Les médias sociaux comme environnement d'interactions hyper-personnelles
Le cas des gestionnaires des médias sociaux

Giovannipaolo Ferrari 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.2737

Cet article a comme objectif principal de décrire les mutations des pratiques professionnelles des travailleurs. Ces derniers sont intégrés dans une team d’une multinationale américaine de l’hightech dotée de technologies numériques de l’information et de la communication. Au cours de la recherche, nous avons développé une description dynamique et pratique du quotidien des travailleurs observés dans des « environnements technologiquement denses » (Bruni 2005 ; Bruni & Gherardi 2007), qu’ils habitent habituellement pendant leur activité de travail. La « narration » de ces environnements de travail a favorisé la compréhension du fonctionnement de l’équipe qui s’occupe de gérer la présence de la multinationale sur les médias sociaux. On observe ainsi une mutation anthropologique et sociale qui est mise en évidence dans la façon de travailler et dans la manière de s’auto-représenter au travail.

This article concerns, firstly, change in workers professional practices of a teamwork of an American high-tech corporation, pushed by ICT. During the research, we tried to develop a dynamic and practical description of the daily life of workers observed in “technologically dense environments” (Bruni 2005 ; Bruni & Gherardi 2007), who live habitually during their work activities. We observe an anthropological and social change, which is evident in the way they work and represent themselves at work.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

Cette contribution a comme enjeu principal de proposer une discussion sur les modalités par lesquelles les gestionnaires des médias sociaux (dorénavant GMS) construisent et perçoivent leur présence numérique (Merzeau 2010) face à l'écran quand ils gèrent les profils des différents médias sociaux utilisés dans les entreprises.

Louise Merzeau propose de s’intéresser aux images, aux traces, aux profils développés par les usagers. Nous entrons ainsi dans le domaine du Web. La visibilité relève alors de l’ordre de la manifestation (qui peut être rapprochée du régime de l’alerte) et de l’indexation (proche de celui de la fidélisation). Autrement dit, la présence se déploie dans la durée, la visibilité émerge dans l’instant mais bénéficie parfois de la présence. À partir de là, l’exigence de visibilité contraint l’ensemble des pratiques sociales sous peine d’être considérées comme inutiles (Aubert et Haroche (dir.), 2011) à une production continue et illimitée de soi ; l’individu étant jugé, au travers de la quantité de signes, de textes et d’images qu’il produit (Domenget 2012 : 218).

Nous nous appuierons sur un cas spécifique afin de mettre en évidence quelques aspects de la présence numérique des GMS. Entre 2013 et 2015, nous avons recueilli un corpus dans une entreprise américaine en France. Le corpus a été recueilli dans le cadre d'une thèse de doctorat et est composé de matériaux empiriques parmi lesquels des enregistrements des interactions homme-machine et homme-machine-homme par l'écran (Suchman 1987 ; 2007), des entretiens et des réunions. Les GMS ont été observés pendant le déroulement de leurs activités quotidiennes, connectés devant l'écran dans la gestion des comptes des médias sociaux (Facebook, Twitter, Forums dédiés) (Paveau 2015a). Une équipe dédiée au travail sur les médias sociaux avait été créée environ un an avant le début de notre observation sur le terrain et c’est en intégrant cette équipe que nous avons pu observer comment chaque gestionnaire des médias sociaux construit individuellement sa présence tout en confrontant sa pratique à celle de ses collègues. Ces observations ont pu être réalisées notamment hors de réunions hebdomadaires que nous avons enregistrées.

En nous appuyant sur le corpus constitué, nous interrogeons plus précisément la manière par laquelle se concrétise la pratique professionnelle par écran, à la fois dans l’interaction mais aussi par la cristallisation d’une identité numérique plurisituée du gestionnaire des médias sociaux. Quelques séquences représentant l'interaction sur les médias sociaux ont été analysées (Paveau, 2015b) tout en mettant en évidence les procédures constituées (Suchman 1995 ; Bruni & Gherardi 2007) par les gestionnaires des médias sociaux dans leur environnement de travail, à la fois avec leurs collègues mais aussi avec les clients. Plus particulièrement, nous examinons les interactions hyper-personnelles (Walther, 1996) en rendant compte de comment elles sont destinées à faciliter les relations et l'intimité entre les individus ne connaissent pas directement leurs clients sur les médias sociaux.

Note de bas de page 1 :

Computer-Mediated Communication.

