Internet, une communauté de jeunes lecteurs échange autour de ses lectures grâce aux blogs, à YouTube, Facebook, Twitter et Instagram, investis depuis l’ordinateur et le téléphone mobile. Au regard de ce cas particulier qui illustre la transformation de nos pratiques interactionnelles, nous proposons d’étudier la manière dont ces individus construisent un cadre propice à la sociabilité littéraire en ligne, cela au travers de l’usage combiné de l’ordinateur, du smartphone et des médias sociaux.

The development of social media and the evolution of communication devices modify the way we interact with each other. On Internet, a community composed of young readers who talk and share about their readings has developed on blogs, YouTube, Facebook, Twitter and Instagram. In this case, we focus on the way that these readers shape an on-line literary sociability framework thanks to the combination of computer, smartphone and social media.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

Note de bas de page 1 :

L’ordinateur et le smartphone.

Note de bas de page 2 :

« On peut dire qu’il y a contact lorsque des individus s’adressent simultanément l’un à l’autre, le savent et savent qu’ils le savent simultanément » (Goffman, 1973).

Des passionnés de livres se retrouvent sur Internet pour échanger grâce aux médias sociaux dont ils se servent depuis leur ordinateur et leur téléphone mobile. Les médias sociaux recouvrent l’ensemble des « médias », entendus comme support de diffusion et moyen d’expression (Klein, 2007), dits « interactifs » c’est-à-dire permettant le déploiement d’échanges entre les individus (ex : blog, YouTube, Facebook, Twitter, Instagram). Combinés aux outils de communication1, ils appareillent les « interactions », comprises comme l’ensemble des situations de contact social2 (Goffman, 1973) entre ces passionnés, et dessinent un cadre propice à la sociabilité littéraire (Leveratto, Leontsini, 2008). Cette dernière regroupe l’ensemble des situations d’échange verbal entre des individus qui se retrouvent pour éprouver le plaisir d’une même expérience esthétique (Ibidem).

Note de bas de page 3 :

Nous parlerons uniquement de « blogueur », et non de « vlogueur » ou « booktubeur », pour faire référence à l’usage combiné du blog, du vlog, de Facebook, Twitter et Instagram.

Note de bas de page 4 :

Quand nous parlons de « publics » ou de « lecteurs », nous faisons référence aux autres membres de la communauté avec lesquels les blogueurs interagissent.

Dans ce contexte, nous proposons d’étudier la manière dont les individus (ici, des blogueurs) investissent les médias sociaux depuis leur ordinateur et leur smartphone pour interagir et construire un cadre propice à la sociabilité littéraire. Nous focalisant sur l’« interactivité », entendue comme la mise à disposition par les médias sociaux de points de contacts (Klein, 2007) qui permettent de se lier et de créer un échange, nous souhaitons questionner les pratiques interactionnelles des blogueurs3 qui combinent l’usage des médias sociaux et des outils de communication pour reconfigurer un échange littéraire. Dès lors, qu’observe-t-on de l’usage combiné des médias sociaux, de l’ordinateur et du smartphone pour se lier les uns aux autres ? Comment les blogueurs construisent-ils l’échange avec leurs publics (qui sont aussi lecteurs4) et qu’est-ce que cela nous dit de la relation que cet usage instaure entre eux ?

Pour répondre à ces questions, nous nous appuyons sur une recherche menée à partir d’un terrain composé de dix blogueurs littéraires. Choisis en fonction de trois critères sociologiques, cette sélection s’est opérée dans un souci de diversification des profils observés. L’âge afin d’ouvrir l’éventail des pratiques analysées (de 19 à 36 ans) ; le statut afin de présenter des catégories socioprofessionnelles diversifiées ; et le sexe, afin de constituer un terrain qui prenne en compte la diversité des pratiques au regard du genre des acteurs (5 femmes et 5 hommes). Par ailleurs, même si le nombre d’abonnés, qui varie de trois cents à vingt mille, n’a pas été un critère discriminant dans la constitution de ce terrain, tous ont été choisis pour l’usage combiné qu’ils font de cinq médias sociaux, les blogs, YouTube, Facebook, Twitter et Instagram, à l’exception d’un sujet (Emilie ii) qui ne possède pas de blog.

