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Paul Hekkert et Matthijs van Dijk, Vision in Design: A guidebook for innovators, BIS Publishers, 2011

Jacynthe Roberge 

Texte intégral

Method and intuition are two sides of the same coin.” Tirée de la préface de Vision in Design : A guidebook for innovators, cette phrase résume avec finesse l'idée directrice qui a guidé l'élaboration de l'approche de conception ViP que Paul Hekkert et Matthijs van Dijk présentent dans cet ouvrage. Les années 1960 ont été témoins de l'émergence des premières méthodes de conception (design methods). Aujourd'hui encore, ces méthodes ont une grande influence sur nos définitions et sur nos perceptions du processus de conception en design. La rigueur et la scientificité qu'elles projettent peuvent certes être rassurantes pour le designer à la recherche de balises. D'un autre côté, elles peuvent aussi lui donner l'impression d'être confiné à un territoire restreint où sa personnalité et ses valeurs s'effacent au profit d'une série de règles prédéfinies. C'est en réponse à cette dualité que les auteurs ont développé l'approche ViP, approche qui réintègre le designer, sa personnalité et ses valeurs au cœur d'un processus de conception fondamentalement centré sur l'humain et l'interaction. En plus de miser sur l'intuition du designer, cette approche propose un cadre théorique qui encourage la réflexion en design (design thinking), stimule l'innovation et appelle à la responsabilisation du designer en tant qu'acteur social.

L'objectif d'un guide étant d'accompagner et de proposer, celui-ci invite librement le designer à faire l'essai de l'approche ViP afin de découvrir si elle correspond à ses intérêts, à ses besoins et à sa vision de ce que devrait être le design. Le format de l'ouvrage et la variété des modes de présentation du contenu (dialogue, essai, entrevue, étude de cas, description, etc.) appellent à une lecture lente, parsemée de périodes de réflexion. Ce choix est cohérent avec la pensée des auteurs selon laquelle, en design, le parcours est plus important que le point d'arrivée. Plutôt inhabituel et potentiellement déstabilisant, le dialogue est le format de présentation de prédilection de l'ouvrage. En effet, à plusieurs reprises, les auteurs mettent en scène trois personnages (un designer ViP, un théoricien du design et un étudiant en design) qui discutent des subtilités de l'approche ViP. Métaphorique, leur dialogue matérialise le design en tant que conversation, en tant que relation à la recherche de sens.

L'ouvrage est principalement construit en trois parties. La première défend l'utilité de l'approche ViP, la deuxième décrit les composantes du modèle et explique comment les mettre en pratique, tandis que la troisième approfondit les concepts fondamentaux qui la structurent. Avant de plonger dans le cœur de l'ouvrage, la lecture de l’introduction est fortement suggérée au néophyte du ViP. L'introduction permet au lecteur de découvrir les trois prémisses de l'approche ViP. La première concerne la portée temporelle du design. Tremplin à l'innovation, l'approche ViP projette le designer vers l'avenir en soutenant que le design consiste à explorer les opportunités futures plutôt qu'à résoudre les problèmes d'aujourd'hui. Cette prémisse implique un certain détachement des contraintes. L'idée n'est pas de les rejeter, mais bien de s'en affranchir temporairement afin de favoriser la créativité nécessaire à la recherche d'opportunités. La deuxième prémisse stipule que le rôle fondamental du designer est de définir la raison d'être du produit à concevoir, plutôt que de travailler à sa production. C'est ainsi que le designer obtient la liberté de matérialiser son idée dans sa forme la plus appropriée : produit, interface, environnement, service, etc. Finalement, la troisième prémisse affirme le rôle du designer dans l'intégralité de sa personnalité (valeurs, croyances, désirs, etc.). Mais ce droit vient avec la responsabilité d'assumer personnellement les conséquences de ses choix. Ce croisement entre liberté et responsabilité devrait stimuler l'authenticité et la crédibilité des décisions de conception.

