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Entretien croisé

avec Corinne Cartaillac 
et Nicolas Bole 

Entretien réalisé par Claire Chatelet
et Michel Lavigne

Texte intégral

Pouvez-vous nous présenter les principaux projets interactifs dans lesquels vous avez été impliqués ?

Corinne Cartaillac : Les projets sur lesquels nous nous impliquons, en qualité de société de production de documentaires sont des projets de type transmédia, plus spécifiquement de format webdocumentaire. Notre premier projet «  Atome Hôtel  » est une présentation interactive et ludique du tableau périodique des éléments destinés à la jeunesse et diffusé sur France Télévisions éducation. Le tableau périodique est transformé en hôtel, dont les cases des éléments sont des chambres à visiter, un AtomLab à l’étage inférieur propose aussi du contenu. Le second projet «  Chant Acier  » est une immersion dans l’usine sidérurgique d’ArcelorMittal, où l’on suit le parcours de l’acier, depuis l’arrivée du minerai qui le compose, jusqu’à la bobine qui repart, mais depuis l’humain. Il s’agit d’une approche particulière de l’usine, à partir des mots (lus et entendus) de ceux qui y travaillent et qui en vivent, des mots qui disent leurs craintes, leurs espoirs, leurs actions, leurs rêves. Ce projet a ainsi été développé en prenant en compte une dimension collaborative : il s’appuie sur des textes rédigés par les siderrurgistes d’ArcelorMittal, lors d’ateliers d’écriture animés par l’auteur François Bon. Ce documentaire interactif est diffusé sur France Télévisions Nouvelles Écritures.

Nicolas Bole : Le premier projet sur lequel j’ai travaillé est un webdocumentaire intitulé Sout El Shabab, — qui signifie en arabe «  la voix des jeunes » — pour France Culture, produit par Wilfrid Estève de la société Hans Lucas. J’ai été embauché pour travailler sur la narration et la réalisation interactives, avec Florent Maurin. Seulement, nous n’avions pas eu beaucoup de latitude de la part du diffuseur (Radio France) pour réellement raconter une histoire globale. Au final, le webdoc a pris la forme d’une série de portraits indépendants les uns des autres ; par conséquent, j’ai travaillé davantage sur la réalisation et le montage des modules vidéos et sur l’interface, en lien avec le diffuseur. J’ai ensuite travaillé sur plusieurs projets dits «  d’accompagnement d’antenne  », en lien avec des documentaires télévisés. Picasso au cube est constitué d’une collection de films courts et d’une application d’auto-portrait en référence à l’univers de Pablo Picasso. Tati express, réalisé avec Charles Ayats, est un jeu interactif sur l’univers de Jacques Tati. Dans les deux cas, il s’agissait de commandes de producteurs ayant déjà signé avec la chaîne, en l’occurrence ici, Arte. Ensuite j’ai collaboré avec un certain nombre de producteurs sur des projets qui n’ont pas forcément vu le jour, mais qui ont été aidés au stade du développement, comme le projet intitulé Sea is my country, produit par Once Upon, une société bordelaise qui n’existe malheureusement plus aujourd’hui. Enfin, on peut citer le projet interactif La cabine, développé au départ par Christine Bouteiller. Il s’agit d’un projet in situ pensé d’abord pour un musée en tant qu’installation, qui est devenu ensuite une création documentaire interactive, avec une dimension web, via un site que nous avons créé avec très peu de financement. Ce projet a été présenté, deux années consécutives, sous forme d’installation interactive à Carcassonne, dans le cadre d’une exposition. Mon rôle sur ce projet était plus global. J’ai travaillé sur la scénarisation interactive mais également sur la conception générale avec Christine Bouteiller : comment concevoir un projet sur différents supports et dans une temporalité déterminée.

Comment abordez-vous la notion d’interactivité ? Pensez-vous qu’elle soit adaptée à la définition d’œuvres qui sollicitent d’une manière ou d’une autre le spectateur ?