Ce travail s’inscrit en partie dans la sociologie des usages qui rend compte des pratiques spécifiques des usagers des TIC (Denouël & Granjon 2011). Ces travaux montrent, par exemple, que la présentation de soi, quand elle est médiatisée, ne prend pas les mêmes formes que la présentation de soi en co-présence (Thompson 2005) et qu’elle doit être étudiée, en particulier sur les réseaux sociaux où elle est devenue une norme sociale (Brodin & Magnier 2012). La présentation de soi sur les réseaux sociaux est en cela, plus intime au sein même des interactions qui la constituent, interactions dénommées hyper-personnelles (Walther 1996 ; Joinson 2001 ; Dietz-Uhler et al. 2005). Dans la CMC1, l’exposition de soi est intensifiée grâce au formatage du média (Stenger & Coutant 2009). Cela aboutit à une redéfinition des repères public-privé (Cardon 2008) et à une mise en conformité de soi-même avec le groupe numérique dans lequel l’usager se trouve.

2. L’enjeu professionnel

Dans ce cadre, nous présentons de nouveaux professionnalismes qui, de par leur polyvalence et leur éclectisme, présentent leurs propres caractéristiques. Le professionnel du nouveau millénaire pourrait – donc – être un travailleur de la connaissance multi-tâches (knowledge worker multitasking). Il dispose d'un ensemble de compétences qui couvre toute l'offre de la multimédialité et de la multimodalité en incluant tous les instruments que les TIC offrent. Il doit être flexible parce qu'il doit s'adapter en permanence à de nouvelles avancées technologiques qui facilitent l'exécution de nombreuses tâches dans les différentes situations de travail et des environnements de travail technologiquement denses (Bruni 2005 ; Bruni & Gherardi 2007). La capacité à échanger des informations avec n'importe qui dans n'importe quelle partie du monde, et de mettre en réseau des connaissances acquises est un processus qui vise à avoir un poids toujours plus évident et à jeter les bases d'une intelligence collective (Lévy 1994 : 34).

3. Méthodologie

Parallèlement à une analyse réalisée sur la documentation de l’entreprise, nous avons décidé d’utiliser deux outils principaux de recherche : l’observation ethnographique et l’entretien.

Dans ce travail spécifique, pour construire la base empirique de la recherche, nous avons utilisé les techniques de recueil suivantes :

1. Focused ethnography :

L’expression focused ethnography (Knoblauch 2005 ; De Lillo 2010 : 47) a été inventée par le sociologue allemand Hubert Knoblauch pour désigner un type spécifique de l’ethnographie sociologique adoptée, de façon particulière, dans la recherche empirique. Il est question d’un type particulier d’immersion dans la réalité digne d’intérêt ayant une durée relativement courte dans le temps et concentrée sur un aspect spécifique, inévitablement circonscrit, du phénomène — objet de l’étude (De Lillo 2010 : 47).

2. Observation participante :

  • des enregistrements audio et/ou vidéo des pratiques professionnelles des GMS ;

  • des enregistrements audio et/ou vidéo des réunions du groupe de travail sur les médias sociaux ;

  • des notes ethnographiques écrites sur le terrain au cours de l’observation, et des notes ou des rapports (Lejeune 2014c : 13) écrits plus tard lors des travaux de ré-articulation des notes de terrain :

    • notes d’observation sur le terrain ;

    • notes théoriques ;

    • notes méthodologiques ;

    • notes personnelles.

3. Entretiens avec des techniques qualitatives :

  • des enregistrements audio et/ou vidéo des entretiens ;

  • des entretiens non structurés développés avec une trace d’entretien ;

  • des entretiens qui suivent les trajectoires biographiques.

4. Ethnographie numérique :

  • l’enregistrement des profils Facebook et Twitter des GMS ;

  • l’enregistrement des profils sur Viadeo et LinkedIn des GMS ;

  • les notes d’observation sur le terrain en ligne.

4. Une présence doublement située: lieux matériels / lieux immatériels

L’équipe observée lors d’une observation ethnographie participante compte 15 personnes en 2013 et 23 en 2015. L’ensemble de ces opérateurs permet de couvrir 7 langues différentes. Ces derniers s’occupent de « promouvoir des « solutions proactives » pour l’utilisation des médias sociaux comme medium avec les clients pour les écouter, les aider et comprendre si le « sentiment » (tel que le définit le monde du marketing) des discussions est « négatif, neutre ou positif » [Roberto, chef d’équipe]. Leur présence est doublement située : à la fois sur leur poste de travail, dans les locaux de l’entreprise (lieux matériels) et surtout sur les réseaux sociaux (lieux immatériels).

