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Interactions sociales et régulation comportementale des enfants avec TSA (Troubles du Spectre Autistique) face aux tablettes tactiles

Cendrine Mercier 
et Gaëlle Lefer Sauvage 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.2718

A l’ère de la révolution du numérique, depuis l’an 2000, l'utilisation des tablettes tactiles auprès de personnes atteintes d’autisme croît, car elles favorisent la communication et les interactions sociales chez les enfants avec TSA. Cet article étudie la manière dont ces enfants interagissent avec une tablette tactile, lors de l’utilisation d’une application spécifique, nommée çATED. Trois enfants avec TSA, âgés entre 7 et 9 ans, sont filmés et suivis longitudinalement pendant un an. Les analyses qualitatives et quantitatives révèlent que les différents indicateurs évaluant la régulation comportementale (pointage, suivi du regard) présentent une augmentation au fil du temps. Des pistes de recherches développementales sur l’autisme, et intégratives, impliquant la formation des professionnels dans l’accompagnement de tutelle, sont proposées en conclusion.

Thanks to the technology revolution, using IPad for Autism Spectrum Disorders (ASDs) increased. This phenomenon can be explained by communication and social interaction effects. The purpose of the study was to identify the advantages and challenges to using çATED application for ASD children. Three ASD children, with 7th to 9th years old, were followed for one year. Social and regulated behaviors were observed. Results were mixed for quantitative and qualitative analyses, and indicated an increase during one year in all social indicators (joint attention, checking, etc.). The implications of these findings for developmental accounts of autism, and for professionals’ formation, are discussed.

Sommaire

Texte intégral

1. Introduction

L’altération de la communication des enfants avec TSA est un enjeu social et scientifique fondamental (Rogé, 2004). Les nouvelles technologies, et notamment, les tablettes tactiles, apparaissent comme des outils pertinents dans l’accompagnement de ce public à besoins éducatifs particuliers : les questions de recherches souvent évoquées concernent la place des objets technologiques dans le développement de la communication sociale et l’acquisition du langage des enfants avec TSA (Nouf et al., 2014).

Actuellement, par rapport aux enfants avec autisme, on attribue à l’usage des tablettes tactiles des qualités de médiation dans les apprentissages dans le sens où il participe à l’augmentation des échanges sociaux entre pairs mais aussi entre les enfants et les adultes (Mercier et Guffoy, 2015). Les deux chercheuses susmentionnées expliquent également que l’usage des tablettes amène les professionnels à modifier leurs pratiques. On sait aussi que l’accompagnement des professionnels à l’usage des tablettes tactiles auprès des enfants avec TSA est nécessaire pour stimuler la créativité des jeunes, les inciter à se mettre au travail, faciliter l'autocorrection, le travail seul, et déclencher plus facilement la communication orale et écrite (Heitz, 2015 ; Lorah et al., 2015). Dans ce cadre, les premières données de la littérature scientifique confirment l’intérêt des revendications émanant du terrain qui encouragent l’usage de la tablette dans l'autonomisation des enfants avec TSA en classe, et dans l’apprentissage (Guillot et al., 2013).

Les manifestations des troubles autistiques (stéréotypies, accès au langage, attention aux détails, etc.) s’expliquent notamment sur un plan cognitif, par des déficits de mentalisation expliqués par la « théorie de l’esprit », qui permet de se représenter les pensées, émotions et intentions d’autrui (Godefroy et al., 2008). Les recherches conséquentes dans la littérature scientifique donnent lieu à un ensemble de recherches-actions qui ont pour objet de stimuler certaines caractéristiques de la communication et de la régulation comportementale, pour en étudier les effets sur l’apprentissage ou encore la santé (Bishop et al., 2013 ; Stein et al., 2014).

De plus, des recherches mettent en lumière l’implication que peut avoir la théorie de cohérence centrale (Frith, 1989) dans le traitement perceptif des stimuli par les personnes avec TSA. Ce processus renvoie à un déséquilibre spécifique dans l’intégration des informations. Les personnes avec autisme sont alors en possession d’un ensemble complexe d’informations isolées et ne peuvent pas les regrouper pour former une seule information (ex : les différents traits de visage qui forment une expression). Ils seraient donc sujets à une « faible cohérence centrale » (Hill et Frith, 2003) et ne pourraient pas avoir accès à une mentalisation opérante. Le monde est alors vu d’une façon fragmentée et l’analyse de leur environnement devient difficile, voire impossible pour eux. De plus, la recherche perpétuelle de routines ou de rituels est le fruit de cette incapacité à traiter l’environnement de façon globale ce qui rend les changements d’autant plus compliqués.

