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Lars Erik Holmquist, Grounded innovation: strategies for creating digital products, Morgan Kaufmann, 2012

Jacynthe Roberge 

Texte intégral

Docteur en informatique spécialiste en design d’interaction, Lars Erik Holmquist dirige le Mobile Innovations group de Yahoo ! en Californie. Auparavant, il a été professeur à l’université de Södertörn, en Suède, et a assuré la direction de centres de recherche d’envergure tels que le Interaction Design and Innovation Lab et le Mobile Life Center. Ses projets de recherche, dont plusieurs ont été réalisés conjointement avec l’industrie privée (ex. : Nokia, Ericsson, Microsoft) ou avec des instances publiques suédoises, lui ont permis d’explorer les opportunités offertes par la technologie numérique et de développer des expériences interactives novatrices dans les domaines de la mobilité et de l’informatique omniprésente (ubiquitous computing).

Dans cet ouvrage, Holmquist nous présente son approche à l’innovation dans un contexte de conception de produit numérique. Sa proposition, qu’il nomme innovation ancrée (grounded innovation), a pour objectif d’encourager la conception de produits numériques novateurs qui auront un effet sur le monde. Pour ce faire, l’auteur suggère d’ancrer la démarche de conception sur deux piliers : l’humain et la technologie. En prenant soin de souligner qu’aucune recette infaillible ne garantit l’innovation, Holmquist explique que les stratégies qu’il propose visent à baliser le parcours du designer et à faciliter l’analyse et la compréhension du produit numérique de manière à cibler l’innovation le plus précisément possible.

L’ouvrage est divisé en deux sections d’envergure comparable : méthodes et matériaux. La première présente le cadre conceptuel de l’ouvrage ainsi qu’une démarche de conception à visée innovatrice tandis que la deuxième traite des propriétés du produit numérique. Plusieurs études de cas sont présentées de façon parsemée dans l’ouvrage ; même si leur lecture n’est pas essentielle à la compréhension des concepts fondamentaux, ces exemples constituent un riche complément qui s’inscrit dans la continuité du texte principal.

La première section de l’ouvrage (intitulée méthodes) regroupe cinq chapitres. Dans l’ordre, l’auteur présente le produit numérique, définit le concept d’innovation et s’attarde aux trois étapes de l’innovation ancrée, soit l’exploration, l’invention et le prototypage. Cette première section laisse présager un contenu différent de ce qu’elle offre réellement. Notre malaise est principalement lié aux deux premiers chapitres de l’ouvrage (objets numériques et innovation) qui servent à positionner le cadre conceptuel du livre plutôt qu’à discourir au sujet de la méthode de conception. Ici, l’esthétique de la présentation (offrir un nombre égal de chapitres par section) semble avoir été atteinte au détriment de la pertinence de l’organisation du contenu. Même si cet écart n’affecte pas la pertinence des propos de l’auteur, la réorganisation du contenu ne serait que bénéfique à l’intelligibilité de l’ouvrage.

Dès les premières pages de ce texte, l’auteur fait référence aux travaux de Weiser, père de l’informatique omniprésente, et de Suchman, pionnière de l’ethnographie appliquée au design de technologie. Il pose ainsi les bases d’un précieux équilibre qui sera maintenu dans l’ensemble du livre : la balance entre humain et technologie. Dans l’ouvrage, l’auteur préfère l’utilisation du terme produit numérique au terme interface. Ce choix s’explique par son interprétation de la relation humain-technologie. À l’instar de Weiser et Suchman, Holmquist pense que nous devons reconsidérer notre façon d’aborder la relation entre l’humain et la technologie. Selon lui, en cette ère post-ubicomp, l’interface n’est plus la référence de l’interaction. Plusieurs produits numériques de nouvelle génération sont composés d’interfaces nouveaux genres ou n’ont tout simplement pas d’interface visible. Un changement de paradigme s’impose.

