L’évolution des Technologies de l’Information et de la Communication : la co-construction avec les usages

Laïd Bouzidi ,
Sabrina Boulesnane 
et Monia Benaissa 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.2631

L’évolution des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) est étroitement liée, d’un côté à leurs usages et leurs appropriations par les acteurs humains, d’un autre côté au périmètre fonctionnel qu’elles couvrent et à la performance technique qu’elles réalisent au sein des organisations. Mais cette vision tridimensionnelle est relativement récente. Elle est le fruit de recherches ayant mis en relief le surdimensionnement de la dimension technologique au détriment des deux autres : humaine et fonctionnelle. Notre article présente l’évolution des TIC à travers une approche tridimensionnelle en essayant d’expliciter les paradigmes ayant servi à construire cette démarche. Tout en appréhendant les apports de l’évolution des TIC sous plusieurs angles, nous relevons l’importance de nouveaux questionnements tels que la dimension « verte » des TIC.

The ICTs evolution is closely linked, on the one hand, to their uses and appropriations by human actors, on the other hand, to the functional perimeter they cover and to the technical performance they perform within organizations. But this three-dimensional vision is recent. It is the fruit of research that has highlighted the over-dimensioning of the technological dimension to the detriment of the other two : human and functional. This article presents the evolution of ICTs through a three-dimensional approach by trying to explain the paradigms that have served to build this approach. While highlighting the contributions of ICT’ evolution from several angles, we identify the importance of new questions such as the "green" dimension.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction 

Le champ du numérique relève d'un domaine transversal, se situant au carrefour de plusieurs disciplines : les sciences de l’information et de la communication, les sciences de gestion, les sciences humaines et sociales et l'informatique. De ce fait, la littérature regorge d’expressions utilisées afin de désigner le rapport aux innovations et aux dispositifs numériques. On parle de Technologiques de l’Information (TI) ou encore de Technologies de l’Information et de la Communication (TIC). Il arrive souvent que l’on complète ces acronymes par le terme « nouvelles » pour évoquer les Nouvelles TI ou encore Nouvelles TIC. À notre sens, ce terme est loin d’être neutre et totalement « relatif » car il est corollaire du moment de l’apparition des technologies en question, mais aussi des connaissances et du degré d’expertise dans le domaine technologique de l’individu qui en fait l’usage. Parler ici de TIC réduit le risque de confusion, tout en mettant l’accent sur l’aspect info-communicationnel.

Le développement accru des TIC s’explique en grande partie par la diversité des informations, l’élargissement du périmètre de couverture fonctionnelle et l’accessibilité par les acteurs humains au capital informationnel. Mais ceci n’aurait pas été possible sans l’appropriation des outils technologiques par les usagers dont la perception des TIC évolue au fil des années, entraînant également de profonds changements d’usages. En effet, l’usage du numérique se limitait, dans un premier temps, à un périmètre fonctionnel restreint des individus dans un contexte purement professionnel. Au fil du temps et de la diversité des technologies, ce périmètre s’est élargi aux domaines personnels. Nous remarquons également que l’évolution des TIC est aujourd’hui forcée par les usages, ce qui nous amène à apprécier l’importance des usages et des usagers qui sont loin d’être passifs dans cette évolution. Parallèlement à ce constat, nous considérons l’étude des usages du numérique à travers trois dimensions : technologique, fonctionnelle et humaine (Bouzidi, 2001).

L’objectif de notre travail est donc de s’intéresser dans un premier temps à l’évolution des TIC à travers les usages, puis dans un second temps au fait que la dimension humaine joue un rôle primordial dans l’étude des usages, qui entraînent nécessairement une mutation des TIC. Ces évolutions symbiotiques entre TIC et usages apportent avec elles de nombreux questionnements autour du respect de l’environnement et de ce qu’on qualifie de « Green IT ». Nous nous intéresserons donc également à cette nouvelle dimension d’appréhension des TIC. En effet, bien que tous les acteurs en parlent, rares sont ceux qui adoptent les bonnes pratiques liées à cette dernière, tant au niveau des processus des usages, qu’au niveau de la conception et du développement des outils technologiques.

