Alter Ego : étude ethnographique de la réception d’un jeu artistique à réalité alternée Alter ego: ethnographic study of the reception in an artistic alternate reality game

Françoise Lejeune 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.1571

Dans cet article, nous analysons la réception du ludique dans l’art numérique à travers une étude de cas. Alter Ego est un jeu à réalité alternée qui s’est déroulé à Metz le 28 mars 2014. Cet ARG (Alternated Reality Game) a fait l’objet d’observations, d’entretiens, d’enregistrements filmés et d’enquêtes. L’objectif de l’étude est de vérifier que cet ARG est parvenu à ménager des moments contemplatifs afin que l’attention des joueurs puisse éventuellement être transformée en attention esthétique.

In this article, I propose to analyze the reception of playfulness in digital art through a case study. Alter Ego is an alternated reality game which occurred in Metz on March 28, 2014. There have been observations, interviews, enquiries and video recordings about this ARG. The aim of the study is to check if this ARG has been able to generate contemplative moments, so as the players’ cognitive focus can possibly be turned into aesthetic focus.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

En 2008, Olivier Donnat constatait dans un rapport sur la démocratisation culturelle qu’« Il n’y a [donc] pas eu, à l’échelle de la population française, de “rattrapage” des milieux sociaux les moins investis dans la vie culturelle. » (Krebs et Robatel, 2008, 68) En particulier, l’art contemporain resterait, selon lui, « évincé […] à l’échelle de la population française, voire même au sein des milieux cultivés » (Krebs et Robatel, 2008, 70). Dans une publication plus ancienne consacrée à la pratique amateur, Donnat notait une nette progression de cette pratique depuis 1999 dans le domaine des arts plastiques mais remarquait, par ailleurs, que les amateurs préféraient l’art moderne à l’art contemporain. Comment initier le(s) public(s) à l’art contemporain ? Une collaboration entre le département Arts de l’Université de Lorraine et le Centre Pompidou Metz vise depuis 2013 un double objectif : d’une part sensibiliser un public non expert en art avec l’art contemporain, d’autre part amener ce public jusqu’au Centre Pompidou Metz pour que ce lieu culturel soit associé à un moment de plaisir et que le visiteur s’y sente chez lui. La création du jeu artistique à réalité alternée Alter Ego s’est efforcée de répondre à cette attente en introduisant l’art contemporain dans le flux du quotidien du public messin. L’idée qui sous-tend ce projet est que pour aimer l’art contemporain, il faut au préalable être amené à le fréquenter. Pour cette raison, l’art contemporain doit descendre dans la rue et aller à la rencontre du grand public.

Note de bas de page 1 :

http://alterego2014.univ-lorraine.fr

Alter Ego s’est tenu à Metz le 28 mars 2014 et visait un public âgé de 18 à 25 ans. Ce jeu artistique a été financé par l’Université de Lorraine et organisé en collaboration avec le Centre Pompidou Metz, l’IUT de Saint-Dié, la ville de Metz et deux associations estudiantines, Cleb’art et TUM. Le jeu a pris la forme d’un rallye. Neuf équipes de joueurs devaient réaliser le meilleur temps et résoudre neuf quêtes à travers un parcours dans la ville composé de douze étapes. Techniquement, le jeu se déployait sur un site hébergé par l’université1 et fonctionnait également avec des QR codes, installés à chacune des douze étapes, qui activaient des vues en réalité augmentée. Près de chaque QR code dans la rue, des performeurs, une installation ou des acteurs venaient rappeler la fiction du jeu et délivraient un indice aux joueurs sur le terrain. Ces derniers devaient le communiquer à leurs partenaires restés dans une salle informatique pour leur permettre de résoudre l’une des quêtes et gagner des diamants. La fiction du jeu était la suivante : « Suite à une collision entre une météorite et notre soleil, celui-ci se dilate. L’air sur la surface de la Terre est devenu irrespirable et les Terriens se réfugient sous sa surface. Un siècle plus tard, l’un de ces Sous-Terriens est remonté à l’extérieur, il a été kidnappé par des Sur-Terriens qui ont muté. Jusqu’où irez-vous pour le sauver ? » Les équipes de joueurs, incarnant des Sous-Terriens, se sont séparées en deux groupes : les uns restaient devant un ordinateur aux prises avec le jeu en ligne, les autres se rendaient dans la rue pour se mesurer aux Sur-Terriens.

