Interactivité, interactions et développement cognitif Interactivity, interactions and cognitive development

Michel Lavigne 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.196

L’objet de cet article est de confronter les concepts et pratiques d’interactions et d’interactivité à des objectifs de développement cognitif. Nous illustrons notre réflexion par le projet Pogo, expérimentation scolaire dans une classe pour enfants handicapés avec pour objectif la création collaborative d’un logiciel à vocation éducative et ludique. Cette expérimentation nous permet d’interroger les modalités cognitives de l’interactivité dans ses propriétés syntoniques et de motivation dans un contexte d’interactions. Nous dressons à partir de cette réflexion une typologie des modalités de conception de l’interactivité en trois catégories : évaluative, consumériste et créative, que nous confrontons à la question du développement cognitif, afin d’éclairer les ressorts et implications des choix de conception des interfaces numériques.

The aim of this paper is to compare the concepts and practices of interaction and interactivity to the goals of cognitive development. For this purpose, we propose the Pogo project: an experimentation in a primary school with children with disabilities. The aim of Pogo is the development of educational software in a collaborative way. We discuss the cognitive interactivity properties regards to syntony, motivation and social interactions. From this discussion, we define a typology of how to design interactivity which is split into three categories: evaluative, consumerist and creative. This typology is then confronted to the question of cognitive development to highlight the implications of choices in digital interfaces design.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

Depuis 2009 nous menons une expérimentation de création logicielle à vocation ludo‐éducative dans une classe pour enfants handicapés, dans une dynamique collaborative avec les élèves. Ce projet, intitulé Pogo, a donné lieu à une réflexion théorique sur les enjeux de l’interactivité dans le cadre de l’intégration scolaire (Lavigne, 2010). Nous en avons par ailleurs évalué les résultats au regard de sa contribution aux apprentissages (Lavigne, 2011).

Aujourd’hui nous souhaitons élargir la réflexion pour interroger les concepts d’interaction et d’interactivité dans la dimension plus générale du développement cognitif. Dans la perspective du projet Pogo le développement cognitif concerne l’accès à une connaissance de type intellectuel, telle que le cadre scolaire peut le souhaiter, mais aussi un objectif plus large de développement de la personnalité.

Par les moyens employés Pogo se démarque de l’enseignement courant, en mobilisant les capacités de manipulation et d’investissement corporel que peut susciter l’ordinateur pour favoriser un mode d’accès plus efficace aux savoirs abstraits. Nous prenons pour hypothèse qu’une telle démarche, dans le cadre d’une dynamique participative, peut faciliter l’accès aux apprentissages pour des enfants pour lesquels les méthodes traditionnelles ont échoué.

Les réflexions autour de Pogo, la réaction des enfants dans son utilisation, mais aussi dans la pratique d’autres logiciels ludiques, nous incitent aujourd’hui à tenter de généraliser les résultats constatés aux capacités cognitives que peut ouvrir la pratique de l’interactivité.

Quel peut‐être l’apport de l’interactivité à l’acquisition des connaissances ? Comment pouvons‐nous mobiliser la notion d’interactions ? Dans quelles modalités la conception de l’interactivité peut‐elle être la plus favorable au développement cognitif ?

Dans le cadre scientifique qui est le notre de l’interrogation des pratiques créatives dans le multimédia, donc de la poïétique du numérique, nous tenterons de délimiter plusieurs types d’approches et leurs conséquences en matière d’acquisition intellectuelle.

2. Interactivité, interactions et contexte éducatif

Note de bas de page 1 :

Définition du Trésor de la Langue Française Informatisé : http://atilf.atilf.fr/tlf.htm

Si le terme interactivité est d’origine récente, celui d’interaction a une longue histoire et un champ d’application vaste puisqu’il permet de désigner toute « action réciproque de deux ou plusieurs objets, de deux ou plusieurs phénomènes »1, avec des applications en particulier dans les domaines de la biologie ou de la physique. En sciences sociales (psychologie, sociologie) il est plus particulièrement employé pour désigner l’« action réciproque qu’exercent entre eux des êtres, des personnes et des groupes ».

