Entretiens
La vie artificielle du zoosystémicien Louis Bec

avec Louis Bec 

Entretien réalisé par Marie Renoue

Texte intégral
Note de bas de page 1 :

Dans son article « Du renfloué » (paru en 2001, dans Dialogues sur l’art et la technologie édité par François Soulages chez l’Harmattan, p. 49-60) et son Manifeste d’octobre 1975, il présente la technozoosémiotique comme « l’étude des productions de signes (couleurs, formes) d’organismes artificiels générés par une procédure technologique », donc comme se « situant au carrefour de la sémiotique, de l’éthologie, des sciences cognitives, des technologies, de l’informatique et des pratiques artistiques expérimentales. »

Note de bas de page 2 :

Bec Louis (1994). Questions-Réponses. Art et cognition. Aix-en-Provence, Cyprès, p. 214. Les néologismes « hypocrisique » et « hypozoologie », formés à partir du préfixe hypo (sous, en dessous), indiquent le choix d’une méthodologie biaisée, donc la dimension critique sous-jacente à l’élaboration de cette zoologie expansée, virtuelle et « émergeant du dessous des apparences, pour coloniser des écosystèmes alternatifs » et favoriser de nouvelles formes d’intelligibilité de mondes potentiels.

Louis Bec (né en 1936 à Alger) est l’un des pionniers de la vie artificielle. Zoosystémicien (diplômé), président fondateur de l’Institut scientifique de recherche paranaturaliste, il développe une recherche extrêmement rigoureuse et fantaisiste qui associe art, biologie et technologie. « Zootechnosémioticien1 », il est aussi l’inventeur poétique et ironique d’une systématique « paranaturaliste » qui rassemble une « épistémologie fabulatoire », des créations terminologiques et une classification de formes de vie artificielle des plus complexes. Il a réalisé plus de 1 500 organismes aux comportements originaux au sein d’une hypozoologie destinée à combler les lacunes des taxonomies biologiques et à « témoigner du développement hypocrisique propre à tout être vivant2 ».

Note de bas de page 3 :

En 2008, Christiane Paul écrit : « La manipulation d’images conduit… à une certaine « dématérialisation » des aspects naturalistes de la représentation ; mais elle note aussi le surplus de réalité des tirages de Joseph Scheer (L’art numérique. Paris, Thames & Hudson, p. 43).

Note de bas de page 4 :

Pour une présentation de cette bipolarité, relativement obsolète, entre les « images-textes » du digital et les « images-objets » du monde, le numérique et l’analogique, le photographique et le photologique, cf. Renaud Alain (1995). Art photographie numérique. Aix-en-Provence, Cyprès, p. 176-219.

Marie Renoue : Vie artificielle : l’expression peut sembler paradoxale si l’on songe aux critiques de quelques auteurs dénonçant encore « une certaine artificialité » des œuvres numériques, et ce malgré leur rendu des textures, d’une forme de matérialité, d’une profondeur voire même d’une dynamique comportementale et évolutionniste plus ou moins aléatoire – une artificialité qui, si l’on veut en rendre compte, résulterait vraisemblablement d’une comparaison avec les référents, dans le cas de reproductions3 ou, dans le cas de productions, avec d’autres œuvres plus traditionnelles qui affirmeraient un mode d’existence plus tangible et qui seraient de fait « auréolées » d’autres valeurs sémantiques et propices à d’autres types de saisies4.

Note de bas de page 5 :

Bec Louis (2005). Leçon d’épistémologie fabulatoire n° 38. Art et biotechnologies. Sainte-Foy, Presses universitaires du Québec, p. 69-80.

Note de bas de page 6 :

Bec Louis (2006). Le démonstrueux. Art actuel n° 94, p. 49-56, http://id.erudit.org/idrudtit/45754ac

Note de bas de page 7 :

Sur ces chromatologues, cf. Bec Louis, Op. cit., 2006, 52. Sur l’installation technozoosémiotique réalisée avec des poissons électriques, cf. http://www.abstract mahine.net//thesis/machines.php?id=27.

Vous avez, à juste titre, réfuté parfois l’opposition entre naturel et artificiel, en vous amusant à déjouer les pièges de la naturalité dans des expressions comme « thon au naturel »5 pour désigner un éventuel surplus de naturalité offert à ces poissons en conserve et en insistant sur l’importance de l’artificialité constitutive de l’hominisation depuis la domestication, la sélection des espèces, jusqu’aux arts du vivant et la biotechnologie6. Néanmoins, avant de considérer l’impact de la forme de l’interface numérique sur la saisie de vos œuvres, la forme de l’expression de vos images numériques, il peut sembler utile de revenir sur cette conjonction de l’artificiel et du vivant, sur l’« art au vivant » que vous développez. Quelle part jouent votre connaissance de la biologie et des théories du vivant, votre expérience des poissons électriques et des poulpes7 lors de votre production d’« aberrations upokrinoménologiques », de « Stimutalogues » ou de « Chromatologues » ? La question esthétique, celle des modalités de réception de vos œuvres, participent-elles de manière fondamentale à vos réalisations ? En un mot, quel est le moteur de votre activité de zootechnosémioticien ?

Le Protospone Mex (Kruptoïdones)

Le Protospone Mex (Kruptoïdones)

Louis Bec : Toutes ces questions demanderaient des réponses approfondies et pour moi langagières, car l’écriture m’apparaît une limite linéaire. Pour y répondre, j’aimerais faire un petit détour biographique préalable pour expliciter la teneur de ce travail, poursuivi depuis plus de quarante ans. Je ne suis pas né en France, mais en Algérie. Très tôt, le monde marin a été pour moi l’univers central de mes explorations, l’Umwelt d’une pensée persistante : déchiffrer des formes de vie sous-marine, réelles mais insaisissables. J’ai été fasciné par cet univers potentiellement artificiel, par ses ruses du masquage, du camouflage, ses stratégies de poches d’encre noire projetée, son mimétisme coloré, formel et extravagant… Je suis devenu un conditionné mimétique par chatoiement des milieux marins. Je sais aussi que ce que l’on « taxidermise virtuellement et technologiquement » ne peut pas être appréhendé sans des informations tangibles, spécifiques et préalables. Ainsi par exemple, ma relation avec les céphalopodes, les poulpes ou les seiches, résulte du fait que j’ai pu évoluer dans leur milieu, que j’ai pu en « saisir » in vivo les caractéristiques et les mystères. Que j’ai pu m’en saisir, avec mes mains, par des ruses anticipatrices adaptées aux conditions de leur milieu et aux réponses comportementales… Ce céphalopo-dialogue a été l’opérateur et le modèle des stratégies virtuelles, il a conditionné toutes mes modélisations scientifiques, technologiques et poétiques. Et cela, bien avant d’étudier leurs physiologies, leurs situations cladistiques au sein de la grande famille des mollusques. Ces approches restent, pour moi, les « portes ouvertes » à un vivant opalescent, affichant ses communications sémaphoriques dermiques, chatoyantes, variables, décodables, s’exprimant à travers des signaux et des « récits dynamiques chromatophoriques ». Tentant de déchiffrer des tracéologies existentielles et paralangagières, mystérieusement codées, je suis resté un Champollion impuissamment fasciné et réactif.

