Entretiens

avec Benoît DROUILLAT 
et Patrick Avril 

Entretien réalisé par Thierry Gobert

Texte intégral

Benoît Drouillat : Au sens premier, la convivialité est la réunion autour d’un buffet. La convivialité d’une interface correspond à l’un des aspects clés de ce que l’on désignerait aujourd’hui par l’expérience utilisateur. Il me semble qu’il s’agit d’une notion éminemment relationnelle, articulée avec la perception que se forgent les personnes lorsqu’elles interagissent avec un dispositif numérique.

Patrick Avril : Pour moi le sens du mot convivialité diffère selon le contexte ou le domaine. Je n’entends pas la même définition pour un repas convivial ou une interface conviviale.

Certes, la convivialité est souvent utilisée dans le contexte d’un rapport humain comme une réunion, un repas, un moment de partage, mais dans le contexte d’une interface, le rapport premier s’établit entre l’humain et la machine, ce qui est différent.

Même si le sens a évolué avec le temps pour redonner cette dimension d’humain à humain, je trouve intéressant qu’en anglais on différencie bien les deux contextes et que l’on utilise pour les interfaces le terme user-friendly, comme si, ayant assimilé la limite du rapport homme/machine, on avait voulu insister sur l’homme, sur l’utilisateur.

B. D. : Plusieurs dimensions se font jour dans la convivialité d’une interface.
Elle revêt tout d’abord une dimension fonctionnelle qui est la facilité d’usage. Cette dimension utilitaire ne saurait suffire à définir la convivialité d’une interface. Il faut prendre en compte l’agrément qu’elle procure, d’une part par l’expérience esthétique qu’elle suggère, d’autre part, à cause du plaisir de l’interaction qu’elle favorise. Ce n’est d’ailleurs pas uniquement le support formel de l’interface et son usage qui procureront la sensation de convivialité, c’est aussi la façon dont le dialogue et la relation s’agencent. En somme, la convivialité fait appel à la dimension émotionnelle du rapport qui se tisse entre les personnes et l’interface.
Évidemment, en fonction du support, on privilégiera différentes lectures de la convivialité, où la notion de contexte constituera un facteur clé. Par exemple, sur les tablettes, la convivialité tient surtout à la capacité tactile des terminaux et à la fluidité des interactions, c’est-à-dire la réactivité du système. C’est aussi bien sûr la proposition d’une expérience de lecture et des usages beaucoup plus adaptés à la proximité avec le corps de l’usager.

Patrick Avril : Dans le domaine du design d’interfaces, la convivialité est difficile à circonscrire en un seul mot car elle reflète la sensation de quelque chose qui est à la fois agréable, simple, amical, pratique, intuitif, etc. Elle se décrit par un nombre important d’adjectifs qui, pris séparément, limitent l’impact du sens voulu et ne rendent pas compte de ce dont il s’agit.

Pendant longtemps, les interfaces devaient être fonctionnelles, performantes, sécurisantes et ergonomiques. Aujourd’hui, le critère dominant est devenu celui de la convivialité, ce qui n’exclut pas les précédents. Il est présent dans tous les domaines de métier, pour le grand public et sur l’ensemble des supports du web, des mobiles, des tablettes, de la télévision, etc.

Note de bas de page 1 :

Raymond Loewy (1963, 1990). La laideur se vend mal. Paris, Gallimard, col Tel n° 165.

La convivialité dans le design d’interface résume le souci de qualité et surtout de satisfaction pour l’utilisateur. La phrase de Raymond Loewy « La laideur se vend mal »1 trouve tout son sens, non pas du fait de son aspect uniquement décoratif, mais parce qu’elle résume le besoin des clients utilisateurs qui désirent être satisfaits de leur produit ou du service, voire de prendre plaisir à l’utiliser. Finalement, c’est certainement la notion de plaisir qui se rapproche le plus ce que j’entends par convivialité.

Thierry Gobert : La notion de convivialité des interfaces est un concept transversal dans les sciences de l’ingénieur. Il a suivi l’évolution des paradigmes scientifiques qui ont traversé l’ensemble des disciplines depuis 60 ans. Chaque époque, qu’elle soit mécaniste, connexionniste, systémique, etc. a été liée à une vision sociale de qui est utilisateur d’une machine numérique et de ce que cet utilisateur peut en faire. Par étapes, aux ingénieurs des débuts s’est ajouté Monsieur tout le monde. Cela a nécessité des consensus mais aujourd’hui encore, outre les différences interindividuelles, la convivialité des uns n’est pas celle des autres. Que proposer à ceux qui aujourd’hui voudraient apprendre à fabriquer de la convivialité ?

B. D. : Ce que je trouverais intéressant à développer, c’est la généalogie de cette notion à mesure qu’elle traverse les époques et les paradigmes informatiques (PC, Post-PC, informatique ubiquitaire). Puis, essayer d’en dégager les principales caractéristiques : qu’est-ce qui fait qu’une interface est dite conviviale ? Les critères sont-ils toujours stables ?

P. A. : Il y a de multiples branches à étudier autour de la notion de convivialité selon la nature du regard choisi.

En tant que designer, l’étudiant peut essayer de se rapprocher d’une définition de la notion par sa propre expérimentation en allant au contact des futurs utilisateurs. Il peut les observer en leur proposant de verbaliser leur sensation, leur parcours d’usage et d’expérimentation. Ainsi il pourra se faire sa propre idée de la convivialité et surtout de sa motivation à en faire, ou on, un critère important de création.