4.1. Lieux matériels

Dans un premier temps, l’analyse du workplace des opérateurs de l’équipe observée nous permet de documenter leurs pratiques professionnelles face à l’écran. Les espaces de travail de l’équipe chargée des médias sociaux sont placés au deuxième étage de l’immeuble de la multinationale. Les lieux matériels dans lesquels travaillent les opérateurs sont des environnements openspace avec de grandes baies vitrées qui délimitent le périmètre et séparent les différents départements à travers lesquels se trouvent de longs couloirs qu’il est possible de parcourir et où on peut observer qui travaille dans cet environnement. Chaque GMS a son poste de travail qui, en substance, est personnalisé avec ses effets personnels : photographies des enfants et de la famille, prix et manifestations de reconnaissance de la part des collègues et de l’entreprise, gadgets, calendrier et de petits objets pour le bureau.

Note de bas de page 2 :

Les prénoms ont été modifiés.

Note de bas de page 3 :

À la place des appels internes, les opérateurs utilisent plutôt un chat privé de l’entreprise.

Ce qui est intéressant, c’est que les éléments essentiels de ce poste de travail sont des objets technologiques qui occupent presque tout l’espace du poste de travail. La Fig. 1 permet de mieux expliquer tout ce qui s’y trouve : par exemple, le poste de travail de Davide2 est occupé par un écran plus grand connecté à un ordinateur de bureau fixe ainsi que par l’écran de l’ordinateur portable placé sur un support. Le premier écran est appelé par le GMS « social media screen » et c’est l’écran principal dédié à la supervision des médias sociaux ; il nomme le second écran « check&work screen » et c’est un écran de support au travail sur les médias sociaux, qui est utilisé lorsque l’on souhaite consulter une page web, faire des recherches ou prendre des notes. Outre le clavier de l’ordinateur, on trouve également un téléphone de bureau qui, dorénavant, n’est pas utilisé3. L’obsolescence du téléphone a été l’un des premiers éléments relevés dans cette étude : les téléphones sur le bureau des GMS sont présents, certes, mais sont des vestiges archéologiques qui se trouvent au pied des écrans des PC, très souvent, empoussiérés.

Figure 1. Workplace

Figure 1. Workplace

4.2. Lieux immatériels : les médias sociaux

En 2006, lorsque Facebook et Twitter ont fait leur apparition, l’entreprise multinationale a créé son propre réseau social pour permettre d’« évaluer les idées les plus importantes et pertinentes » [Roberto, chef d’équipe]. Après l’enregistrement, les utilisateurs peuvent ajouter des articles, voter sur une proposition ou un article et le commenter. Au début, il n’y avait qu’un forum créé afin que les employés et les clients puissent partager leurs input, leurs idées ; au fil des années, ces éléments de l’interface ont évolué vers un chat commun destiné aux ventes, qui est l’espace de partage et de discussion au sein de l’entreprise, dans laquelle chaque département peut mettre en valeur ses résultats et ses activités, mais aussi ses pratiques professionnelles et les partager de manière à créer une synergie entre les différents secteurs, plutôt que de la concurrence.

Ce n’est qu’en 2008 que la multinationale entre dans le monde des médias sociaux en ouvrant des profils, des pages et des canaux dédiés : Youtube, Facebook, Twitter puis Google+ (en 2010). Sur la page Facebook, il existe une roadmap [Roberto, chef d’équipe] pour chaque pays, pour chaque langue où des posts sont publiés chaque semaine et chaque jour, ces derniers sont construits selon différents objectifs : offrir aux clients des solutions, faire de la publicité, proposer des concours, des jeux, des événements.

En 2006, on dénombre 4.000 discussions chaque jour, au niveau mondial, qui traitent de la multinationale sur Internet. En 2014, il y en avait plus de 25.000 chaque jour. La politique de l’entreprise sur les médias sociaux est donc de se rendre présente sur Internet, et plus particulièrement sur les réseaux sociaux, en essayant de répondre aux demandes des clients sur les médias sociaux, car s’il est vrai que l’interaction one to one a déjà lieu grâce à la messagerie privée ; la demande du client et, en conséquence, la réponse sont toujours publiques, visibles par tous les membres de la communauté.

5. Être présent en ligne: modalités d’affirmation de sa professionnalité

La présence en ligne se joue sur deux niveaux : celui de l’appropriation des instruments préconisés par l’entreprise et/ou utilisés par l’opérateur lui-même et celui qui est relatif à une conscience de sa pratique professionnelle qui consiste à incarner à part entière cette présence.

L'objectif de l’analyse est de s'intéresser à la notion de compétence professionnelle dans la tradition de recherche de la sociologie des professions comme mise en discours des connaissances par les technologies

ou en termes d’appropriation, pour s’inscrire dans la sociologie des usages permet d’évaluer les opportunités ainsi que les nouvelles contraintes issues du dispositif avec lesquelles les usagers doivent négocier. La maîtrise d’un savoir-faire technique est indispensable afin de s’approprier les services associés à la plateforme et de mettre en place une stratégie de visibilité. L’intégration de la syntaxe rédactionnelle propre à cet outil permet de rendre visible ses messages (Domenget 2013 : 188).