2. De l’évolution des usages des TIC…

Plusieurs auteurs ont tenté de déceler les principales tendances en matière de recherche en TIC. Citons, par exemple, les auteurs Reix et Rowe (2002) qui identifient deux approches : d’une part, l’étude du processus d’implémentation et de développement, de systèmes efficaces et opérationnels, et d’autre part, l’analyse de l’impact de l’usage du numérique sur le plan organisationnel. Dans les mêmes perspectives, Laudon et al. (2006) qualifient ces approches de techniques et de comportementales, qu’ils complètent par un troisième niveau transversal : l’approche sociotechnique. Cette dernière porte un regard large qui se rapproche au mieux de la réalité des usages des TIC et qui semble le plus en adéquation avec les préoccupations des recherches actuelles au sein des organisations. La difficulté de porter un regard unique et une définition homogène du concept d’organisation a été relevée par plusieurs chercheurs. Parmi les définitions qui existent dans la littérature, nous retenons celle proposée par Laudon et al. (2006), pour qui « une organisation est une structure sociale plus ou moins stable et formelle, qui puise des ressources dans l’environnement, puis qui transforme le capital et le travail en produits et services au moyen d’un processus de production ». Ces mêmes auteurs identifient des caractéristiques communes à toutes les organisations (politiques, culture,…) et d’autres qui sont spécifiques à une organisation donnée (environnement, objectifs, fonctions,…). Nous employons, pour notre part, le concept d’organisation afin de référer à un système social qui regroupe un ensemble d’acteurs humains, des moyens financiers, techniques et technologiques, des processus et des règles de fonctionnement permettant de réaliser des fonctions dédiées à la production de biens et/ou de services permettant d’atteindre les objectifs assignés. Sur le plan externe, l’organisation se trouve en forte interaction avec le monde socio-économique qui l’entoure et pour lequel elle met en œuvre tout son potentiel pour préserver son activité et son évolution.

De plus, dans un contexte organisationnel, la notion d’usage sous-entend une dynamique interactionnelle mobilisant des acteurs et des activités de manipulation et d’exploitation de dispositifs info-communicationnels (Ihadjadene, Chaudiron, 2010). L’usage constitue « une utilisation stabilisée d’un objet, d’un outil, pour obtenir un effet » (Perriault, 1989). Cependant, l’étude des usages des TIC était inexistante dans les recherches menées sous le paradigme orienté-système. Ce dernier porte sur les langages de représentation des informations et de formulation des réponses. Cette démarche se retrouve dans la quasi-totalité des applications développées dans les années 1970, auxquelles on associe l’échec des projets numériques en raison du manque d’implication des usagers (Chaudiron, 2004). Initialement, l’introduction des outils technologiques était caractérisée par l’automatisation des tâches de l’organisation pour optimiser les processus de travail et augmenter la productivité : c’est essentiellement le traitement de l’information et l’automatisation des processus industriels. L’heure n’est pas encore aux questionnements concernant les besoins des usagers, mais bien au développement des TIC et de leur performance dans le seul but d’améliorer, voire d’automatiser, certaines fonctions de l’organisation.

Dès lors, nous observons l’apparition d’un paradigme orienté-activité visant à compléter l’assise des TIC à travers la prise en compte des composantes fonctionnelles et des objectifs opérationnels, stratégiques et organisationnels. Ce paradigme est largement utilisé dans l’étude de la sociologie des usages. L’avènement d’Internet et des technologies web constituent l’une des rampes de lancement réussies du numérique, suivies par d’autres développements d’outils accessibles au grand nombre d’usagers.

