Présentation

Marie Renoue 
et Anne Beyaert-Geslin 

Sommaire
Texte intégral

Prendre la mesure de la révolution numérique en cours en adoptant le point de vue de l’art, tel est le projet de ce dossier. La question mérite d’autant plus d’être posée que, ainsi que le souligne Nanta Novello Paglianti, « nous vivons dans le numérique » et que celui-ci oriente ou détermine quotidiennement notre façon, non seulement de communiquer, d’agir, mais aussi de percevoir, de sentir le monde qui nous entoure. Comment l’art, dont on sait les relations privilégiées avec les technologies et les sciences et la fonction de révélateur sociétal, intègre-t-il, profite-t-il ou invite-t-il à regarder ce métadispositif sémiotique et pragmatique d’envergure ? L’accepte-t-il comme porteur d’un changement radical, d’une révolution dans les pratiques artistiques (le carnet de voyage étudié par Argod) ou dans notre relation au monde, notre identité, notre conception et le vécu de notre corps (Novello-Paglianti, Larochelle), en use-t-il comme d’un moyen plus ou moins performant de communiquer et d’exposer des œuvres ou bien insère-t-il cette nouvelle technologie dans une histoire ou une problématique déjà en cours ?

Les références à des œuvres étrangères aux nouveaux médias (Moujan), à des artistes comme Marcel Duchamp ou Andy Warhol (Croce) ou à une histoire de la figuration artistique prouvent combien il est difficile d’apporter une réponse simple à cette interrogation ; et la réactualisation des théories émises dans les années 30 et 60 par Walter Benjamin sur l’aura (Catoir-Brisson, Moreno, Croce), par Siegfried Kracauer sur le réalisme-formalisme (Escande-Gauquié et Jeanne-Perrier) ou même par Paul Valéry en 1923 sur les effets sémiotiques et sensibles des collections décontextualisées des musées témoigne d’une réactivation plutôt que d’un bouleversement des questionnements sur les valeurs en jeu. L’image numérique reste ancrée dans la généalogie photographique et attachée aux problématiques artistiques et muséographiques.

Si la question de la force de cette « révolution » se pose, il en est une autre, peut-être plus fondamentale pour le chercheur. Comment aborder ce numérique envahissant d’un point de vue méthodologique ? En première approximation, on peut penser que cette difficulté à se saisir de l’image numérique tient à la nouveauté et/ou à la complexité de cette technologie. Sa relative nouveauté dans nos vies et dans la recherche universitaire entraîne au demeurant quelques conséquences majeures dans les articles de ce dossier : la nécessité de définir la terminologie utilisée, les métaphores en usage, celle de rechercher ou pour le moins d’affirmer son cadre théorique de référence et d’adapter ses outils d’analyse. Les termes ainsi revisités sont parfois usuels (bureau et interface, chez Moreno), parfois plus techniques (entr’espace, immersion et simulation, chez Moujan) mais différemment définis ou appréhendés par les auteurs du dossier (cf. immersion et simulation, chez Besnard et Metge) : preuve, s’il en était besoin, de cette instabilité terminologique avec laquelle les chercheurs doivent compter.

L’autre difficulté tient à la complexité et à la diversité des paramètres à prendre en compte pour approcher, même si ce n’est pas encore décrire, le plan d’expression d’une image numérique. Ainsi les auteurs mobilisent-ils différents cadres théoriques (Pignier-Drouillat, Zinna-Stockinger ou Le Marec-Jeanneret-Souchier) pour montrer que cette technologie démultiplie nécessairement les niveaux de pertinence. Les cadres théoriques mobilisés pour forger les outils d’analyse sont aussi dépendants des disciplines convoquées. Aussi, ce dossier présente-t-il des approches différentes : celle de la sémiotique d’Eco ou de l’Ecole dite de Paris (Larochelle, Novello-Paglianti, Moréno), celle d’une communication réceptive à la sémiotique, l’anthropologie ou la sociologie (Catoir-Brisson, Escande-Gauquié et Jeanne-Perrier, Argod), celle de l’esthétique ou de la psychanalyse (Moujan, Croce) ou encore celle de la médiation considérée du point de vue des communicants et concepteurs d’un site (Besnard et Metge). Mais, les références bibliographiques parfois communes des différents articles indiquent, au-delà de la variété des disciplines revendiquées, la porosité entre ces disciplines confrontées aux mêmes difficultés et toutes pareillement à la recherche d’outils efficaces pour analyser ce qui se joue avec les images numériques.