Si nous nous en tenons à la première définition, les interactions peuvent donc concerner la relation entre un humain et un ordinateur, la seconde au contraire semble l’exclure puisque plus restrictive et limitant le champ aux relations entre personnes. Cette séparation n’est cependant pas si nette car, comme le fait remarquer Mangenot (2001), on parle d’« interactions homme machine ». Il y a donc bien des ambigüités dans l’emploi du terme interaction, avec de fréquents mélanges entre des conceptions d’origine technique et d’origine sociologique.

Pour autant on ne parlera jamais d’« interactivité homme machine », ce qui serait entendu comme un pléonasme. Pour notre part, reprenant ici une pratique générale des sciences sociales, nous cantonnerons ici l’emploi du terme interaction aux relations humaines, ce qui nous permettra de différencier clairement ce qui relève du rapport à la machine de ce qui relève du contexte social.

Tout le monde s’accorde à désigner par interactivité le rapport d’un humain à un dispositif technique. Le contenu du concept a été largement discuté, notamment dans sa capacité ou incapacité à restituer ou imiter les relations entre être vivants. Pour Weissberg (2000), il faut accorder à l’interactivité un « statut d’entre‐deux », ni simple communication instrumentale, ni simulation de relations vivantes, mais nouvelle condition de réception accomplie par un spectateur agissant, un « spect‐ acteur ».

Est ainsi mis en avant le rôle du geste, et par là du corps, renouvelant ainsi « l’approche des échanges entre le corporel et l’intellect » (Weissberg, 2000). L’interactivité met en œuvre un investissement corporel qui n’existe pas avec les activités classiques telles que la lecture. Selon Edmond Couchot, elle nous situe dans un « mode dialogique », et « bien qu’elle retentisse dans la sphère du virtuel, l’action de l’interacteur sollicite réellement son corps et s’accomplit pleinement. » (Couchot, 2007, 213).

Cette relation nouvelle offre des opportunités spécifiques en matière éducative et cognitive. Weissberg évoque ainsi les potentialités offertes par des programmes informatiques qui permettent « la construction d’un micro‐monde » et cite Seymour Papert qui constitue aussi notre référence théorique et pratique pour le projet Pogo.

Influencé par le constructivisme de Piaget, Papert a créé le langage de programmation LOGO en 1966, destiné à permettre aux enfants l’amélioration de leurs capacités à la résolution des problèmes en utilisant l’outil informatique. LOGO a suscité un large intérêt dans le monde éducatif dans les années 1980, à une époque où l’on pensait que l’apprentissage de la programmation informatique devait faire son entrée à l’école. L’esprit de LOGO ce n’est pas seulement une « formation » à la programmation, c’est aussi et surtout une autre façon d’apprendre, qui lie la formalisation abstraite à l’expérimentation concrète. Papert soutient que l’ordinateur peut permettre une nouvelle voie d’accès à la connaissance « concrète et même corporelle », « relation à la fois abstraite et sensorielle » (Papert, 1981, 12).

Note de bas de page 2 :

http://eduscol.education.fr/cid46073/b2i.html

Aujourd’hui cette perspective est délaissée dans les écoles et LOGO est oublié alors que s’impose l’usage des logiciels bureautiques courants. L’objectif actuel de l’apprentissage de l’ordinateur à l’école est plus modeste : il s’agit d’initier les élèves à la maîtrise d’un outil devenu indispensable dans la vie sociale. C’est la finalité du B2i (Brevetinformatique et internet instauré en 2000) : « dispenser à chaque futur citoyen la formation qui, à terme, le mettra à même de faire une utilisation raisonnée des technologies de l’information et de la communication »2.

Note de bas de page 3 :

http://www.b2i.education.fr/ecole.php

Concrètement il s’agit de s’assurer de la maîtrise des fonctions de base de l’ordinateur, c’est‐à‐dire la connaissance du fonctionnement de l’outil et de son usage. La pédagogie du B2i s’explicite sous forme de compétences du type : « Je sais allumer et éteindre l’équipement informatique ; je sais lancer et quitter un logiciel. »3. Des séries de questions de cet ordre sont ainsi enchaînées sous forme de questionnaire d’évaluation.

