Les objets d’art dans les nouvelles interfaces numériques The art objects in the new digital interfaces

Daniel Moreno 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.1875

Le Musée de l’or à Bogotá, Colombie, contient l’une des plus riches collections d’objets d’art en or et en d’autres matériaux datant d’avant l’arrivée des Espagnols sur le continent américain. Les nouvelles technologies représentent non seulement un nouveau terrain pour la préservation de ce patrimoine sous une forme numérique mais elles sont aussi un nouvel espace de partage et de diffusion de l’art, faisant d’elles un lieu d’exposition. Il est nécessaire de comprendre le rapport existant entre ces espaces de diffusion numériques et le musée réel. Dans ce cadre et à partir d’exemples concrets, il est possible d’obtenir un regard sur la manière dont l’objet d’art est mis en situation d’exposition hypertextuelle, sur la forme qu’acquiert l’interface en termes de généricité et sur les modalités interactives qu’elle exploite.

The Gold Museum in Bogotá, Colombia, contains one of the richest collections of art made of gold and other materials dating from before the arrival of the Spanish in the Americas. New technologies represent not only a new way for the preservation of this heritage in digital form, but they are also a new place for sharing and spreading this art around. New technologies can be considered then as a new exhibition place. It is necessary to understand the relationship between these areas of digital exhibition and the actual museum. In this context and based on concrete examples, we would like to observe how the art object is exposed by using hypertext tools. In addition, we would like to see the qualities and properties of the interface in accordance with a specific genre, as well as the interactivity it provides.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

À propos de la possibilité qu’aurait un observateur d’apercevoir la différence entre une œuvre d’art originale et sa copie, identiques selon un « simple regard », Goodman donne des précisions sur la manière dont les instruments d’observation (une loupe, un scanner, des lunettes, un microscope, etc.) permettraient de reconnaître l’authentique de la fausse, et sur le mode dont ces mêmes objets modifieraient l’expérience esthétique de l’observateur face à l’œuvre d’art (Goodman, 1990, 136). Sur un fond hypothétique, l’auteur s’intéresse à la fonction de l’objet comme médiateur dans la rencontre esthétique. Si cette question, comme le suggère l’auteur lui-même, ne s’avère pas concluante, elle mérite cependant une attention particulière à l’heure actuelle où le musée et l’objet d’art retrouvent une nouvelle forme de vie dans le domaine du virtuel. Il faut constater que dans l’actualité du musée numérique ou multimédia, l’expérience esthétique de l’observateur face à l’œuvre d’art est médiatisée et réglée par l’interface graphique, qui impose à son tour une manipulation sur une interface matérielle. Les interfaces numériques deviennent un nouvel instrument pour l’observation de l’art et elles problématisent le mode de présence des sujets et des objets qui prennent part à l’expérience esthétique.

Note de bas de page 1 :

http://www.googleartproject.com/fr/collection/museo-del-oro-bogota/

Note de bas de page 2 :

http://imagine.uniandes.edu.co/MuseoOro/?q=node/51

Nous voudrions ainsi attirer l’attention sur le fait que de nouvelles réalisations numériques accomplissent de manière surprenante ces mêmes fonctions d’observation, non sans certaines limitations, grâce aux avancées de la technologie et de l’image en haute définition. Tel est le cas de la célèbre plateforme de Google Art Project1, ou bien d’une autre beaucoup moins connue, dénommée Oro Azul2, créée spécifiquement pour la visualisation d’objets d’art présents au Musée de l’or de Bogotá, Colombie. À un niveau général, ces plateformes poursuivent un même objectif : proposer une nouvelle expérience sensible et interactive entre le visiteur du musée réel/virtuel et l’œuvre d’art. Par une comparaison et une analyse des plateformes citées, on espère pouvoir indiquer les propriétés des interfaces destinées à la représentation d’objets d’art et décrire l’objet d’art en situation d’observation hypertextuelle.