C’est avec ces stratégies « re-constructivistes » que j’ai élaboré, dès les années 1972, les premiers fondements théoriques et la construction de modèles potentiels d’une épistémologie fabulatoire. Cela m’a engagé à extrapoler, à élargir, à dilater les spécificités « langagières », en élaborant des modélisations morphologiques, comportementales et sculpturales, s’ouvrant progressivement à des modèles tridimensionnels numériques et interactifs. Ce qui m’a imposé une immersion fascinatoire dans un entre-deux paranaturaliste, devenu depuis lors, mon preferendum. De fait, les questions esthétiques n’en sont que des résultantes. Il s’agissait plutôt d’exprimer cette profusion conquérante, marquée d’expressions « résurgentes, vitales et fondamentales » qui émergeaient dans un entre-deux, un combinat d’univers intriqués, de « bio-choses potentielles ». Cela me permettait de construire avec méthode une « réserve d’animalité spécifiquement libérée » hantant les neurones de mon cerveau.

Note de bas de page 8 :

Christopher Langton serait l’auteur, en 1987, du concept de « vie artificielle ». Son projet était non de simuler la vie, mais de générer in silico une vie virtuelle mais réelle. Il a ainsi créé l’un des premiers automates cellulaires, « la boucle de Langton ». Cf. Rémi Sussan : http://www.internetactu.net/2011/09/13/

Invité à un colloque sur la théorie du chaos, à Graz, en 1989, j’y ai rencontré Chris Langton8, le fondateur de la vie artificielle. Il m’a invité à Santa Fé, dans l’Université fondatrice de la vie artificielle pour y présenter mon travail basé sur les Sulfanogrades. Depuis, je fais partie des pionniers de cette Artificial Life qui traite de la modélisation interactive du vivant et des phénomènes associés. En tant que zoosystémicien, je me considère comme un « peuplementeur », postulant que tous les milieux sont potentiellement « viabilisables », comme des producteurs de morphogénèses interactives, de comportements relationnels et communicatoires, comme des incubateurs de morphogénèses potentielles, une sorte de bio-imaginaire produisant des instances upokrinoménologiques. C’est en 1973 que j’ai commencé à élaborer théoriquement et pratiquement une diversité de biomes artificiels, dont certains s’inscrivaient dans des milieux hostiles comme le mercure, le phosphore ou le sodium, milieux dans lesquels je tentais d’instaurer des peuplements spécifiques illicites. Mais rapidement, le soufre s’est imposé comme un milieu potentiellement riche. Comme j’avais soufré les rangs de vignes de mon grand-père, en luttant contre les invasions de sautelles, j’ai pu construire, naturellement, des Sulfobiomes, installer des tonnes de soufre, ce qui me permettait d’inventorier des modalités morphologiques, physiologiques et communicatoires de Sulfanogrades et de proposer un modèle de « biome-art » comme milieu dangereux pour l’homme… De soufreur, je suis donc devenu un Sulfonaute. J’ai modélisé des Sulfanogrades et élaboré des monographies sur la base d’analyses morphologiques, physiologiques, comportementales et communicatoires. Ces Umwelten sulfobiomiques abritaient une vingtaine de Sulfanogrades de dimensions assez importantes dont le Sulfitulus Okeini, le Varena Stridorotrophe Okeini, le Cyanola Okeini, etc. Les premières serres habitées ont été présentées en 1973, à Marseille, dans les caves voutées de la Vieille Charité, puis à Chalons-sur-Saône et à la Saline d’Arc-et-Senans. Il faut savoir que les sulfobiomes ont été « construits » bien avant la découverte du Sulfolobus (bactérie) à Yellow Stone, en 1979. Cette antériorité anticipatoire et prospective d’une vie « sulfureuse » intéresse les chercheurs qui travaillent sur l’origine de la vie. La Sulfobiomologie et les Sulfanogrades proposent une « biotopologique » projective, un espace prospectif pour des organismes à viabilités potentielles.

Depuis, différents travaux scientifiques se sont lancés à la conquête de milieux hostiles, pour étudier des conditions de viabilité potentielle et les capacités adaptatives du vivant. Pendant plusieurs années, j’ai fait de la Sulfobiologie, une science écologique, en développant des recherches topologiques et adaptatives propres à ce matériau somptueusement toxique et en même temps visuellement magnifique. Plus qu’une question d’art ou d’esthétique, ce qui m’importait c’était la position d’un vivant potentiel et modélisable, construit comme modèle permettant des approches biotechnologiques, sulfobiomologiques et communicatoires par sulfuration dermique, sulfonation spatiale, entraînant la mise en œuvre de sciences spécifiques comme la sulfozoosémiotique ou les modes de communication à partir de sulfonation, sulfinisation… Lors d’une rencontre artistique, à Marseille « Les 6 jours de la peinture » en 1976 à la Salle Vallier – généralement consacrée à des combats de boxe –, j’ai présenté deux sulfanogrades, le Sulfitulus Okeini et Cyanola Okeini dans 2 tonnes de souffre et, à cette occasion, un manifeste de technozoosémiotique. L’incendie accidentel du soufre a transformé ce lieu en espace dangereux et l’Art en milieu toxique. D’autant que, pour maintenir le milieu en état actif et interactif, j’avais soufré l’espace pendant les 6 jours. Le milieu était devenu progressivement hostile et les visiteurs, finalement, des extrêmophiles suffoqués suffocants. En tant que zoosystémicien, je fondais ainsi un mode inaugural de communication sulfobiomique en milieu humain. Ce qui entraînait des modalités d’échanges diverses de sulfonation, de suffocation, de sulfocation, de sulfinisation par sulfatage. Un début d’incendie, très dangereux, avait entraîné l’intervention des pompiers et l’évacuation systématique du lieu. Une interdiction d’accès avait été mandatée par la police, pour cause de milieu toxique, amenant les organisateurs du championnat de France de boxe, à le reporter pour plusieurs mois. Cet espace était devenu un milieu hostile donc communicant. Cela posait aussi une question centrale, celle d’un l’art expérimental, déjà confiné dans le quadrillage de ses étroites définitions et des lieux comme les galeries et autres musées « authentificatoires ». Invité à la « Biennale de Sao Paulo » en 1981, j’ai éprouvé quelques problèmes pour implanter les Sulfanogrades dans un substrat soufré pour des raisons obscurément « sataniques ». Mais les interventions de certains gourous de l’art ont solutionné la problématique magique.

