Ubiquitous Computing et métamorphoses de la science sondagière
Vers une nouvelle peinture sociale Ubiquitous Computing and metamorphosis of public opinion research : toward a new social picture

Marion Roman-Hauduroy 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.241

Avec le développement de l’Internet of Things ou de l’Ubiquitous Computing, les interactions de l’homme et de son environnement sont de manière exponentielle médiées et analysées par des systèmes interactifs. Dans ce contexte, il convient de s’interroger sur la manière dont les systèmes interactifs, qui sont par essence des systèmes d’interprétation du réel, traitent les actions et les productions humaines et quelles représentations ils en donnent. Sur la base d’une analyse comparative entre process de la science sondagière hors‐ligne et process de la science sondagière en ligne, cet article propose d’ouvrir une réflexion sur les préalables symboliques sur lesquels se fondent et opèrent ces nouveaux systèmes de mesure et de représentation sociale en ligne.

With the development of Ubiquitous Computing or Internet of Things, human interactions are exponentially transmitted and analysed by interactive systems. In this context, questions arises about the way interactive systems, inherently designed to interpret the real, process and represent human actions and productions. Based on an analysis between the online and offline processes of carrying out surveys, this article attempts to start giving thought to the symbolical priors on which these new systems of measure and social representation online are based on and operate from.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

Note de bas de page 1 :

On parle aussi d’informatique pervasive ou Pervasive Computing, d’Ubimedia ou d’informatique connective

Note de bas de page 2 :

Bell Gordon, Gemmel Jim, Total Recall: How the E­Memory Revolution Will Change Everything, Dutton Adult, septembre 2009. http://totalrecallbook.com

Avec l’avènement de l’Ubiquitous Computing (Weiser, 1991) ou de l’Internet of Things (1999)1, un nombre toujours exponentiel d’informations seront mises en ligne, traitées et représentées par des systèmes interactifs — si ce n’est toutes les informations, tel que nous le suggère Gordon Bell2, chercheur chez Microsoft Research, initiateur du projet MyLifeBits (2001) et figure incontournable du lifelogging.

Note de bas de page 3 :

Une hyperobjectivisation du réel dans le sens où l’on serait tenté de tout mesurer, objectiver, et une hyperrationalisation du réel, dans le sens où l’on serait tenté de tout réguler

Note de bas de page 4 :

IOT Conference – 2e édition, 29 novembre‐1er décembre 2010, Tokyo, Japon. http://www.iot2010.org

Avec l’augmentation croissante en nombre et en qualité des interactions humaines médiées par les systèmes interactifs, le rêve d’une hyperobjectivisation du réel prend forme, et avec lui, celui d’une hyperrationnalisation du réel3. Que les enjeux soient d’ordre économique, politique, ou environnemental, tel que l’explicite le slogan « IOT for a green planet » de la conférence Internet of Things 20104, la mesure des interactions humaines est au cœur du développement des systèmes interactifs.

Note de bas de page 5 :

Traduction française du slogan actuel de twitter : « Découvrez ce qui se passe en ce moment, partout dans le monde », slogan auquel est ajoutée sur la page d’accueil une note de définition du service à l’attention des néophytes : « Nouveau sur twitter ? Twitter est une source abondante d'informations instantanées. Informez‐vous. Informez les autres. Ça se passe comme ça ».

Note de bas de page 6 :

Voir l’application « tweetvolume » permettant d’analyser et de comparer les récurrences d’un mot ou d’une expression issues des conversations twitter sur une période donnée. http://www.tweetvolume.com

De fait, les systèmes interactifs ont la spécificité d’être des supports de communication dont les transactions sont toutes potentiellement « signifiantes », analysables, mesurables, agrégeables et comparables les unes aux autres. Le très célèbre réseau social Twitter a récemment mis en évidence ce potentiel en préférant à son premier leitmotiv « What are you doing right now ? » l’actuel « What’s happening ? »5. Avec l’adoption de ce nouveau slogan, Twitter s’affirme, non plus seulement comme un support de communication, mais comme un outil d’analyse temps réel capable de prendre et restituer le pouls du monde6.