5.1. Savoir utiliser les instruments

Une interface spécifique à l’entreprise est utilisée pour gérer les comptes et pour d’autres activités. Elle permet, en effet, d’« écouter les discussions des utilisateurs » [Roberto, chef d’équipe] grâce à l’utilisation de mots-clés, pour les profils ou pour les sujets.

J’utilise XXX pour écouter Twitter et LinkedIn, je l’utilise pour contrôler qui parle de nous [Luc, GMS].
XXX, c’est un peu comme un outil d’espionnage mais c’est particulier à la boîte. Nous pouvons voir tous les messages que les gens disent sur [nom de l’entreprise]. [Antoine, GMS]

L’utilisation de ce réseau social propre à l’entreprise n’est, néanmoins, pas toujours la même pour tous les GMS : elle pose, en effet, plus de problèmes à certains qu’à d’autres, en particulier lorsque des problèmes de langues se posent. Le professionnel est chargé de s’occuper des réseaux sociaux pour l’Italie :

je ne l’utilise pas parce que, concrètement, ce logiciel filtre sur la base des mots-clés sur l’ensemble du site, sur tout le web en général. Pour la langue anglaise ça va, un peu moins pour l’italien parce que, nous, quand on cherche XXXX il y [un nom qui ressemble au nom de l’entreprise en Italie]. Du coup, 95 % de ce que je trouve n’a rien à voir et donc, je perds mon temps. [Franco, GMS, Italie]

Aussi, il s’agit de la même politique d’entreprise qui créé un préjudice pour la société elle-même et pour ses employés dans l’exercice de leurs fonctions : les GMS sont obligés d’utiliser ce réseau qui est produit par une filiale de la multinationale. Ceci a pour conséquence que les produits ne sont pas toujours appropriés.

5.2. Une activité identifiée : suivre ce qui se passe sur Internet comme modalités de présence de soi et de l’entreprise

Concrètement, notre travail consiste à suivre des comptes sur les médias sociaux tels que Facebook ou Twitter [Franco, GMS, Italie]

Cette définition, enfin, a pu être prise comme point de départ pour définir ce qu'est un GMS : sa première activité, qui est aussi la plus importante, consiste à suivre des "comptes” de profils officiels sur les médias sociaux. Ce qui veut dire qu'il doit gérer les flux d'informations qui circulent sur les médias sociaux sous forme de tweet, post, messagerie instantanée à travers divers formats (texte, images, audio, vidéo, connections hypertextuelles), qui contiennent de la forme et du contenu.

“Suivre” des comptes au nom d'une entreprise signifie aussi porter le nom : cela veut dire endosser le rôle de garant pour l'entreprise devant les clients et la représenter auprès des utilisateurs des médias sociaux. Cela signifie incarner la présence de cette entreprise tout en dévoilant sa propre présence. Cet infini (le fait de suivre) implique déjà, alors, une responsabilité personnelle devant son employeur qui passe, dans ce cas, par son image sur les médias sociaux.

Je suis le community manager pour les médias sociaux pour les pays hispanophones de langue espagnole. Donc, j'utilise Twitter, Facebook, des communautés et des forums en espagnol : nous sommes séparés par les langues, et pas par les nations, par conséquent, je travaille avec tous ceux qui communiquent en espagnol à travers les médias sociaux : s'ils écrivent en espagnol, c'est moi qui dois leur répondre. Un autre aspect important de mon travail est d'écouter ce qui se dit sur l’entreprise : c'est-à-dire vérifier ce que les gens disent à propos de nous sur Internet, dans les articles ou posts en espagnol sur l'ensemble du réseau et d'interagir avec les gens qu'ils ont besoin de le faire. [Pablo, GMS, Espagne & Amérique Latine]

Ici, Pablo ne s'occupe pas seulement de gérer les pages en espagnol sur les médias sociaux généralistes, mais il prend également soin de l'image de l’entreprise dans le monde social et sur le web : il doit “écouter”, faire attention à tous les contenus en langue espagnole, notamment ceux textuels, qui sont générés sur le réseau où il est mentionné ou fait référence à son employeur.

Dans la présentation de leurs fonctions, les GMS semblent affirmer aussi une certaine propension à l'action, à être “proactif”, pour atteindre les clients, à les trouver. Il y a sans doute un changement de perspective : de la passivité des outils tels que le téléphone ou le mail où l'on ne pouvait gérer qu'un seul contact à la fois, où on était "trouvé" par des clients plutôt qu’on les trouvait. On se dirige avec les médias sociaux à être extrêmement actifs : il faut “chercher”, “réaliser”, “être attentif”, “trouver”, “écouter” le client.