Tableau 1. Les blogueurs littéraires (août 2016)

Océane

19 ans

Etudiante en lettres classiques

Cassandra

20 ans

Etudiante en lettres appliquées

Maxime

22 ans

En recherche d’emploi

Kévin (i)

23 ans

Animateur périscolaire

Mathieu

24 ans

Journaliste

Emilie (i)

24 ans

Ancienne libraire en reconversion professionnelle

Guillaume

25 ans

Agent d’accueil touristique

Emilie (ii)

26 ans

Aide bibliothécaire

Hélène

34 ans

En recherche d’emploi

Kévin (ii)

36 ans

Responsable technique de production

Dans un premier temps, nous reviendrons sur le croisement des approches méthodologiques mobilisées pour appréhender les pratiques des blogueurs au cœur de notre problématique. Puis, nous présenterons les jeux de négociation de ces acteurs en prise avec les médias sociaux. Se jouant des injonctions techniques, ces derniers cherchent à reconfigurer le cadre propice d’un échange en face à face à partir duquel ils mettent en place des expériences collectives de lecture. Cela nous conduira enfin à voir ce que l’usage combiné des médias sociaux et des outils de communication fait au lecteur et à la lecture en pointant la tension qui s’opère entre expérience collective de lecture et « starification » du blogueur.

2. Combiner les méthodologies: pour quelles approches des pratiques interactionnelles des blogueurs?

2.1. Les analyses sémiotiques

Afin d’étudier la configuration techno-sémiotique des médias sociaux, nous avons élaboré une grille d’analyse sémiotique regroupant des critères relatifs au design graphique (Pignier, Drouillat, 2008)) des interfaces (Pignier, Drouillat, 2004) et au webdesign c’est-à-dire à l’organisation de l’information (Ibidem) sur ces interfaces. Ainsi, quatre approches d’analyse ont été définies : une approche structurelle (ex : arborescence, organisation de l’information) ; fonctionnelle (fonctionnalités proposées) ; graphique (ex : dimension plastique, mise en forme rédactionnelle) et interactionnelle (ex : présence de l’(inter)locuteur, formes et fonctionnalités de l’interaction). Par ailleurs, les blogs ont été « aspirés » à la date du 7 Juillet 2016 grâce au logiciel HTTrack afin de fixer dans le temps leur design évolutif, et les interfaces de YouTube, Facebook, Twitter et Instagram ont été analysées entre octobre et décembre 2016 sans être « aspirées » (des captures d’écran faisant office d’illustrations pour ces analyses).

Comme le soulignent Nicole Pignier et Benoît Drouillat (2004), la spécificité de l’analyse sémiotique se reconnaît à sa visée : c’est l’objet, voire la forme de la pratique, qui l’intéresse. Pour rendre compte de cette forme de la pratique, nous avons étudié la manière dont le cadre des interactions a été investi en amont par les concepteurs qui élaborent les architextes (Souchier, 1998) et fixent ainsi les conditions de la communication (Barats, 2013). Nous nous sommes alors intéressés aux formes de l’échange proposées dans les médias sociaux et à la spécificité des propriétés techniques de l’ordinateur et du smartphone qui orientent les manières d’interagir. Cela en portant un regard attentif au « sens », c’est-à-dire aux imaginaires que ces formes véhiculent. Les analyses sémiotiques constituent donc la première étape vers une compréhension nécessaire de l’appareillage des interactions grâce auquel les blogueurs échangent.

2.2. Les observations en ligne

Note de bas de page 5 :

Cité par Michel Marcoccia (2016).

En plus d’analyses relatives aux facteurs technologiques (Herring, 20075), nous avons procédé à des phases d’observation des interactions en ligne. Un premier temps exploratoire de familiarisation et d’immersion dans les flux de conversations a été mené entre janvier et mars 2016. Par la suite, nous avons élaboré une grille de critères à partir de laquelle nous avons systématisé nos observations non-participantes. Ces dernières se focalisent sur les situations de communication avec de l’écrit (Marcoccia, 2016) tout en prenant en compte les vidéos (sur YouTube) ou les photos (sur Instagram) qui font partie du processus communicationnel. Par exemple, la construction de la vidéo est pensée comme une adresse « directe » aux spectateurs.