Corinne Cartaillac : L’interactivité est étudiée en fonction de l’approche conceptuelle la plus adaptée au projet, de manière à proposer un accès facilité aux contenus et au public ciblé. La réflexion est orientée par le choix de l’expérience la plus pertinente, en évitant de créer des ruptures. Il est indispensable de trouver le bon compromis entre expérience interactive et narration. Selon les projets, l’interactivité peut revêtir différentes fonctions. Pour Atome Hôtel, le tableau périodique interactif a conditionné une première forme d’interactivité  : d’une part l’accès aux différentes chambres/cases et d’autre part, l’accès à l’AtomLab. La seconde forme d’interactivité mise en œuvre a trait au choix des différents contenus proposés dans chacune des chambres/ cases. C’est une interactivité volontairement relativement simple. D’autre part, ce tableau périodique est rendu attractif, par l’approche graphique de l’interface et le traitement filmique des vidéos qui racontent aussi de «  belles  » histoires. Deux concepts ont présidé à la forme de Chant Acier  : la narration et l’interactivité. Il nous importait en effet de préserver une linéarité pour favoriser la narration et la dimension immersive. Dans cette optique, l’interactivité permet d’accéder à un contenu enrichi  : les voix et les textes des salariés. L’interactivité est simple, l’utilisateur est sollicité à agir pour choisir la manière dont il veut découvrir le film. Les actions de l’utilisateur rythment et transforment le film, dans sa perception visuelle et sonore. L’interactivité a ainsi une dimension que l’on pourrait qualifier de «  performative  ».

Nicolas Bole : Pour moi, l’interactivité est une des composantes essentielles de la grammaire du web. J’emprunte cette idée à Hugues Sweeney, le directeur du studio des productions interactives de l’ONF (Office National du Film du Canada), pour qui «  la navigation est au web ce que le montage est au cinéma  ». Ce qui importe, c’est que fait l’interactivité en termes de récit. J’entendais récemment des personnes se demander : «  à part être interactif, un projet webdoc qu’est-ce que c’est  ?  ». C’est une façon de passer un peu trop vite sur ce qu’est l’interactif, c’est comme si l’on disait : «  à part le montage, un film c’est quoi  ?  ». Des formes d’interactivité, il y en a des centaines. Pour ma part, je conçois l’interactivité, non pas comme une modalité accessoire, mais comme une composante qui doit être au cœur même de la réflexion. Il me paraît nécessaire de toujours se poser la question suivante : ne vaut- il pas mieux faire une exposition «  classique  », un film linéaire ? Il faut d’emblée s’interroger sur les modalités de l’interactivité que l’on souhaite déployer : est-ce une interactivité technologique, avec les différents outils qui nous sont offerts (la souris, le clavier, le corps même du spectacteur dans la réalité mixte, la réalité virtuelle ou la réalité augmentée) ? Est-ce une interactivité plus «  narrative », c’est-à-dire : comment scénarise-t-on les éléments les uns par rapport aux autres pour qu’il y ait une cohérence dans la manière dont on regarde ces programmes et que l’interactivité ait un sens au regard de la narration ? Pour chaque projet la question qui doit être posée est : est-ce qu’il y a un intérêt à proposer une œuvre médiée ou intermédiée ? La dimension interactive peut être minimale, comme dans Alma, une enfant de la violence de Miquel Dewever-Plana et Isabelle Fougère, qui est pourtant forte et puissante par sa simplicité même. Le dispositif offre deux écrans et l’interactivité ne permet que de passer d’un écran à l’autre par un geste d’interaction simple (placer le curseur de sa souris sur le film que l’on souhaite voir). Donc ce qui m’intéresse dans l’interactivité, c’est l’intérêt qu’elle peut avoir pour construire un récit et pour modifier la structure, la grammaire d’une narration cinématographique. Le cinéma étant pour moi d’abord défini par le montage, une œuvre interactive doit être définie par la manière dont l’interactivité va venir imprimer sa marque en termes artistiques.

Quels sont selon vous les constituants essentiels des œuvres audiovisuelles interactives ? Quel est le dernier projet qui vous a marqué et pourquoi ?