2. L’entrée du numérique au musée et le musée virtuel

Dans la définition que Gob et Drouguet (2006) donnent du musée, les auteurs décrivent ses fonctions comme suit : la fonction d’exposition (rendre le patrimoine accessible au public), la fonction de conservation (rassembler et préserver le patrimoine), la fonction scientifique (réaliser des recherches sur les objets du patrimoine) et la fonction d’animation (faire vivre les œuvres d’art par la réalisation d’ateliers, d’expositions temporelles, etc.). Dans ce cadre, commissaires et muséographes envisagent de nouvelles manières de communiquer avec le public du musée, et d’intégrer le numérique et le multimédia dans ce discours. Les apports de ces outils au domaine muséal répondent notamment aux exigences qu’impose la médiation culturelle.

Jusqu’à présent, les outils numériques se sont inscrits dans une stratégie d’accompagnement et de suivi du visiteur tout au long de son parcours, comme le démontre l’emploi de guides électroniques et de bornes numériques qui développent l’aspect ludique de la visite. Cet emploi en particulier a connu une nouvelle étape dans son évolution avec l’arrivée du web 2.0, qui permet une communication immédiate entre le musée et le visiteur par le biais d’applications mobiles. Une nouvelle page est d’ailleurs en train de s’écrire avec l’utilisation de technologies dites pervasives, dénommées aussi ambiantes ou ubiquitaires, dans le musée. Comme le montrent Annie Gentès et Camille Jutant à propos du projet PLUG (Play Ubiquitous Game and Play More), « ces technologies pervasives sortent d’un cadre traditionnel du poste informatique et permettent l’accès à une information circonstanciée, spécifique au lieu et au temps de la consultation » (Gentès et Jutant, 2012, 67), par un repérage informatique des personnes et des objets dans l’espace. Pourtant, les nouvelles technologies ont élargi à leur tour les limites du musée et la stratégie d’accompagnement ne se réduit plus de manière ponctuelle au parcours. « Ces dernières années, l’évolution des technologies du virtuel a permis d’importantes innovations dans la médiation numérique qui, tout en poursuivant l’idée de continuum dans les pratiques muséales du public, soutiennent la préparation, l’encadrement et la prolongation de la visite, développant ainsi une pratique de la réalité augmentée » (Chapelain, 2011, 106).

Les applications numériques qui interviennent dans la visite « sur place » ou à distance se veulent complémentaires de la visite du musée public. Si le musée virtuel est souvent décrit dans ces termes, l’une de ses contributions est sans doute d’avoir amené l’art hors les murs du musée. Il permet de faire circuler l’art dans des circuits où il n’avait guère de présence, grâce à l’intérêt suscité par les propriétés de ce nouveau support. Les interfaces regroupent et délimitent un ensemble de données qui s’organisent dans une structure bien précise, qui peut être linéaire, en arborescence, hiérarchique, etc. Cette structure exploite plusieurs modalités de parcours à partir de liens, selon ses propos communicatifs et les besoins de l’architecture de l’information (Pignier et Drouillat, 2004, 83). Ainsi, le musée virtuel est un outil numérique qui regroupe, organise et met en scène des données textuelles comme les images des œuvres d’art et les textes écrits, mais aussi paratextuelles et hypertextuelles comme les liens nécessaires à la navigation.

Les interfaces dont il est question ici focalisent leur attention sur les œuvres d’art et communiquent à leur sujet différents types d’informations sous forme verbale ou graphique. On peut donc les observer mais aussi apprendre leur pays de provenance, leur usage primaire, etc. En particulier, les sites web qui témoignent d’un tel intérêt pour le patrimoine se veulent une alternative numérique d’exploration et d’exposition de l’art. Cette intention communicative et informative vise à construire « des institutions numériques du musée qu’ils représentent » (Stockinger, 2005, 27). La pratique qui en résulte peut être interprétée comme étant complémentaire – ou pas – à la visite du musée public, mais elle n’en reste pas moins autre, nouvelle et différente, comportant ses singularités et ses propres objets d’usage. Ce lien évident entre le musée et sa version numérique nous oblige à penser cette dernière comme l’acte d’une transposition. Les exemples que nous observons ici sont ainsi le résultat d’une conception muséale, c’est-à-dire d’une certaine interprétation et vision du musée qui reproduit sur ce nouveau support plusieurs de ses fonctions.