Trois ensembles de critères d’observation ont été définis. Un premier relatif aux locuteurs (ex : identité et présentation discursive des participants, adresses aux interlocuteurs, registres de parole) ; un second relatif aux contenus (ex : type du contenu, temporalités) ; et un dernier relatif aux interlocuteurs (ex : fils de discussion, liens entre blogueurs/lecteurs, tonalité de l’échange). Une seconde phase d’observation en ligne a alors été réalisée et la prise de notes manuscrites a été alimentée par des captures d’écran archivées depuis le début de notre recherche (octobre 2016). Cependant, les captures d’écran qui permettent de fixer dans le temps les échanges observés, participent aussi à la construction d’artefacts sortis de leur contexte de production. Ainsi, on analyse seulement ce qui apparaît sur les écrans (Berry, 2012), le regard netnographique (Kozinets, 2009) ne se réduisant plus qu’aux usages visibles (Jouët, Le Caroff, 2013). Dans ce contexte, nous pensons que les entretiens semi-directifs constituent un bon moyen pour investir les dimensions cachées (Ibidem) des usages.

2.3. Les entretiens semi-directifs

Note de bas de page 6 :

Ex : transmission de la lecture, environnement familial.

Note de bas de page 7 :

Ex : fréquentation des bibliothèques, expériences littéraires (ex : salons).

Pour cela, nous avons rencontré les blogueurs dans leur ville d’habitation. Les entretiens, enregistrés et retranscrits, se sont déroulés en deux temps. L’envoi d’un questionnaire électronique à chaque blogueur a permis de revenir sur leur identité de lecteur (identité sociologique, prémisses littéraires6, environnement littéraire7) et sur leur pratique de lecture (goûts, contexte numérique, écriture). Le second temps, dédié à l’entretien, s’est articulé autour de trois grandes thématiques du guide d’entretien : des questions relatives à l’usage des médias sociaux en rapport avec la lecture (contexte de découverte/d’utilisation, usage combiné, autres réseaux sociaux de lecteurs) ; des questions relatives à la réalisation pratique de leur activité (choix des plateformes, contexte de réalisation des chroniques/vidéos, importance de l’image de soi, compétences techniques) et des questions relatives aux sociabilités (publics imaginés/réels, interactions, amitiés, rencontres en face à face).

Certains nous ont reçus dans des lieux publics et d’autres chez eux. Dans ce dernier cas, la rencontre en présentiel a permis de recontextualiser les pratiques observées dans le cadre de leur quotidien. Ainsi, le bureau de Guillaume, dédié à la rédaction de ses chroniques, dévoilait son organisation précise des services presse réceptionnés et l’entretien dans le salon d’Emilie (ii) nous permettait d’observer les coulisses des vidéos, parapluies de lumière installés et appareil photo prêt à filmer. Grâce au présentiel, nous avons pu pénétrer dans une intimité que l’écran ne révélait pas. Cela a permis d’ouvrir les entretiens sur des questions relatives à l’organisation quotidienne des blogueurs, à l’instar d’Emilie (ii) qui nous explique que son petit ami lui fait le réglage de l’appareil photo avant d’aller au travail. Les entretiens semi-directifs, analysés de manière thématique, nous ont alors permis de révéler certaines logiques des pratiques dont nous souhaitons rendre compte à présent.

3. Entre injonctions techniques et reconfiguration d’un échange en face à face

3.1. Le cadre de l’interaction des blogs et de YouTube : coopération et fidélisation

Note de bas de page 8 :

Blogger, Weebly, Wordpress.

Note de bas de page 9 :

Liste de liens hypertextuels renvoyant vers d’autres blogs.

Note de bas de page 10 :

Liens renvoyant vers le blog ou la chaîne YouTube depuis un autre blog ou un site internet.

D’après nos analyses sémiotiques, les plateformes de blog8 et YouTube mettent moins l’accent sur l’interaction que sur la nécessité de se lier. En effet, le commentaire, modèle de l’interaction des premiers forums électroniques, est toujours subordonné au contenu publié tandis que les liens hypertextuels occupent une place centrale dans les blogs à l’instar du « blogroll9 » ou des « chaînes similaires » mises en avant sur YouTube. Le lien, qui présuppose une coopération (Leveratto, Leontsini, 2008) évoquée par Emilie (i) quand elle dit : « BookTube te fait monter les uns les autres, c’est une chaîne en fait […] tu peux pas monter tout seul », est avant tout le fruit d’une incitation technique. En outre, les entretiens révèlent que ces stratégies d’affiliation sont bien identifiées par les blogueurs comme en témoigne Maxime : « J’aimerais bien mettre [le blog] plus en avant mais pour ça il faudrait que j’aille sur d’autres blogs, sur Livraddict […] ça m’prend du temps ». Ainsi, en plus des solidarités entre blogueurs (qui se citent dans le corps du texte ou indiquent leurs chaînes respectives en barre d’informations), la mise en place de backlinks10 et la précision des libellés associés à l’article ou à la vidéo permettent d’accroître leur visibilité en améliorant la qualité du référencement dans le moteur de recherche Google et YouTube.