Corinne Cartaillac : Il y a pour moi une contradiction dans l’idée même de narration interactive. Le récit interactif implique une forme qui n’est pas celle de la narration, censée rester dans une forme de linéarité. La qualité de l’interaction est conditionnée par les choix proposés à l’utilisateur et leur influence sur le récit. L’interactivité se conceptualise en termes d’expérience, dans l’idéal il s’agit d’offrir une expérience innovante  : créer une relation «  impliquante  » à l’œuvre, donnant le désir de prolonger le parcours sans créer de sensation de ruptures. Une narration hypertextuelle, fragmentée, avec interactions, conversation, temps réel, est plus exigeante en termes de participation du public et donc plus impliquante, mais elle peut être moins efficace en termes de narration - au sens filmique du terme. Les autres constituants essentiels des œuvres audiovisuelles interactives sont évidemment le traitement visuel et sonore et la sensation d’immersion créée par ce traitement. Par exemple, les nouvelles technologies associées au traitement du son nous permettent maintenant d’obtenir une expérience sonore plus riche. Et sur l’aspect transmédia, la réalité virtuelle, quand elle est pertinente, peut aussi apporter un plus en termes d’expérience. Plusieurs projets ont retenu mon attention et m’ont marqué, mais si je dois en proposer un en particulier, ce serait Wei or Die de Simon Bouisson diffusée sur France Télévisions Nouvelles Écritures. L’interactivité proposée donne à l’utilisateur des outils d’enquête, sur une timeline très accessible. Elle n’est pas abordée d’une façon complexe, qui pourrait être décourageante pour l’utilisateur. Le mélange de matières visuelles venant de différents outils (caméras, smartphones, appareils photo, drone) montrent un mix possible et intéressant entre différents supports.

Nicolas Bole : Évidemment la place du spectacteur est essentielle dans les œuvres interactives, c’est une lapalissade… Mais plutôt que de se demander où se situe le spectateur par rapport à l’œuvre, il importe de réfléchir à la place de ce dernier par rapport à l’instance de médiation et à l’espace dans lequel il reçoit l’œuvre : est-ce un ordinateur, un smartphone, une salle de cinéma, un espace muséal ou l’espace public ? Ces espaces conditionnent selon moi, des formes particulières d’attention, il faut donc réfléchir à la manière dont on peut travailler avec ces contraintes. Le premier élément à prendre en compte est le principe d’interaction qui préside à la conception interactive : quel sera l’intérêt pour un internaute d’avoir une action sur un contenu  ? Cela ne signifie pas nécessairement qu’il faille des modules audiovisuels, au sens d’images animées, il peut au contraire y avoir de très beaux projets avec simplement des données qui vont s’organiser selon un principe d’interaction. Et l’art de l’interactivité serait finalement l’art de l’algorithme : savoir créer un algorithme qui cherche des données et crée du sens à l’intérieur de données éparses et leur donne une forme. Avec des modules audiovisuels, on a en fin de compte assez peu de prises en termes d’interaction. Un film, même court, c’est une sorte de bloc. C’est d’ailleurs la question que nous nous sommes posée pour le projet La cabine. La matière première du projet, c’était des films de trois minutes conçus comme des histoires. Que pouvait-on faire d’interactif avec ce matériau, tous ces petits blocs de sens, sachant que dans ces trois minutes-là se jouait un art du récit, qui est purement cinématographique, c’est-à-dire un art de la durée ? Or je pense que l’œuvre interactive ne s’inscrit pas dans un art de la durée, mais plutôt dans un art de l’organisation, de la hiérarchisation des informations. Concernant les projets interactifs qui m’ont marqué récemment, le premier auquel je pense est la fiction Wei or Die de Simon Bouisson (2015), par rapport à la simplicité d’usage de l’interface : plusieurs timelines disposées les unes sur les autres. L’histoire repose sur le passage d’un point de vue à un autre via les différentes timelines. C’est donc très cinématographique et le récit reste par ailleurs très linéaire, mais cela a ouvert des pistes de réflexion intéressantes sur la narration interactive. J’ai beaucoup présenté ce projet et la réception des publics est très tranchée, soit on trouve cela remarquable, soit on ne trouve pas cela interactif car on ne peut pas influer sur l’histoire. Je trouve que, dans la forme qu’il a prise, Wei or Die permet de se demander s’il est possible d’envisager une fiction interactive qui irait beaucoup plus loin. Peut-être justement en réfléchissant à un algorithme qui permettrait de générer des morceaux d’histoires sur une histoire linéaire commune, comme l’est celle de Wei or Die. Pour être honnête, je ne sais pas si une telle proposition fonctionnerait. C’est peut-être d’ailleurs un aveu d’échec pour le récit interactif que de constater que l’on reste finalement très proche de la logique cinématographique linéaire.