Cette théorie est couramment associée à la théorie de l’esprit (Jarrold et al., 2000) qui est une aptitude cognitive impliquée dans les interactions sociales. Cette théorie permettant de comprendre les déficits cognitifs chez les enfants avec autisme a rapidement été relayée par différents auteurs (Gattegno, Ionescu, Malvy, & Adrien, 1999 ; Poirier, 1998). Ainsi, le déficit cognitif au travers de la théorie de l’esprit pourrait expliquer en partie les troubles rencontrés dans certains apprentissages qui sollicitent l’imitation (Nadel, 2016), le jeu de simulation, le pointage proto-déclaratif, l’attention conjointe, l’intérêt social et le jeu social (Baron-Cohen et al., 1992). Elle intervient dans l’utilisation du pointage du doigt, un prérequis au développement langagier (Leroy et Lenfant, 2011, p. 17). De plus, Girardot, De Martino, Rey, et Poinso (2009) démontrent qu’il existe une corrélation positive entre l’imitation et l’attention conjointe chez les enfants avec autisme. En effet, comme le souligne Leroy et Lenfant (2011), certaines situations d’imitation nécessitent des capacités d’attention conjointe, et l’imitation est en lien avec les capacités relationnelles. De ce fait, le développement de ces capacités est, selon ces auteurs, important pour que l’enfant puisse expérimenter le plaisir d’être à deux, de faire ensemble.

A partir du cadre général de la théorie de l’esprit (et des sous-mécanismes inhérents à la théorie de l’esprit tels que l’attention conjointe et l’imitation), on considère la régulation comportementale comme un ensemble de processus qui fait référence aux « compétences émotionnelles et sociales qui régulent les relations inter-individuelles et permettent d’expliquer les comportements de l’homme dans sa vie personnelle et en groupe » (Godefroy et al., 2008, p. 123). La régulation comportementale implique alors une communication sociale qui suppose une adaptation/modification du comportement dans une relation (entre personnes et/ou avec un objet), sous-tendue par un même but partagé, et qui repose alors sur un système d’inférences des émotions et cognitions d’autrui.

2. Méthodes de communication des personnes avec des Troubles du Spectre Autistique

Les travaux scientifiques qui s’intéressent aux usages des nouvelles technologies auprès de personnes avec TSA dans les situations d’apprentissage restent encore trop peu nombreux. De plus, la plupart des recherches mises en place auprès de personnes avec TSA (Garnier, 2016 ; Gonnon, 2015) manquent de standardisation : elles sont effectuées sur un faible nombre de sujets, de par la spécificité de la pathologie (qui regroupe un spectre de troubles, avec des niveaux d’atteintes très variables d’une personne à l’autre) ; elles ont des objectifs diversifiés et n’envisagent pas l’usage des tablettes pour les mêmes raisons (compensation, stimulation, remédiation, accessibilité, assistance). Toutefois, les résultats de ces recherches donnent des tendances quant à la manière d’utiliser les tablettes et aux implications sur le développement de la personne avec TSA.

Par rapport à l’interface tactile spécifiquement, Amar et ses collaborateurs (2012) évoquent plusieurs avantages : le tactile implique moins d’efforts cognitifs et moteurs, il peut être partagé par plusieurs utilisateurs du fait de sa malléabilité, et favorise ainsi les échanges sociaux et l’acquisition des savoirs. Dès lors, ces derniers souhaitent évaluer la collaboration entre les sujets à travers des indicateurs verbaux et non verbaux du comportement social. Les résultats de la personne avec TSA montrent que le nombre de comportements est plus élevé lors de la réalisation du tangram en bois que par rapport à la réalisation du tangram sur l’Ipad (53.59 % versus 46.48 %). Les comportements considérés comme négatifs (évitement, lassitude, interaction négative) sont absents sur l’Ipad, et ceux considérés comme positifs (interaction positive) sont légèrement plus présents sur l’Ipad (28.4 %) comparés aux nombres de comportements positifs sur le support classique (23.9 %). Pour conclure, les chercheurs notent que les comportements d’interaction positive via la tablette n’augmentent pas significativement par rapport au support en bois, mais ils sont associés à une baisse significative de comportements négatifs.