Un quadrant à deux dimensions schématise la démarche d’innovation ancrée. Ce schéma représente un des apports les plus intéressants de l’ouvrage. Il illustre avec justesse le rôle du designer dans une démarche de prospection où rigueur méthodologique et créativité sont également interpelées. Sur ce quadrant, chaque axe représente une activité fondamentale de l’innovation ancrée. L’axe des abscisses est associé à l’exploration alors que l’axe des ordonnées est associé à l’invention. L’exploration est une activité de recherche sur deux thèmes : l’humain et la technologie. Ce regard croisé peut paraître évident tant il semble naturel. Pourtant, ce parallèle entre humain et technologie n’est que très rarement présenté de manière si étroite dans les ouvrages du genre. L’invention, quant à elle, fait référence à la démarche d’idéation. Il est relativement facile de générer des idées en quantité, mais plus difficile d’obtenir des idées de qualité. Lorsqu’une idée est retenue, mieux vaut la développer rapidement et la valider à l’aide de prototypes afin de déterminer si elle a des chances de passer le cap de l’acceptabilité sociale nécessaire à l’innovation. À l’intérieur du quadrant, une petite zone située dans la partie supérieure droite indique la position de l’innovation ancrée. Ainsi positionnée, l’innovation ancrée s’affiche en tant que cible laborieuse. Pour y arriver, il faut maximiser tant l’impact de l’activité d’exploration que celui de l’activité d’invention, sans mentionner que la réussite de l’exercice dépend également des compétences et de l’expérience de celui qui entreprend la démarche.

La deuxième section de l’ouvrage porte sur les matériaux du produit numérique. Le terme matériaux désigne les propriétés du produit. C’est la matière brute de l’innovation. Dans l’ouvrage, l’auteur en présente quatre de manière détaillée : l’interaction, la réseautique, la détection et la proactivité.

Première propriété, l’interaction désigne l’acte de communication réciproque entre l’utilisateur et le produit numérique. L’écran a longtemps été son lieu privilégié. Toutefois, les avancées technologiques actuelles laissent entrevoir de nouveaux dispositifs d’affichage (ex. : écran flexible, écran textile, etc.) propices au développement de nouveaux types d’interaction plus sensibles au contexte de l’interaction. Notons que dans cet ouvrage, la distinction entre interaction et interactivité n’est pas clairement établie. Deuxième propriété, la réseautique réfère à la connexion virtuelle entre un objet physique et un réseau informatique. L’internet des objets, concept futuriste prévoyant la connexion des milliards d’objets physiques à un immense réseau informatique, est l’archétype ultime de la réseautique. L’ouvrage présente quatre stratégies permettant de connecter un objet à un réseau : le code à barres à une dimension (ex. : CUP), le code à barres à deux dimension (ex. : Code QR), la radio-identification et la reconnaissance d’image. Cette dernière est la seule qui ne requiert l’ajout d’aucune étiquette ou puce électronique sur le produit. Ce sont plutôt des algorithmes de comparaison d’images qui sont utilisés pour l’identification visuelle du produit. Troisième propriété, la détection est celle qui permet au produit numérique de capter des données de natures variées (mouvement, poids, chaleur, position, etc.) relatives à son contexte. Cette propriété est d’autant plus importante à l’ère de la mobilité informatique où le contexte d’utilisation est changeant et variable. La géolocalisation par satellite (GPS) et la triangulation cellulaire sont des exemples de technologies permettant la détection de l’emplacement d’un appareil numérique. Dans le futur, une maîtrise plus approfondie des technologies de captation devrait permettre aux objets numériques de détecter ce qui se passe dans leur environnement, de s’adapter à la situation, d’économiser de l’énergie et de proposer une expérience plus ergonomique à son utilisateur. Dernière propriété de la liste, la proactivité fait référence au produit numérique qui agit par lui-même et qui prend certaines décisions en lieu et place de l’utilisateur. La ligne est mince entre l’acceptation et le rejet d’un produit numérique proactif. Par crainte de surveillance et de contrôle excessif, plusieurs utilisateurs sont d’abord suspicieux face à cette propriété. Les questions relatives à la gestion de la vie privée des utilisateurs sont particulièrement sensibles.

En conclusion, l’auteur porte un regard sur les technologies d’avenir et sur l’influence potentielle qu’elle pourrait avoir sur l’évolution des produits numériques. Dans un monde où le cycle de développement de produits numériques est de plus en plus court et où rien ne garantit l’innovation, une chose est certaine, pour y arriver, il faut essayer.