Pierre Mœglin (DIR.), Industrialiser l’éducation. Anthologie commentée (1913-2012), Presses Universitaires de Vincennes, 2016

Anne-Sophie Bellair 

Texte intégral

L’anthologie livrée par Pierre Mœglin et ses collègues est le fruit de la réflexion entamée en 1991 au Séminaire Industrialisation de la Formation (Sif). Cet ouvrage permet de faire un tour d’horizon réflexif et critique de l’industrialisation de l’enseignement scolaire à travers vingt-et-un courts extraits choisis et commentés par les auteurs. Conçu pour être facilement pris en main, chaque extrait constitue un chapitre suivant à chaque fois la même organisation. L’auteur et l’extrait sont d’abord présentés afin de donner le contexte au lecteur puis le texte est commenté au regard de la grille de lecture décidée par les auteurs de l’anthologie.

En introduction, Pierre Mœglin expose cette grille de lecture adoptée en rappelant tout d’abord la thèse des membres du Sif : « ce n’est pas l’industrialisation éducative qui favorise le productivisme scolaire et universitaire : ce productivisme trouve sa forme moderne dans l’industrialisme éducatif » (p.40). Partant de ce postulat, les auteurs cherchent alors les marqueurs dans les discours de ce productivisme appliqué à l’éducation et en retiennent trois : rationalisation, idéologisation et technologisation. Sans être forcément tous les trois présents en même temps dans les discours, ils ont pour fonction de montrer la dynamique du processus étudié. L’équipe s’est donnée plusieurs buts : d’une part examiner dans quelle mesure le concept d’industrialisation est opérant pour d’une part comprendre les mutations du système éducatif depuis un siècle, d’autre part identifier les temps forts de l’élaboration du paradigme industriel en éducation ainsi que de son déploiement en Amérique du Nord et en France. Divisés en cinq périodes, les extraits choisis rendent compte de la complexité d’un projet industriel polymorphe.

Les quatre extraits choisis pour la première période, le temps des pionniers, posent les bases de ce projet industriel dans ses trois dimensions en montrant sa pluralité. Les importantes variations des défenseurs de l’industrialisation de l’éducation s’évaluent notamment dans les finalités attribuées à ce processus. Pour certains, le progrès social et humain est à la clé (J. Wilbois et Lê Thành Khôi), pour d’autres, l’efficacité et le rendement du système priment, qu’ils soient programmatiques ou mécaniques (J.F. Bobbitt, B.F. Skinner). Dans tous les cas, ces textes fondent l’industrialisme éducatif : un processus multiforme à raisons et finalités variées mais qui devient une nécessité. Le temps des critiques ne se fait pas attendre, notamment parce que ce projet ne fonctionne pas à la hauteur des espérances. Pour H.A. Innis, l’industrialisation a des effets pervers comme le fait de transformer l’éducation en un marché où les étudiants deviennent des clients et les enseignants des fournisseurs, perdant ainsi de vue la finalité formative de l’enseignement. Pour J. Piveteau, la spécialisation de plus en plus poussée du système scolaire amène un projet répressif et autoritaire faisant de l’école une institution centralisée qui, sous couvert d’idéaux démocratiques, s’empare de tous les domaines de l’enfance. Effets pervers faisant perdre de vue une vision globale de l’éducation. Ces deux premiers temps dessinent les contours du phénomène industriel mais aussi les lignes de clivage qui se retrouvent au niveau des finalités attribuées à l’enseignement.

Pour essayer de résoudre ces clivages, le temps des ingénieurs se donne une mission ambitieuse : articuler les questions pédagogiques et technologiques, les aspects organisationnels et les enjeux sociétaux. Pour P.H. Coombs, il faut améliorer le rendement en passant véritablement au stade industriel au lieu de conserver une forme artisanale d’enseignement, ce qui, d’après G. Berger, passe par une alliance à construire entre technologues et pédagogues. Et J. Perriault de rajouter que cette alliance doit permettre de faire du « sur-mesure de masse » (p.181) dans le but de mieux répondre aux clients difficiles que sont devenus les étudiants et de quantifier le savoir afin de mieux contrôler les coûts de production. Cette vision très technocentrée est contrebalancée par les trois autres extraits. En effet, G. Jacquinot précise qu’il ne faut pas perdre de vue l’élève et la dimension éthique de l’enseignement. G. Paquette précise lui aussi que l’ingénierie pédagogique n’est pas que technique mais une combinaison de multiples facteurs. M. Linard insiste sur ce point en avançant que ces multiples facteurs sont autant de variables rendant l’apprentissage imprévisible et impossible à programmer, remettant ainsi en cause l’ingénierie pédagogique ou du moins en appelant à son renouvellement.

Le temps des analyses s’y essaye. Dénué de toute valeur opératoire ou heuristique pour J. Gadrey, mot-valise pour L. Carton, une logique parmi d’autres pour J-L. Derouet, le concept d’industrialisation est largement questionné dans cette partie, aboutissant à ce que les commentateurs appellent un nouveau paradigme. Développé dans la cinquième partie, le temps des renouvellements interroge l’industrialisation en observant ses récentes manifestations en lien direct avec l’évolution du modèle économique global. Entre post-fordisme et néo-fordisme (T. Bates), le capitalisme académique (C. Musselin) en cours d’élaboration repose la question des finalités de l’enseignement. L’université devient-elle un lieu de consommation ultra-concurrentiel où il suffit d’ « offrir à tous des prestations identiques en donnant à chacun l’impression qu’elles sont sur mesure » (p. 298) assistant ainsi à une McDonaldisation de l’enseignement (G. Ritzer) ? Phénomène accentué par une politique des marques faisant des universités des enseignes comme les autres (B. Stensaker) ? Ou assiste-t-on à un « habitus de contrôle bureaucratique » (T. Waters, p. 332), froid, mécanique et inhumain, permettant de mesurer et contrôler intrants et extrants ?

À la fin de la lecture, de nombreuses questions fusent. La principale, pourquoi industrialiser ? reste sans réponse claire et évidente. Les auteurs sont parvenus à rendre compte de la complexité d’un phénomène qui donne l’impression de s’alimenter tout seul et de renaître à chaque fois pour de « nouvelles » raisons. Comment définir l’industrialisation de l’éducation au final ? Comme un processus complexe recouvrant différentes formes, théories, disciplines, pans de la société. Si la définition reste vague, le mérite de cet ouvrage est de donner une réalité de 388 pages à un phénomène peu étudié et que l’on constate pourtant au quotidien. À un moment où l’on réinterroge la révolution industrielle, où la perte de sens dans les activités humaines se fait cruellement sentir, ce livre vient à point nommé pour rappeler que l’éducation, à tous les niveaux, est un des premiers domaines concernés. Comment avoir prise sur ce processus ? Et avec quels outils conceptuels le penser ?