Note de bas de page 11 :

Fonctionnalité ajoutée, au cas par cas, par le blogueur depuis son tableau de bord.

Par ailleurs, cette logique coopérative est doublée d’une logique de fidélisation de l’audience qu’illustrent trois exemples analysés sur les blogs. La présence du widget11 Google Friend Connect qui permet au lecteur de devenir membre du blog afin de favoriser la création d’une communauté comme incite à le faire l’encart « s’abonner » sur YouTube ; la newsletter et le flux RSS qui, en empruntant aux logiques de fidélisation du marketing, témoignent du poids de l’interaction dans la survie des blogs et des chaînes YouTube. En effet, l’interaction s’y inscrit dans un souci de rentabilité qu’incarnent les fonctionnalités statistiques des blogs et de YouTube. Soulignant la nécessité de rapporter de l’audience, les blogueurs confirment observer ces statistiques pour sonder le trafic de leur blog qu’ils mettent parfois en avant via le widget visites livresques ou pour analyser les publics de leur chaîne. En réponse à cette logique, ils enjoignent leurs « abonnés » à commenter, partager, liker. L’interaction est donc présentée sur le mode d’une nécessité impérieuse.

Note de bas de page 12 :

Selon Absol (vidéo du 12 janvier 2017), le nouvel algorithme de YouTube favoriserait les vidéos qui ont la plus longue durée de visionnage ; l’interaction ne serait donc plus le cœur de sa logique algorithmique.

En réalité, YouTube, qui privilégiait une vision quantitative de l’interaction12 en misant sur la mesure d’audience (Cardon, 2015) pour classer les vidéos, incite à la mise en place de logiques de fidélisation. Dans ce contexte, les plateformes de blogs et de YouTube, présentées comme des environnements non-égalitaires (Hillrichs, 2016) sur lesquels les commentaires sont subordonnés aux contenus, rendent difficile la reconfiguration d’un échange symétrique entre les blogueurs et les lecteurs. Nos observations soulignent alors que les blogueurs cherchent à recréer un effet d’intimisme et de proximité (Gschwind-Holtzer, 1993) en s’appuyant sur le format vidéo combiné à l’usage de Facebook, Twitter et Instagram.

3.2. Simulacre de l’interaction et impression de proximité 

Note de bas de page 13 :

Qui en offre tous les signes du réel (Baudrillard, 1981).

Sur le blog, la limitation des échanges à quelques billets que nous observons est renforcée par les contraintes techniques pour répondre depuis un smartphone. Pour les blogueurs, migrer sur YouTube et recourir à la vidéo constitue alors un moyen pour déployer une impression de proximité malgré la distance réelle qui les sépare de leurs publics. En ayant recours à une rhétorique visuelle (dominance du visage en plan rapproché) [et] énonciative (le spectateur est interpellé, « regardé ») (Gschwind-Holtzer, 1993), les publics sont inclus dans le processus communicatif (Ibidem). Le recours aux gros plans et aux plans poitrine permet aussi de construire le simulacre13 (Baudrillard, 1981) d’un tête à tête avec le spectateur, soutenu par l’écran qui instaure une sorte de rapport interpersonnel entre les participants. Par ailleurs, le corps du blogueur s’incarne désormais dans la vidéo. Dans ce contexte, la mise en scène de soi (Goffman, 1973) se met au service d’une impression de proximité recherchée par les blogueurs et vers laquelle s’oriente l’usage combiné de Facebook, Twitter et Instagram.

Utilisé depuis le téléphone mobile, Facebook permet au blogueur d’échanger à tout moment sur le mode du SMS facilitant, du point de vue technique, les interactions. Par ailleurs, l’ancrage du smartphone dans le quotidien du blogueur ainsi que la messagerie privée qui permet d’entretenir un rapport plus individuel entre le blogueur et les lecteurs, renforcent l’impression de proximité. Pour les blogueurs, le recours à Facebook est alors vécu comme le moyen de faire entrer les lecteurs dans leur extimité (Tisseron, 2011) : « C’est pas des discussions le blog et YouTube […] tu racontes pas ta vie, c’est juste un commentaire et tu réponds, mais Facebook, tu peux bien prendre ton temps » (Mathieu).