3. L’interface et ses fonctions discursives

Note de bas de page 3 :

Traduit par nos soins.

Du point de vue de l’informatique, « l’interface est l’ensemble d’instructions du programme qui sont directement perceptibles et manipulables par l’utilisateur. En d’autres termes, l’interface est ce que le logiciel fait apparaître à l’écran pour que l’utilisateur puisse le commander, combinant l’action sur les interfaces matérielles (comme le clavier ou la souris) et l’action des éléments qu’il voit à l’écran » (Cosenza, 2005, 27)3. L’interface communique à l’usager les actions à accomplir pour la contrôler. Elle répond d’ailleurs à des intérêts cognitifs car elle est avant tout un modèle de compréhension et d’organisation textuelle qui guide l’utilisateur dans son parcours de lecture (Plegat-Soutjis, 2004).

La métaphore du bureau, comme l’explique Zinna (2005), a été l’un des premiers modes de représentation de données dans les interfaces graphiques. Il s’agit d’un système d’organisation de données qui reproduit à l’écran un « environnement métaphorique » dans lequel il existe une cohérence entre tous les éléments présents sur l’interface. Des éléments comme les icones, qui sont l’expression figurative des points d’intervention activant les commandes, indiquent à l’usager là où il doit aller sur l’environnement numérique ainsi que les gestes à accomplir pour réaliser l’action souhaitée (Zinna, 2005). Les icones et l’environnement métaphorique induisent une uniformisation des gestes, des fonctions et du répertoire iconique ; laquelle se traduit par une amélioration du contrôle des interfaces et par leur rapprochement figuratif et sémantique.

Note de bas de page 4 :

Seulement 12 objets ont été sélectionnés pour la réalisation du projet.

Note de bas de page 5 :

Jean-Marie Floch décrit la valorisation ludique comme relevant de la gratuité (Floch, 1995, 149). Par le biais des interfaces en question, l’utilisateur obtient certes des informations mais aussi il flâne dans le musée, contemple et « touche » les œuvres d’art. Au contraire, le site web du Musée de l’or exploite une visée discursive de type informative, et donc pratique car le site répond à une utilité.

L’Art Project rend possible la visite d’une quantité importante de musées sous plusieurs modalités de parcours. Oro Azul se veut en priorité un outil multimédia pour observer des objets d’art concentrés en un seul endroit, tout en ayant la possibilité d’interagir avec eux dans un environnement virtuel. Ce dernier ne dispose pas d’un répertoire exhaustif d’objets4 et ne propose aucune modalité de parcours dans le musée. Au-delà de cette divergence, ces outils s’inscrivent tous les deux dans un registre ludique.5

Note de bas de page 6 :

La plateforme Oro Azul se décline en trois versions : une installation multimodale, une application multimédia et un site web. Les applications multimédia et multimodale sont accessibles seulement dans le musée lui-même. Cette dernière est équipée d’une interface haptique. Le visiteur effectue avec elle une expérience sensible qui convoque à la fois le tactile, la vue et l’ouïe. Elle lui permet d’avoir une sensibilité proche du toucher, de la forme et du poids de l’objet, de l’observer en détail à partir de différents points de vue grâce à des images de synthèse, ou encore d’écouter les sons que l’objet produit.

Le niveau de complexité de l’application Oro Azul6, qu’elle soit construite en trois parties ou qu’elle provienne seulement du site web, nous amène à nous questionner, à la suite d’Odile Le Guern (2010), sur la manière dont l’expérience sensible et le savoir transmis au musée se construisent, et sur le rôle de la mémoire dans ce processus. En faisant appel aux différents sens, cet exercice de réalité augmentée permet de construire une expérience unique et personnelle que complète l’observation de l’objet réel. L’action des sens constitue un support pour le savoir dans la mémoire, mais l’expérience sensible est susceptible de se modifier selon que ces outils numériques interviennent dans une stratégie axée sur la complémentarité de la visite ou bien sur son aspect chronologique (Le Guern, 2010, 114).

Note de bas de page 7 :

Disponible seulement dans 46 musées par la technologie Street View.