Dès les années 1982, j’ai élargi mon travail, en élaborant une taxonomie upokrinoménologique imposante. Il n’est pas possible ici d’aborder tous les axes upokrinoménologiques et les peuplements cladistiques qui ont été élaborés. Disons seulement que j’ai exploré de nombreux versants épistémologiques, en déclinant les orientations de « L’art au vivant » en : un art nature (lié à l’écologie), un art biologie (pour les processus biologiques détournés), un art biotechnologique (hybridation robotique/vivant), un art vie artificielle (processus algorithmiques et dispositifs technologiques) et une vie alternative (émergence du vivant dans des biotopes variables) pour laquelle la prégnance et la modélisation des biomes sont essentielles. Car, elles déterminent les caractéristiques d’un vivant potentiel physiologique, biochimique, communicatoire, comportemental, etc.

« L’art au vivant » de Louis Bec

« L’art au vivant » de Louis Bec

M. R. : Votre « art au vivant » est le lieu de réflexions épistémologiques et de créations « de vivants potentiels » originaux et, si l’on pense à vos sulfanogrades, même un art du potentiel qui anticipe sur les découvertes et recherches scientifiques. Pourriez-vous nous préciser encore ce que vous appelez parfois « un art de l’extrapolation », les modalités aussi des environnements « viabilisables » auxquels vous venez de faire référence, et cela plus précisément dans le cadre de vos créations numériques – avec tous les avantages et toutes les difficultés inhérentes à cette technologie ?

L. B. : J’ai eu en charge les technologies au ministère de la Culture, puis au conseil de l’Europe ; les discussions y étaient violentes et batailleuses – on connaît les arguments des uns et des autres. Rarement les différences ontologiques, épistémologiques, cognitives et communicatoires étaient abordées sérieusement et avec méthode. Chacune d’elles mérite pourtant une longue analyse sur les degrés de connaissances réelles de l’ampleur des traitements technologiques, de leurs variétés, de leurs méthodes... Rarement les sciences cognitives étaient convoquées, la nature virtuelle et cognitive des références matérielles. La question reste posée des degrés de connaissance et de pratique, des concepts avancés. Les distinctions, évoquées dans votre préambule, rappelaient à juste titre des débats relevant d’une autre épistémologie esthétique, d’un effroyable gommage de la réalité dans sa matérialité d’objets. Or, le monde dans lequel nous agissons reste pour moi un construit à tous les niveaux de son expression. J’ai organisé et participé à des rencontres concernant les relations entre les sciences cognitives et les activités artistiques, souvent, avec Mario Borillo qui vient de nous quitter. Même l’idée d’« un thon au naturel » exprime bien cette idée cognitive et projective d’une construction de paranature en lieu et place d’une orthonature toujours appréhendée matériellement par des outils abstraits. Vilém Flusser à qui j’étais lié par une profonde amitié et avec qui j’ai beaucoup travaillé a écrit un texte spécifique sur Orthonature et Paranature qui définit de façon explicite cette situation, la construction d’un espace spécifique intermédiaire. Je ne vais pas trop m’étendre sur cette position importante. Disons seulement, en suivant certaines positions constructivistes, que la nature est un construit et qu’il y a probablement des degrés de virtualité.

Note de bas de page 9 :

(Figures) indiciaires : relatives à des indices ; soit un rapport de deux valeurs d’une grandeur au cours du temps (définition de l’artiste).

Note de bas de page 10 :

Carlo Guinzburg (1979, 1989). Traces et racines d’un paradigme indiciaire. Paris, Flammarion, p. 139-180.

Pour en revenir à mes activités, c’est en 2000 lors d’un projet européen que j’ai pu aborder des modélisations comportementales spécifiques. J’ai modélisé un clade d’Upokrinomènes, les « Arapuca » (piège en brésilien) dotés de comportements aberrationnels, et proposé un nouvel espace pour un art de l’extrapolation comportementale, sur les bases de modélisations reposant sur les principes de la physique qualitative. Intégrée aux recherches artistiques expérimentales dans le cadre de la création d’environnements virtuels, celle-ci permet de dégager un nouveau prototype d’espace alternatif, esthétique et épistémologique. En inscrivant les conditions physiques paramétrables d’un espace réel dans un espace virtuel, la physique qualitative permet la modélisation et la manipulation de mondes processuels particularisés. S’appuyant sur une analyse physique et représentative du donné et projetant la modélisation d’une multiplicité de mondes réels, elle propose les fondements d’un art de l’extrapolation basé sur le traitement des figures indiciaires9 relevant d’une connaissance concrète des phénomènes10.

Note de bas de page 11 :

Quando egli studia con tanto amore l’anatomia del cavallo e disegnando si sofferma sulla gamba, i muscoli della coscia (Windsor 12292-12300-12301) (vedi fig. 10-11) l’artista non consente mai al naturalista una indagine fredda, minuziosa, analitica. Trae spunto dai rilievi anatomici per creare un motivo di bellezza, un disporsi graduale, e sapiente di ombre e di lumi come la natura suggerisce alla fantasia. E la sua fantasia è a un tempo sensibile, esatta e pervasa da un grande spirito d’amore. E come si ispirerà per i personaggi della Cena alla realtà, così per il suo cavallo trarrà ispirazione dalla natura. Texte de référence cité par Louis Bec, accessible sur : http://web.romascuola.net/ vivien/.

Si l’extrapolation, de façon générale, procède d’une certaine capacité à extraire de son contexte une « chose connue » et à l’appliquer à un autre domaine pour en déduire des conséquences, des hypothèses ou des extravagances, l’art de l’extrapolation s’édifie plus particulièrement sur le calcul des valeurs variables, extraites de la série des valeurs observées et qui, réinjectées dans un univers virtuel, engendrent ou pilotent des événements prédictibles ou indéterminés. L’art de l’extrapolation se développe autour de l’évolution temporelle d’un système, à travers l’ordonnancement de solutions qualitatives qui en constituent des états potentiels. Il devient donc possible d’effectuer des modélisations « réalistes » résultant des interactions établies entre des milieux complexes et des objets aux comportements diversifiés. Il devient aussi facile d’explorer des processus émergents et des conduites erratiques, qui tendent à se dérouler dans « l’extra-polarité » des univers modélisés. Précisons encore que cet art de l’extrapolation formalise un ensemble de données et engendre un espace dans lequel une certaine cohérence physique et interactionnelle offre aux perspectives artistiques les bases objectives de ses débordements, de ses errances et de ses déviances. Il s’appuie donc sur les bases scientifiques de la physique qualitative et de la programmation numérique. Ce qui permet de donner aux démarches artistiques, un certain degré de validité, d’exactitude et de revaloriser une des propriétés fondamentales de l’imagination qui hante depuis toujours les territoires et les ambitions artistiques, cette notion de « fantasia esatta », chère à Leonardo da Vinci11.