En fait, j’ai davantage été marqué ces derniers temps par des expositions d’arts numériques, notamment des œuvres utilisant des cartes Arduino (cartes sur lesquels sont disposés des micro-contrôleurs programmables). Je peux néanmoins signaler un projet purement web particulièrement intéressant  : Click here to save the world qui apparaît comme une résurgence de la logique de l’hypertexte. C’est un récit sans contenu audiovisuel, à base de simples clics sur des textes.

Que pensez-vous de la multiplication des projets audiovisuels interactifs depuis 2005 au regard notamment des évolutions technologiques (web 2.0, écrans mobiles) ? Malgré le peu de recul dont on dispose, est-il possible selon vous de dégager quelques grandes tendances et de préciser les enjeux esthétiques principaux de ces «  nouvelles  » écritures interactives ? En quoi se distinguent-elles des modalités interactives offertes par de plus anciennes comme les CD-rom ou DVD rom ?

Corinne Cartaillac : Les évolutions technologiques ont contribué, et continuent, à élargir le champ des possibles, en matière d’expérience conceptuelle et narrative. Grâce à un apport beaucoup plus riche, en termes de concept, de narration, de support filmique, de traitement visuel et sonore, les dernières productions interactives dépassent largement, selon moi, les possibilités qualitatives des anciennes réalisations de type CD-rom / DVD Rom, même si, étant bien plus nombreuses, elles paraissent parfois noyées dans la masse et ne bénéficient pas du même impact à leur sortie. On peut ressentir par ailleurs une sorte d’essoufflement du format webdocumentaire, qui propose un contenu dense, alors que les modalités de «  consommation  » du public sur le web paraissent peu compatibles. En effet il apparaît que la moyenne des internautes n’accorde pas plus de 10 minutes de consultation aux contenus des webdocumentaires. Les tendances actuelles en matière de nouvelles écritures interactives montrent un intérêt marqué, d’une part, pour les projets ayant une dimension transmédia, comme Phallaina, co-produit par le studio Small Bang et le département Nouvelles Écritures de France Télévisions, qui propose une approche digitale et un prolongement dans la vie réelle ; et d’autre part, pour les web-séries. Les formats courts des web-séries correspondent mieux au temps que le public accorde à l’écran web, et permet par ailleurs de fidéliser les internautes, à l’instar des séries télévisées, selon une approche plus «  addictive ». On finit donc par revenir à une narration linéaire, mais attendue, plutôt courte et percutante.