Note de bas de page 7 :

Ginsberg Jeremy, Mohebbi Matthew H., Patel Rajan S., Brammer Lynnette, Smolinski Mark S., Brilliant Larry, « Detecting influenza epidemics using search engine query data », Nature, vol. 457, nº 7232, 19 février 2009, pp. 1012‐1014

Note de bas de page 8 :

. O’Connor Brendan, Balasubramanyan Ramnath, Routledge Bryan R., Smith Noah A., « From Tweets to Polls: Linking Text Sentiment to Public Opinion Time Series », in Proceedings of the International AAAI Conference on Weblogs and Social Media, Washington DC, mai 2010. http://www.scribd.com/full/31302916?access_key=key‐147f

Note de bas de page 9 :

Asur Sitaram, Huberman Bernardo A., « Predicting the future with social Media Computing », 2010. www.hpl.hp.com/research/scl/papers/socialmedia/socialmedia.pdf 10. http://www.google.org/flutrends/

Dans le champ des études sociales, des études telles que « Detecting influenza epidemics using search engine query data »7 (2009), « From Tweets to Polls : Linking Text Sentiment to Public Opinion Time Series »8 (2010) ou encore « Predicting the future with social Media Computing »9 (2010), font la preuve de nouvelles potentialités offertes par l’investigation en ligne.

Note de bas de page 10 :

http://www.google.org/flutrends/

Comparant résultats des outils d’enquête en ligne et résultats proposés par des instances sanitaires nationales (étude Google Flu Trends10 sur la propagation du virus grippal), ou encore résultats d’enquêtes d’opinion ou résultats du box office américain avec les résultats d’analyses textuelles de twitter, ces études ont vérifié la performance des outils d’enquête en ligne et la pertinence du web comme terrain d’enquête.

Reste à spécifier et détailler quels sont les changements majeurs opérés dans les process d’enquête pré et post systèmes interactifs et montrer en quoi ces changements engagent ou sont l’expression d’une mutation de nos représentations sociales.

Note de bas de page 11 :

MNLS pour Metrologics oN­Line Systems, clin d’œil au système informatique NLS (oN‐ Line System) mis en place dans les années 1960 par Douglas Engelbart

En préambule à cette analyse, nous insisterons dans la première partie de cet article sur le fait que l’industrialisation de la mesure dans le contexte d’une informatisation de la société a non pas seulement une incidence directe sur nos représentations sociales mais sur nos interactions sociales en raison du statut spécifique des systèmes interactifs en réseaux (SIR) qui sont, tels que nous les définissons, des systèmes de mesure en ligne ou MNLS (Metrologics oN­Line Systems)11.

2. Ubiquitous Computing, industrialisation de la mesure et utopie d’une peinture hyperréaliste de la société

Avec le développement de l’Ubiquitous Computing et l’automatisation des techniques de la traçabilité, nous sommes capables de renseigner sur les réseaux de plus en plus d’informations relatives aux interactions de l’homme et de son environnement.

Note de bas de page 12 :

Sur la question de la traçabilité, nous indiquons ici des données relatives aux individus mais c’est bien entendu sur toutes sortes d’objets et de relations que portent les potentialités des techniques de la traçabilité. Ci‐après, les références de deux articles portant sur la question des traces que nous laissons en ligne via la réalisation d’un portrait, celui d’une personnalité artistique française, à partir des traces disponibles en ligne à son sujet. Meltz, Raphaël, « Marc L*** », Le Tigre, nº 28, novembre‐décembre 2008, pp. 36‐37. Meltz, Raphaël, « Marc L. Genèse d’un buzz médiatique », Le Tigre, nº 30, mars‐avril 2009, pp. 12‐16

L’homme, via les techniques de la traçabilité, est quantifié, mesuré sous tous les angles, du nombre de foulées qu’il effectue durant la journée à son rythme cardiaque, sa courbe corporelle, sa consommation énergétique, son impact carbone, le nombre et le type de relations qu’il entretient, la musique qu’il écoute, son programme télé, le nombre, la fréquence et les lieux de ses déplacements, ses productions et ses actes de consommation, ses écrits et ses discussions12.

En vertu de l’adoption et du développement exponentiel des systèmes de digitalisation (puces RFID, radio‐étiquettes, capteurs en tous genres, caméras, appareils photos, enregistreurs audio numériques…) ainsi que du développement des infrastructures de stockage et de circulation des données, enjeu majeur du déploiement de l’Internet des objets, de plus en plus de données circuleront sur les réseaux.

La séduction est grande de penser que, grâce à l’outillage technique dont nous disposons pour recueillir, archiver et traiter une masse d’informations toujours plus grande, nous pourrons parvenir à une peinture totale de la société, une digitalisation temps réel hyperréaliste.