Note de bas de page 12 :

Cf. l’exemple cité par Louis Bec : le travail d’Arp provoquant, par déchirures et lancés, des organisations non prévues.

Cette stratégie, qui consiste à échapper aux contraintes de l’ordinaire pour en contrôler ou en exploiter de nouvelles, montre la puissance heuristique des contraintes subies et provoquées, leurs apports effectifs dans les aspects cognitifs et émotionnels liés à la perception, l’interprétation, la mémorisation, l’apprentissage et leur rôle déterminant dans tout principe d’innovations et de créations artistiques. La modélisation des mondes particularisés peut s’engager ainsi dans une méthodologie de ruptures des chaînes causales et inscrire ses productions dans le cadre confirmé et paradoxal du contingent et de l’accidentel préprogrammé, en se dégageant distinctement des avant-gardes artistiques du début du XXe siècle qui prônaient l’utilisation du hasard et de l’aléatoire12 pour établir ces ruptures. Ainsi ces ruptures pratiquées au cœur même de la causalité et de son cortège déterministe constituent un univers artistique de manipulations prospectives et cognitives.

M. R. : Si l’on comprend bien l’intérêt que vous avez, en tant qu’artiste de la vie artificielle, à vous référer à la biologie, l’éthologie et la physiologie, ou encore à la physique qualitative, pouvez-vous préciser l’impact de ces influences sur le plan de l’expression de vos univers ? En d’autres termes, que cherchez-vous à produire visuellement en recourant à la physique qualitative ? Quel est son intérêt ? 

L. B. : Je peux, grâce à la physique qualitative, donner, à des milieux peuplés d’Upokrinomènes, des densités, des poids, des bases d’interactions à des objets. En fait, la question de l’artificialité des images posée au début de votre préambule concerne certes seulement l’apparence ; mais une apparence qui traduit quelque chose de fondamental, à savoir que les images sont simplement en « mesure » existentielle, qu’elles se mesurent en nombre de pixels. Or ce n’est pas satisfaisant, parce qu’elles ne sont que le résultat d’une apparence produite par des outils et un imaginaire qui ne pense ni en pixels ni en creux ; l’imaginaire travaille en interrelation avec des objets potentiellement existants. Or, la question de la densité me semble beaucoup plus grave et beaucoup plus projective que celle de l’apparence des choses ; le pixel n’est qu’une instance d’un vivant trompeur. Et, c’est dans les domaines de la biologie ou de la simulation des phénomènes en médecine que la technologie prend ses capacités les plus intéressantes qui ne sont pas celles d’illustration mais celles d’espaces préventifs, d’analyses potentielles vis-à-vis d’un objet insaisissable qui n’est pas la partie superficielle des choses. En art aussi, si, à un moment donné, l’activité n’est pas habitée par un domaine complexe d’identification qui vient du dedans, les technologies n’ont aucun intérêt. C’est, de mon point de vue, la relation au vivant qui devient très intéressante et non plus l’artificialité.

Les images que je fais ont certainement une apparence artificielle, parce que les technologies se bâtissent là-dessus, mais j’essaie de la combattre moyennement, parce que ce n’est pas l’objectif. Je propose des modèles en quelque sorte. Et la grande qualité des modèles, c’est de représenter ou de contenir les éléments constitutifs de ce qui va apparaître. C’est pourquoi je suis passé à un moment donné à la physique qualitative qui permettait d’animer des objets dans des systèmes, c’est-à-dire en relation avec un milieu qui était calculé, avec un intérieur qui était calculé et alors on arrivait à avoir des comportements beaucoup plus interactifs que les comportements bien connus qui, à partir de traces faites dans l’espace et d’objets en mouvement et se transformant, donnent l’illusion de transgression ou de translation mais qui ne posent pas la question du vivant. L’on a souvent abordé la question de la technologie de façon très simpliste. À mon avis, la densité biologique doit, à un moment, donner de l’élasticité, des comportements dans la surface, montrer une intériorité. Sinon, on n’a que des pixels qui sont en interaction, on n’a qu’une peau dont les pressions sont peu satisfaisantes. C’est comme si l’on disait à un sculpteur, la surface de ta sculpture est intéressante. Or, le problème, Rodin et d’autres l’ont dit de manière fondamentale, c’est une force à l’intérieur qui vient rencontrer la lumière. Cette densité-là, on ne l’a pas, parce qu’on n’a pas de pierre, parce qu’on n’a pas de corps ; d’où la recherche de l’intériorité dans ces espaces pour arriver à faire en sorte que, dans la rencontre avec le milieu extérieur, il y ait tout à coup une forme qui se construise, non par le hasard de la modélisation mais par une interaction – ce dont je discute, c’est de la sculpture, de la biologie et de la physiologie, donc c’est d’une exigence, d’un positionnement essentiel. On peut commencer à parler en termes techniques des différentes modifications chromatiques, des variations ; mais ce n’est guère satisfaisant.

Un Diaphaplanomème (Diaphaneites)

Un Diaphaplanomème (Diaphaneites)

Note de bas de page 13 :

. La théorie de l’énaction ou cognition incarnée insiste sur une forme d’auto-organisation de la cognition des organismes vivants en interaction avec leur environnement. Cf. Varela Francisco, Thompson Evan, Rosch Eleanor (1992). L’inscription corporelle de l’esprit, traduit par V. Havelange. Paris, Seuil.

Le projet de la vie artificielle, telle qu’elle avait été envisagée par Christopher Langton, était précis. Ses premières thèses concernaient une vie non pas telle qu’elle est mais telle qu’elle pourrait être, c’est-à-dire non seulement elle resterait vie mais elle aurait d’autres capacités à se mouvoir dans un milieu, à répondre à différents systèmes qui ne sont pas forcément ceux de la progression, de l’interaction... mais qui le pourraient. La question fondamentale pour les fondateurs de la vie artificielle, c’était la naissance de la vie. C’était : est-ce que la théorie du chaos a entraîné à un moment donné un endroit où la vie a pu s’exprimer parce qu’il y avait un certain nombre de conjonctures qui permettaient de voir apparaître quelque chose ? Avec certaines théories comme celle de Francisco Varela, sur l’énaction13, c’est bien de la question de l’apparition à un moment donné de la vie dont il s’agit. Des chercheurs essaient de passer outre le caractère métaphysique de cette théorie pour l’aborder en termes d’équation. Cette question n’a évidemment pas de lien avec celle de la représentation. Pour mon travail, c’est un écueil ; c’est pourquoi il est toujours accompagné de dessins de l’intérieur pour justifier à un moment donné la forme extérieure, parce qu’il y a un travail du dedans.

Note de bas de page 14 :

Ameisen Jean-Claude (1999). La Sculpture du vivant. Le suicide cellulaire ou la mort créatrice. Paris, Seuil.