Nicolas Bole : La multiplication des projets audiovisuels interactifs accompagne un changement manifeste dans la manière de «  consommer  » des contenus, pour parler en termes industriels. Les écrans connectés sont partout et de plus en plus de programmes sont conçus pour ces outils. Cependant l’on constate aujourd’hui une phase assez nette de recul des œuvres purement interactives, c’est-à-dire des œuvres où l’internaute est envisagé comme un acteur essentiel dans le déploiement du contenu. Cela a sans doute à voir avec une forme d’analogie faussée : on a longtemps considéré que le web était un monde «  global  » dans lequel on se déplacerait comme dans le monde réel. Il y a eu beaucoup de projets, notamment de webdocs, qui se sont développés selon ce principe  : on nous proposait de nous déplacer dans le webdoc comme on se déplacerait dans un musée. On s’est aperçu que cette approche ne fonctionnait pas, parce qu’en fait physiquement le corps de l’internaute est toujours devant son écran. C’est là où, selon moi, ce vieux fantasme hérité du début d’Internet, de l’utopie libertaire d’un nouvel espace à conquérir, selon lequel on peut créer une communauté virtuellement, en se passant du corps, s’est éteint. Le début des expériences interactives – y compris avec les CD-Roms – a été caractérisé par des projets offrant une expérience intellectuelle intense, mais sans une réelle réflexion sur l’implication physique du corps du spectateur. Seul le doigt sur la souris ou le clavier venait agir «  physiquement  » avec la plateforme virtuelle. Passer des heures devant son écran à cliquer sur des éléments, même dans une structure très élaborée, paraît aujourd’hui intolérable. On peut facilement rester devant un écran d’ordinateur pour regarder quelque chose de linéaire (comme des séries par exemple) mais qu’agir devant un écran demande un engagement souvent trop fort parce que l’ordinateur n’est pas fait pour nous mettre dans une position corporelle confortable. Dès les tablettes, le rapport à l’outil était déjà différent, plus fluide. Mais c’est l’apparition de la réalité virtuelle qui change vraiment la donne. Avec un casque, on s’aperçoit que le corps de l’internaute a vraiment de l’importance dans le récit. Et l’aboutissement ultime de la réalité virtuelle devient l’utilisation du corps du spectateur comme interface, soit l’inverse de l’utopie des débuts. Et comme chaque époque crée ses fantasmes, en voici un nouveau  : on n’est plus devant l’image, mais dans l’image.

Comment se positionnent les sociétés de production audiovisuelle par rapport à ces nouvelles formes audiovisuelles  ? Changent-elles de stratégies de développement  ?

Corinne Cartaillac  : De plus en plus de sociétés de production investissent les nouvelles écritures, malgré un modèle économique encore instable. La stratégie de développement paraît plus complexe, car le montage des projets nécessite des moyens humains et matériels plus importants. Même si des fonds d’aides existent, notamment via le CNC et les régions, la recherche de diffuseurs est plus difficile, car les plateformes de diffusion sont limitées, les principales restant France Télévisions et Arte.

Nicolas Bole  : Il m’est difficile de répondre, n’étant pas producteur. Néanmoins il est clair qu’on doit beaucoup aux pure players, c’est-à-dire les sociétés qui n’avaient pas forcément d’activité de production audiovisuelle au départ, dans l’apparition de ces nouvelles formes d’écritures en France  : Honkytonk, Upian — qui était une agence web, Kids Up Hill, Narrative, Darjeeling, Small Bang, sont les précurseurs. Ensuite, dès l’arrivée de dispositifs de soutien plus «  industriels  », comme le webCOSIP, les sociétés de production «  classiques  » sont venues à l’interactif, comme Doc en Stock, Gédéon, La Générale de Production, Cinétévé (Agat Film & Ex Nihilo et Camera Lucida avaient un peu d’avance) et d’autres encore… Peu à peu, du fait de l’utilisation massive des smartphones et de l’évolution des usages, de l’accès à l’information majoritairement par les réseaux sociaux pour tout un pan de la société, tout le monde s’est mis à réfléchir à ces nouveaux usages. La demande émanait aussi des diffuseurs qui souhaitaient à la fois innover sur ces nouvelles plateformes et conquérir de nouvelles audiences, lassées de la télévision. Elles ont assez systématiquement demandé de concevoir des extensions web pour leurs programmes. Les pures players sont restés dans leur cœur de métier tout en se diversifiant, car on s’est vite aperçu que produire seulement des projets web — qui ne sont quasiment jamais industrialisables, reste très difficile d’un point de vue économique. L’expérience de la structure Once Upon en est l’exemple marquant. En outre, ces projets demandent des niveaux de développement technique à la fois trop ponctuels et trop spécifiques pour que cela soit gérable en interne. Imaginez que vous ayez à développer des projets avec plusieurs technologies web  : du HTML5, du Unity, du WebGL… Impossible ou presque de trouver la personne qui sait programmer avec tous ces langages  ! Il faut donc souvent faire appel à des développeurs freelances, ce qui ne permet que très difficilement de développer sur le long terme comme on peut le faire avec des salariés. Il n’y a guère que Upian et peut-être Small Bang, qui ont pu intégrer des développeurs en interne. Les autres sont plutôt des producteurs d’idées. Cela dit, les profils de chef de projets web évoluent, et nombre d’entre eux savent maintenant travailler non seulement sur l’éditorial mais aussi sur la technique.