Dans ce contexte, la science sondagière, science de la mesure et de la représentation sociale, est portée à son apogée autant qu’elle est profondément remise en question dans ses process. Si la masse ou quantité d’informations rendue disponible sur les réseaux par des procédés automatisés ou non, des informations autrefois recueillies de manière artisanale, change de manière radicale les pratiques d’enquêtes, c’est aussi la qualité ou la nature des informations renseignées sur les réseaux qui se diversifie en même temps qu’évoluent les systèmes de recueil et de traitement de l’information. Il est potentiellement possible de tout mesurer et tout représenter.

2.1. Les SIR, des systèmes de mesure arbitraire et non neutres

À l’image d’une peinture hyperréaliste des interactions sociales qui nous serait offerte par les techniques de la digitalisation, il faut opposer l’idée que les systèmes interactifs, outils de recueil et de traitement de l’information, sont des systèmes socialement construits. Les systèmes interactifs, au‐delà de leur apparente neutralité — l’automatisation ayant souvent paru sous les traits de la neutralité, sont par essence des systèmes d’interprétation du réel. Si on assiste, avec le développement des systèmes métrologiques en ligne, à l’industrialisation et à l’automatisation de la mesure, il n’est pas de neutralité de la mesure.

L’interactivité d’un système informatique, à savoir la manière dont un système informatique interprète des informations et réagit à celles‐ci, est fonction d’un code ou programmation informatique établi par les programmeurs de l’interface interactive. Tel que l’énonce Jean‐Louis Weissberg : L’interactivité doit être considérée comme une propriété du système technique informatique localisée dans la structure intime du programme informatique et non de manière trop vague dans le rapport homme­machine (Weissberg, 2002). Si les interactants d’une interface interactive peuvent actualiser ou jouer un système interactif, ils le font toujours dans la limite des cadres définis par le programme informatique. Entendu en ce sens, le concept d’interactivité a non seulement une pertinence scientifique mais une pertinence sociale.

Qu’ils soient clairement revendiqués comme technologies persuasives ou technologies de la performance ou non, les systèmes interactifs définissent de manière intrinsèque une échelle de valeurs, un cadre de traitement des données défini par le programme informatique.

Les systèmes interactifs sont des espaces socialement construits, par essence performatifs et normatifs. Pour signifier la dimension arbitraire et sociale de ces systèmes interactifs, Antoinette Rouvroy et Thomas Berns (2009) parlent de « gouvernance algorithmique » et Dominique Cardon (2009) de « politique des algorithmes ».

2.2. Dimension politique et régulatrice des SIR

De la même manière que les sondages, définis par Bourdieu comme des « instruments d’action politique » qui fonctionnent comme instances de légitimation des discours politiques, les systèmes métrologiques en ligne sont de surcroît, potentiellement, des systèmes décisionnels automatisés. Ils sont, en puissance, des instruments de régulation automatique de la mesure sociale, la mesure sociale étant entendu ici comme l’ensemble des actions politiques visant à favoriser un ensemble d’individus, un groupe ou une population.

Avec le développement des systèmes métrologiques en ligne, c’est bien vers ce que nous pouvons appeler une gouvernance assistée par ordinateur que nous nous dirigeons. Nous renouons ainsi avec la pensée des pères de l’interactivité, tels Vannevar Bush et Douglas Engelbart, qui ont inscrit au cœur de leurs réflexions sur le développement des techniques de l’interactivité la question de la régulation des actions humaines et celle de l’optimisation de l’intelligence humaine. Nous pensons notamment aux textes « As We May Think » de Vannevar Bush (1945) et « Augmenting Human Intellect, A Conceptual Framework » de Douglas Engelbart (1962).

Au regard de cette dimension arbitraire, politique et performative des systèmes métrologiques en ligne et au‐delà des effets psychoculturels potentiellement produits par une omniprésence de la mesure, il convient de nous interroger sur la manière dont ces systèmes opèrent, ce qu’ils mesurent, comment, quelles sont leurs logiques propriétaires et leurs politiques d’interfaçage des données.

2.3. Démocratisation des sondages vs industrialisation des MNLS

Avec le développement de la science sondagière en ligne, nous avons pu observer une recrudescence ainsi qu’une démocratisation des sondages en ligne.