On sait que l’usage de l’Ipad améliore la quantité de communication des enfants avec TSA (Xin et Leonard, 2015). Bien que les résultats ne concernent que des données descriptives, les tendances observées vont dans le sens d’une amélioration générale de chacun des indicateurs, pour chaque enfant, dans chacun des contextes. Les chercheuses notent toutefois que l’initiation de la communication est plus difficile pour ces enfants que la réponse à une question.

3. Problématique et méthodologie

Questionner la régulation comportementale des jeunes avec TSA revient alors à tenir compte d’un ensemble d’indicateurs mis en valeur par l’observation clinique dans le cadre de la théorie de l’esprit (geste/pointage pour donner un objet ou pour toucher la tablette, regard mutuel ou unidirectionnel et/ou contact physique avec l’adulte). Les recherches sur la théorie de l’esprit auprès des enfants avec TSA sont conséquentes (Jarrold et al., 2008 ; Leroy et Lenfant, 2011).

Parallèlement, le développement des outils numériques amène à requestionner la place de la régulation comportementale dans une relation de l’enfant avec un adulte et un objet numérique. En effet, plusieurs recherches-actions (Amar et al., 2012 ; Xin et Leonard, 2015) réalisées auprès des personnes avec TSA sur la communication sociale vont dans le sens d’une amélioration à court terme (2 mois) de leur communication via les tablettes tactiles, comme nous l’avons détaillé plus haut. Toutefois, elles ne permettent pas de saisir dans le détail les processus développementaux qui favorisent cette communication, tels que décrits par la théorie de l’esprit, notamment la régulation comportementale, et sont aussi limitées méthodologiquement, de par le manque de suivi longitudinal.

Cette recherche, menée auprès d’enfants avec TSA pendant une année, étudie l’impact d’un dispositif expérimental sur tablettes tactiles et identifie l’évolution des capacités de régulation sociale des enfants. Des films sur les enfants en situation d’interaction avec la tablette et avec les professionnels de l’Institut Médico-Educatif (IME), et des entretiens semi-directifs avec ces derniers, permettront de croiser les résultats des analyses quantitatives et qualitatives afin de mieux évaluer l’évolution de la régulation comportementale des enfants. De plus, cette dernière tiendra compte d’un ensemble d’indicateurs mis en valeur par la théorie de l’esprit et complétés par Frith (2010) sur l’attention conjointe (suivi de regard, jeu avec le professionnel, geste et/ou pointage dans l’intention de donner un objet ou de toucher la tablette, regard mutuel ou unidirectionnel, contact physique avec l’adulte), pour mieux identifier les processus développementaux utilisés par l’usage de la tablette.

3.1. Population

Le travail de recherche s'effectue sur une année auprès de trois enfants avec TSA accueillis dans un IME situé dans l'ouest de la France, et provenant en majorité de zones rurales. Pour des raisons d'anonymat et de déontologie, nous présenterons une anamnèse succincte relative à chaque enfant nommé E1, E2, E3.

E1 est un garçon de 7 ans avec TSA. Il n’est pas scolarisé en classe ordinaire et est non-verbal. Ses parents et les professionnels expliquent qu'il a des difficultés de concentration et de disponibilité cognitive pour presque toutes les activités pédagogiques proposées. De plus, il ne reste pas physiquement longtemps (moins d'une minute) à table, que ce soit pour manger ou pour une activité d’apprentissage.

Note de bas de page 1 :

Oreille droite avec une Surdité moyenne : de 40 à 69 dB de perte auditive et Oreille gauche avec une Surdité sévère : de 70 à 89 dB de perte auditive.

E2 est un garçon de 9 ans avec TSA et présentant une surdité moyenne et sévère1. Il n’est pas scolarisé en classe ordinaire. Il est non-verbal et est familiarisé avec la Langue des Signes Française (LSF). Les parents et les professionnels s’accordent pour dire qu’il rencontre des difficultés pour gérer l’attente pendant et entre les activités.