À l’opposé d’Oro Azul, la collection d’objets d’art observables depuis l’Art Project est exhaustive. En 2012 Art Project a lancé sa deuxième version qui permet de découvrir 30 000 œuvres d’art en haute définition, représentatives de 151 musées se trouvant autour du globe. Plusieurs modalités de parcours sont possibles : par musée ou collection, ou bien par une autre modalité qui rapproche sur l’interface le point de vue de l’internaute et le point de vue qu’aurait un visiteur dans le musée7. Cet angle de vue proche de la vision subjective dans le cinéma et de la perspective « à la première personne » courante dans les jeux vidéo permet au visiteur de se promener dans les salles et les couloirs ou de s’arrêter à n’importe quel moment pour admirer les œuvres de son choix. Enfin, l’usager peut construire son propre musée et y exposer les œuvres de son choix.

Par l’exhaustivité de ses contenus et son réseau hypertextuel, l’Art Project se rapproche de l’architexte (Genette, 2000) en tant que « modèle » tel qu’il est décrit par Genette. Il n’est pas un seul musée mais il se veut tous les musées à la fois. Il est d’ailleurs capable d’en générer d’autres en mettant à disposition de l’usager des outils pour construire le sien. En d’autres termes, il s’agit d’une plateforme que l’usager peut s’approprier afin de produire un nouveau discours. L’architexte fournit un modèle et établit de manière potentielle les principes, les fonctionnalités et la forme que l’univers discursif du musée peut prendre dans le domaine virtuel.

4. Une courte visite au musée

Selon Martin R. Shärer (1999), toute réflexion muséologique pose la question de la décontextualisation de l’objet vis-à-vis de sa fonction primaire et de son intégration dans le musée qui l’imprègne de nouvelles valeurs. En d’autres termes, l’objet est exclu de sa pratique d’usage originale où sa fonction primaire est réalisée, pour être ensuite intégré dans une autre où sa fonction primaire ainsi que toute la pratique qui l’encadre est virtualisée. De là, une relation spécifique entre l’objet d’art et l’observateur est créée. À la différence du musée, l’interface ne donne pas à voir l’objet, mais son image. On pourrait employer la terminologie d’Eco (1992) et dire que l’interface met à disposition de l’internaute le token, une occurrence qui est observable de manière illimitée et par une quantité innombrable d’observateurs à la fois, alors que le type reste bien dans le musée. Néanmoins, cela nous amène à nous questionner sur la perte de l’aura de l’objet d’art réévaluée par Beyaert-Geslin (2012). On s’aperçoit alors que l’œuvre d’art sur l’interface n’est pas unique mais partagée, diffusée ; elle n’est pas seulement une œuvre d’art à contempler, mais elle est aussi à agir. S’il y a bien une perte dans la reproduction, le numérique peut représenter aussi un plus. La transposition au numérique entraîne des transformations non seulement dans l’objet d’art et dans sa scénarisation qui se reconstituent sous une autre forme ou matière, mais aussi dans la pratique qui le convoque (Fontanille, 2008).

Note de bas de page 8 :

Musée de l’or à Bogotá. http://www.banrepcultural.org/museo-del-oro

Figure 1. Salle “El trabajo de los metales” Museo del Oro. Bogotá8

Figure 1. Salle “El trabajo de los metales” Museo del Oro. Bogotá8

La figure 1 présente une salle du Musée de l’or où sont exposés des objets d’art précolombien, dont certains sont visibles grâce aux interfaces en question. Cette image permet de se faire une idée globale de la scénarisation, ou de la mise en exposition de l’objet d’art, et de la pratique muséale à laquelle participe le public.