Les modalités proposées paraissent décalées de la réalité quotidienne de la grande majorité des enfants qui connaissent déjà ces bases par une pratique familiale et intuitive sur internet et avec les jeux vidéo. Le B2i oriente la connaissance de l’informatique vers un apprentissage très scolaire, au mauvais sens du terme : apprendre des procédures, se soumettre à des logiques, tout en évitant de requérir la réflexion ou l’imagination par la pratique.

Note de bas de page 4 :

Notre objectif n’est pas ici de reprendre une présentation détaillée du projet Pogo. Nous invitons le lecteur à se reporter à notre article Interactivité, interactions et intégration scolaire (Lavigne, 2010) pour une description plus précise.

3. L’expérimentation Pogo4

Note de bas de page 5 :

Les dispositif des CLIS est régi par la circulaire n°31 du 27 août 2009 : http://www.education.gouv.fr/cid42618/mene0915406c.html

A contrario le projet Pogo souhaite mettre en avant les capacités d’expérimentation ouvertes par l’informatique. Notre terrain d’expérimentation se situe dans le cadre d’une classe d’inclusion scolaire (CLIS), classe qui regroupe des enfants en difficulté d’apprentissage. Les classes CLIS sont des classes d’enseignement spécialisé à effectif réduit5 au sein d’écoles primaires. Les élèves affectés dans la CLIS sont des enfants qui présentent un retard scolaire important dû à des troubles des fonctions cognitives.

Les CLIS sont prises en charge par un professeur des écoles spécialisé dans l’enseignement aux élèves handicapés. Les activités pédagogiques ne sont pas liées au suivi d’un programme mais ont pour finalité de» proposer aux élèves handicapés les situations d’apprentissage qui répondent à leurs besoins ». Il n’y a donc pas d’objectif fixé à l’avance. L’enseignant bénéficie d’une grande liberté pédagogique pour rechercher les méthodes pédagogiques les plus adaptées.

L’enseignant avec lequel nous collaborons a pour ambition de stimuler les mécanismes cognitifs, les apprentissages en eux‐mêmes pouvant représenter une « cognitivo‐thérapie » (Deliage, 2005). Afin de dynamiser le groupe et de donner du sens aux apprentissages, il initie chaque année un projet de classe, investissement collectif dans une réalisation concrète. Outre le travail purement technique, les élèves prennent en charge la préparation, l’organisation et la communication.

Nous avons initié dans ce contexte un projet de classe basée sur la création d’un LOGO simplifié, adapté aux problématiques des élèves concernés, en les associant au processus de développement. Cette démarche permet ainsi d’aborder la question plus générale du rapport à l’informatique qui peut être source de plaisir avec les jeux vidéo au cours desquels les enfants peuvent mobiliser des compétences qu’ils ne parviennent pas à transférer dans le cadre des apprentissages scolaires.

Il ne s’agit donc pas simplement de créer un outil logiciel mais d’initier un processus tissé d’interactions humaines au sein duquel l’interactivité est à la fois un moyen et une finalité. Les enfants sont partie prenante de toutes les étapes : commanditaires, prescripteurs et testeurs, ils suivent l’avancement du développement.

La première finalité de Pogo est le repérage dans l’espace, afin de concrétiser les concepts d’orientation sous formes d’actions concrètes de déplacement. L’ordre d’orientation (avancer, reculer, aller vers la droite, vers la gauche) fait l’objet d’une codification qui se traduit dans l’espace écran par le déplacement et l’orientation d’un triangle rouge qui représente le curseur dans quatre directions que l’utilisateur commande par la saisie des lettres H, B, D, G (Haut, Bas, Droite, Gauche).

En bas de l’écran une zone de saisie texte permet d’inscrire une succession de lettres, à sa droite un bouton de validation lance l’exécution. Afin de mettre en lumière la dissociation entre le temps de saisie et celui de l’exécution, donc de faciliter la compréhension du fonctionnement de la machine, la phase de conception du programme (l’élève saisit les lettres) est bien dissociée de celle de son exécution (la machine dessine automatiquement en fonction des lettres saisies et l’élève constate le résultat de son codage et ses erreurs éventuelles).