E3 est un garçon de 9 ans porteur de la trisomie 21 avec des traits autistiques. Il n’est pas scolarisé en classe ordinaire. Il est non-verbal et les adultes qui l’entourent expliquent qu'il a des difficultés à gérer les transitions et les changements d’activités.

Trois professionnels expérimentés (une femme et deux hommes) de l'IME collaborent à cette étude. La première professionnelle est monitrice éducatrice (depuis 12 ans) et travaille dans l'IME depuis 10 ans. Le second professionnel était moniteur éducateur pendant 12 ans avant de devenir éducateur spécialisé (pendant 12 ans). Il travaille à l’IME depuis deux ans. Le troisième professionnel est moniteur éducateur (depuis 14 ans) et a également un brevet d’éducateur sportif. Il travaille à l’IME depuis 18 ans. Seul ce dernier explique être à l’aise avec les tablettes tactiles.

3.2 Outils et procédure

Neuf séances réalisées sur une année sont analysées, et relatives aux mêmes dates de passation pour les trois enfants.

Les séances avec les professionnels et les enfants de l'IME, d'une demi-heure environ, sont filmées. Les conditions d'expérimentation propices à l’introduction d'une tablette en atelier, et notamment d'une application, sont contrôlées. Les ateliers de jeux variés (Lego, puzzle, jeu de société) ont été sélectionnés car les professionnels avaient une prise en charge exclusive et individuelle avec l’enfant.

Afin d'étudier l'évolution temporelle, deux périodes sont contrôlées, de par le changement expérimental provoqué par l’utilisation de la tablette :

  • P1 correspond à la période de janvier 2015 à mars 2015 (trois récoltes de données ; janvier, février et mars). Lors de ces trois mois, la tablette est exclusivement utilisée au sein de l’IME ;

  • P2 correspond à la période d’avril 2015 à octobre 2015 (cinq récoltes de données ; avril, mai, juillet, septembre et octobre). Durant ces cinq mois, la tablette circule entre l’IME et le domicile des enfants.

L’application « çATED » a été sélectionnée dans le cadre de cette recherche car elle a été construite par une équipe d'enseignants-chercheurs français, spécifiquement auprès d’enfants avec autisme, d'âge identique aux enfants de cette recherche (Guffroy et al., 2015). En sus, elle est gratuite et disponible en langue française. Elle permet de construire un agenda numérique individualisé pour chaque enfant, en fonction de ses besoins. Les professionnels créent les ateliers pour chaque enfant (par exemple, l'atelier peinture de 9h à 9h30, puis l'atelier jeux de 9h30 à 10h15, etc.), avec des photographies personnalisées et un temps donné pour chaque activité, représenté par un time timer® virtuel. L'application est alors programmée sur chaque séance de recherche mais peut être modifiée au fil du temps en fonction des besoins des professionnels.

Les vidéos ont été codées à l’aide du logiciel ELAN® afin de mesurer la durée d’apparition de chaque indicateur (ex : pointer du doigt la tablette, jouer avec le professionnel, regarder le professionnel, geste pour donner un objet ou pour toucher la tablette, d’un regard mutuel ou unidirectionnel, contact physique avec l’adulte) nécessaire pour évaluer l’évolution de la durée de la régulation comportementale pour chaque sujet.

L’analyse des données se base sur une méthodologie de cas unique à travers l’utilisation du test statistique Tau-U qui permet de comparer des lots de données chez un seul et même sujet (Parker et al., 2011). Le Tau-U permet d’avoir une ligne de base (P1) de la régulation comportementale de l’enfant avec la tablette et le professionnel, puis de comparer les résultats de P2 de l’enfant par rapport à ces mêmes données.

Cette analyse quantitative s’accompagne alors d’une analyse qualitative du comportement de l’enfant en situation d’interaction avec l’application çATED. Des comportements interactifs nouveaux pourront alors enrichir les analyses quantitatives précédentes.

3.3 Variables

Comportements de régulation comportementale observables qualitativement : pointer du doigt la tablette, jouer avec le professionnel, regarder le professionnel, geste en vue de donner un objet ou de toucher la tablette, regard mutuel ou unidirectionnel, contact physique avec l’adulte.

D’autres comportements pourront être pris en compte, sur le plan qualitatif, et feront référence à la définition de la régulation comportementale mentionnée auparavant.