Cette période est marquée par l’utilisation croissante des micro-ordinateurs et d’outils logiciels qui favorisent l’usage par un accès direct aux ressources informationnelles. À cet égard, les innovations technologiques couvrent les volets opérationnel et décisionnel qui ont trait à des informations structurées et non structurées (Sfez, 1993). Les TIC vont donc avoir pour vocation de fournir des informations de qualité et pertinentes pour la gestion des processus métiers, l’aide à la décision et le partage des connaissances au sein de l’organisation.

L'aide à la communication représentera ensuite l’une des priorités des chercheurs, avec le développement de deux axes principaux : la communication interne avec l’émergence des outils d'aide à la communication collective et à la coopération et la communication inter-organisationnelle avec le développement et la généralisation de l’Échange de Données Informatisées (EDI) et de la communication en réseaux. Dès lors, il est possible de partager et de disposer de ressources technologiques à la demande ; par ailleurs, les usages se développent, s’installent et changent au gré des évolutions des TIC.

De plus, les évolutions logicielles, avec le développement d’interfaces spécialisées, ont permis la couverture d’un champ beaucoup plus large, accessible aux usagers, quels que soient leurs niveaux et leurs besoins. Depuis la baisse continuelle des prix du matériel et des logiciels, l’amélioration des moyens de stockage, d’exploitation et de communication, la prolifération et l’usage des TIC n’ont cessé de se généraliser.

Ainsi, nous relevons, dans la littérature, une surabondance et une domination des discours techniques et fonctionnels portant sur le numérique. L’appréhension de celui-ci doit s’appuyer sur une approche multidimensionnelle et ne doit pas se limiter aux aspects techniques et fonctionnels car le volet humain joue un rôle primordial (Foucaut, Odile, Smaïl, 1995 ; Guyot, 2006). L’utilisation des TIC s’appuie sur une répartition des tâches entre l’acteur humain et le système. Ce dernier gère les opérations répétitives et le traitement de masse, tandis que les acteurs s’occupent des opérations dites intelligentes. Aussi sophistiquées et avancées qu’elles soient, les TIC ne peuvent fonctionner sans l’implication des acteurs et la prise en compte de leurs environnements professionnels (Saadoun, 2002). Nous employons le concept d’acteur pour faire référence à un individu isolé, ou à des groupes d’individus mobilisés dans un processus de recherche, d’exploitation, de diffusion de l’information et de la connaissance par le biais de dispositifs numériques.

3. …à l’évolution des TIC à travers les usages

L'expansion des TIC a donc considérablement modifié les modes de fonctionnement des organisations et leur management. Cette modification s’est faite sans réelle rupture avec les technologies dites disruptives. Une technologie peut être considérée comme telle si elle se substitue à une précédente technologie, si elle modifie un marché ou si elle s’accompagne de profonds changements organisationnels (Zeleny, 2009).

En appréhendant l’évolution des TIC à travers la dimension humaine et sociale, nous nous demandons comment ces dernières s’inscrivent dans les usages. L’usage renvoyant à la notion d’habitude est appréhendé comme un « construit social » qui implique divers niveaux qui sont « la généalogie des usages, le processus d'appropriation, l'élaboration du lien social, et l'intégration des usages dans les rapports sociaux » (Jouët, 2000). Le regard sur l’évolution des TIC peut être approché à travers la sociologie des usages. Le centrage des recherches autour de l’étude des usages dans la sphère organisationnelle et le secteur socioprofessionnel en général n’a été observé qu’à partir des années 1990. Une conceptualisation des usages est rendue possible en tenant compte du contexte d’usage, des technologies mobilisées, des pratiques ainsi que des formes de communication mises en œuvre (Chambat, 1994). De plus, « l’épaisseur sociale de l’usage » trouve son ancrage dans la mobilisation de ressources et de courants interdisciplinaires (Jouët, 2000). En outre, il faut rappeler que les usages sociaux sont générés par des individus ou des groupes d’individus. Avec l’essor des technologies web, on assiste à des « usages collectifs et en réseau » des TIC (Proulx, 2005) et à l’émergence de « communautés de pratiques » au sein des organisations à l’échelle nationale et internationale (Wenger, 1998).