En tant que scientifique, il peut s’intéresser aux neurosciences et se rapprocher des théories actuelles du neuromarketing pour, par exemple, vérifier si la convivialité est traitée au niveau du cerveau intuitif (pensée émotionnelle) ou réflectif (pensée rationnelle).

En tant qu’ergonome, il peut proposer et tester bon nombre de services et d’interfaces pour mesurer la capacité des utilisateurs à appréhender cette notion de convivialité, et comprendre le succès de certains services apparemment dépourvus de convivialité (Craiglist, Le bon coin, Facebook à ses débuts).

T. G. : Quelles évolutions percevez-vous dans la conception de la convivialité dans le développement des interfaces ?

B. D. : Il me semble que la notion de convivialité a surtout émergé dans le champ de l’interaction homme-machine (IHM) et des facteurs humains, plus précisément de l’ergonomie des interfaces. Ces pratiques ont beaucoup favorisé une vision mécaniste et techniciste de l’interface. Puis, le développement des champs du design d’interaction, du design numérique et de l’expérience utilisateur (UX), a beaucoup contribué à envisager la convivialité comme une caractéristique de l’interface plus porteuse de sens, moins fonctionnaliste. Ces champs y ont intégré la composante émotionnelle, la « désirabilité ».

P. A. : La première rupture fut celle de la dissimulation des lignes de commande avec les premières interfaces nées au Xerox Center dans les années quatre-vingt, que l’on connaît essentiellement par la souris et l’interface graphique largement utilisées par Apple et Microsoft. Elles sont à l’origine de la notion de convivialité comprise comme un ensemble de solutions destinées à faciliter le dialogue entre l’homme et la machine.

Le deuxième changement s’est produit avec l’iPhone et l’arrivée des interfaces tactiles qui proposent une vision de la convivialité au travers de la dimension ludique et du plaisir. Cela a permis aux utilisateurs de toucher au sens propre et de concrétiser des aspirations cognitives avec des gestes.

Le troisième changement vient des réseaux sociaux comme Facebook qui ont élargi la vision de la convivialité en la ramenant à sa définition première de socialisation. L’interface permet de se connecter aux autres et d’interagir non plus avec une machine mais avec ce qu’il y a de « l’autre côté », des personnes notamment.

Nous sommes actuellement à la croisée de multiples changements possibles de cette notion nouvelle de la convivialité. Certains parlent de liberté (en donnant le pouvoir aux utilisateurs eux-mêmes), d’accélération sans fin (les cycles d’innovations valorisent le « toujours plus » en donnant l’impression que la satisfaction sera toujours dans le nouveau produit ou le service à venir), de disparition (les interfaces vont disparaître pour être directement connectées au cerveau et donc la question de la convivialité ne se posera plus).

Comme designer, « grand architecte » de la conception des interfaces, je privilégierais celle de Aarron Walter qui parle de design émotionnel. Comme citoyen j’aimerais croire en une approche plus humaniste et responsable telle que Stewart Brand le présente au travers de la Long Now Foundation et du projet d’Horloge du Long Maintenant.

Note de bas de page 2 :

Designers Interactifs, 26/09/2011 sur : http://magazine.designersinteractifs.org

T. G. : Il a été dit dans une interview2 que « nous voulons que le design soit avant tout une posture : celle de la recherche de solutions à des problématiques concrètes ». Quid de la convivialité ?

B. D. : Envisager le design comme une activité de problem solveur ne suffit pas. La vocation de toute démarche de design doit être davantage de penser des scénarios de vie qui sont plus proches des aspirations et des besoins humains, sans oublier qu’ils fassent sens. La volonté d’objectiver à tout prix la relation en réduisant la démarche au couple problématique/solution est réductrice. Elle doit intégrer le fait que concevoir des produits et des services numériques, c’est, pour reprendre Jean-Louis Fréchin, créer de la relation.

P. A. : Tout dépend si l’on entend la convivialité comme une posture ou un critère.

Pour moi, le designer ne peut adopter la posture de « la recherche de convivialité/solutions conviviales » car en la voyant écrite, cette notion me paraît soit difficile à définir (d’où cette discussion), soit peu engageante (la valeur ajoutée peu paraître insuffisante), voire susceptible de porter à confusion (le designer serait un gentil organisateur de moments de convivialité).

Peut-être en opposition à d’autres pratiques plus connues (artistes, ingénieur, philosophe), on ressent aujourd’hui le besoin – bien fondé – du designer d’expliciter le design et son métier non seulement comme un esthète ou un assistant marketing, mais comme un problem solver. Il doit comprendre et analyser quels sont les vraies problématiques de son sujet pour proposer des solutions en fonction de son approche et de ses objectifs.

Ces problèmes peuvent être de différentes sortes, à commencer par le manque de convivialité. On peut également considérer d’autres objectifs à atteindre sur l’aspect facteur humain, la communication, l’estime de soi, la confiance, la sécurité…

De plus, la diversité des domaines et des supports actuels (et à venir !) multiplie l’apparition de ces questionnements.

C’est pourquoi je considère la convivialité comme un critère d’interface parmi d’autres, comme l’intuitivité, la simplicité, la lisibilité, le positionnement, la performance, etc.