D’entrée de jeu, la lecture des articles du dossier révèle une difficulté à isoler l’image du dispositif numérique. Loin d’analyser les images ou, dans une approche comparatiste plus ou moins laborieuse, d’examiner par exemple, ce qui distinguerait la représentation numérique d’un objet existant de son équivalent argentique, les auteurs du dossier décrivent l’expérience du numérique, la pratique spectatorielle ou esthésique qu’il induit (les dispositifs de médiation chez Moreno et Catoir-Brisson ; une expérience sensuelle des objets virtuels chez Novello-Paglianti), la nouvelle pratique artistique qu’il inaugure (Escande-Gauquier et Jeanne-Perrier) ou rénove (Argod). Tout se passe comme si, dès lors qu’on investissait l’univers du numérique, une sémiotique du texte cédait nécessairement sous une sémiotique consacrée aux pratiques numériques.

Entre nouveauté et habitude

Nous avons imputé d’entrée de jeu la difficulté à « se saisir » de l’image numérique à sa « relative » nouveauté. Pourtant, les auteurs de ce dossier s’accordent sur l’idée d’un vécu du numérique, d’une avancée dans ce « monde parallèle » (Croce). Nous ne sommes plus « devant » l’image mais « dedans » (Moujan) : « dans le numérique qui infiltre les objets et les espaces », dit Novello-Paglianti, « à l’intérieur de la représentation », explique Catoir-Brisson qui compare l’expérience du street view de Google art à une observation scientifique. Cette « intériorisation » du regard, qui prend un sens aussi bien métaphorique que littéral, n’est pas sans conséquence pour le mode d’existence du numérique. Si Larochelle pose frontalement, c’est-à-dire théoriquement, la question de sa relation au réel en distinguant « images captées » et « modélisées » sur le principe d’une présence/absence d’objet source, Moujan déplace habilement la discussion vers l’immersion. Certes, l’expérience de l’immersion anticipe et excède le cadre des technologies numériques et traverse par exemple l’œuvre de James Turell. Elle semble néanmoins avoir été systématisée et optimisée par ces dispositifs. Comment cet effet de sens d’immersion se construit-il ? Moujan interroge la notion d’haptique et attribue « une sorte de corps » à l’espace architectural. L’effet de sens d’immersion serait lié, explique-t-elle, à l’expérience et non au contenu représenté.

Ces différents apports tendent à montrer que nous sommes déjà accoutumés, familiarisés au numérique, lequel n’est désormais plus vécu comme une virtualité (mode de l’absence) mais comme un « autre réel » qui reste difficile à qualifier. Cet « autre réel » prend progressivement consistance, au point d’occasionner l’inversion des valeurs qu’envisage Croce : « ce n’est plus le monde virtuel qui apparaît fictif face au monde matériel – sa réalité est plus puissante que la nôtre », explique-t-elle. Sa proposition répercute l’inversion des modes d’existence déjà aperçue par Barthes (1980) et Sontag (1993) pour le genre de la photographie tout entier. Le monde numérique est-il plus réel que le nôtre ? Tout se passe en tout cas comme si ce monde prenait peu à peu une consistance ou, à tout le moins, une matérialité.

Dans leur étude de la restitution virtuelle de l’église Notre Dame de Saint-Lô, Besnard et Metge relèvent en effet le paradoxe matériel du numérique : si celui-ci est « immatériel », « la représentation qu’il suggère matérialise ce qu’il est physiquement devenu impossible d’appréhender ». Tout l’effort du numérique semble consister à vieillir les murs de l’édifice reconstitué, à reproduire des « ambiances » en s’attachant à la lumière comme mode d’occupation de l’espace. La restitution virtuelle de l’église détruite suppose donc une étude de la course du soleil autour d’elle, de la diffusion de la lumière au travers de ses vitraux et surtout de l’éclatement de ce flux en diverses directions. Les articles de Catoir-Brisson et de Moreno consacrés aux dispositifs de visualisation des œuvres d’art en ligne, respectivement de Google art project et d’Oro Azul, mettent en évidence cet effort de matérialisation par la lumière. Si la matière lumineuse revêt une importance toute particulière pour les collections du Musée de l’or de Bogota, Moreno souligne l’artificialité de la distribution : une lumière sans source ni direction, distribuée arbitrairement, favorise certaines surfaces des objets.

Nous avons souligné l’intériorisation du regard opérée par les technologies numériques en laissant dans l’ombre une seconde particularité révélée par le dialogue entre les deux articles consacrés aux dispositifs de visualisation : une prédilection pour les points de vue « tournants ». Catoir-Brisson souligne le contraste entre l’immobilité de ces objets et la « captation en mouvement » qui les transforme en « signes mobiles ». Moreno note de même que la captation permet de les « contourner ». Ainsi une ubiquité particulière de l’image numérique permettrait-elle à l’observateur d’être à la fois « dans » l’objet et « tout autour »… Précisons ce rapport à l’énonciation.