Concernant Twitter, il constitue pour les blogueurs le facilitateur des interactions, soutenu par le smartphone qui permet d’interagir facilement. Instagram, quant à lui, immisce les lecteurs dans le quotidien que le blogueur choisit de dévoiler. Twitter est alors vécu sur le mode de la conversation : « Là c’est vraiment pour être en contact, on parle beaucoup sur Twitter » (Kévin) et l’instantanéité caractéristique d’Instagram se met au service de l’impression de proximité. Les stories, par exemple, permettent de publier des messages éphémères caractérisés par leur spontanéité. Se présentant sous la forme d’un carrousel de photos et de courtes vidéos, les blogueurs y présentent leurs avis à chaud et dévoilent une certaine image du quotidien de lecteur. En ayant recours aux gros plans et à la rhétorique énonciative (Gschwind-Holtzer, 1993), les stories permettent aussi de construire le simulacre (Baudrillard, 1981) d’un échange en face à face caractérisé par sa spontanéité puisqu’il est possible d’entrer en contact à tout moment et en tout lieu grâce au smartphone. La combinaison des médias sociaux permet alors aux blogueurs de déployer des formes inédites de la sociabilité littéraire en ligne.

4. Entre expérience collective de lecture et « starification » du blogueur

4.1. Le cas des lectures communes et des clubs de lecture

Note de bas de page 14 :

Pile A Lire.

Inscrire la lecture dans une dynamique conversationnelle est possible depuis Facebook où Guillaume, administrateur d’un groupe secret de 400 lecteurs, organise des « lectures communes ». Le principe est simple : le blogueur enregistre les noms des participants et crée des binômes depuis un logiciel. Chaque personne du binôme sort « un livre de la PAL14 de l’autre pour qu’il le lise dans le mois suivant » (Guillaume). Suite à la lecture, l’objectif est d’échanger sur Facebook. Faisant écho aux photos de « lectures en cours » qui inondent Instagram ou à la présence d’une barre de pourcentage dans les blogs, les lectures communes sont l’occasion de faire lire les participants dans une quasi synchronicité. Les lectures communes peuvent ainsi être poussées plus loin comme l’illustre Hélène qui a rencontré sa « pacsée littéraire » avec laquelle elle avait l’habitude de lire : « Pendant deux ans et demi on se retrouvait tous les soirs à telle heure et on lisait ensemble le même livre et on s’attendait à la fin de chaque chapitre pour pouvoir échanger ». La combinaison de l’ordinateur, du smartphone et des médias sociaux permet alors de reconfigurer le cadre inédit d’une expérience de sociabilité littéraire en ligne à l’image du « book club » organisé sur Facebook.

Note de bas de page 15 :

Festival des littératures de l’imaginaire.

Hélène, par exemple, demande un conseil de lecture à sa communauté autour de la thématique des « Imaginales15 ». C’est l’ouvrage La voix des oracles qui remporte le sondage et Hélène ouvre alors un club de lecture dont une vidéo sur YouTube qui présente le principe et redirige vers le groupe Facebook. Suite à un second sondage, les lecteurs décident de découper la lecture dans le temps. Ainsi, tous les cinq chapitres « on s’attend, on parle des cinq chapitres, puis on va progresser comme ça tout au long de la lecture » (Hélène). En plus de cela, Hélène organise un concours en partenariat avec la maison d’édition Scrinéo pour faire gagner trois exemplaires de l’ouvrage. La sociabilité littéraire en ligne est ainsi vécue sur le mode du don – contre-don (Mauss, 2007) à travers lequel s’instaure un sentiment de réciprocité entre blogueurs et lecteurs. Le blogueur, qui se sent redevable de l’attention que lui porte sa communauté, organise des concours pour « remercier les personnes qui viennent souvent » (Guillaume), répond aux commentaires ou laisse des likes pour « prouver » (Mathieu) qu’il a lu les commentaires et remercier les lecteurs.

4.2. Ce que la sociabilité littéraire en ligne fait au blogueur

Note de bas de page 16 :

Entendue comme le phénomène par lequel une personne lambda devient aux yeux d’un ensemble d’individus, une star.