Depuis 2007 via le fonds d’aides aux projets nouveaux médias et depuis 2011 via le Webcosip, le CNC joue un rôle majeur dans le soutien des formes audiovisuelles interactives, les chaînes de télévision publiques (en particulier Arte, et France Télévisions) sont par ailleurs très actives dans le développement et la promotion de ces formes, y a-t-il selon vous un modèle économique (ou des modèles économiques) pérenne(s) pour ce type d’œuvres  ? Et peuvent-elles être rentables  ?

Corinne Cartaillac  : On remarque que l’audience se déplace de l’écran TV vers les écrans Web, quel que soit le support de consultation. L’écosystème digital est en plein mouvement. Les écritures digitales, l’interactivité, le multi-tasking et la vidéo deviennent un axe stratégique de développement pour les médias traditionnels et les Pure-Players en favorisant un contenu déclinable sur tous les supports actuels, qu’il s’agisse de télévision, de smartphones ou de tablettes. On commence aussi à voir émerger des multi-channel networks. Cette effervescence peut laisser présager de la recherche de modèles économiques viables.

Nicolas Bole  :Il faut arrêter de dire qu’il n’existe pas de modèle économique  : il y en a un, c’est le modèle redistributif. Et c’est pour moi le meilleur système au monde  ! En gros, redistribuer, c’est réguler et faire que les «  gros joueurs  », qui sont là pour faire de l’argent et des millions d’entrées, jouent et (souvent) gagnent de l’argent, mais permettent aussi, grâce à un prélèvement sur les recettes, de financer des œuvres qui ne sont pas rentables. Mais les œuvres, précisément parce qu’elles sont des œuvres, n’ont pas vocation à être rentables — je considère d’ailleurs ces deux termes comme antinomiques. Je veux dire qu’elles peuvent l’être, rentables, mais «  accidentellement  »  : leur raison d’être est de se situer dans une logique de l’offre et non de répondre à une demande. Et le seul modèle qui permette cela est le modèle de redistribution. Nous sommes dans un pays privilégié à ce titre, avec le CNC, Arte, France Télévisions. Mais il est évident que ces diffuseurs publics ne seront pas les gros acteurs de demain. La question qu’il faudrait se poser, c’est comment faire en sorte de prélever un pourcentage du chiffre d’affaires d’Amazon, de Netflix ou d’Apple pour financer la création. Mais ce ne sont pas des sociétés françaises, c’est donc un problème mondial.

En novembre 2014, la SCAM versait ses premières rémunérations forfaitaires à des auteurs de documentaires interactifs diffusés gratuitement sur les sites de France Télévisions, ARTE et Radio France, reconnaissant ainsi le statut d’auteurs à ces créateurs. Qu’en est-il de la question du droit d’auteur aujourd’hui  ?

Corinne Cartaillac  : En tant que société de production, nous sommes bien sûr sensibilisés à cette question et participons à des échanges via notre regroupement, l’association PXN (producteurs d’expériences numériques), pour soutenir le système de rémunération en droits d’auteur de nos auteurs de réalisations digitales.