Lors de l’exécution le curseur trace un parcours qui décrit une figure géométrique. Ainsi Pogo est un logiciel de dessin, bien loin des logiciels habituels qui se manipulent « convivialement » à la souris. Ici la réflexion sur le code précède l’expérience du tracé. Il s’agit de recréer la dimension machine à programmer de l’ordinateur, dimension de plus en plus cachée dans la pratique quotidienne de l’informatique basée sur le « temps réel » et la satisfaction immédiate des désirs au détriment de la réflexion et du calcul.

Note de bas de page 6 :

http://www.pigpix.org/pogo/

L’application aujourd’hui en ligne6 est le fruit d’échanges permanents entre l’enseignant, le programmeur et les élèves qui ont critiqué les versions successives, exprimé leurs désirs et les ont confronté avec le possible.

Pour réaliser des dessins plus complexes, une nouvelle version à 8 lettres a été créée, permettant des déplacements en diagonale. Les enfants ont réalisé qu’il est fastidieux de taper 8 fois la lettre D pour avancer de 8 pas : le code est difficile à lire et le risque d’erreur à la frappe est élevé. La possibilité d’avoir un chiffre multiplicateur a été adoptée : on tapera 8D pour avancer de 8 pas, approche concrète de la multiplication.

Afin de stimuler l’intérêt de Pogo les enfants sont incités à faire preuve de créativité dans la réalisation de figures. Les codes sont préparés en classe et on étudie comment réaliser un carré, un losange, puis des figures plus complexes. Ils sont conservés dans un fichier texte qui sert de « banque de programmes » : il suffit de les copier/coller dans l’interface de Pogo pour visualiser leur exécution sur la machine.

À partir de la version de base une variante « jeu » a été réalisée. Une séance de présentation de jeux vidéo a permis de lancer la discussion sur le sujet et d’expliquer aux enfants que les jeux vidéo qu’ils aiment ne sont pas des outils magiques mais le fruit d’une programmation, donc d’un codage. Par conséquent Pogo peut aussi se présenter sous forme de jeu. La version jeu propose un objet graphique à atteindre, des obstacles à éviter, le décompte d’un score et plusieurs niveaux de difficulté.

4. Interactivité, interactions et enjeux cognitifs

Nous avons déjà analysé l’expérience Pogo au regard de résultats strictement scolaires, nous élargissons ici la perspective pour tenter de synthétiser ce qui en fait l’essence cognitive sous trois aspects : l’aspect syntonique, la question de la motivation et le contexte d’interactions.

4.1. Interactivité et cognition syntonique

À l’origine de bien des difficultés d’apprentissage se trouve la question de l’accès aux connaissances abstraites, c’est‐à‐dire la capacité à acquérir des connaissances conceptuelles non immédiatement vérifiables par notre expérience concrète et quotidienne du monde.

Notre première appréhension du monde se fait par exploration sensori‐motrice ainsi que le démontre le psychologue Jerome Seymour Bruner, stade qu’il qualifie de mode enactif. Ce n’est qu’ultérieurement que se développent le mode visuel qui permet une représentation mentale, puis le mode symbolique qui permet d’accéder à l’abstraction. Le mode enactif est donc le fondement de nos compétences, orienté vers l’action, et passant par une mémoire musculaire. Il permet de ressentir les objets par leur manipulation physique et repose sur le rôle du corps, du gestuel.

La neurophysiologie confirme le rôle fondamental du mouvement corporel qui est à la fois perception et action et qu’Alain Berthoz qualifie de sixième sens. Notre mémoire est ancrée dans notre corps et nos capacités cognitives s’enrichissent par l’expérience de la rencontre physique avec le réel.

Ainsi que le note Weissberg (2000), une des caractéristiques de l’interactivité est de renouveler les « échanges entre le corporel et l’intellect ». C’est dans ce sens que nous avons conçu Pogo : les conséquences de la manipulation de symboles peuvent être testées directement et visuellement, alors que le plus souvent l’école projette les enfants dans l’abstraction sans lien avec des effets vérifiables.