6. Modalités d’interactions et environnements hyper-personnels

6.1. Temps, espace et personnes inconnues

Les références d'espace et de temps se perdent : celui qui écrit, de l'autre côté de l'écran, peut être partout, et les tentatives de trouver où se trouve la personne derrière l’écran sont vaines, car il pourrait cacher son “Adresse IP”. Pablo se plaint d'ailleurs à ce sujet :

Avant j'ai travaillé uniquement avec l'Espagne, maintenant je ne sais pas où est le client : je sais seulement qu'il écrit dans ma langue. Maintenant, je dois travailler avec eux ! [Pablo, GMS, Espagne et Amérique Latine]

Cette ubiquité de l'internaute n'est pas seulement un problème géographique et de sécurité du web, c'est aussi une question de reconnaissance sociale et de réputation, qui devient alors une réputation en ligne. Comme l'explique Laurent sur les changements entre l'ère du téléphone et l'ère des médias sociaux :

Quand tu es au téléphone, tu peux entendre “Ah, peut-être, je suis désolé je me suis trompé !”. Mais quand tu es face à Twitter, ton interlocuteur peut être à n'importe quel endroit du web, mais la conversation sera publique et le restera toujours. Donc, si tu écris quelque chose qui est incorrect, tu peux avoir une centaine de personnes qui te disent : “Oh non ! Oh, ce n'est pas correct : c'est pas bien !” [Laurent, GMS, France]

Ici, c'est la “mémoire du web” qui conserve toutes les traces que nous laissons dans notre vie numérique. Le message est conservé, il est, en fait, comme une trace dans le sable que la mer ne peut pas effacer. Des traces peuvent peu à peu se transformer en problèmes de réputation professionnelle, laquelle se joue tous les jours en ligne. Il ne s'agit pas, alors, d'avoir des interactions avec une personne seule, de répondre aux besoins d'un seul sujet, mais le sujet devient une multitude d'inconnus et d'anonymes en attente de contenus pour leur utilisation.

Tu dois réagir rapidement, tu dois faire attention à la façon d'écrire les réponses pour éviter les interprétations erronées de ce que tu voudrais dire à une partie du monde : c'est autre chose ! [Aurélie, GMS, France]
Nous devons répondre à des questions qui ne sont pas toujours techniques, de sorte que nous sommes vraiment proches du marketing avec la prévente, et nous devons être prudents, car ce ne sont pas des compétences que nous possédons. [Luigi, GMS, Italie]

6.2. D’une présence en équipe à une autonomie professionnelle

Les GMS, tout au long de leurs activités professionnelles, collaborent étroitement avec les techniciens/informaticiens pour résoudre des problèmes de nature technique ou pour construire ensemble des contenus à proposer et à publier successivement sur les plates-formes sociales. En travaillant en étroite collaboration, une hybridation se crée où on apprend à faire ses propres schémas conceptuels de l'autre. Il peut donc arriver que le GMS réponde à la clientèle sur une question technique, mais plus rarement, il peut arriver que l'informaticien possède les compétences nécessaires pour répondre aux questions, relatives au contenu de la discussion du générique ou centrées sur des arguments moins techniques.

Note de bas de page 4 :

L'intelligence collective est "une intelligence distribuée partout, constamment améliorée, coordonnée en temps réel, ce qui conduit à une mobilisation effective de compétences. [...] La base et le but de l'intelligence collective sont la reconnaissance et l'enrichissement mutuel des personnes, et non pas le culte d'une communauté fétichiste” (Levy 1994 : 34).

Note de bas de page 5 :

“L'ingénierie de liaison sociale est l'art de faire vivre, ensemble, intelligent, et d'exploiter au maximum la diversité des qualités humaines” (Levy 1994 : 43).

Il est clair que les statuts de community manager, ou de content manager, de social analyst fusionnent dans la figure du GMS. Cela permet à ce dernier de conquérir son “autonomie professionnelle” (Dubar, Tripier, Boussard 2011 : 275). Cette autonomie devient de l'auto-légitimation dans un environnement beaucoup plus grand, qui est le réseau. Le groupe professionnel n'est plus un groupe, mais devient une communauté de pratique (Lave & Wenger 2008) numérique mondiale. Le professionnel ne s'identifie plus dans une catégorie, dans un ordre, mais par le biais de son réseau de relations sociales et il devient lui-même la référence principale pour son action professionnelle. Ce dernier n'est pas destiné à la reconnaissance sociale tout court dans le contexte d'une corporation, mais à alimenter et augmenter une sorte de projet commun global : ce que Pierre Lévy appelle l'intelligence collective4 (Levy 1994 : 34) dans une opération d'ingénierie des liens sociaux5 (Levy 1994 : 43). Augmenter l'intelligence collective avec sa propre contribution est équivalent à augmenter des flux d'informations (Castells 1996 : 437) qui restituent des opportunités et une intelligence augmentée pour passer dans des pratiques professionnelles quotidiennes. Il s'avère, d'une certaine façon, que le rêve des néolibéraux, qui est l’absence de conflit social et de batailles interprofessionnelles, se met en place : l'espace de négociation est réduit, et, avec lui, sont réduits les acteurs/actants qui participent. Le GMS a toutes les caractéristiques pour être nommé un professionnel, mais il ne l'est pas, parce qu'il lui manque cette avant-scène, cette arène où on se fait connaître, on combat, on s'affirme pour être reconnu. Tout cela conduit à un processus d'atomisation du parcours professionnel et le véritable interlocuteur, avec lequel interagit le GMS devient l'écran et l'interface culturelle est le non-humain.