Nous nous permettons de réaliser un commentaire rapide à propos des éléments pertinents qui s’avèrent utiles pour la suite. Comme nous pouvons le voir dans cet exemple, le parcours du visiteur se partage entre le mobilier qui compose le centre de la salle et la périphérie, c’est-à-dire les murs qui servent de support à l’objet d’art. Le visiteur peut donc décider librement de l’ordre possible de son parcours. Concernant la mise en exposition de l’œuvre d’art, les objets-supports (Fontanille, 2008) prennent la forme de piliers ou de colonnes qui s’élèvent du sol au plafond, et qui surélèvent l’objet d’art pour l’approcher du regard du visiteur. Leur forme, leur agencement et leur emplacement dans l’espace sont autant de contraintes qui constituent un mode d’accès à l’observation de l’œuvre d’art. Les colonnes permettent au visiteur de les contourner et de voir l’objet depuis plusieurs angles de vue, mais elles limitent la visibilité sur l’angle inférieur. Le mur pour sa part dissimule l’arrière des œuvres d’art. On peut noter aussi que l’objet-support est un espace contenant qui enferme et protège l’objet d’art par des parois en verre. En même temps, un jeu de lumières est distribué sur les pièces d’or, ceci produisant des effets d’éclat qui contrastent avec la lumière basse, et en certains cas, absente, qui règne dans la salle. Au contact des surfaces lisses comme le verre, la lumière crée des effets visuels tels que les ombres, les reflets et les éclats.

Note de bas de page 9 :

Le parcours de l’usager dans le site web des musées commence par une page d’accueil. Sa fonction principale est de permettre l’accès à la collection. En général, la page d’accueil permet d’obtenir des informations variées sur les objets d’art comme son nom, sa fonction primaire, sa date de fabrication, sa région de provenance et son emplacement actuel dans le musée. Il s’agit en somme des métatextes qui se placent à proximité des œuvres dans les musées pour informer le visiteur. Dans certains cas, cette page exploite des fonctionnalités particulières des interfaces comme l’activation des sons, dans le cas d’Oro Azul.

5. Configuration des interfaces de visualisation de l’objet d’art9

La construction du musée virtuel sur Internet passe d’abord par sa mise en forme en tant que site web. Notre expérience dans cet environnement numérique nous permet de nous faire une idée des fonctionnalités qu’un tel texte type aurait à nous offrir et du scénario qui organise son contenu, soit de l’univers thématique ou du référent dont le site web est l’objet (Stockinger, 2005, 33). Ces sites web partagent une fonction commune, celle qui est destinée à la visualisation de l’objet d’art. Selon une définition du site web en tant que lieu de prestations (Stockinger, 2005, 24), on pourrait considérer l’exploitation du patrimoine comme la prestation première des sites web en question. C’est à partir de cette fonctionnalité qu’il est possible de faire un rapprochement entre ces plateformes et la délimitation d’un possible genre numérique.

5.1. L’interface de visualisation d’Art Project

Figure 2. Capture d’écran interface de visualisation d’Art Project

Figure 2. Capture d’écran interface de visualisation d’Art Project

Note de bas de page 10 :

Un menu caché apparaît sous cette zone lorsque le pointeur glisse sur elle. Il affiche le nom de la salle du musée dans laquelle se situe l’objet.

La figure 2 nous montre l’interface d’observation et l’objet qu’elle projette. Sa composition est à première vue très simple. On pourrait décomposer cette interface, ou scène dans la terminologie de Stockinger (2005), en quatre zones d’édition et l’espace d’observation. Déployées à l’horizontale et sur la partie supérieure de l’écran, la première zone contient le menu principal qui prend en charge l’essentiel de la navigation dans l’hypertexte. Plus bas, une deuxième zone affiche le nom de l’œuvre, sa date de fabrication et la région de provenance10. À gauche et dans le sens vertical, la troisième zone contient les options de partage associées à l’usage personnel du visiteur. Enfin, sur la partie basse se trouve la zone identitaire qui indique l’instance auctoriale.

Comme on le voit, l’emplacement topologique de l’ensemble des zones dessine un grand cadre central de couleur gris foncé qui fait figure de support. Sur ce dernier, un autre cadre noir contenant l’image se superpose. Le montage des différents éléments (cadres et zones d’édition) sur l’interface suit une logique hiérarchique d’énonciation de l’espace par plans (Zinna, 2004). Il faut donc comprendre que le cadre support et l’image de l’objet d’art qui s’y superpose, se placent sur un plan en profondeur par rapport aux zones d’édition qui, elles, se trouvent sur un plan supérieur. Sur le plan énonciatif, cet espace configure le cadre de visualisation de l’objet d’art, il établit les limites pour l’observation de l’œuvre au même titre que le cadre d’un tableau ou les bords d’une feuille de papier, qu’il sera impossible de dépasser. Lorsque l’image est amplifiée, l’utilisateur peut s’y repérer grâce à une petite fenêtre cachée sur l’interface qui s’actualise et devient visible avec le déplacement du pointeur. En même temps, elle permet d’augmenter ou de réduire le zoom.