Note de bas de page 13 :

http://fr.toluna.com

Note de bas de page 14 :

À titre d’exemples : www.votations.com ; www.pouroucontre.com ; www.free‐ website‐polls.com ; www.surveyvalley.com ; www.pixule.com ; www.123votez.com ; www.doodle.com ; www.1001votes.com

Note de bas de page 15 :

Nous citons pour exemple les applications Iphone suivantes : Social Voice, Crowdscanner, YesNoTweet, HaveASec ?, Surveyor, Foosurvey, VoteApp+, iSURVEY Mood (of the nation), iPolls, @vote, Talkback, AApplication, SV Mobile (Student Voice), Mobilize, Medallia, SurveySavvy, QWhizRx, iElect UK

La plupart des instances médiatiques qu’elles soient télévisuelles, papier, ou exclusivement en ligne ont maintenant recours de manière systématique au sondage. En raison de procédures automatisées et d’un coût devenu marginal, la pratique du sondage s’est aussi ouverte aux particuliers et aux entreprises sous la formule de modules sondagiers vendus sous forme logicielle ou accessibles gratuitement en ligne. Les instituts de sondages tels que Toluna13 offrent ainsi aux membres de leurs panels inscrits en ligne la possibilité de créer leurs propres sondages et il est devenu possible pour chaque bloggeur ou propriétaire de site internet de faire migrer sur son site un sondage créé sur un site hébergeur14. Les applications sondagières sur mobile se développent elles aussi15.

Par là, nous pouvons penser un instant que « L’effet d’imposition de problématique » dont parle Bourdieu (1972) dans L’opinion publique n’existe pas, en évoquant les contraintes économiques et sociales auxquels sont soumis les instituts de sondage dans le traitement et le choix des sujets traités, a disparu pour laisser à chaque individu la possibilité de mettre à l’agenda et à la représentation les thématiques et cadrages qu’il souhaite. Ce serait sans considérer que cette forme de sondages en ligne développée dans les années 1990 n’est qu’une forme mineure et transitoire des pratiques dans le champ des études sociales en ligne.

Ce ne sont plus aujourd’hui seulement sur des questionnaires d’enquête qu’ils soient en ligne ou hors ligne que la science sondagière opère mais potentiellement sur l’ensemble des informations qui circulent sur les réseaux. Dans le contexte d’une industrialisation de la mesure, il importe alors de déterminer qui a accès et droit sur les données qui circulent sur les réseaux et de quelle manière ces données sont analysées et utilisées.

3. Objets et process des systèmes métrologiques en ligne (MNLS)

3.1. Nouveaux objets de la mesure

Observant les changements induits par le terrain sur lequel la science sondagière post‐systèmes interactifs opère et l’outillage technique dont elle dispose, nous pouvons observer avec l’industrialisation de la mesure un changement de nature des objets étudiés.

3.1.1. Déclaratif vs révélatif

Note de bas de page 16 :

Analyses textuelles automatisées connues sous le nom de « Computer Text Analysis », les débuts des premières analyses sont datées fin des années 1940 (Roberto BUSA, 1949) et se développent fin des années 1960/début des années 1970.

La première observation que nous pouvons avancer est que la science sondagière qui opérait jusqu’à présent majoritairement sur du déclaratif est en phase d’orienter, à titre principal, ses recherches sur de l’analyse comportementale. Si l’analyse du déclaratif dans sa versionautomatisée16, loin d’avoir dit son dernier mot, est en plein essor, le ratio analyse déclarative/analyse comportementale tend, lui, à s’inverser. N’est plus étudié majoritairement et prioritairement ce qui est dit mais ce qui est fait, agi. Entre autres avantages, l’observation comportementale située aurait pour effet de prévenir les biais relatifs au déclaratif et à la relation enquêteur/enquêté. De manière plus fondamentale, la hausse des analyses comportementales dans le champ des études sociales traduit un bouleversement profond dans la manière dont nous envisageons l’homme et le représentons. Le passage d’une analyse des croyances et de l’état des représentations sociales à l’analyse des faits sociaux change radicalement la nature de nos représentations sociales et par là‐même la manière dont nous nous percevons. À une perception qualitative, où la vérité du monde est laissée à l’appréciation de chacun, s’ajoute, via la généralisation des systèmes métrologiques en ligne, une grille d’analyse quantitative basée sur des analyses comportementales automatisées. Au portrait que nous donnons de nous‐mêmes, à savoir une perception autocentrée, s’offre à nous une perception excentrée de nous‐mêmes, mise à jour par les représentations issues des systèmes métrologiques en ligne. Au déclaratif se greffe du révélatif, un révélatif socialement construit.