Note de bas de page 15 :

Sur son site : http://life.ou.edu/, Thomas Ray évoque ses études entre 1990 et 2001 sur « digital evolution, which means exploring what happens when evolution by natural selection is embedded in the medium of digital computation ». Son logiciel, Tierra (« a system in which self-replicating machine code programs evolved by natural selection »), a profondément marqué la communauté de la vie artificielle.

La théorie de Jean-Claude Ameisen14 est fabuleuse sur la physiologie qu’il présente comme une soustraction constante, pas une prolifération, une poussée donnant à un moment la morphogenèse. Les travaux sur la complexité sont de cet ordre. Mais, leur seule capacité en à rendre compte, ce sont des équations, donc, pour moi, de modestes outils donnant des volumes qui peuvent, à un moment donné, être animés par des pressions, par des dérives. En fait, depuis les années 1958-1959 où elle a été fondée, la vie artificielle en est encore à son balbutiement : l’explosion cambrienne imaginée par Thomas Ray15 n’a pas eu lieu. Des gens y travaillent, réfléchissent, mais ce qui est réalisé actuellement est un travail d’ingénieur produisant des formes qui n’ont aucun sens. Christopher Langton lui-même en est sorti pour ces raisons. La vie artificielle, dans sa représentation du vivant, n’existe pratiquement plus ; il s’agit maintenant plutôt d’animation. Des ingénieurs font des outils dont les données sont de pouvoir s’autoreproduire ou d’avoir des relations avec des milieux divers ; mais on a perdu la question d’une naissance, d’un vivant fondamental qui serait mathématisable et qui donnerait, au-delà des mathématiques, de la biologie. Le reste n’est que représentation, ce que je fais à 90 % même si, dans mes vidéos, je travaille sur des pressions, des forces, il n’y a toujours qu’une modélisation approchante. La question des apparences reste.

Mais, j’essaie de ne pas faire des images de synthèse. Faire de l’animation, c’est-à-dire animer un squelette à l’intérieur d’un objet, est pour moi une trahison. C’est pourquoi j’ai évité pendant un temps toutes les expositions et manifestations autour d’objets inanimés auxquels on donnait, en guise « d’âme », l’impulsion habituelle des équations qui permettent des développer des choses – même si interroger les proliférations et les questions de mécanique sous-jacentes peut présenter un certain intérêt. Comme je l’ai déjà dit, des physiciens de la physique qualitative ont donné des possibilités de travailler sur des notions d’élasticité, d’étirement faites non parce que des équations entraînent une transformation mais parce que parler du vivant sans parler du milieu est impossible.

M. R. : Les termes de densité, de tensions dont vous parlez sont propres aux univers que vous créez, aux relations entre les organismes et les milieux artificiels que vous inventez. Même si vous ne destinez pas a priori vos œuvres numériques aux publics des expositions, prenez-vous néanmoins en compte les spectateurs éventuels de vos œuvres, ce qu’ils seraient ou non incités à y investir, à y « percevoir » ?

L. B. : C’est vrai ; nous ne discutons que de la capacité artificielle à représenter des formes de vie. Et cette capacité n’est pas suffisante pour discuter du vivant. J’ai évoqué auparavant Rodin qui disait que, dans sa sculpture, il y avait une force qui poussait de chaque côté et dont une des parties venait rejoindre la lumière. Cela renvoie à notre corps, et aussi en retour au « chef-d’œuvre » parce qu’il y a une identification profonde avec des sentiments qui ne sont pas facilement exprimables, parce que tout à coup il y a une résonance avec ce qu’il a réussi à instiller dans un morceau de pierre qui renvoie, par le jeu de la lumière et son savoir-faire, à un exemplaire de plus de la condition du vivant dans un état donné. Donc la vie artificielle, ce n’est pas l’animation des objets ; c’est un système dynamique, l’interaction entre des organismes et avec un espace qui non seulement récupère mais aussi provoque. Une autre partie de « l’art au vivant » manipule le vivant au même titre que les biologistes. Avec les biotechnofactures, le vivant est non seulement de plus en plus prisonnier de ses états d’être dans le monde, mais il est manipulé de plus en plus par des techniques qui le poussent à avouer son propre alphabet, ses propres densités, ses propres interactions internes ou biologiques, et à un moment, dans le domaine du handicap en particulier, on n’hésite plus à considérer les êtres humains dans une situation qui est une biofacture amendable ; c’est peut-être là que la vie artificielle se situe vraiment et pas dans des systèmes de représentation ou de programmes mathématiques générateurs de l’évolution des mouvements.

Note de bas de page 16 :

La théorie de l’émergence, de l’autopoïèse a été définie par Francisco Varela et Humberto Maturana in (1972) Autopoiesis and cognition : the realization of the living. D. Reidel Pub. Co. (1980). Cf. aussi l’interview de Varela, Le cerveau n’est pas un ordinateur (http://www.larecherche.fr/savoirs/autre/francisco-varela-cerveau-n-est-pas-ordinateur-01-04-1998-79275), où il écrit : je parle d’émergence dans le sens dynamique, pas dans le sens évolutif : les capacités cognitives se présentent sous des formes diverses et doivent être « cousues » ensemble en permanence, voilà ce que j’appelle le phénomène d’émergence.

Note de bas de page 17 :

Alexandre Ivanovitch Oparin a exposé ses théories sur l’origine de la vie dès les années 1922 et 1924 et en 1957, dans L’Origine de la vie sur la Terre (trad. en 1965 de P. Gavaudan et M. Guyot. Paris, Masson).

Discuter ainsi du technologique et de la biotechnologie participe de la question d’un vivant expressif mais forcément dénaturé, ou « surnaturé », comme certains disent, ou transposé. Plutôt que du phénoménologique un peu naturaliste ou écologique qui voit dans la nature quelque chose de toujours un peu miraculeux, il faudrait développer du phénoménologique préventif ou construit – en référence entre autres à la notion varélienne d’émergence16. La question posée ici est celle soit d’une peau de représentation soit d’une théorie de l’émergence qui nous intéresse beaucoup plus. Une partie de la biologie modélise actuellement à partir des conditions mêmes du vivant des objets tridimensionnels, des éléments qui s’appuient sur des considérations mathématiques appliquées au vivant et qui permettent ensuite, transposées dans des questions de modélisation, d’avoir du pseudo-vivant modélisé ; ce qui visuellement est totalement différent. Quelque chose de vivant est là, qu’on ne pourrait pas reproduire en termes de mathématiques absolues. Nous avons manifestement une capacité concrète à saisir du vivant, à distinguer ce qui est vivant et ce qui ne l’est pas. Oparin, dans L’origine de la vie17, posait la question : comment discerne-t-on l’émergence du phénomène du vivant à partir des éléments pris dans la nature et comment se fait-il qu’à un moment quelque chose pour un être vivant apparaît ? Nous avons tous probablement la capacité de déceler même dans le monde de l’inerte, les minéraux ou les falaises des bords de mer par exemple, ce qui est le résidu mémoriel d’une forme du vivant. C’est le problème central de la vie artificielle, même si l’on est habile dans le cadre de l’utilisation de certaines équations, d’un certain nombre de systèmes, dans la capacité à trouver des textures.