6.3. L’engagement dans des environnements hyper-personnels

Voici une situation où l'opérateur s'adresse directement à l'utilisateur par message privé en mobilisant le tutoiement :

Bonjour, je suis X de [...] et j'ai vu que tu as une question pour nous, si tu veux, nous pouvons en parler. Si tu as envie de m'envoyer un message privé et ton numéro de série, de sorte que j'ai ta fiche d'informations, ton produit, la configuration, et je peux te donner des réponses, éventuellement ouvrir un ticket d'intervention, si tu as besoin de nous, nous t'envoyons un technicien à la maison [Franco, GMS, Italie].

Note de bas de page 6 :

Les GMS sont tenus par la société d'utiliser leurs profils personnels sur les médias sociaux pour des raisons professionnelles. Par exemple, sur les profils Twitter, sous la photo de profil il y a une bande, généralement orange, sur laquelle est écrit le nom de l’entreprise. Il est clair que l'intention de la société est de s'engager dans la vie de ses employés afin de s'assurer qu'ils sont toujours présents pour ceux qui travaillent, et c'est leur devoir et leur rôle. Il y a une intrusion dans la vie de tous les jours en ligne, de la part de l'entreprise qui viole et manipule en sa faveur l'identité numérique des GMS : ces derniers perdent une partie, sinon la totalité, de leur “souveraineté informatique” sur les médias sociaux au profit du travail. On se conforme ici à une image de l’entreprise comme un Léviathan hobbesien qui dévore peu à peu des morceaux de la souveraineté du peuple.

Les opérateurs effectuent ces tâches sur leur journée de travail, et sont directement présents sur les pages, par le biais de leur profil personnel6 sur les médias sociaux. Ils peuvent être aussi contactés directement sur la page de contacts de l’entreprise.

Pour contacter le client directement sur le forum, si c'est une chose publique, disons, il n'y a pas de service tag à voir ou des noms ; sinon, si ça continue très longtemps, nous déplaçons la conversation sur la messagerie privée et de là nous le contactons. Cependant, nous avons tendance à toujours résoudre les problèmes dans le forum, de sorte qu'elle peut être adaptée pour d'autres personnes, et donc partagée dans d'autres environnements. [Luigi, GMS, Italie]

À cet égard, interroger les activités professionnelles des GMS dans leur environnement de travail implique également de s'intéresser à leurs “productions discursives” qui se trouvent, comme on l'a vu, au centre de leur propre activité professionnelle :

Qu’elle soit orale ou écrite, qu’elle constitue le cœur de l’activité ou l’une de ses composantes interstitielles voire périphériques, la pratique du langage sur les lieux de travail constitue une réalité empirique aujourd’hui largement reconnue (Filliettaz & Bronckart 2005 : 5).

L'intérêt d'analyser ces productions discursives et plurisémiotiques est donc double : il s'agit, premièrement, d'expliciter comment nous nous inscrivons dans la tradition des travaux français et anglo-saxons qui ont examiné la problématique de l'imbrication entre langage et travail (Drew & Heritage 1992 ; Boutet 1995 ; Grosjean & Lacoste 1999 ; Sarangi & Roberts 1999 ; Borzeix 2001).

Pour leur part, Filliettaz et Bronckart (2005) défendent l'idée de donner une place importante au contexte dans une approche praxéologique et de s’intéresser aussi bien aux situations de travail, aux actions et qu’aux discours (Filliettaz & Bronckart 2005 : 7).

D'un point de vue discursif, l'intérêt est de :

[…] Travailler les productions technolangagières et technodiscursives et par conséquent d’observer des configurations technolangagières ou discursives c’est-à-dire des productions discursives dans leur environnement et leur nature technologique (Paveau 2012d).