Plus profondément, le regard sociologique sur la question des usages des TIC porte sur les transformations induites par l’introduction massive des technologies numériques et des objets connectés, et leur impact sur les activités sociales. Ce changement de paradigme se matérialise tant au niveau individuel qu’au niveau collectif. D’une part, la profusion du numérique bouleverse notre « rapport à soi » et notre propre cadre social de référence, et ce, à partir du moment où le numérique abolit les frontières spatio-temporelles. D’autre part, les dispositifs numériques affectent nos rapports avec les acteurs constitutifs de l’espace public. Ces différentes évolutions entraînent l’intégration des enjeux sociaux dans l’étude des TIC (Vayre, 2013). La focale se faisant davantage sur le lien entre la technique et le social qui modifie donc « les fondements et les valeurs de l’organisation sociale dans sa globalité » (Chambat & Jouët, 1996).

Le « processus d’inscription sociale » des TIC demeurant long, l’évolution de leurs usages reflète la nécessité pour l’usager de s’adapter à la technologie, souvent pour l’exercice d’une fonction (Jouët, 2000). L’appréhension des TIC et de leur usage revient à identifier le dispositif technique, socle matériel et logiciel, mais également le cadre organisationnel, les pratiques et les procédures qui leur sont associées (Benghozi, Cohendet, 1999).

Les notions d’usage et de pratiques informationnelles ont été largement employées par la communauté de recherche francophone et anglophone depuis le passage du paradigme orienté-système vers le paradigme orienté-usager. En effet, vers les années 1980, le paradigme orienté-usager a permis de porter davantage l’attention sur les utilisateurs et sur la compréhension de mécanismes tels que la façon dont ils formalisent leurs besoins informationnels et utilisent les fonctions du système pour satisfaire leurs attentes (Chaudiron, Ihadjadene, 2002 ; Polity, 2001). Plusieurs recherches, comme l’interaction homme-machine ou l’ingénierie des besoins, sont allées dans ce sens. En effet, il ne s’agit plus d’avoir une vision uniquement technologique, mais de penser et conceptualiser les usages permettant l’émergence des TIC. Ce n’est plus l’humain qui doit s’adapter au numérique, mais plutôt l’inverse. Le développement de technologies intelligentes, d’objets connectés entre eux et communiquant de manière automatique reflète cette évolution.

Les technologies ne sont plus une fin en soi, mais deviennent un moyen de combler les contraintes inhérentes à l’humain, aux environnements organisationnels et aux moyens financiers entre autres.

4. Les usages d’aujourd’hui: une approche hybride

L’approche sur laquelle nous nous appuyons dans nos travaux de recherche est considérée comme multidimensionnelle (Bouzidi, 2001).

La première dimension qualifiée de « humaine et organisationnelle », constitue le socle de toute organisation. En effet, l’acteur humain représente l’élément clé dans l’usage et l’appropriation des TIC, et a fortiori dans leur conceptualisation. Sans une préparation adéquate et une organisation adaptée, les TIC n’apportent ni une performance ni économique, ni sociale, ni sociétale. Elles constituent même un « danger » de survie des organisations. Ce qui est difficile à mettre en relief dans cette dimension, c’est son aspect collégial, coopératif, global et non son aspect individuel. Cette dimension s’inspire du paradigme orienté-usager et s’appuie sur le principe selon lequel l’usage dépend certes des aspects techniques, mais également des acteurs qui interviennent et de leurs besoins informationnels (Bouzidi, 2001). Elle aborde l’analyse des usages dans une optique d’anticipation des comportements informationnels des acteurs. Elle est cependant structurée autour de plusieurs volets : l’identification des acteurs impliqués dans le processus d’usage, la définition de leurs profils (les compétences et performances individuelles et collectives) et l’analyse de leurs besoins informationnels.