Note de bas de page 18 :

Bec Louis (1999). Les gestes prolongés, Flusser Studies 04, http://www.flusserstudies.net/pag/04/louis_bec_post_geste.pdf

M.R. : Vous avez écrit que « le geste d’interconnecter du vivant à des dispositifs interactifs a entraîné le corps à devenir l’une des composantes de la machine »18. Pensez-vous que la forme de l’interface soit une composante essentielle pour votre travail et sa réception ? En d’autres mots, l’écran de l’ordinateur induit-il ou non un type de saisie, une position, des gestes, une mobilité qui influent sur le regard et la réception du spectateur ? Y songez-vous lors de la réalisation de vos créatures artificielles ? Dans un espace immersif, qu’en serait-il de leur réception ?

Note de bas de page 19 :

Cf. la présentation illustrée de Louis Bec : http://www.alterne.info/node/42

L. B. : J’ai déjà créé des espaces immersifs19 et j’ai, à ce sujet, une anecdote. Dans un projet européen mené à Prague, mon travail consistait à développer, grâce, entre autres, à la physique qualitative, VERACITE un organisme translucide, du genre méduse qui pouvait se déplacer en fonction de poids qu’on avait choisis, donc d’une pesanteur. La question posée était de faire des organismes qui se développaient dans un milieu doté de systèmes attractifs qui les amenaient à certains points qu’on pourrait considérer comme de la nourriture ou des phénomènes lumineux ; ces organismes avaient aussi la capacité de percevoir dans le milieu des choses qu’ils avaient traversées, des sortes d’irrigations à l’intérieur de ce milieu qui donnait donc des pulsions. Parmi les spécialistes de la communauté européenne, chargés de juger de notre activité, une Grecque est sortie totalement effrayée de notre espace immersif. Entre ce milieu immersif même artificiel, mais doté d’une certaine autonomie que nous pouvons, en tant qu’êtres vivants, percevoir, et la mémoire d’un traumatisme vécu par cette femme à l’âge de huit ans, une connexion s’était faite. Cela signifie donc que cette virtualité construite est arrivée à un instant de réalité mnémonique telle qu’elle s’y est crue, qu’elle a oublié qu’elle était la directrice d’un groupe d’experts. Cette femme était immergée dans un espace qui était déjà pour elle autre. La sensation tactile qu’elle disait ressentir n’était produite par rien.

Note de bas de page 20 :

Didi-Huberman Georges [2001]. L’homme qui marchait dans la couleur, sur James Turrell. Paris, Minuit.

M. R. : S’agit-il d’un effet proche de celui provoqué par les espaces lumineux de James Turrell ? Georges Didi-Huberman20 a écrit à ce sujet sur l’impression d’une lumière « qui toucherait » les visiteurs des Light Pieces.

L. B. : Dans ces œuvres, il y a des indices de pureté spatiale, le désir, prévu ou non par les artistes, de capter des choses indiscernables propres au domaine de l’art. Avec les films, il n’y a pas d’immersion ; on a encore une distance, une volumétrie qui diffère de l’immersion où des formes peuvent passer derrière nous. Mais, l’immersion provoquée à Prague était d’une autre nature, parce que cette femme était équipée. Des expériences fortes, de ce type-là, peuvent être évoquées dans le cas d’une réalité virtuelle qui se matérialise à un moment dans les connexions du cerveau qui font surgir des images provocantes, des images mnésiques. Ce travail est utilisé en ce moment au Canada à Montréal pour mesurer les réactions d’excitation d’êtres sexuellement déviants, plongés dans des mondes d’enfants ; cette technique, dont l’efficacité pour atteindre une absolue vérité n’est peut-être pas sûre, est ainsi mise au service d’une analyse juridique.

M. R. : La distinction entre le virtuel et la réalité disparaîtrait-elle alors complètement ?

L. B. : Pour une grande part, parce que le corps n’est plus en situation d’extériorité. Il est immergé dans un état de participation à ce qui se passe.

Un Diaphaplanomème (projet Pangea, 2004)

Un Diaphaplanomème (projet Pangea, 2004)

Note de bas de page 21 :

Rush Michael (2005). Les Nouveaux Médias dans l’art. Paris, Thames & Hudson, p. 239.

M. R. : Christiane Paul4, comme d’autres auteurs, évoque pourtant la capacité qu’aurait l’image numérique à « dématérialiser les aspects naturalistes de la représentation », à sublimer la nature, à l’abstraire par défaut ou surplus de définition. Mais elle traite aussi des créations de vie artificielle ou d’organismes artificiels, ceux de Dieter Huber par exemple, comme doublement fascinants et inquiétants, comme capables de provoquer des sentiments tout à fait contradictoires mais également intenses. Se plaçant sous l’autorité de Ross Gibson, Michael Rush évoque les expériences vécues dans des immersions intensément « mouvantes »21. C’est manifestement ce que l’on a ici avec vos œuvres immersives.

L. B. : Mais on ne discute pas de la capacité projective du vivant sur des objets simulés. C’est une phénoménologie dont on n’est pas tout à fait conscients qui nous projette parfois dans des intermédiaires entre une réalité supposée et une mémoire. Ce qu’on a fait à Prague avec notre espace immersif – comme d’ailleurs aussi dans nos activités au sein de l’OuLiPo où nous avions la volonté de mettre en porte-à-faux certaines logiques et de trouver des instants de surgissement poétique –, c’était un moment de poésie au sens grec du mot poétique, soit la construction à un moment donné de quelque chose qui est advenu on ne sait pas pourquoi et « cela » touche extraordinairement. De même, lors de mon travail avec Jean Lurçat à Aubusson où était utile ma capacité à dessiner à l’envers pour faire les cartons, s’agissait-il simplement d’une capacité manuelle ou d’un renversement du monde dans ma tête – ce qui est beaucoup plus intéressant ?