La dernière section du présent article se concentre ainsi sur les productions technodiscursives sur les réseaux sociaux, en particulier sur Twitter, sur lequel la multinationale étudiée a l'intérêt de marquer sa présence. Comme le souligne Domenget (2013) :

[…] Twitter s’est révélé être particulièrement adapté pour répondre à leurs attentes, en tant que média de diffusion d’informations auprès d’une audience ; canal de communication et d’échange direct avec les clients pour le compte d’une entreprise ; outil d’échange entre pairs ou encore support de présentation de soi, dans une visée de définition d’une identité professionnelle. Dans ces différentes configurations de Twitter, la visibilité de la présence, des actions, des échanges est devenue un enjeu professionnel […] (Domenget 2013 : 179).

Nous avons ainsi privilégié Twitter pour son innovation et ce que cela a impliqué à un niveau linguistique : "contraindre" l'émetteur à produire et construire son discours en 140 caractères, contrainte qui a des conséquences sur le discours des GMS et qui nous a semblé intéressante pour la présente analyse, comme on le montrera ci-dessous. Durant les entretiens et l'observation des réunions, nous avons observé que l'utilisation de tel contenu avec les clients est mis continuellement en discussion : tant dans l’interaction avec les clients que dans leurs usages dans les pratiques de travail. La production d’écrits sur les réseaux sociaux implique pour les GMS de considérer dans la pratique de travail les traits technodicursifs du genre ou de l’écriture (twittécriture) (Paveau, 2012d) ; comme, par exemple, l'obligation des 140 caractères pour Twitter, les transgressions grammaticales, les adaptations typographiques et enfin

la délinéarisation de l’énoncé : par insertion de liens, de hashtags, d’énonciateurs/interlocuteurs multiples, les trois étant cliquables ; il s’agit donc d’une double délinéarisation, syntagmatique et hypertextuelle, visible sur l’écran puisque tout ce qui est cliquable apparaît en couleur (Paveau 2012d).

On questionne aussi la “performativité du langage” (Austin 1975) sur le poste de travail (Boutet 2010), en particulier quand la part langagière du travail a tendance à devenir importante, notamment avec l’intégration des technologies (Filliettaz & Bronckart 2005), et plus spécifiquement quand celle-ci comporte une importante “scriptularité” (Austin 1975) des pratiques. L’exemple analysé présente une modalité de réalisation collective (a priori) des activités d’aide ou plus particulièrement de gestion des différentes requêtes.

Figure 2. Tweet 7 : Médiations

Figure 2. Tweet 7 : Médiations

Traduction

  1. Excusez-moi mais j’ai quelques problèmes. Notebook Precision M4500, freeze et images sur la vidéo corrompue. Matr 2W8W1Q1. NV Quadro. FX1800M

  2. Je te mets en contact avec nos collègues de @aiutaxpro qui peuvent t’aider sur la workstation.

  3. @aiutaxpro ok, merci

  4. Bonjour Mauro, comment je peux t’être utile

  5. @aiutaxpro j’ai un precision m4500 qui se bloque parfois. L’image se corrompt

La désignation du destinataire (@[...]Aiuta) :

  • La désignation du destinataire (@[...]Aiuta) ;

  • Un atténuateur (Scusate) à la seconde personne du pluriel. Cet emploi rend notable au chercheur la projection d’un collectif par le client derrière le compte [...]Aiuta ;

  • La référence au problème technique de l'ordinateur en question ;

  • La référence (matricule) du produit acheté qui semble être (ou en tout cas, être interprété comme tel par le GMS) une assurance “Pro”.

La réponse du GMS est intéressante ; en plus du destinataire, qui est inséré dans une, de manière automatique par le biais de l'activation de la fonction “réponse” ; le GMS mobilise la deuxième personne du singulier (je te mets) et une sorte de transfert, une référence à un autre service de profil [...] : @[...]AiutaPro. Cette étape comprend à la fois la mention du destinataire, et est à la fois le performatif de l'action “je te mets en contact” : ici et maintenant (hic et nunc).

Enfin, il convient de noter quelque chose d'important. Andrea, parce qu'il s'occupe du compte [...]Aiuta, prend ce nom quand il poste des réponses à l'utilisateur et ici, fait référence à un autre profil [...] : [...]AiutaPro, l'utilisateur considére alors deux destinataires différenciés dans sa réponse : “@[...]Aiuta @[...]AiutaPro ok merci”. Ensuite, on peut lire le tweet de [...]AiutaPro : “@FrancoCapra Bonjour Franco, comment puis-je être utile ? Andrea”. La signature qui clôture ici ce tweet est celle d’Andrea, mais ce n'est pas un autre Andrea, comme on pourrait se l'imaginer, et comme il serait logique de le penser, mais le même Andrea qui a répondu précédemment à l'utilisateur [...]Aiuta. En effet, un seul Andrea travaille dans le groupe de travail sur les médias sociaux de l’entreprise. Au cours de son entretien, de fait, Andrea admet :