Nicolas Bole  : D’une manière générale la question de l’auteur ou plutôt du droit d’auteur se pose surtout par rapport à la diffusion. Pour moi le web n’est pas un média, c’est un monde et ce n’est pas parce que l’on met un élément dans ce monde-là que l’on devient auteur. Dans le monde «  réel  », on devient auteur quand notre œuvre se retrouve dans un musée, dans une salle de cinéma, une salle de théâtre, ou dans la rue — quand il s’agit d’arts de la rue  ; il y a donc des instances de légitimation. C’est difficile d’envisager cette légitimation dans un web mondialisé, où tout le monde est en pratique «  auteur  » (auteur de son post sur Facebook, de sa vidéo mise en ligne sur youtube, de son tweet etc.). La notion d’auteur reste encore étroitement dépendante de la notion de légitimation et il faut réfléchir à ces évolutions. D’autre part, sur un projet interactif, entre le graphiste, le développeur, l’auteur (celui qui a écrit le projet), c’est parfois compliqué de savoir qui est exactement l’auteur de l’œuvre.

Si l’on évoque souvent la question de l’expérience du spectateur, de l’interacteur ou du spectacteur pour reprendre la terminologie de Jean-Louis Weissberg, confronté à un objet audiovisuel «  praticable  » (Fourmentraux, Bianchini), on parle peu des audiences de ce type d’objets, on dispose de peu de chiffres et rares sont les analyses qualitatives de réception, via par exemple des retours d’expériences. Ces productions ont-elles un public (des publics), est-il possible de le (les) caractériser  ? Dans ces productions, les contenus sont le plus souvent hétérogènes et fragmentés, quels critères faut- il donc prendre en compte pour appréhender la réception  ?

Corinne Cartaillac  : Pour nous, cela reste toujours très difficile d’avoir ce genre de retours. Ces points ne sont pas abordés dans les contrats qui nous lient à nos diffuseurs. Pour l’instant, les informations qui nous sont communiquées se limitent à l’audience et à la durée moyenne de consultation. Nous n’avons pas de retours sur l’aspect fragmenté, les différents parcours ou les expériences suivis par les internautes.

Nicolas Bole  : Les œuvres interactives sont nombreuses et variées, on ne peut donc pas répondre globalement. Il y a un public c’est certain pour les web-séries, assez peu de publics pour les webdocs (et encore certains ont été de vrais succès en termes d’audience), les long forms informationnels sur un site comme celui du New York Times sont très regardés et il y a encore peu de publics pour les projets en réalité virtuelle car les gens sont peu équipés. On ne peut donc pas généraliser. Il y a assez peu d’analyses qualitatives sur la réception car cela vient en bout de chaîne et les producteurs n’ont plus le temps ni l’argent pour analyser finement les choses. Bien sûr il y a des chiffres d’audiences, de nombre de pages vues ou de visiteurs uniques, de clics, de taux de rebond, etc. Il y a un certain nombre d’indicateurs, mais cela reste très volatil. Jusqu’à l’arrivée du web, les endroits où l’on «  recevait  » de l’art, étaient rarement gratuits. Inconsciemment un prix induisait une forme de réception et une sorte de sociologisation des publics. C’est pour cela que l’on a parlé de démocratisation dans une politique volontariste de subventionner des lieux ou des pratiques  : cela supposait que la création avait un prix. La question du prix à payer est souvent balayée quand il s’agit du web, car on considère que c’est le monde du gratuit. Or l’indétermination par rapport au public naît à mon sens aussi de cela. Si les œuvres interactives étaient payantes — même à prix modique — on pourrait plus facilement mesurer combien de gens paient, est-ce qu’ils sont satisfaits et pourquoi, est-ce qu’ils reviennent, est-ce qu’on les fidélise… Parce que lorsque l’on paie, on crée un minimum d’historique relatif aux personnes qui ont fait ce geste volontaire. Bien entendu il y a le risque de les considérer comme des clients, mais considère-t-on les spectacteurs des théâtres comme des clients  ? Non, plutôt comme des amateurs de théâtre. Finalement les mesures dont on dispose, s’agissant des œuvres interactives, sont très polysémiques, comme le nombre de «  like  » sur Facebook  : qu’est-ce que cela signifie de liker une page ou de visiter un site  ? On ne sait pas précisément.

Avec l’apparition des casques de réalité virtuelle, on voit se développer de plus en plus de projets valorisant l’immersion spectatorielle  ? Que pensez- vous de ces technologies  ? Offrent-elles de nouvelles perspectives en matière de narration et de mise en scène  ?