5.2. L’interface de visualisation d’Oro Azul

Figure 3. Capture d’écran interface de visualisation d’Oro Azul

Figure 3. Capture d’écran interface de visualisation d’Oro Azul

Note de bas de page 11 :

Oro Azul propose quatre modalités d’observation pour l’œuvre d’art. Cette capture d’écran correspond à la vue détaillée (detalle).

L’interface de visualisation de la plateforme Oro Azul11 (figure 3) comporte une scénarisation beaucoup plus simple que celle qu’on vient de voir. Sa fonction principale est également l’observation de l’objet d’art. Les informations métatextuelles à propos de l’œuvre se retrouvent sur la page précédente. En conséquence, le niveau d’interaction de cette page avec la totalité de l’hypertexte est assez faible. Pour accéder à d’autres fonctionnalités, l’utilisateur doit activer la commande volver au centre de l’écran. Libérée pour ainsi dire d’autres fonctionnalités et des contraintes discursives, cette interface accentue l’interaction entre l’utilisateur et l’image, focalisant son attention sur l’œuvre d’art. Ainsi, on reconnaît dans l’espace d’énonciation seulement la zone d’édition identitaire. Le cadre de visualisation correspond aux limites de la fenêtre du navigateur. Néanmoins, la zone identitaire ainsi que les commandes qui se localisent au centre de l’interface permettent d’identifier un plan supérieur où ces éléments se situent et un plan en profondeur constitué par l’image.

Or, la particularité de cette interface est le fait qu’elle permet à l’utilisateur de « contourner » l’œuvre d’art, de la même manière qu’il est possible de le faire, dans certains cas, dans le musée comme le montre la figure 1. Pour cela, cette interface est composée par 18 images ou segments (Zinna, 2004) que l’utilisateur peut observer suivant les flèches dirigées vers la gauche ou la droite. Le montage des segments étant linéaire, chaque segment est un avancement dans la continuité de l’objet selon la direction choisie. De la même manière, puisque chaque segment est une image qui change l’angle de vision sur l’objet, il reste des surfaces que l’on ne peut pas observer. Cela entraîne une différence entre ce que l’on veut voir et ce que l’on peut voir par le dispositif.

6. La scénarisation de l’objet d’art

Les interfaces projettent une image de l’objet d’art bien précise. Il est possible de rendre compte de certains points communs entre elles mais aussi de quelques divergences sur la manière dont l’objet est exposé. On peut donc noter que dans sa transition au numérique, l’œuvre est délocalisée et fait l’objet d’une nouvelle scénarisation propre au genre numérique. Dans ce passage, elle a perdu toutes les traces énonciatives qui l’accompagnent couramment lorsqu’elle est exposée dans le musée. Ainsi, l’image de l’œuvre d’art ne montre pas d’objet-support, ni de parois en verre. Lors de la disparition du verre, d’autres données plastiques et texturales de l’expérience muséale disparaissent comme par exemple les ombres, les éclats et les reflets. Cela nous conduit à faire une remarque sur la lumière. En effet, il faut rappeler que par sa mise en exposition dans le musée, la lumière laisse dans l’objet des zones d’ombre où elle n’arrive pas à pénétrer et suggère au regard un parcours. Cela n’est pas le cas dans nos interfaces où l’on voit que la lumière se répartit de manière homogène sur la surface de l’objet, sans que l’observateur puisse identifier ni sa source ni sa direction. La nouvelle scénarisation prévoit donc une disposition singulière de l’objet, c’est-à-dire un angle de vue qui favorise certaines surfaces de l’objet mais qui en occulte d’autres, ainsi qu’une source de lumière adaptée, produit d’une manipulation extérieure. Les différentes conditions de scénarisation sont à l’origine des divergences chromatiques et texturales, comme les couplages opaque/éclat ou la tonalité dans la couleur jaune/orangée, perceptibles dans les interfaces à partir d’un même objet. Enfin, dans les deux cas, le noir est interprété comme couleur de support qui a la capacité de favoriser le contraste avec la pièce d’art.