A partir des comportements précisés par la littérature scientifique (pointer du doigt la tablette, jouer avec le professionnel, regarder le professionnel, geste en vue de donner un objet ou de toucher la tablette, regard mutuel ou unidirectionnel, contact physique avec l’adulte), on calcule les durées (en secondes) relatives aux régulations comportementales, relevées à partir de chaque vidéo et pour chaque enfant de la cohorte.

Trois temps d’évaluation des durées sont considérés par le Tau-U :

  • a : on calcule la ligne de base (en moyenne) des trois durées relatives aux régulations comportementales de la phase 1 ;

  • b : on calcule la moyenne des cinq durées relatives aux régulations comportementales de la phase 2 ;

  • c : on compare les données de la phase 1 (ligne de base) avec celles de la phase 2 à l’aide du test statistique.

La différence significative entre les deux temps d’évaluation sera mise en valeur.

4. Résultats

4.1. Analyse des bandes-vidéo réalisées au cours des ateliers filmés

Le tableau 1 représente l’ensemble des résultats relatifs à l’analyse descriptive des données récoltées pour la dimension étudiée et ceci pour chaque enfant (E1, E2 et E3). Il indique la durée moyenne en secondes qui est associée à l’intervalle de données (valeur minimale et valeur maximale) pour les phases 1 et 2. Par exemple, au cours de la phase 1, E1 communique sur une durée de 2 secondes en moyenne et l’intervalle correspondant à cette phase est le suivant [0-7].

Tableau 1. Durée moyenne et intervalles des données en lien avec les régulations comportementales pour chaque enfant

Usage P1

Usage P2

Enfant

M (sec)

Intervalle (sec)

M (sec)

Intervalle (sec)

E1

2

0-7

41

6-83

E2

38

29-52

23

5-53

E3

159

116-236

318

241-401

Les résultats descriptifs permettent de mettre en valeur la grande variabilité de la régulation comportementale, les enfants E1 et E3 ayant des scores de départ éclectiques (moyennes comprises entre 2 et 159). Les données en P2 présentent, pour E1 et E3 une amélioration des moyennes pour chaque enfant. E2, quant à lui, a produit relativement moins de comportements interactifs ou communicationnels.

Le tableau 2 propose un résumé des données obtenues à la suite d’un test Tau-U effectué sur les deux jeux de données (P1 et P2), et ce, pour chaque enfant.

Tableau 2. Valeur de l’effet Tau-U en fonction de chaque enfant

Enfant

E1

E2

E3

Tau-U

0.73 NS

-0.13 NS

1.20*

p

0.1011

0.7756

0.0073

90 % IC

[-0.002, 4.47]

[-0.87, 0.60]

[0.06, 1.54]

Note de bas de page 2 :

« L'intervalle de confiance fournit une gamme de valeurs qui représentent nos meilleures estimations de la valeur de la population » (Gordon, 2012, p. 178).

IC = Intervalle de Confiance2 ; *p ≤ 0.05 ; NS = non significatif

Les résultats de l’analyse statistique mentionnée dans le tableau ci-dessus pour les données relatives à E1 et à E2, ne permettent pas de conclure à l’existence d’une différence significative entre la phase 1 et 2 (p > 0.05). Les résultats de E3 présentent une différence significative (p < 0.05) entre la phase 1 (X = 159) et la phase 2 (X = 318) d’évaluation. Malgré les analyses descriptives précédentes (tableau 1), ces premiers résultats amènent à considérer que la régulation comportementale évolue peu au cours du temps pour les enfants avec autisme via l’usage de la tablette, sauf pour l’enfant E3. Des analyses qualitatives complémentaires à partir d’entretiens semi-directifs avec les professionnels permettront d’affiner ces résultats et de mieux les comprendre.

4.2. Analyse des entretiens menés auprès des professionnels de l’IME

4.2.1. Favoriser l’attention conjointe en situation d’apprentissage

L’utilisation d’un support numérique dans la pratique du professionnel permet de solliciter l’attention de l’enfant vers une information spécifique (pictogramme ou photo). Selon P3, il est intéressant d’avoir un support qu’il faut regarder ensemble avec l’enfant. L’outil devient alors un support commun appartenant aux différents protagonistes et est utilisé par les deux acteurs de la dyade professionnel-enfant.