3.1.2. Opinion sollicitée vs opinion mobilisée

De la même manière que nous devons considérer une intensification et une diversification des objets mesurés, diversification corollaire au perfectionnement des outils de recueil et de traitement de l’information (analyse d’images, analyse audio, analyse de flux, de trajectoires…), il convient de souligner que les pratiques d’enquête se focalisent à présent non plus sur une opinion sollicitée mais une opinion mobilisée.

La « situation artificielle » induite par les enquêtes d’opinion traditionnelles pour appréhender l’opinion, situation artificielle critiquée par Bourdieu dans L’opinion publique n’existe pas, serait dans le contexte des études en ligne corrigée. En effet, les points essentiels sur lesquels porte la critique de Bourdieu sur la représentation de l’opinion exprimée par le système du sondage, à savoir nivellement des opinions et ignorance des forces d’opinion constituées, disparaissent, de fait, dans le cadre des études en ligne.

Note de bas de page 17 :

Ibid., « Un des effets les plus pernicieux de l'enquête d'opinion consiste précisément à mettre les gens en demeure de répondre à des questions qu'ils ne se sont pas posées. L'effet d'imposition de problématique, effet exercé par toute enquête d'opinion et par toute interrogation politique (à commencer par l'électorale), résulte du fait que les questions posées dans une enquête d'opinion ne sont pas des questions qui se posent réellement à toutes les personnes interrogées et que les réponses ne sont pas interprétées en fonction de la problématique par rapport à laquelle les différentes catégories de répondants ont effectivement répondu ».

Note de bas de page 18 :

http://www.mappingcontroversies.net, http://www.demoscience.org, http://www.bruno‐latour.fr

Dans le cadre des études en ligne, seules les opinions exprimées spontanément sont analysées. Il n’est ainsi pas d’opinion créée artificiellement du fait de questions auxquelles les sondés sont soumis alors même qu’ils n’avaient jamais envisagé ces questions au préalable17. On observe en ligne des opinions constituées, des opinions constituées que l’on est en capacité de situer tel que l’expose Bruno Latour lorsqu’il instigue en 2008 à l’École nationale supérieure des Mines de Paris les « cartes des controverses »18, des analyses situées des rapports de force exprimés en ligne sur un sujet donné.

Si l’analyse située des opinions mobilisées permet tel que le dit Bourdieu de mieux saisir les mouvements de l’opinion par une meilleure appréhension des rapports de force exercés par les opinions constituées sur la formation des opinions non constituées, le passage d’une opinion sollicitée à une opinion mobilisée dans les pratiques d’enquête change radicalement la dimension politico‐symbolique du sondage qui avait concouru au succès et à l’institutionnalisation de ce dernier (cf Blondiaux, 1998).

S’il est devenu virtuellement possible à chacun d’exprimer et diffuser à grande échelle une parole libérée dans l’espace « public » d’Internet, une parole existant hors le cadre contraignant d’un questionnaire d’enquête ou le contrôle d’une institution médiatique, pour autant chacun ne s’exprime pas sur Internet. Là où le sondage présupposait dans son fonctionnement même l’égalité de tous dans son accès à la représentation, du fait des panels représentatifs, force est de constater avec les enquêtes en ligne un changement des valeurs véhiculées par la science sondagière. Le fait que les enquêtes en ligne opèrent à titre exclusif sur une opinion mobilisée présuppose alors par effet de miroir « l’exclusion des immobiles » (cf Cardon, 2009). L’idéal démocratique porté par la science sondagière pré‐systèmes interactifs s’en voit ainsi transfiguré.

3.2. Nouveaux process de la mesure (cadre d’enquête)

3.2.1. Déclin de l’échantillon représentatif

Note de bas de page 19 :

Tels que Google, Twitter,…

Note de bas de page 20 :

Pour exemple, sur l’ensemble des usagers RATP détenteurs d’un pass Navigo intégrant une puce RFID

Note de bas de page 21 :