La seconde dimension caractérise « l’activité ou le métier exercé ». L’usage des TIC est instancié au niveau des fonctions supports et des fonctions métiers constitutives de l’activité. Une réelle optimisation des fonctions est réalisée par l’usage des TIC qui, très vite, ont couvert un périmètre fonctionnel très large voire total des organisations. Cette dimension s’inspire du paradigme orienté-activité dont les éléments signifiants sont de niveau fonctionnel. Il s’agit de dégager les fonctions, les processus et les flux informationnels représentatifs qui en découlent, et ce, en cohérence avec les usages et les pratiques informationnelles des acteurs dans un cadre de production ou de gestion de l’information (Rastier, 1989). Plusieurs volets sont déclinés : les niveaux organisationnel, fonctionnel et temporel. Le niveau organisationnel décrit l’activité étudiée en tant qu’organisation (le cadre financier détermine les ressources économiques dont dispose l’organisation, le cadre juridique a trait à l’analyse des règles déontologiques qui régissent l’activité,…). Il s’agit de comprendre les modes de fonctionnement et de gouvernance qui régissent l’organisation et les modalités d’alignement sur les usages des acteurs. Les différentes fonctions sont issues de la sphère personnelle, c’est-à-dire des composants propres à l’individu dans son univers privé, à l’inverse des fonctions et/ou attributions relevant de la sphère professionnelle. Le niveau fonctionnel est lié à l’étude des fonctions qui composent et structurent l’activité, et à la cartographie de celles jugées les plus représentatives au regard des usages des TIC. Le niveau temporel aborde l’évolution liée au contexte socio-économique et la capitalisation du vécu des acteurs en matière d’usage.

La troisième dimension qualifiée de « technologique » regroupe l’ensemble des outils matériels et logiciels. Elle constitue le support numérique sur lequel s’appuient les deux dimensions précédentes. En effet, nul ne peut se passer du volet numérique, quel que soit le domaine fonctionnel sur lequel il travaille, son environnement culturel, social et économique. Posséder ces outils numériques ne constitue plus aujourd’hui une avancée mais une nécessité. À défaut, on ne prendra que du retard en essayant de le rattraper. L’identification des dispositifs déployés, tant dans la sphère privée que professionnelle, l’adaptation des outils en fonction des usages et l’évaluation de leurs apports constituent des éléments majeurs. Cette dimension s’apparente, sur la forme, au paradigme orienté-système qui est centré autour des attributs et des dispositifs techniques. De même, elle inclut, sur le fond, des apports de l’approche orientée-usager, notamment en ce qui concerne l’analyse de l’environnement numérique et l’identification des composantes essentielles d’une approche pouvant accompagner les acteurs dans l’exercice de leurs pratiques info-communicationnelles. Elle se décline sous plusieurs volets, en particulier ses niveaux : fonctionnel (l’architecture de l’environnement numérique), organisationnel (l’ensemble des ressources à mettre en place) et opérationnel (la mise en œuvre et l’exploitation des outils et l’importance de la phase d’accompagnement et d’aide au changement).

Sans prétendre proposer une définition couvrant parfaitement tous les aspects identifiés, le schéma suivant représente les volets fondamentaux, socle d’une perception des usages des TIC.

Figure 1 : Positionnement multidimensionnel des usages des TIC.

Figure 1 : Positionnement multidimensionnel des usages des TIC.