P3 : Ça peut être plus renforcé, parce que tu as un support et le support on va regarder le même, ça peut être intéressant… 

L’ensemble des professionnels relèvent un comportement spécifique de l’enfant lorsque la tablette tactile est présentée sous ses yeux : (P1) « Il regarde ». Le support numérique est progressivement intégré dans la pratique du professionnel afin d’apporter des informations factuelles sur le déroulement de la journée. Cette approche permet alors de solliciter l’attention conjointe de l’enfant dirigée vers l’outil de communication alternatif.

4.2.2. Favoriser le développement du pointage proto-déclaratif

L’approche pédagogique des professionnels dans cette étude amène les enfants à regarder et à pointer du doigt l’application çATED en situation d’apprentissage.

P1 : Il pointe… Il pointe la photo je trouve.

P3 : Souvent E2 pointe et euh… E3 pointe la bonne photo, parce qu’il y en trois, …

Dans son discours, P3 ajoute qu’E3 pointe sur la bonne photo proposée par l’application çATED « celle du milieu ». En effet, la photo du milieu correspond à l’activité en cours ce qui nous amène à souligner que l’enfant comprend pertinemment ce qui doit être fait et peut également le faire apparaître au travers d’un pointage proto-déclaratif à visée communicative. De la même façon, P1 souligne que l’enfant E1 est en mesure de pointer du doigt le bon pictogramme en cours et l’illustre par le fait que « d’ailleurs, il y a un endroit qui est beaucoup plus sale sur la tablette ». Il est sous-entendu dans cet extrait, que l’image du centre est beaucoup plus pointée du doigt que les deux autres images. Grâce au pointage proto-déclaratif, les professionnels sont en mesure de s’assurer que l’enfant a bien compris ce qu’il devait faire à un instant précis.

4.2.3. Des interactions via l’application qui permettent à l’enfant de communiquer

Au travers des retours faits par les professionnels, nous constatons que les enfants utilisent la tablette de différentes manières en fonction de leurs envies. P1 et P3 soulignent effectivement que E1 et E3 communiquent à travers leurs comportements autour de l’outil numérique. En effet, E1 réalise deux types de pointage proto-déclaratif. Un premier pointage lui permet de dire qu’il est en accord avec ce qui est à faire et le second lui permet de signifier qu’il ne souhaite pas réaliser la tâche.

P1 : « Quand il n’est pas content […] il pousse un peu. On sent un élan »

E3 manifeste son envie de réaliser l’activité en prenant la tablette dans ses mains et en allant se rendre à l’activité en question. Quand il ne veut pas réaliser la tâche proposée, il repousse la tablette.

L’ensemble de ces manifestations permettent une régulation comportementale dans les activités des enfants au quotidien. Le support numérique apparaît alors comme un agent qui fait tiers et qui permet de communiquer ses envies.

5. Discussions

L’application numérique est considérée par la majorité des professionnels comme un outil de médiation favorisant le travail pédagogique entre les enfants et les encadrants.

P1 : Moi je dirais plus que ça sert de médiateur.

P3 : Là, oui, ça peut faire objet de médiation, et euh… mais aussi transitionnel, un objet… qu’on emporte comme un petit… en tous les cas pour E3.

Ce statut d’objet de médiation ou de rôle de médiateur de l’application numérique permet de répondre aux besoins de l’enfant en situation éducative notamment, mais aussi dans le domaine médical de soins dentaires (Lorah et al., 2015), et particulièrement dans les situations difficiles où le langage verbal ne fait plus sens. La médiation est définie comme « l’ensemble des aides (personnes et instrumentales) mises à disposition de l’apprenant pour faciliter provisoirement son appropriation [d’un niveau de connaissances supérieures] et l’utilisation autonome ultérieure de celui-ci » (Rézeau, 2002, p. 190). En ce sens, les informations proposées à partir du support numérique font alors tiers dans la dyade professionnel-enfant, qui est en difficulté de communication.

P3 : Dès qu’on est en difficulté avec E3, moi je cours vers la tablette.