La pédagogie basée sur la seule acquisition de connaissances abstraites est qualifiée par Seymour Papert d’enseignement dissocié. Il lui oppose un enseignement syntone qui fonde l’apprentissage des concepts sur l’expérience manipulatoire. Il s’agit de « relier le savoir abstrait au développement des aptitudes physiques » (Papert, 1981, 123). Cet investissement concret et corporel favorise une attitude heuristique et les découvertes qui sont faites sont « une exaltante source de pouvoir, en même temps qu’un passionnant domaine d’exploration » (Papert, 1981, 150).

Cette interactivité à vocation créative permet à l’apprenant de ressentir sa capacité à agir sur le monde, nous la qualifions d’expériencielle.

4.2. Interactivité et motivation cognitive

L’enseignement dissocié repose sur la soumission de l’apprenant à des procédures dont il ne voit pas forcément l’utilité. Cette pédagogie n’a pas pour objectif de susciter l’autonomie et ne peut obtenir l’adhésion que par des motivations extrinsèques qui se manifestent par des renforcements positifs (récompenses, bonnes notes) ou négatifs (punitions, mauvaises notes).

Pour les enfants en échec scolaire tels ceux de la CLIS les renforcements négatifs accumulés conduisent à ce que Britt‐Mari Barth (1987) appelle « l’impuissance conditionnée ». L’élève a atteint un profond sentiment de démoralisation, il ne croit plus en ses capacités, son estime de soi est fortement altérée.

André et Lelord constatent une corrélation directe entre le niveau de l’estime de soi et les résultats scolaires : « Plus l’estime de soi d’un enfant est élevée, meilleures seront les notes qu’il obtiendra à l’école. » (André & Lelord, 2008, 101). L’enseignement sur la base de sanctions sape gravement les fondements de la personnalité pour ceux qui sont en échec : la mésestime de soi met en jeu à la fois un sentiment d’incompétence (incapacité à agir sur le monde) et un traumatisme affectif (sentiment de rejet).

L’activité en autonomie sur ordinateur dans un contexte créatif permet de reconstruire la confiance en soi. La création graphique, comme les jeux vidéo de construction, retirent l’apprenant des systèmes de compétition qui les mettent en échec. Ici c’est la motivation intrinsèque qui est sollicitée : l’activité prend de l’intérêt pour elle‐ même, les objectifs scolaires sont mis à distance au profit d’une pratique au sein de laquelle est laissée une large part de liberté et de responsabilité par l’exercice de choix personnels.

La motivation intrinsèque repose sur la mobilisation de nos besoins cognitifs : pulsions de curiosité, de manipulation, d’exploration, qui sont un moteur de la vie humaine, liées à la régulation de l’activité du cerveau qui a besoin d’éprouver des sensations nouvelles. Les activités ainsi pratiquées pour elles‐mêmes sont sources de plaisir.

La pratique interactive, déconnectée des enjeux évaluatifs, permet alors d’apprendre à son rythme en faisant des essais, des erreurs, en testant des stratégies, en se fixant des objectifs accessibles et de difficulté progressive. Chaque succès reconstruit le sentiment de compétence et donc l’estime de soi.

Seymour Papert nous rappelle : « L’école enseigne que les « fautes » sont un mal. » (Papert, 1981, 144). L’ordinateur permet de les effacer et de recommencer sans subir un regard culpabilisant. « Nos erreurs nous sont profitables parce qu’elles nous amènent à examiner ce qui s’est passé, à comprendre ce qui n’a pas marché et, à partir de là, à remettre les choses en bon ordre. » (Papert, 1981, 145).

4.3. Interactions et contexte cognitif

L’interactivité n’a pas de vocation cognitive en soi. Si l’isolement, le repli sur la machine, deviennent un moyen d’échapper au monde de façon durable, l’apport cognitif a peu de chances de déboucher sur des compétences socialement transférables.

Les applications interactives et leurs usages se situent dans un contexte social. Le choix d’un logiciel et son utilisation sont influencés par des prescripteurs et par les échanges sociaux qui vont entretenir et renouveler sa pratique. Cette dynamique d’interactions est à la base du projet Pogo, en associant les élèves à la création du logiciel par des échanges avec l’enseignant et le programmeur.