Notre approche tridimensionnelle est une approche que l’on peut qualifier d’hybride. Elle tient compte des trois facteurs caractérisant les organisations dans l’intégration, l’usage, l’appropriation et l’évolution des TIC : le facteur « humain » qui identifie la place des acteurs humains, le facteur « fonctionnel » qui caractérise les activités et le facteur « technologique » qui regroupe les outils matériels et logiciels. Cependant, il est important de rappeler que ces dimensions sont intrinsèquement liées. Aucune dimension, à elle seule, ne peut permettre de décrire une problématique organisationnelle et encore moins d’appréhender de manière exhaustive la question de l’évolution des usages. En effet, étant donné la diversité des points de vue permettant d’aborder les usages, un positionnement dans ce champ se doit de conjuguer une multitude de regards afin de faire ressortir la dynamique, la richesse conceptuelle et la complexité du domaine. Ceci est rendu possible à travers le croisement des regards portés sur les TIC, l’interaction et la complémentarité entre les différents aspects identifiés. 

5. Les usages de demain: vers une approche éco-responsable

Les enjeux liés aux TIC et à leur développement sont donc identifiés et n’ont pas échappé aux organisations privées comme publiques. C’est d’ailleurs de ces dernières qu’émana le concept de smart cities, ou « villes intelligentes », alliant à la fois une diminution des coûts fonctionnels et organisationnels et une satisfaction des citoyens.

Pour (Bibri & Krogstie, 2017), il est donc indispensable que le développement des villes dites intelligentes se fasse par le biais de technologies vertes (Green IT). Ces mêmes auteurs parlent de smart sustainable cities (villes intelligentes et durables).

Intégrant ces réalités socio-économiques, les usages « contemporains » des TIC ont de plus en plus tendance à s’orienter vers des modes de communication et de consommation de l’information de plus en plus « verts ». L’on évoque dans la littérature les « TIC vertes », « éco-TIC » ou « Green IT » (Flipo et al., 2016). Plus profondément, une démarche d’analyse des usages doit certes se centrer sur une vision globale et multidimensionnelle, sans pour autant omettre un niveau transversal matérialisé par une dimension éco-responsable. Trois piliers essentiels du développement durable sont à intégrer dans le processus : économique, environnemental et social (Bohas, Bouzidi, 2012). L’appréhension des usages et la prise en compte des besoins s’observent sur le long terme à travers une vision participative et collaborative où le lien et la cohésion sociale demeurent capitaux. Les TIC conduisent à la création de la valeur à travers une économie fondée sur des modes de production et de diffusion innovants. Dans ce sens, le numérique est appelé à révolutionner les conditions de production à travers une meilleure accessibilité à l’information et des pratiques professionnelles innovantes tournées vers le « Green » (Bouzidi, Boulesnane, 2016).

Le challenge essentiel consiste à offrir des dynamiques économiques fondées sur des modes de production et de consommation durables, et ce, à travers deux volets fondamentaux. D’une part, le choix technologique et la mise en œuvre de ressources s’appuyant sur des technologies les moins énergivores possibles. D’autre part, les usages et les pratiques se faisant avec une sensibilisation des acteurs-usagers pour l’adoption de pratiques éco-responsables et une régulation du processus de consommation des ressources (Bouzidi, Boulesnane, 2016).

Les TIC, au-delà de leurs fonctions de traitement de l’information, de supports et d’outils de communication, permettent, à travers un espace spatio-temporel inaccessible à l’homme, de pallier certaines absences d’usages et d’en corriger d’autres dans des contextes divers, mettant en relief certaines limites.

La démocratisation massive des TIC, imposée par les marchés et/ou les organisations, laisse apparaître différentes sortes d’inégalités. Plusieurs chercheurs estiment que les TIC, qui constituent une troisième révolution industrielle, sont la cause des inégalités persistantes dans la plupart des pays industrialisés. Comme le précisent Katz et Murphy (1992) : « Les salaires des individus les plus éduqués et donc les plus qualifiés ont augmenté considérablement par rapport aux salaires des individus peu qualifiés malgré l’offre croissante d’individus qualifiés ». La part de la fracture numérique peut expliquer en partie ces évolutions.