Corinne Cartaillac  : Je pense que la réalité virtuelle a vocation, à terme, à concerner tous les genres de programmes. Les contenus développés dans ce contexte impliquent une hybridation des écritures et des genres. Ainsi un genre comme le documentaire, de par son lien avec le réel, constitue naturellement un terrain d’expérimentation et d’expression intéressant pour la réalité augmentée et/ou virtuelle. L’animation peut par ailleurs être requestionnée, au regard notamment de sa proximité avec le jeu vidéo. La fiction promet elle aussi, des expériences très intéressantes, surtout dans certains sous-genres, tels l’horreur et le fantastique. Nous songeons à expérimenter ces technologies pour trois projets actuellement en développement, deux docu-fictions, dont une avec une expérience en réalité augmentée. Le troisième projet envisage une approche plus immersive et poétique, très fortement basée sur un travail sonore et graphique. Ces nouvelles technologies obligent assurément à faire appel à de nouvelles compétences et impliquent un travail d’écriture spécifique, ainsi que de nouvelles manières d’appréhender la mise en scène. On s’aperçoit que le son prend une place qu’il n’avait pas dans les projets digitaux classiques. Il est spatialisé et guide grandement l’utilisateur dans l’exploration du récit. Il construit véritablement la dramaturgie. Les plans sont abordés différemment, avec une forme de lenteur, au bénéfice de la narration. En effet, des plans trop séquencés peuvent nuire à l’expérience et créer des phénomènes de «  mal immersif  ». L’impact émotionnel est supérieur dans les dispositifs de réalité virtuelle. La recherche d’émotions fortes conditionne d’ailleurs en grande partie les usages des jeunes générations, à la recherche d’images et d’expériences qui les plongent immédiatement dans un état émotionnel intense, au risque, dans le cas contraire, de les faire «  zapper  » très vite.

Nicolas Bole  : Je reprends ici ce que m’a déclaré David Dufresne et que je trouve très pertinent  : la réalité virtuelle nous parle très souvent d’empathie et fait de ce mode d’appréhension du monde, une valeur. C’est très problématique pour moi. Avec la réalité virtuelle, il y a le risque d’un système très normatif, à la limite de l’injonction. Globalement, en vous mettant dans la peau de quelqu’un d’autre et en vous faisant ressentir ce que la personne ressent, on vous dit  : «  vous allez ressentir de l’empathie  ». Que se passe-t-il si vous ne ressentez pas d’empathie pour la détresse d’un enfant syrien réfugié, parce que le dispositif en 360°vous met mal à l’aise  ? Cela veut dire que vous n’êtes pas sensible  ? C’est absurde. Ce n’est pas parce que l’on n’est pas sensible à ce dispositif, que l’on ne peut pas être en empathie autrement, par d’autres points de vue. Cette idée d’une narration constuite autour de l’empathie comme vecteur de compréhension me paraît simpliste et possiblement dangereuse. Le cinéma, lui, ne vise pas à nous mettre en empathie, mais à nous mettre face à des enjeux qui créent des situations empathiques. Pour moi, c’est la différence entre être devant l’image et être dans l’image.

Pour autant, la réalité virtuelle est bien évidemment un champ nouveau, particulièrement stimulant à explorer. Si l’on va au-delà de l’immersion et l’empathie, que met en avant le discours dominant des industries culturelles, je pense qu’il est possible de voir des œuvres en réalité virtuelle qui n’utiliseront pas uniquement le ressort de l’empathie. C’est le cas par exemple de Sens, produit par Red Corner et diffusé par Arte, qui se base sur une logique de déambulation onirique. Ce projet montre que l’on peut faire autre chose avec la réalité virtuelle. Mais comme pour le moment, nous sommes encore dans un marché émergent, ce sont essentiellement les industries qui s’y intéressent, avec une approche me semble-t-il encore très réductrice et un appétit pour des mots-clés très novlangue, où «  innovation  » rime avec «  immersion ».