Une dynamique collective se crée aussi par les échanges entre pairs : les enfants apprennent les uns des autres, partagent leurs émotions et échangent sur leurs difficultés ou leurs plaisirs, « l’enfant ne peut construire sa propre pensée qu’en la confrontant à celle d’autrui » (ERMEL, 2000, 37).

Ainsi émerge un environnement d’apprentissage favorable, une communauté active qui partage des objectifs déclinables individuellement. Dans le cadre de Pogo le programme n’est pas défini à l’avance, il se construit au fil des échanges et l’évolution est imprévisible. Nous ne sommes donc pas dans le cadre d’un exercice scolaire mais dans une situation comparable à la vie réelle vis‐à‐vis de laquelle chacun doit trouver les meilleures stratégies adaptatives.

Les théories de l’apprentissage situé (Lave et Wenger, 1991) mettent aujourd’hui en avant l’importance du contexte dans le processus cognitif. Au‐delà de la méthode pédagogique, il s’agit de prendre en compte les apprenants, de leur proposer d’apprendre à partir de questions qui les concernent et au sein d’activités concrètes. La prise en compte des interactions sociales est essentielle, chaque acquis cognitif s’inscrit dans des circonstances sociales spécifiques.

À partir de ce point de vue l’apport cognitif d’une application interactive ne peut se résumer dans la qualité intrinsèque de l’outil technique. Il dépend tout autant de l’appropriation sociale dont il sera l’objet. Dans le projet Pogo la conception est collaborative, ce qui rend les possibilités d’appropriation optimales.

Ainsi nous estimons que l’apport cognitif de l’interactivité ne réside pas seulement dans le face à face d’un apprenant et d’une machine, mais dans un va et vient entre la relation à la machine et la relation au monde réel. Si la machine offre la puissance et la rigueur du calcul mathématique, les relations humaines fournissent le cadre émotionnel indispensable au développement humain.

5. Modalités de conception interactive et développement cognitif

Les processus cognitifs que nous venons de mettre en lumière, tissés d’interactivité et d’interactions, sont facilitateurs de l’accès à la connaissance. Dans le cadre de la création multimédia et de la conception des interfaces interactives, quelles sont les modalités qui leur seront les plus favorables ? Quelles sont celles qui seront les plus génératrices d’autonomie afin de favoriser syntonie, motivation et interactions ?

En fonction des ces objectifs cognitifs, notre observation de la conception des interfaces numériques nous conduit à identifier trois types d’interactivité : évaluative, consumériste et créative.

5.1. L’interactivité évaluative

L’interactivité évaluative a pour objet de contrôler l’interacteur, elle ne vise pas à l’enrichir. Les activités du type QCM (questions à choix multiples) en sont caractéristiques. La préparation du B2i repose sur ce type d’acquisition de connaissance. L’évaluatif ne favorise pas le cognitif, tout au moins pas dans le cadre d’une motivation intrinsèque. Pour des sujets en difficulté d’intégration le risque est le refus d’entrer dans un système de surveillance dont ils présupposent qu’il va les sanctionner. Pour les sujets « intégrés » la motivation extrinsèque est sollicitée (obtenir une bonne note). Pour autant l’apport cognitif reste faible : soit le sujet est déjà connaissant, soit des éléments lui manquent et dans ce cas le plus souvent les éléments de savoir ne sont pas disponibles par une pratique interactive mais dans le cadre d’un enseignement de type magistral : on se réfère à un manuel ou si les éléments sont informatisés ils sont la copie du manuel et non des éléments de connaissance à expérimenter. Ce type de modalité interactive protège la forme hiérarchique classique de l’enseignement, privilégiant le regard surplombant du maître et induisant la soumission de l’apprenant vis‐à‐ vis du savoir.