Le support favorise alors l’apport d’informations factuelles sur le déroulement de la journée sans bousculer l’enfant dans son évolution quotidienne. L’intégration du support numérique dans le quotidien des professionnels, auprès des enfants, favorise le renouvellement des pratiques pédagogiques représenté par l’utilisation de l’application çATED comme un outil de médiation. Cet outil de médiation vient soutenir et compléter l’accompagnement du professionnel en situation éducative.

6. Conclusion

Cette recherche longitudinale, menée auprès de 3 enfants avec TSA, avait pour objectif d’étudier l’impact d’un dispositif expérimental sur tablettes tactiles et d’observer l’évolution des capacités de régulation comportementale de ces enfants.

Bien que le nombre d’enfants rencontrés soit faible, l’originalité de sa méthodologie et l’ampleur du travail (étude longitudinale sur 1 année, analyses quantitatives des données des films des enfants en interaction avec la tablette, croisées avec des analyses qualitatives des entretiens semi-directifs avec les professionnels) restent deux points forts de cette recherche.

Les résultats montrent alors que les moyennes des comportements de régulation des enfants (E1 et E3) augmentent au cours du temps, bien que cette augmentation ne soit significative que pour un seul sujet (E3). Les résultats non significatifs de E1 et de E2 pourraient trouver une explication à partir du niveau d’expertise des professionnels et donc, dans le renouvellement des pratiques instrumentées. En effet, il s’avère que les professionnels P1 et P2 ne sont pas qualifiés « d’experts » au niveau de l’usage du numérique et donc, il pouvait être difficile pour eux d’intégrer l’application numérique dans leur accompagnement. P1, qui est accompagné d’une professionnelle experte, a trouvé le moyen d’intégrer progressivement dans sa pratique le support numérique. La présence d’une personne-ressource a permis à P1 de s’approprier l’application numérique et donc, de proposer un accompagnement pédagogique favorisant l’apparition de comportements de régulation de E1 au cours de l’année. L’application ne se suffit pas à elle-même. Les comportements de régulation apparaissent, si et seulement si le professionnel accède à un processus d’instrumentalisation de l’outil au sens de Rabardel (1995). Ainsi, P3 est considéré comme un utilisateur expert du numérique. Ce dernier a également pu proposer le support à E2 au cours des activités communes qu’il proposait à E3.

Les différents profils pourraient être une source explicative des possibles évolutions dans les comportements de régulation des enfants de cette cohorte. Un projet de recherche réalisé avec autant de professionnels « experts » et de professionnels « non-experts » pourrait permettre de confirmer les premiers résultats de notre étude. Nos travaux mettent en évidence que l’appropriation du support numérique par l’enfant dépend de l’accompagnement du professionnel qui, progressivement, propose la tablette à des moments opportuns pour le stimuler et lui signifier qu’il peut, au travers de cet outil de médiation, avoir accès à de nouveaux comportements de régulation favorisant la communication dans la dyade professionnel-enfant.

L’analyse des données récoltées dans les entretiens permet de soulever de nouveaux comportements de régulation chez les enfants enquêtés ici, comme l’attention conjointe, le pointage proto-déclaratif et la communication non-verbale. Le témoignage des professionnels via les entretiens semi-directifs nous amène à conclure que, de leur point de vue, l’utilisation de l’application çATED a des effets sur les comportements de régulation des jeunes. On observe alors que le développement de l’attention conjointe autour de l’application çATED, du pointage proto-déclaratif et d’une communication spécifique et adaptée, permet de signifier les envies des enfants. La centralisation des informations de planification dans l’application çATED favorise le traitement perceptif opérant des stimuli à l’écran permettant de réduire le déficit de cohérence centrale (Frith, 1989). Comme le souligne Plumet (2014), les pratiques communicatives des enfants avec TSA favorisent l’émergence d’une théorie de l’esprit implicite, en action, à un niveau pré-conceptuel, qui conditionne l’élaboration de connaissances ultérieures fonctionnelles de plus haut niveau. Ainsi, la communication non-verbale mise en place au cours des activités participe au développement de la théorie de l’esprit qui, dès lors qu’elle est analysée, comprise et interprétée par le professionnel, permet de répondre aux besoins de l’enfant et aux attentes d’autrui. L’ensemble de ces dimensions contribue à la mise en place d’un cadre bienveillant apportant de l’information factuelle sur le déroulement de la journée (Mercier et al., 2016) et permettant à l’enfant de communiquer sur les activités.