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Frédéric Kaplan, La Métamorphose des objets, FYP, 2012

Benoît DROUILLAT 

Texte intégral

Cette seconde édition entièrement remaniée permet à Frédéric Kaplan, directeur de la chair des Humanités digitales à l’école polytechnique fédérale de Lausanne, de réaffirmer ses thèses sur le devenir des interfaces numériques.

L’auteur part d’un constat simple : nous sommes entourés d’un certain nombre d’objets qui comptent pour nous, au sens où nous avons un rapport affectif avec eux, nous leur faisons participer à notre histoire de vie. Mais parmi ces objets, on trouve rarement des produits technologiques, bien que nous puissions parfois les désirer ardemment. Kaplan explique cette bizarrerie par le fait que les objets technologiques que nous connaissons ont pour spécificité de dissocier contenu et forme. En effet, avec le stockage numérique, l’historicité de l’objet ne s’inscrit plus directement dans sa forme, mais sur un support qui en est détachable : « ce qui compte dans l’objet est maintenant en dehors de lui. Dès lors, lui ne compte plus vraiment ». Une raison supplémentaire qui fait que nous nous attachons peu à ces appareils est leur obsolescence rapide induite par un progrès technologique constant.

Cette perte de valeur de l’objet en tant que tel se trouve accentuée par les dernières avancées des technologies numériques nous dit Kaplan. L’ordinateur personnel tel que nous le connaissons aujourd’hui encore ne serait en effet qu’une étape intermédiaire, une transition. Les vitesses de connexion amènent en effet à un développement croissant du cloud computing : il devient bien plus intéressant de déléguer les fonctions de stockage de données et de gestion d’application logicielle à des centres de données spécialisés. De fait, l’avenir est pour Kaplan dans les objets-interfaces qui font le lien entre une situation physique et un ordinateur planétaire – cette nébuleuse de machines interconnectées. L’utilisateur devrait y gagner en simplicité d’usage, désencombré de lourdes machines, et ayant un accès facilité aux fonctionnalités qui l’intéresse.

Une des conséquences du développement de ces objets-interfaces est l’avènement de nouvelles formes de production et de consommation. Kaplan imagine par exemple que les entreprises pourraient proposer des objets sous forme d’abonnement ou de location : les objets seraient remplacés au fur et à mesure des évolutions technologiques, tout en assurant une continuité d’usage en transférant par exemple les données d’un appareil à l’autre. Les appareils technologiques pourraient ainsi se réincarner au fil du temps. Kaplan y voit aussi une possibilité inédite pour le développement durable : si l’entreprise maîtrise l’ensemble du cycle de vie de l’objet, c’est l’occasion pour elle d’imaginer dès sa conception une gestion durable des matériaux qui le composent.

Autre conséquence des objets-interfaces qui intéresse Kaplan : la gestion de notre passé via les traces biographiques que nous laissons sur ceux-ci. L’enregistrement de nos activités par ces appareils (la musique que nous écoutons, les courses que nous faisons, etc.) constitue un gigantesque « minerais biographique ». Kaplan imagine un système de banques qui nous permettrait de stocker ces données, mais aussi de sélectionner celles que l’on veut éventuellement supprimer, ainsi que d’en extraire les informations pertinentes qui peuvent nous être utiles en nous renseignant sur nos pratiques. Sur la base de relations transparentes, les entreprises pourraient aussi proposer à leurs clients d’effectuer un travail de statistique sur leurs achats, les deux parties pouvant en tirer profit. Tout ce travail sur ce matériel biographique constitue en tout cas pour Kaplan une occasion nouvelle de travailler sur la narration de notre passé.

Dans un second temps, Frédéric Kaplan s’emploie à illustrer son concept d’objet-interface dans des projets auxquels il a participé. Il présente ainsi un projet « d’ordinateur robot », une machine non plus immersive, mais qui va à la rencontre de l’utilisateur. Concrètement le prototype développé permet des interactions fines et variées uniquement à partir des gestes effectués par l’utilisateur. Kaplan présente également le travail qu’il a consacré à essayer de repenser la chaîne Hi-Fi. Tout en s’appuyant sur le cloud computing, il prêche pour une rematérialisation de l’interface, sous forme par exemple de jetons qui seraient associés à des albums ou des playlists. Le robot DJ pourrait en outre nous suggérer des morceaux en fonction du contexte et de l’historique de nos écoutes. Kaplan évoque par ailleurs les possibilités qu’offre une lumière interactive (projet Docklamp), c’est-à-dire la projection d’éléments sur des surfaces physiques. Associé à une caméra captant les mouvements des utilisateurs, les possibilités d’interactions sont très riches : le bureau traditionnel peut être réinterprété, la cuisine devient interactive pour réaliser des recettes ou contrôler le niveau des réserves alimentaire, etc. Enfin, Kaplan s’est intéressé à des prototypes qui pourraient accompagner les discussions de groupe, non pas en normant les rapports, mais en fournissant des indicateurs utiles aux participants, comme une visualisation en direct du temps de parole de chacun.

À travers cet ouvrage, Kaplan prend pleinement acte de l’inéluctable obsolescence des appareils technologiques et de la dissociation qu’ils opèrent entre contenu et support ; il propose ainsi des solutions stimulantes pour tenter de valoriser ces contraintes et spécificités. Son approche est toujours résolument pragmatique, loin des mythes par exemple d’une maison intelligente ou du robot anthropomorphique. On regrette cependant sa propension à verser dans des anecdotes tendant vers un attendrisme complaisant à la Philippe Delerm. Kaplan s’avance aussi sur un certain nombre de sujets adjacents à son objet d’étude de manière peu rigoureuse, développant des intuitions personnelles plutôt que cherchant des références plus solides. Cela le conduit parfois à énoncer des trivialités – « les repas sont toujours des rituels », voire à des comparaisons douteuses – « les goûts seraient comparables à des phénomènes quantiques ». L’auteur se laisse aussi parfois emporté par l’enthousiasme de ses découvertes. Il oublie ainsi de questionner certains de ces présupposés, pourtant contestables : par exemple, son ordinateur robot est exclusivement orienté vers une interface gestuelle, alors que d’autres modalités pourraient être envisagées de manière complémentaire. Concernant la lumière interactive, il néglige les limites d’application de ces outils. On est, par exemple, peu convaincu par son application aux livres papiers : faire en sorte qu’il reste face à une caméra semble très contraignant. Des liens avec d’autres technologies, comme le tactile acoustique, auraient au contraire permis une appréciation plus mesurée des potentialités de cette technologie.