5.2. L’interactivité consumériste

L’interactivité consumériste a pour objectif de satisfaire de la façon la plus immédiate l’interacteur, voire même d’anticiper ses désirs. Cette interactivité est aujourd’hui la plus répandue sur internet, elle dissimule la complexité des processus, elle simplifie et automatise en catégorisant les interacteurs en types de consommateurs. La « règle des 3 clics », populaire dans les agences de web design des années 2000, en est symptomatique, stipulant que toute information doit pouvoir être atteinte en moins de 3 clics souris. Cette recherche de la limitation de l’activité du sujet tend à réduire le rôle cognitif de l’interactivité en elle‐ même et oublie que le chemin est plus enrichissant que le but offert.

Nous pouvons aussi qualifier d’interactivité consumériste celle que l’on peut trouver dans des jeux vidéo du type jeux d’adresse. La prise en main de ce type de jeux n’exclut pas l’enrichissement cognitif : découvrir un univers, comprendre les règles, chercher les meilleurs mouvements sont des phases cognitives non dénuées d’intérêt. Mais dès lors que tout repose sur le réflexe corporel de façon répétitive, la réflexion n’est plus sollicitée et le jeu n’a plus d’apport cognitif s’il ne propose pas de nouveaux choix stratégiques ou des univers différenciés.

5.3. L’interactivité créative

À ces deux modes interactifs qui visent le contrôle ou le formatage des consciences nous opposons une interactivité créative basée sur un univers à construire, le micro‐monde évoqué par Weissberg. Cette interactivité ne vise pas à donner une réponse immédiate à l’utilisateur, elle requiert l’effort, elle pose des défis, elle valorise le parcours initiatique plutôt que la satisfaction immédiate. Elle n’hésite pas à le confronter à la complexité, tout en visant à susciter sa curiosité et sa maîtrise. Elle ne présente pas un univers figé et fini, mais un environnement évolutif ménageant des espaces de liberté et de création.

Ce type d’interactivité suscite la mise en distance avec la machine pour favoriser des moments d’interactions dans des échanges sociaux afin de résoudre des difficultés ou trouver des voies nouvelles. C’est le rôle des forums de discussion ou des communautés autour des jeux de stratégie. Cette interactivité ne vise pas à remplacer la relation humaine mais à offrir de nouvelles perspectives propres aux capacités de traitement automatique de l’ordinateur. Elle ne peut se développer avec succès que dans un environnement positif d’interactions humaines pour la préparer, la susciter et l’accompagner.

6. Conclusion

En quoi et comment l’ordinateur peut‐il contribuer à la cognition ou améliorer nos capacités cognitives ? La réponse à cette question est complexe et nous ne prétendons pas avoir fait le tour de la question. Notre point de départ, l’expérimentation Pogo, nous permet de traiter le sujet à partir de l’angle particulier des enfants en échec scolaire, donc une situation bien particulière.

Néanmoins la réflexion sur ce sujet nous conduit à une critique plus générale des méthodes « scolaires » qui reposent sur l’acquisition forcée du savoir sans tenir compte des dimensions sociales des apprentissages et de leur nécessaire appropriation individuelle. Le cadre particulier de la CLIS permet d’échapper aux contraintes d’un programme à suivre, de compétences spécifiques à maîtriser et du contexte de compétition qui caractérise l’école.

L’interactivité créative n’a pas sa place dans un système évaluatif car elle se situe dans une perspective d’apprentissage informel (Gilles Brougère, 2005), elle s’apparente à la logique du jeu et introduit une large part d’incertitude dans les transferts cognitifs, en contradiction avec les objectifs normés de l’école.

Nous pensons avoir démontré les capacités cognitives d’une interactivité créative, mais ces capacités sont difficilement quantifiables et maîtrisables, privilégiant l’épanouissement global du sujet en ouvrant de nouveaux espaces de liberté, de réflexion et d’imagination. L’interactivité créative bouleverse les rapports éducatifs et oriente les éducateurs vers un rôle d’intercesseurs et de dynamiseurs plus que de censeurs. Elle valorise la création et non la soumission, c’est‐à‐dire la possibilité de se rendre maître du comportement de la machine en‐ dehors de solutions préétablies et par ce biais d’acquérir de nouvelles formes de connaissances ou de raisonnement. Ainsi que le suggère Papert, au fil de ses expérimentations, l’interacteur est alors bâtisseur actif de ses propres structures intellectuelles.