Analyses sélectives de sites média, analyses de publics ciblés

Du fait des enquêtes en ligne, la propension à mesurer selon le principe de l’échantillon représentatif est en perte de vitesse. Les échantillons sur lesquels portent les enquêtes sont devenus macroscopiques. C’est sur l’ensemble des corpus de services en ligne19 ou sur l’ensemble des usagers d’un service connecté au réseau20 que les analyses opèrent quelle que soit l’étendue de ceux‐ci. Les analyses trans‐ média ciblées21 se généralisent elles aussi. Et quand bien même la forme des enquêtes en ligne emprunte la forme traditionnelle du questionnaire d’enquête hors ligne, les « mini‐polls » se multipliant, on observe une disparition avérée de l’échantillon représentatif. Seuls ceux qui s’expriment sont éligibles à la représentation, qu’ils soient cinq ou dix mille et ce quels que soient leurs statuts respectifs. Dans le cadre des mini‐polls, le seul dénominateur commun entre les sondés étant une expressivité située (expression sur un site internet identifié), c’est le critère du nombre qui prime sur une représentation qualitative. Néanmoins, tel que nous l’avons dit précédemment, ce type d’enquêtes en ligne en dépit d’une diffusion massive demeure anecdotique dans le paysage des enquêtes en ligne.

De manière générale, l’industrialisation de la mesure court‐circuite le recours au système représentatif. En raison d’une capacité de traitement des données devenue potentiellement infinie, nous sommes en capacité de mesurer toutes les données, qu’elles soient relatives à des individus ou des objets, pour elles‐mêmes. Contrairement aux enquêtes hors ligne où les sondés endossaient un rôle de porte‐parole pour des individus avec qui ils partageaient des dénominateurs communs, les individus n’ont plus fonction représentative pour autrui. Les individus ne représentent qu’eux‐mêmes. Ils ne sont pas interchangeables et sont garants à titre exclusif de leurs dires et gestes.

Avec la disparition de l’échantillon représentatif, on pourrait ainsi assister à l’émergence d’une responsabilité individuelle forte au sein du collectif.

3.2.2. Développement des systèmes autoréflexifs

Note de bas de page 22 :

http://www.fiat.com/ecodrive

Note de bas de page 23 :

Dominique Babin évoque l’impact du profiling technologique mis en place via le premier magnétoscope à disque dur (TIVo, 1999) in « La condition databasemoderne », Fresh Théorie, Éditions Leo Scheer, Paris, 2005, 3e tirage (2007), pp. 389‐409. Voir aussi le programme de recommandation télévisuelle Eurêka de CanalSat (septembre 2011).

Avec le développement des systèmes interactifs, on observe un déploiement des systèmes de mesure individuels, des systèmes autoréflexifs. Alors que les enquêtes hors‐ligne visaient essentiellement une représentation collective, les systèmes métrologiques en ligne proposent de plus en plus d’évaluations individuelles. L’art du portrait se démocratise. Chacun a accès à la représentation, une représentation individualisée quand bien même les traits de ces portraits individuels s’appliquent massivement aux individus. Du style de conduite que nous avons au volant et des moyens de l’améliorer22, l’électronique embarquée de nos véhicules étant maintenant reliée au réseau, au portrait psychologique établi en fonction des émissions télévisuelles que nous regardons23, la mesure porte sur les comportements individuels. C’est l’ensemble de ces mesures individuelles qui, agrégées, constitueront dorénavant le socle d’une représentation collective. Alors que les résultats des enquêtes hors‐ligne ne permettaient pas d’exercer des allers‐retours entre données individuelles et collectives, les systèmes métrologiques en ligne placeront les individus en capacité de se situer au sein du collectif de manière nominative. Ce passage d’une représentation projetée à une représentation effective pourrait avoir des effets majeurs sur la manière dont nous envisageons les liens entre interactions locales et globales, interactions personnelles et impacts sociétaux.

3.2.3. Multi­axialité des dénominateurs des systèmes situationnistes comparatifs

Si nous avons évoqué un déclin de l’échantillon représentatif et le développement des systèmes de mesure individuels, il ne faut pas pour autant penser que les représentations collectives décroissent, c’est seulement le travail de segmentation/agrégation relatif à toute tentative de représentation collective des individus, des productions ou des phénomènes observés qui évolue et se diversifie.

En raison d’une surdétermination croissante des individus et des objets relatifs à l’essor des techniques de la traçabilité et des systèmes de mesure individuels, nous sommes en capacité d’isoler ou segmenter ces derniers selon des critères de plus en plus nombreux, pour peu que les données qui les concernent soient rendues accessibles.

Note de bas de page 24 :

Hyperqualification ou hyperdétermination des objets et des personnes rendue possible par la croissance des systèmes métrologiques en ligne et la capacité de centralisation des données produites par ces systèmes métrologiques en ligne.