Note de bas de page 22 :

Cf. Semir Zeki (2001). Artistic Creativity and the Brain. Science, vol. 293, n° 5527, p. 51-52, http://www.sciencemag.org/cgi/content/full/293/5527/51

Dans l’interactivité des nouvelles technologies, ce sont non seulement ces renversements mais aussi ces états d’abandon d’une certaine situation au profit d’une nouvelle situation qui sont volontairement acceptés, surtout quand on veut la construire soi-même. Dans le cas de la construction d’objets interactifs, c’est une scénarisation qui, avec les nouvelles technologies, est équivalente à celle du théâtre. Semir Zeki22 et d’autres chercheurs en sciences cognitives travaillent actuellement sur la production artistique. C’est une discussion que nous avons aussi en traitant des questions technologiques ; ce sera le thème de ma future conférence à Paris où il y aura aussi Frans Krajcberg, un artiste brésilien qui a fait un premier manifeste écologique, il y a dix ans, pour défendre la nature dans son état le plus primaire et le plus immédiat. Or, cette notion d’une nature comme étant primordiale dans la création et la pensée humaine repose sur l’oubli que la nature en tant que telle n’est qu’un construit de l’esprit, de la capacité constructiviste de l’esprit humain ; et penser qu’il y a toujours la possibilité d’un espace naturel privilégié au Brésil ou ailleurs est une idée perverse, d’autant que toute l’histoire des sciences et de la technologie nous a donné une forme de pensée de la nature qui n’est pas naturelle. La nature en tant que telle, qu’est-ce que c’est ? Je travaille actuellement sur ce point : quel est le regard que l’on porte sur la nature et de quelle nature s’agit-il, quand on a des épaisseurs systématiques à la fois d’éléments cognitifs, comportementaux, constructifs et autres ? Voir une fleur actuellement n’est pas voir une fleur comme on pouvait la voir dans les tapisseries du XVe siècle.

M. R. : Dans notre discussion sur les images numériques, vous avez, entre autres, souligné les limites de l’animation, d’un travail artificiel qui vous satisfaisait peu ; les limites étant celles des outils ou moyens à la disposition des artistes. Tout en rappelant les enjeux épistémologiques de la vie artificielle et les apports de la physique qualitative afin de donner une forme de consistance, une densité, un poids aux organismes que vous créez, vous les définissez comme des modèles d’une vie possible, d’un vivant dans un milieu construit. Pourriez-vous préciser ce qu’est votre « hypozoologie virtuelle », votre « art au vivant » ? L’importance que vous accordez à la classification que vous considérez comme un opérateur fabuleux pour créer de nouvelles formes ?

L’hypozoologie et les créations terminologiques de Louis Bec

L’hypozoologie et les créations terminologiques de Louis Bec

L. B. : La terminologie nominaliste, c’est-à-dire le fait d’appeler les choses, est en effet pour moi un enjeu essentiel. Sur des objets qui ont l’apparence du vivant, la première chose à faire c’est une classification. Les premières classifications biologiques ou autres se sont développées sur des systèmes différents, et cela depuis Aristote jusqu’aux peuplades africaines qui utilisent d’autres noms pour désigner des oiseaux qui se posent à tel ou tel endroit, sur le sol ou dans les arbres. La classification scientifique qui l’a emporté était très intéressante et satisfaisante, on la connaît. Mais comment appeler des choses qui n’existent pas, que l’on construit et qui sont des choses de l’imaginaire ? Quand on a un objet, on peut l’observer et le classer avec d’autres parce que des comportements sont possiblement comparables. Quand c’est un objet purement cognitif, comment l’appeler dans la réalité ? Des travaux montrent que la capacité humaine à désigner le monde extérieur se joue sur des termes de comparaison et de référence, mais aussi, pour la partie européenne, sur une classification qui a été construite et déconstruite constamment. Bien entendu, la partie qui a duré le plus longtemps est celle d’Aristote, sa distinction entre « sans » et « pas sans » est d’une justesse effarante et l’on a ensuite peu changé jusqu’à Buffon. Entre temps, on a fait de la zoologie dans de l’à-peu-près parce qu’on n’avait pas le droit d’observer le comportement des animaux – ce qui aurait été leur accorder une âme, disait-on alors, et seules avaient le droit de parler des oiseaux des troupes de théâtre italiennes nommées « éthologues ».

Dans ces conditions, faire une éthologie imaginaire invite à s’interroger. Dans l’observation de ce qui existe, il y a des indices qui permettent d’avoir des mimétismes et des catégories. Avec la création, la catégorie que l’on fait, on se l’impose d’abord, on met ensuite des éléments dedans. Donc c’est un renversement total du sens de la classification. Il va de soi que, dans nos mondes industriels, c’est une chose facile, puisque la productivité d’un certain nombre d’objets est là, mais il faut un temps pour déclarer ces objets. La terminologie a une histoire intéressante et compliquée. Ainsi, « L’art au vivant » est une expression que j’ai créée pour désigner un art qui est dans la matière même du vivant, qui baigne dedans. C’est une formule que tout le monde a acceptée. Elle part d’une idée simple, c’est que le vivant est une épreuve à noter. Sans annotation et sans appellation, le vivant n’est pas distinguable sinon par un mouvement constant. Le corps porte, avec ses cicatrices, ses marques, une histoire ; c’est ce dont j’ai fait l’expérience en Algérie avec un chef à la peau entaillée, écrite par des balles – c’est aussi un peu l’histoire racontée par Ray Bradbury dans L’homme illustré (1951). Ce corps-là, le vivant, est pour moi une épreuve à noter. Sans annotation, on ne sait pas ce que c’est qu’un vivant. Et la physiologie, la morphologie, toutes les maladies qui sont données actuellement et nommées, sont des parties qui n’existent que par leur nom. Je ne défends pas un nominalisme primaire ; je pose la question de la reconnaissance d’un vivant par un autre vivant se faisant aussi par cet intermédiaire.

L’hypozoologie et la technozoosémiotique de Louis Bec

L’hypozoologie et la technozoosémiotique de Louis Bec

Note de bas de page 23 :

Louis Bec présente son installation en ces termes : « C’est une installation "salon" qui propose un lieu de repos. Son titre est "En attendant Turing". Pourquoi Turing ? Parce qu’il a été le grand décodeur de la machine Enigma, mais aussi celui du code d’un programme qui s’appelait Fish – ce rapport avec les poissons électriques me paraissait donc évident. Les poissons de l’espèce Gnathonemus Petersi se trouvent à l’heure actuelle en France, leurs décharges électriques sont captées, renvoyées sur le net et arrivent dans l’installation ici à Prague où l’on attend Alan Turing pour qu’enfin, un être humain commence à décoder leurs émissions électriques. Dans cet espace de la galerie, un poisson virtuel tourne en rond, dans un aquarium tridimensionnel. Il montre le désespoir des poissons qui ne sont pas compris par l’espèce humaine. Les visiteurs, eux, sont invités à les accompagner dans cette attente. » cf. le site http://www.arte.tv/fr/art-musique/cultures-electroniques/1414222.html et l’interview de Jens Hauser de septembre 2008, http://www.arte.tv/fr/en-attendant-turing-une-installation-artistique-et-technozzosémiotique.