Ces prémisses sont le reflet des trois valeurs fondamentales de l'approche ViP : responsabilité, authenticité et liberté. L'exploitation maximale de l'approche ViP requiert l'adhésion à ces valeurs. La responsabilité est définitivement la valeur la plus fortement exprimée à travers l'ouvrage. Parce que les produits conçus déterminent les comportements individuels et sociaux, le designer doit participer à la définition de la raison d'être des produits et assumer la responsabilité de leur impact sur notre société. C'est en étant fidèle à lui-même, et donc authentique, que le designer est capable d'accepter cette responsabilité, de s'approprier le contexte et de le transformer distinctivement. Enfin, ce n'est que s'il est libre de tout préjugé et de toutes contraintes imposées que le designer pourra prendre des décisions vraies et intentionnelles.

Bien que la publication de l'ouvrage soit récente, les auteurs développent l'approche ViP depuis plus de 15 ans et ils en commercialisent l'expertise depuis une dizaine d'années. La première partie de l'ouvrage est consacrée à la présentation de quelques-uns des projets ViP qui exemplifient le mieux la pertinence de cette approche.

C'est dans la deuxième partie de l'ouvrage que le schéma de la démarche ViP est exposé, décortiqué et expliqué. Formellement, il s'apparente à un parcours linéaire qui prend la forme d'un « u » inversé divisé verticalement en deux phases symétriques : 1) la phase de déconstruction (située à gauche) et 2) la phase de conception (située à droite). La phase de déconstruction impose une lecture du monde tel qu'il est, ou tel qu'il a déjà été, tandis que la phase de conception projette le designer dans le futur. Ces deux phases sont divisées en trois couches transversales : le produit, l'interaction et le contexte.

Le processus débute par la phase de déconstruction. Une fois le domaine (périmètre de la problématique) établi, le designer sélectionne un produit existant qui en fait partie. Ensuite, il peut traverser les trois couches de la déconstruction : 1) le produit, à la recherche de ses qualités de surface (matérielles, formelles, communicationnelles, etc.), 2) l'interaction, à la recherche des qualités de l'interaction (positives ou négatives) et 3) le contexte, à la recherche des facteurs contextuels qui ont poussé le designer à générer les qualités d'interaction perçues. L'objectif ultime de la déconstruction est de cerner la raison d'être du produit étudié.

S'ensuit la phase de conception pendant laquelle les trois mêmes couches sont traversées, mais dans l'ordre inverse : du contexte vers le produit. Plus segmentée que la phase de déconstruction, elle compte huit sous-étapes : quatre au niveau du contexte (conception du domaine et précision temporelle, définition des facteurs contextuels, structure du contexte, proposition de design), une au niveau de l'interaction (conception de l'interaction humain-produit) et trois au niveau du produit (définition des qualités du produit, élaboration du concept et création du produit final).

La troisième partie de l'ouvrage propose des réflexions, sous forme d'essais, qui permettent d'approfondir quelques-uns des concepts structurant l'approche ViP. L'adaptation, la créativité, l'innovation, les sentiments et les principes universaux humains font partie des thèmes abordés. Pour conclure cette dernière partie, un entretien avec Peter Lloyd, éminent spécialiste des méthodes de design (design methods) démontre subtilement que l'approche ViP n'est pas qu'une simple méthode ad hoc, mais bien une philosophie de conception distinctive et à part entière.

Notre principale critique porte sur le manque de nuance entre l'idéal projeté par les auteurs et la réalité du designer praticien. Les valeurs fondamentales de l'approche et le pouvoir sociétal du designer sont-ils vraiment accessibles à tous les adhérents de bonne volonté ? Si c'est le cas, les auteurs doivent démontrer plus clairement que leur proposition est plus qu'une utopie, qu'une visée théoricienne. De plus, la légèreté perçue à l'étape de définition du contexte n'est pas réaliste. Il s'agit d'un exercice cognitivement très exigeant. Un certain savoir théorique est nécessaire pour maximiser une telle démarche. Parce qu'ils misent avec insistance sur la liberté et l'intuition, les auteurs négligent de ce fait un peu trop l'autre côté du spectre, celui de la documentation et de la recherche. Malgré tout, dans une discipline où l'aura de scientificité des premières méthodes rayonne toujours, où les principales démarches de conception sont centrées sur tout, sauf sur le designer, et où rigueur ne rime surtout par avec intuition, l'approche ViP est somme toute rafraîchissante et stimulante.