Par ailleurs, la vue augmentée est un outil indispensable pour apprécier la complexité et les détails des œuvres d’art. Nous rappelons qu’à l’origine, les concepteurs d’Oro Azul ont pensé cette plateforme dans le but de maximiser l’expérience sensible dans l’observation des œuvres d’art de petite taille (Figueroa et al, 2009), dont les détails échappent à l’observateur même lorsqu’il se trouve en face d’elles. L’observation de l’objet sur l’interface est une pratique discursive en elle-même qui outrepasse la complémentarité tant argumentée de la visite. L’augmentation de l’image a des limites techniques liées, pensons-nous, à la présence du pixel. Elle permet néanmoins d’obtenir des données sensibles par rapport notamment à la texture des objets et à la complexité des détails. La valeur de la texture est associée à la valeur de la matière et à son traitement par l’homme. Elle est témoin de la trace de l’homme dans la fabrication de l’objet et de son unicité, et le musée virtuel participe à cette reconnaissance. L’image de l’œuvre d’art projetée par l’interface est donc capable de produire une expérience esthésique axée notamment sur les qualités plastiques et texturales de l’objet qui peuvent à un moment ou un autre interférer avec la texture pixélisée de l’image numérique.

Note de bas de page 12 :

Chacune des interfaces prévoit le geste précis de l’utilisateur dans l’interaction avec l’œuvre d’art. Sur Art Project, le déplacement de l’œuvre avec le pointeur nécessite l’action d’appuyer sur la souris et le maintien de cette action pendant le mouvement du pointeur. Sur Oro Azul, le mouvement de la souris suffit à déplacer l’image. Il s’agit des effets de montage (Zinna, 2004). Dans l’Art Project, l’utilisateur déplace l’œuvre dans le cadre de visualisation. Dans Oro Azul, c’est le cadre de visualisation qui se déplace suivant la direction et la vitesse du pointeur.

À propos de la visualisation des œuvres d’art et du répertoire des stratégies praxéologiques, l’utilisateur peut approcher son champ de vision de l’objet ou bien l’éloigner. Le rapprochement du regard impose aussi le déplacement de ce champ de vision pour pouvoir découvrir les surfaces de l’objet qui, tout en étant approchées, sortent du cadre. Ainsi, lors de l’observation de l’objet d’art12, le montage de l’interactivité favorise l’émergence d’une contraction entre les deux sens qui prennent en charge l’essentiel de l’action sur l’interface, soit la vue et le toucher. On pourrait ainsi parler d’un regard instrumentalisé car à la différence d’autres types de textes, dans les interfaces destinées à l’observation des objets d’art, la vue convoque en même temps le toucher et demande en permanence l’action de l’utilisateur.

7. Conclusions

On a évoqué le mode d’interactivité proposé par les interfaces en relation avec l’objet d’art. L’utilisateur et l’interface s’inscrivent dans la pratique à part entière ou bien dans une scène prédicative (Fontanille, 2008) de nature transitive composée par le sujet, l’instrument et l’objet d’art, ces deux derniers faisant partie d’une seule et unique unité. La pratique hypertextuelle peut être complémentaire à celle d’une visite au musée, mais n’est pas exclusive de cette dernière. Une approche comparative a permis de trouver des convergences entre les interfaces axées vers le champ muséal et l’art. Ces convergences concernent la configuration de l’interface, les modalités interactives et le traitement et la scénarisation de l’objet d’art. D’autres observations pourraient ajouter de nouvelles données sur des modalités interactives différentes de celles observées ici, ainsi que sur d’autres formes hypertextuelles. Cela permettrait d’avancer la description des plateformes consacrées aux objets d’art et de continuer par la suite la délimitation d’un genre numérique.