Les dénominateurs des systèmes situationnistes comparatifs en ligne étant potentiellement illimités en raison d’une augmentation de la qualification ou de la détermination des objets et des personnes24, les enquêtes peuvent alors, quand bien même elles portent sur des corpus massifs, opérer de manière microchirurgicale et multi‐axiale. Avec les enquêtes en ligne, les dénominateurs appliqués aux objets et personnes deviennent multi‐axiaux : on peut à tout moment faire varier en nombre et en qualité les dénominateurs choisis pour l’étude et la visualisation des données.

Note de bas de page 25 :

Ou « niveau de définition ».

Nous pensons que l’infinité25 et la variabilité temps réel des dénominateurs utilisés dans l’étude et la visualisation des phénomènes sociaux renouvelleront la manière d’appréhender le jeu politique des données et impacteront fortement la perception et la qualité des interactions humaines.

3.2.4. Anonymat vs exposition des individus

Note de bas de page 26 :

1996, 1re étude en ligne française réalisée par Novatris (société fondée en 1995 qui rejoint le groupe Harris Interactive en 2004) pour France Telecom/Pages Zoom (ancien Pages Jaunes)

Note de bas de page 27 :

http://www.newpanel.com

Note de bas de page 28 :

Deux études Novatris et Opinion Way réalisées dans le cadre du Club Etudes & Internet démontrent une réduction significative du biais enquêteur

Lorsque les premiers instituts d’études en ligne se développent en France milieu des années 199026, un des avantages mis au bénéfice des enquêtes en ligne est l’évitement de l’enquête en face à face, en raison du biais enquêteur. Comme l’explicite l’axe de communication développé pour l’interface d’accueil du panel en ligne d’Opinion Way, NewPanel27, créé en 2000, les enquêtes auto‐administrées en ligne garantissent anonymat et confidentialité. Des études comparant recueil en face à face et enquêtes auto‐administrées en ligne ou hors ligne attestent des écarts de résultat flagrants avérant l’idée d’une plus juste expression permise par l’expression en ligne28.

Note de bas de page 29 :

http://www.drinkingdiary.com. Site permettant de quantifier sa consommation d’alcool afin de réduire celle‐ci

Note de bas de page 30 :

Quantification de soi : Quantified Self ; Outils dédiés à l’auto‐quantification : self‐ trackers. Cf. http://www.quantifiedself.com/archives.php, site internet de Kevin Kelly et Gary Wolf

Note de bas de page 31 :

http://istats.com.au, http://dailyburn.com, http://www.peertrainer.com, http://traineo.com, http://www.sparkpeople.com, http://www.curetogether.com

Note de bas de page 32 :

Leitmotiv iStats Fitness, « iStats helps keep you motivated by viewing your progress & sharing with others » ; Leitmotiv Traineo : « Find help and support to lose weight. Join over 200 000 membres ».

Les systèmes autoréflexifs en ligne développés plus récemment, proposent, quant à eux, à leurs usagers le libre choix de la diffusion anonyme ou nominative de leurs données personnelles. Si certains systèmes de mesure en ligne, tel DrinkingDiary29, ne proposent pas la diffusion des informations qui concernent les usagers, la plupart des systèmes de mesure en ligne autoréflexifs propose de manière quasi systématique la diffusion des informations usagers sur des réseaux sociaux internes ou externes à l’application logicielle de manière nominative. L’activité d’autodocumentation ou self‐tracking30s’inscrit majoritairement dans une dimension interindividuelle et collective forte quand bien même ses détracteurs lui opposent d’être une activité extrêmement narcissique. Le partage des données issues des systèmes autoréflexifs, tel qu’il apparaît pour exemple dans les systèmes de mesure visant une perte de poids ou un meilleur bien‐être31, sont un élément pivot d’une amélioration des performances individuelles. La partie interactionnelle associée aux systèmes de mesure autoréflexifs est présentée comme centrale. Motivation, support, partage d’expérience entre usagers sont présentés comme atouts principaux de ces systèmes de mesure individuels en réseaux32.

Profondément inscrits dans une dimension collective, les systèmes autoréflexifs en réseaux, qu’ils s’inscrivent dans une perspective interactionnelle développée ou non, qu’ils développent ou non un versant compétitif, ont pour principe le développement d’une intelligence collective dont l’individu est l’unité de base et le moteur, un individu à qui il revient de décider de prendre place au sein du collectif de manière anonyme ou non.