M. R. : Nous avons rappelé auparavant quelques-unes de vos productions de cet « art au vivant ». Au tout début de notre entretien, j’ai rapidement évoqué « En attendant Turing »23, l’installation technozoosémiotique, interactive et en téléprésence, réalisée avec des poissons électriques mis en réseau entre eux et avec des hommes ; ce qui, bien au-delà de vos références au zoosémioticien des années 1965 Thomas A. Sebeock, vous amenait à proposer en 1976 un plaidoyer en faveur de réseaux pour la gestuelle et la communication des animaux, intitulé « Quand allons-nous accorder le droit de communication aux animaux par les technologies ? » Et, outre cet art de la mise en réseau original par la nature des êtres connectés, vous avez créé des univers virtuels immersifs ou visibles derrière l’interface d’un écran, des univers régis par une physique et une physiologie alternatives. Pourriez-vous nous décrire quelques-uns de ces univers alternatifs et nous dire quelques mots sur la mise en réseau des Gnathonemi Petersi ?

L. B. : Avec « En attendant Turing », il s’agissait de montrer que grâce à la technologie, la technozoosémiotique était devenue extraordinaire. On sait que la coloration dermique, la gestuelle, les sons émis, les relations de comportement ou d’effacement… sont des signes profonds et cette théorie devrait nous permettre de donner aux animaux de la terre entière des capacités d’accès à un réseau. La question des limites de la communication humaine devrait maintenant être dépassée.

Un Gnathonemus Petersi

Un Gnathonemus Petersi

Parmi les univers ou créatures alternatifs que j’ai créés avec mes équipes, j’en retiendrai trois, dont le dernier a avorté, malgré son intérêt évident et les rapprochements que je lui ai découverts par la suite avec les travaux d’Ameisen, évoqués auparavant, sur la morphologie par la disparition des cellules – un système du vivant complètement à rebours avec une croissance qui se modélise par l’élimination de cette croissance. Mon premier exemple est celui produit en collaboration avec des Anglais, un travail scientifique complexe en physique virtuelle, soit une tentative d’attribuer dans un art virtuel des valeurs physiques. Par exemple, pour qu’un élément rebondisse moins ou vole, il est possible d’attribuer à cet élément dans un milieu virtuel des coefficients d’élasticité ou pas, des gradients de pesanteur. Ainsi nous avons créé virtuellement une table avec un broc dans lequel était versée de l’eau dépourvue de compressibilité ; donc le poids s’accumulait sans déborder et la table a cassé. C’était notre première expérience pour voir si cette physique-là était visuellement intéressante. Elle l’était, parce qu’elle signifiait qu’une partie du monde de la pesanteur était déplacée et le milieu était neutralisé au seul profit d’un poids qui pouvait s’accumuler et qui en même temps ne changeait pas de volume. Cette réalité alternative n’était pas de l’ordre de la réalité virtuelle – « la virtualité psychédélique » –, mais d’un réalisme où ce sont les données physiques et les équations qui régissent le monde. Donc nous redéfinissions les comportements du monde comme principes de base et nous réalisions les représentations symboliques en fonction de la physique qualitative et de la causalité. Ce sont des problèmes méthodologiques intéressants d’envisionnement quand on choisit ainsi des espaces particuliers avec des prédictions possibles et des ruptures dans ces prévisions-là.

L’art devient alors l’art d’extrapolation évoqué auparavant. Et c’est avec la plus grande liberté que nous avons pu constituer un domaine physique propre au vivant et aussi une sorte d’éthologie évolutive particulière avec des comportements qui, n’étant pas provoqués par la modélisation, étaient hasardeux. Un organisme est parti pendant six mois à la dérive, avant de réapparaître un jour on ne sait comment sur un ordinateur grenoblois où des chercheurs étaient arrivés à le capter à nouveau avant de le perdre à nouveau. Mon dernier exemple est un projet « avorté ». J’avais imaginé une espèce particulière qui « piquait des pixels », mais nous n’avons pas réussi à mettre en place la détérioration prévue comme une dégradation de l’image dans la surface même de la mémoire, comme une forme de déperdition dermique. Les pixels noyés devenaient noirs, ce qui n’était pas l’effet recherché.

M. R. : Vous avez également à partir des années 1999, en tant que président de l’association Cyprès, exploré les relations entre les arts, la technologie et le handicap. Quel était l’enjeu de cette activité ?

L. B. : Nous avons beaucoup travaillé sur le handicap, pour des projets européens dans le domaine de la technologie, du corps et de l’art avec Isabelle de Roquette, ma fille Virginie, François Mourre et Gonzague de Fos du Rau. Mais aussi à Marseille avec des lieux d’accueil pour handicapés. À Montréal, nous avons organisé, avec Louise Poissant doyenne de l’Université et moi-même, une grande rencontre autour du handicap, de l’art et des technologies avec des chercheurs venant du monde entier pendant six jours pour discuter des états de la science, de l’art, des expériences menées et des capacités artistiques en tant qu’elles ne sont des capacités ni correctives ni cliniques mais des capacités à favoriser un regard du monde totalement différent. Ainsi, une danseuse, handicapée depuis l’âge de deux ans, a fait une danse étonnante ; parce que cet handicap-là entraînait une autre posture, un autre état d’être dans le monde, une autre vision sur soi. L’hypothèse était que le handicap surmonté, quand c’est possible, devient un outil majeur dans la capacité existentielle des êtres vivants. Une jeune femme, qui ne pouvait bouger que la tête, a pu grâce à un laser placé sur son crâne et à nos mots découvrir l’espace dans lequel elle était et qu’elle ne connaissait pas. Elle pouvait aussi bouger des choses dans des écrans conçus pour elle et elle m’a demandé si elle pourrait un jour bouger son corps là-dedans, c’est-à-dire trouver un substitut par la virtualité. Les technologies ont deux rôles d’après moi : celui-ci et celui d’entraîner l’art dans le terrain de la cognition, c’est-à-dire d’inciter à ne plus survoler le vrai problème créateur qui est celui de notre capacité à penser le monde. C’est parce qu’il y a des handicaps, des diversités que le regard sur le monde doit être accepté comme étant pluriel. Et c’est là pour moi le centre de la pédagogie : dire que le limitatif est instructif mais qu’il n’est pas le lieu du fondement de la personne. Cette idée fonde toute une histoire de l’art, parce que tous les mouvements artistiques ont été pour une part de l’ordre d’un paradigme de pensée qui, montrant une disparition – par exemple celle de la figuration avec Braque et Picasso –, a de fait entraîné un déplacement extraordinaire.

L’art ne peut plus être que projectif. Le travail avec le handicap est aussi une réflexion sur l’art, parce que la lecture de la contrainte comme élément d’expression est une discussion fondamentale. L’endroit d’une plénitude supposée être le lieu de l’art est une erreur fondamentale. L’analyse de l’art contemporain devrait retenir l’idée d’une pensée des êtres humains confrontés aux difficultés à rencontrer le monde et à être dans un monde propre, un monde qui produit à un moment donné du sens. C’est une discussion qui n’est pas individualiste mais qui traite de la capacité de surmonter un état d’être dans le monde qui est finalement une histoire des êtres humains.

Le Mélaskunnodousse (Upochelenoïdes)

Le Mélaskunnodousse (Upochelenoïdes)