Les échanges qui suivent une lecture commune peuvent aussi avoir lieu sur YouTube sous la forme d’un live show. Depuis son ordinateur, le blogueur se filme avec sa webcam en plan poitrine et interagit ainsi avec les autres lecteurs via la vidéo. Ces derniers répondent par écrit, de manière synchrone, via un encart dédié aux commentaires. Chacun suit le déroulé de l’échange dans la colonne où se succèdent les messages et le live show est ensuite publié sur YouTube où il est possible de le visionner à nouveau. Sa force est de permettre une plus grande interaction qui ne se limite pas à « balancer son point de vue » (Guillaume) rendant plus efficiente l’expérience de sociabilité littéraire. Cependant, même si l’écran et le recours aux médias sociaux atténuent la distance physique, ils participent aussi à la « starification »16 du blogueur malgré ses efforts pour recréer les conditions d’un échange ordinaire en face à face. Ainsi, c’est une distance symbolique qui s’instaure avec les autres lecteurs comme le présente Océane : « Les abonnés nous disent en commentaires […] qu’ils nous adorent, qu’ils aimeraient bien nous rencontrer […] mais une fois qu’ils nous ont en face d’eux, ils osent pas ». En ce sens, les rencontres sur le modèle du présentiel comme le live show ou les rencontres en présentiel comme les meet-up ont comme objectif de « démystifier un peu » (Océane) le blogueur pour montrer qu’il est un lecteur comme les autres.

Organisé depuis Facebook qui permet d’inviter ses « amis » à un « événement », le meet-up est l’occasion d’organiser une rencontre avec les lecteurs, de « rencontrer ses abonnés, ça leur fait plaisir et puis ben nous aussi de voir les gens autre que derrière des commentaires, voir des gens en vrai » (Maxime). Malgré cela, certains blogueurs regrettent le format du meet-up qui met en avant le blogueur au détriment des autres lecteurs. Dans ce cas, les blogueurs privilégient alors les rencontres lors des salons littéraires qui constituent les meilleures occasions pour rencontrer les gens (Cassandra). Cependant, les réactions de timidité (Hélène) ou d’attachement profond (Emilie i), qui génèrent parfois de l’angoisse chez les blogueurs comme Kévin le soulève : « Ça fait bizarre tu dis « oh » rires je suis blogueur, je suis pas star ! », traduisent le fossé qui sépare le blogueur des autres lecteurs dont la relation peut devenir celle d’un fan à une star.

5. Conclusion

Pour construire le cadre propice à un échange littéraire, les blogueurs commencent par investir les blogs et YouTube dont les fonctionnalités interactionnelles induisent des logiques coopératives et de fidélisation. La pratique interactionnelle est ainsi pensée comme une stratégie dont l’objectif est de se rendre visible et de former un groupe autour du blogueur. Négociant avec les fonctionnalités permises par ces médias sociaux, les blogueurs se jouent alors de la vidéo afin de reconstruire un simulacre (Baudrillard, 1981) de l’interaction en face à face à travers lequel l’échange littéraire est désormais incarné. Cette télé-interaction (Lellouche, 2004) est ainsi soutenue par un usage combiné de Facebook, Twitter et Instagram dont ils se servent depuis leur téléphone mobile pour engager une plus grande proximité avec les lecteurs de leur communauté. L’échange, qui se fait sur le mode du SMS à tout moment et en tout lieu, est facilité et l’impression de proximité qui s’en dégage se met au service du simulacre (Baudrillard, 1981) de l’échange ordinaire.

En multipliant ainsi les canaux de l’interaction, les blogueurs parviennent à investir la lecture sur un mode d’appropriation collective (ex : les lectures communes) grâce auquel ils inscrivent le livre dans le calendrier des interactions (Pasquier, 2005) et la lecture dans une dynamique sociale (Ibidem). Malgré cela, les tactiques (Certeau, 1990) des blogueurs pour construire une impression de proximité afin de contrecarrer les logiques de « starification », peinent à effacer la distance symbolique que l’écran et l’usage des médias sociaux participent à instaurer. Une fois passé de l’autre côté de l’écran, ce qui devait faciliter la rencontre devient dans le même temps un obstacle à cette dernière. Certains blogueurs éprouvent alors la difficulté que prend le déploiement d’une sociabilité littéraire dans la vie de tous les jours y compris avec ceux que l’on côtoie, au quotidien, dans les médias sociaux.

Étudier les pratiques interactionnelles des blogueurs au regard de l’usage combiné des médias sociaux, de l’ordinateur et du smartphone, souligne l’importance que la construction d’un simulacre (Baudrillard, 1981) de l’interaction revêt pour ces acteurs en prise avec les médias sociaux et les outils de communication. Témoignant de la structuration d’un nouveau pôle de l’expérience (Lellouche, 2004) que constitue la simulation sur écran (Ibidem), cela illustre à notre sens le mouvement d’humanisation du cyberespace (Klein, 2007) à l’intérieur duquel les individus cherchent à reconstruire des expériences à « visage humain ».