3.2.5. Transparence vs opacité du cadre d’enquête

Note de bas de page 33 :

Visuellement du moins

Si dans le cadre des systèmes autoréflexifs, les données usagers sont de fait accessibles aux enquêtés33, les activités des internautes sont, la plupart du temps, traquées à leur insu. Les usagers des services en ligne n’ont pas accès au signalement d’une situation d’enquête, ni aux données qui participent à agrémenter les bases de données des services qu’ils utilisent, des données fournies de manière volontaire ou involontaire puisque la puissance des algorithmes utilisés par les services en ligne s’exerce de manière visible ou invisible.

Dans le cadre des enquêtes hors‐ligne, les enquêtes s’inscrivent dans un espace‐temps bien délimité connu des enquêtés. Dans le cadre de la science sondagière en ligne, les informations sont traitées de manière continue et sont toutes potentiellement archivables et toutes analysables en fonction de facteurs toujours variables dans le temps en nombre et en qualité, comme nous l’avons dit précédemment.

Note de bas de page 34 :

Becker Conrad, Stalder Felix, Deep Search, The Politics of Search beyond Google, StudienVerlag, 2009

En outre, quand bien même les résultats des systèmes métrologiques en ligne sont rendus visibles, les processus algorithmiques pour parvenir à ces résultats ne sont pas explicités. Sur des analyses très simples qui établissent le ratio homme/femme, l’âge moyen ou la répartition par géolocalisation des personnes faisant partie d’un réseau social, il n’est aucune problématique d’ordre économique, politique ou culturelle. Sur des analyses plus complexes portant sur la réputation, la recherche d’informations en ligne ou la recommandation, les critères sur lesquels repose la mesure algorithmique sont plus discutables et plus sensibles34.

Contrairement aux enquêtes hors‐ligne, où la mesure et son résultat sont détachés de leur objet, la mesure en ligne est attachée à son objet. La mesure produite par les systèmes interactifs influe de manière directe et continue sur nos perceptions, nos actions et comportements.

4. Conclusion

Note de bas de page 35 :

« Une « chose » n’est pas plus stable que les humains qui la chérissent. Une « chose » n’est pas seulement un objet matériel, mais une relation sociale techno‐gelée. Les choses doivent exister en relation avec un organisme : l’être humain », in Sterling Bruce, Objets bavards, FYP Editions, 2009, p. 67. (Édition originale, Shaping Things, Mediawork Pamphlet series, MIT Press, 2005)

Note de bas de page 36 :

Ibid., p. 76

Avec le développement de l’Ubiquitous Computing, on assiste à l’avènement d’une nouvelle peinture sociale dans laquelle objets, individus et environnements sont inextricablement reliés les uns aux autres selon des critères arbitraires. Les objets, ainsi que nous le dit Bruce Sterling sont devenus des SPIME : Le SPIME est avant tout un ensemble de relations, ce n’est un objet35 que de temps en temps. Un SPIME est, par définition, le protagoniste d’un procédé documenté. C’est une entité historique ayant une trajectoire précise et accessible à travers l’espace et le temps36.

Note de bas de page 37 :

Cf. les travaux du Stanford University Persuasive Technology Lab portant sur la « captology », à savoir l’étude de l’informatique comme technologie de la persuasion. http://captology.stanford.edu

Les individus, de la même manière que les objets, sont, par le truchement des systèmes interactifs – des systèmes de mesure nécessairement interprétatifs, hyperdocumentés de manière individualisée et hyperanalysés, ceci dans un système de relations. Avec le développement des EPC (Electronic Code Product), nous serons, pour exemple, en mesure de détailler le pourcentage de produits manufacturés en Chine achetés par chaque individu. La perception des problématiques sociétales et de la place acquise à chacun dans ceux‐ci s’en trouverait ainsi profondément modifiée. Étant donné le caractère éminemment performatif et persuasif37des systèmes métrologiques en ligne, il convient de déterminer la nature des données analysées, par qui elles sont analysées et comment.

En premier lieu, il convient de réfléchir au statut propriétaire des données et à la manière dont les individus peuvent être en capacité d’avoir accès aux données aujourd’hui éparpillées et peu accessibles qui les concernent de manière automatisée et centralisée. Rêvant encore un peu plus loin, nous pouvons d’ores et déjà imaginer des procédures permettant aux individus d’observer la circulation et les transactions relatives aux données personnelles brutes (ou remixées) dont ils sont à l’origine.

Considérant que tout individu est concerné par la représentation qu’il souhaite donner de lui‐même ou que l’on donne de lui‐même, nous devons, dans le cadre d’une centralisation maîtrisée des données personnelles, réfléchir aux possibilités d’interfaçage des données offertes aux individus.