Le point de vue « dans » l’objet et « tout autour »

Selon nous, loin d’être l’apanage de ces dispositifs de visualisation muséaux, la mobilité du point de vue pourrait être considérée comme une caractéristique de l’image numérique, fût-elle artistique ou publicitaire, comme en témoigne ici même l’attention portée au cadrage et au panoramique par les pratiquants de l’i-photographie chers à Escande-Gauquié et Jeanne-Perrier. Loin de se concentrer sur un objet étroitement cadré, la visualisation numérique tend à le situer dans un cadre large qui, non seulement repousse le point de vue à distance, mais le fait aussi circuler amplement autour de l’objet, à la façon des panoramiques hollywoodiens. Mais à la différence des vues larges des westerns, qui se limitent à la rotation horizontale du travelling, la visualisation numérique opère aussi un déplacement vertical le long des bords de l’objet. On peut ainsi l’observer à peu près sous toutes les coutures. Mais cette ubiquité numérique induit en outre deux effets de sens bien particuliers. Tout d’abord, placer l’objet au centre d’une scène où il semble soumis à des regards démultipliés permet de le « spectaculariser ». Ensuite, le suivi de ses bords favorisant la contre-plongée au détriment de la plongée, le point de vue permet d’élever l’objet en lui donnant, fût-il grand ou petit, la dimension et l’effet de domination d’une statue traditionnelle (Fréchuret, 2004), donc de le magnifier et de l’idéaliser. En quelque sorte, le point de vue posé par la visualisation numérique prend le contrepoint du modèle réduit décrit par Lévi-Strauss (1962) et construit un « modèle agrandi » où la proportion entre l’objet et son observateur est inversée. La construction d’un point de vue spectaculaire et l’agrandissement de l’objet constituent une double stratégie de valorisation de l’objet, qui élabore une sorte de merveilleux spectaculaire et épique et, alors même qu’ils démultiplient les compétences de l’observateur, placent celui-ci en position d’admiration.

Les auteurs de ce dossier montrent comment le numérique « scénarise de façon spécifique » (Moreno) les objets d’art, ce qui induit l’hypothèse d’une spectacularisation qui mobilise toute l’attention de l’observateur. Toutefois, la lecture de ce dossier suggère aussi une seconde hypothèse, celle au contraire d’une possible lassitude des images. Pour former celle-ci, un argument nous manque encore, celui de la prolifération des images. En effet, il semble difficile d’envisager l’expérience du numérique, l’émergence de nouvelles pratiques numériques et sa participation aux pratiques anciennes (Argod) indépendamment d’un phénomène de prolifération. Non seulement, les images se multiplient mais, telle une rivière en crue, elles sortent volontiers de leur lit, c’est-à-dire de leurs supports traditionnels (le tableau, le livre, le journal, l’affiche…) pour investir les murs des villes, les grilles des parcs, les pignons des immeubles et tous les supports possibles. Ce constat incite bien entendu à relire les propositions de Walter Benjamin (1969) qui inspirent tous les articles réunis ici, pour apercevoir, sinon l’épuisement de la valeur mythique, du moins un amenuisement de l’attention que nous portons aux images, fussent-elles de statut artistique ou non. Dans Je, nous et les autres, Laplantine (1999) a souligné la propension des images numériques à « crier », en ébauchant une équation entre la quantité des images et leur intensité expressive. Suivre cette hypothèse nous amènerait à soutenir que les images d’hier étaient rares, que leur plan d’expression restait sage et qu’elles retenaient pourtant l’attention du simple fait de leur rareté ; devenues innombrables, celles d’aujourd’hui seraient au contraire contraintes à la surenchère expressive pour échapper à la banalisation et retenir un tant soit peu l’attention. La construction du dispositif spectaculaire et l’accentuation des contrastes seraient, à l’instar du jeu du comédien, des moyens pour attirer une attention irrémédiablement menacée par le nombre. Et si nous ne regardions plus du tout les images trop nombreuses et insistantes ? Nous sommes entrés dans ce que Croce appelle un « monde parallèle » des images, composé de « prélèvements sensoriels » de ce monde-ci, tenus de « vivre en elles » sans y prêter attention.

La prolifération et la confusion des supports posent au demeurant la question du statut des images, comme l’indique encore Croce. Comment reconnaît-on désormais une image artistique ? Sur les pas de Escande-Gauquier, Jeanne-Perrier et des adeptes de la photomobile, on découvre aussi la demande de légitimation artistique de ces nouvelles pratiques, à la recherche d’un spécialiste puis d’une galerie d’exposition. Au travers des conditions de leur implémentation, les pratiques numériques interrogent la généalogie photographique, montrant ainsi qu’elles réactivent des questionnements anciens sans faire la révolution.

Nous remercions Louis Bec, pour sa disponibilité et sa participation bienveillante et généreuse à ce numéro d’Interfaces numériques, ainsi que les membres du comité de lecture pour la qualité de leur travail.

Louis Bec. Emballone Notheia, 1999, artificial life model, softimage

Louis Bec. Emballone Notheia, 1999, artificial life model, softimage