Le développement et l’utilisation généralisés des TIC ne vont pas sans contraintes. Nombreuses sont les recherches qui mettent en évidence le risque de surcharge de travail sur des outils technologiques : « fatigue visuelle » ou « charge mentale » (Smith et al., 2003). D’autres études se sont intéressées à l’adéquation de l’outil numérique à son usage (Hinckley, 2003). Mais ce ne sont que des recommandations à forte connotation ergonomique. L’acception opératoire et psychologique (Brangier et al., 2009) n’est pas sans maux pour les usagers. Au-delà des limites physiques et psychologiques, il existe également des limites voire des freins éthiques et moraux. La sécurité des données disponibles sur les réseaux, et plus particulièrement dans le cloud ou encore les réseaux sociaux, joue un rôle primordial dans ce contexte. Les TIC permettent un accès à toute sorte de données professionnelles et personnelles en grande quantité. La protection de l’identité numérique des personnes morales et physiques est donc menacée, d’autant plus que, dans ce cyberespace sans frontières, les législations à ce sujet sont très différentes d’un endroit à un autre (Kesan et al., 2014). Néanmoins, la sauvegarde des usages va dépendre aussi de l’ensemble des acteurs de l’industrie du numérique (Rastogi et al., 2015).

Les TIC permettent une communication et des échanges rapides mais véhiculent souvent des « infopollutions » et une surcharge informationnelle qui constituent une réelle gêne pour l’usager tant au niveau personnel que professionnel. Sans parler de la question de l’intrusion du domaine professionnel dans la sphère privée qui est accentuée par l’intégration massive des outils technologiques et la « banalisation » de leur usage.

6. Conclusion

Chaque grande vague d’innovation technologique est accompagnée de profondes mutations au niveau des usages et des pratiques informationnelles. Nous avons cherché ainsi à mettre en évidence le fait que la construction des TIC évolue avec les usages et les pratiques.

La posture autour des TIC couvre une vision co-construite, selon la relation établie entre la technique, l’humain et l’usage. La conceptualisation de cette notion passe par une réflexion multidimensionnelle. La première porte sur la dimension technologique. La seconde est construite autour des pratiques humaines et sociales. À cet égard, il serait vain de prétendre couvrir l’ensemble des dimensions, compte tenu de la variation des points de vue mobilisés. En effet, l’appellation TIC, en apparence simple, soulève une série d’ambiguïtés : il ne faut pas se contenter d’une juxtaposition d’approches car son appréhension suppose au préalable un centrage autour de la notion d’usage.

Par ailleurs, le déterminisme technique doit être remis en cause car il est essentiel de considérer que l’usage humain influence la technique et qu’inversement, la technique influence les usages. Il va de soi, et comme toute « évolution », celle des TIC soulève d’autres questionnements. Nous citions en particulier leur caractère « énergivore » et une intégration plus forte d’une dimension orientée vers l’éco-responsabilité à la fois des différents acteurs mais aussi des organisations et des pouvoirs publics.

Autres versions
Pour citer ce document

Référence papier

Bouzidi, L., Boulesnane, S. et Benaissa, M. (2017). L’évolution des Technologies de l’Information et de la Communication : la co-construction avec les usages. Interfaces numériques, 6(3), 482-498.

Référence électronique

Bouzidi, L., Boulesnane, S. et Benaissa, M. (2017). L’évolution des Technologies de l’Information et de la Communication : la co-construction avec les usages. Interfaces numériques, 6(3). https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.2631

Auteurs
Laïd Bouzidi
Équipe de recherche Magellan, Université Lyon 3
6 cours Albert Thomas 69008. Lyon, France
laid.bouzidi@univ-lyon3.fr
Sabrina Boulesnane
Équipe de recherche Magellan, Université Lyon 3
6 cours Albert Thomas 69008. Lyon, France
sabrina.boulesnane@univ-lyon3.fr
Monia Benaissa
Équipe de recherche Magellan, Université Lyon 3
6 cours Albert Thomas 69008. Lyon, France
monia.benaissa@univ-lyon3.fr
Licence
Creative Commons License

CC BY-NC-ND 4.0

Cet article est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International