Oui, je m'occupe surtout de la partie Consumer, mais j'ai aussi accès aux comptes [...]AiutaPro pour l’Italie, comme les autres collègues ont accès aux comptes Consumer. Et donc, quand il faut qu'on se couvre entre nous, il n'y a pas de problèmes, je peux remplacer Luigi sur les comptes Entreprise pour un jour et Luigi peut faire la même chose pour moi. [Andrea, GMS, Italie]

Le problème est de comprendre pourquoi Andrea, travaillant à l'époque sur les deux comptes ([...]Aiuta [...]AiutaPro), comme cela ressort dans la situation, aurait proposé au client de communiquer avec le compte Pro même en sachant que, à l'époque, le Pro était lui-même ? Cela pourrait être une dissonance cognitive (Festinger 1957). En réalité, il s’agit d’une volonté de laisser une trace des statistiques sur le nombre et le type d’interaction des différents profils Twitter : [...]Aiuta et [...]AiutaPro. Le client n’est pas toujours au courant de la différence et contacte le premier profil qui lui semble adapté à ses exigences et besoins personnels. Dans ce cas, cependant, le GMS redirige le client avec une modalité particulière vers le compte Pro. On soutient que cette pratique n’est pas a priori orthodoxe, notamment parce qu’on ne comprend pas, dans ce cas, la raison pour laquelle l’opérateur signe à deux reprises avec le nom Andrea (révélant ainsi son identité, au moins aux yeux du chercheur, qui possède plus d’éléments de compréhension que le client) au lieu de signer avec un pseudonyme ou le nom d’un collègue qui travaille habituellement sur les comptes Pro, de manière à dissimuler la double présence du même opérateur sur deux comptes différents. L’analyse de ce dernier tweet est révélatrice du fait que les pratiques des GMS ne sont pas encore codifiées ni stabilisées. Ceci est relatif, de manière spéciale, aux continuelles mutations dans les médias sociaux, et, dans un second temps, à l’interprétation et à l’usage que l’entreprise en question fait des médias sociaux.

7. Conclusion

Ce travail de recherche porte principalement sur les mutations des pratiques professionnelles des travailleurs d’un groupe de travail dans une multinationale américaine de TIC, induite par les technologies numériques de l'information et de la communication. Au cours de la recherche, nous avons essayé de développer une description dynamique et pratique de la quotidienneté des travailleurs/opérateurs observés dans des environnements technologiquement denses (Bruni 2005 ; Bruni & Gherardi 2007), qui vivent habituellement au cours de leur activité de travail. Le “récit” de ces environnements de travail a favorisé la compréhension du fonctionnement de l'infrastructure technologique (Gherardi 2007) du groupe de travail qui gère la présence de ces multinationales de l'entreprise sur les médias sociaux. Nous avons observé que cette infrastructure technologique diffère complètement de celles observées dans les années 1990 par de nombreux chercheurs (Joseph 1994 ; Heath et Luff 1992 ; Suchman 1997, 2007 ; Star 1999 ; Grosjean 2004). Cette différence se traduit par un changement dans l'approche anthropologique et sociale qui est mise en évidence dans la façon de travailler et dans la façon de s'auto-représenter au travail.

Les nouvelles professions ont comme dénominateur commun la nécessité de s'établir de manière stable avec les autres, dans la plupart des cas à travers une interface culturelle : l'objet et le contenu de ces métiers concernent toujours des territoires et des communautés d'individus qui, d'une part, recherchent des réponses à leurs besoins et leurs désirs dans des environnements éducatifs et, d’autre part, dans des espaces virtuels “spectacularisés” qui désignent leur visibilité (Cardon 2008) pour expérimenter et vivre à travers des expériences partagées.

Le professionnel du XXIe siècle est un hyper-professionnel : “l'acteur/auteur de sa vie professionnelle” (Wittorski 2009 : 781-792). Il fait toujours plus partie du processus de professionnalisation qui, dans l'intervalle, devient de plus en plus individualisé, intime. L’hyper-professionnel se déplace à travers la vitrine des médias sociaux : il montre sa souplesse “techno-culturelle” à travers un blog qui, plus qu'un journal, représente une carte de visite, une participation à des communautés virtuelles, de professionnel de LinkedIn et Viadeo ; mise à jour en permanence de leurs profils Twitter et Facebook pour envoyer des notifications aux contacts qui sont, en réalité, de véritables signaux de fumée pour les clients. La professionnalisation, par conséquent, est de plus en plus indépendante des groupes professionnels. La visibilité sur les médias sociaux devient donc un trait distinctif de l’hyper-professionnel : le lieu principal où construire son identité professionnelle.