La mission de l’Université de Lorraine consistait à ménager, pendant le jeu, des moments contemplatifs, amenant les participants à prêter attention à la création des étudiants du département Arts de l’Université. Cet exercice ne va pas de soi. En effet, Roger Caillois a classé en 1958 les vécus subjectifs des joueurs, en distinguant quatre « catégories fondamentales » (Caillois, 1958, 50) qui sont l’âgon ou la compétition, l’alea ou le jeu de hasard, la mimicry, jeu de simulation ou « faire comme si » et l’ilinx ou la sensation de vertige. Dans cette étude de cas, l’entrée dans le jeu semble se faire par la compétition (âgon). Comment âgon, alea, mimicry et ilinx ont-ils interféré dans la réception d’Alter Ego ? Enfin, en détournant le jeu de sa visée purement ludique, le jeu artistique à réalité alternée demeure-t-il un jeu ? En effet Caillois définit le jeu, en ouverture de son livre, selon six critères.

  1. Le jeu est une activité libre.

  2. Le jeu est par ailleurs une activité séparée avec un temps et un lieu qui lui sont propres.

  3. L’espace du jeu est un espace fictionnel et non pas simplement l’espace dans lequel se trouve le joueur.

  4. Le jeu est défini comme une activité incertaine dans la mesure où son résultat ne saurait être intégré à l’avance.

  5. Le jeu est également une activité improductive dans la mesure où elle ne produit pas de richesse mais ne fait que la déplacer, comme par exemple dans le cas des jeux de hasard.

  6. Le jeu est, enfin, une activité réglée dans le sens où il est soumis à des « conventions qui suspendent les lois ordinaires ».

Nos observations de l’ARG Alter Ego nous permettront de discuter certaines des six conditions évoquées par Roger Caillois. Y-a-t-il encore séparation entre le jeu et le non-jeu alors que les ARG prétendent hybrider jeu et réalité ? Y-a-t-il improductivité lorsque le jeu est censé produire une découverte esthétique ?

Dans cet article, l’expérience de la réalité alternée sera appréhendée selon une méthode d’observation ethnographique (Beaud et Weber, 2010) comportant :

  • l’observation en présentiel de l’activité des joueurs dans la salle informatique ;

  • un enregistrement vidéo de l’activité des joueurs dans la rue ;

  • un enregistrement des textos que se sont adressés les joueurs d’une équipe via l’application Alter Ego ;

  • les réponses à un questionnaire distribué à l’issue du jeu, portant sur le moment fort du jeu ;

  • l’interview a posteriori des participants.

Cette étude ethnographique de la réception du ludique dans un ARG artistique nous permettra d’expliquer comment des moments contemplatifs ont pu émerger dans un contexte ludique ou, au contraire, pourquoi cette contemplation, selon les circonstances, ne s’est pas produite. En nous appuyant sur les observations, les réponses aux questionnaires et les interviews, nous étudierons les relations entre le ludique et le contemplatif dans la salle informatique d’une part et dans la rue d’autre part.

2. Étude de la réception d’Alter Ego dans la salle informatique

2.1. Les manifestations d’une attitude ludique : compétition et fiero

Note de bas de page 2 :

Traduction de « flow » par le traducteur de Mihály Csíkszentmihályi en langue française, Léandre Bouffard.

Afin de discuter de la typologie de Caillois et de comprendre comment, dans cette étude de cas, âgon, mimicry, alea et ilinx ont pu interagir, il est important de mesurer l’importance de la compétition entre joueurs. Jane McGonigal est game designer, elle travaille dans l’industrie du jeu depuis une dizaine d’années. Docteur en Arts de la performance, elle a travaillé avec certains Puppetmasters, une équipe de Microsoft qui a créé The Beast, en 2001. Son livre, Reality is broken, publié en 2011, eut un grand retentissement car elle y affirmait que, la réalité étant cassée, les jeux vidéo pourraient nous permettre de la réparer, en créant une réalité nouvelle et seconde bien meilleure que la réalité quotidienne. Dans ce livre, elle définit le jeu à la fois par ses éléments structuraux (le game) et par son vécu subjectif (le play). Le play peut être un simple divertissement ou éveiller des émotions fortes comme le fiero (le joueur l’exprime en levant les bras en l’air), le naches (la fierté pour autrui, émotion plus intime) ou encore, dans le meilleur des cas, être l’occasion d’une expérience optimale telle qu’analysée par Mihály Csíkszentmihályi. Une expérience optimale ou flot2 se manifeste lorsqu’un sujet se fixe un défi surmontable dans lequel il peut mettre en jeu ses compétences. Le sujet se trouve alors dans un état de concentration extrême où « l’attention est complètement absorbée par l’activité » (Csíkszentmihályi , 1990, 85). La personne a le sentiment positif de contrôler son action et la préoccupation de soi disparaît. De là est née la notion de flot car les sujets disent ne faire plus qu’un avec leur action ou l’activité en cours et perdre la notion du temps. Si l’expérience flot venait à se manifester, les joueurs pourraient-ils détourner leur attention du jeu pour prendre le temps de contempler les œuvres proposées ?

Alter Ego s’est tenu en 2014 pour la deuxième année consécutive et comptait 37 joueurs dont 15 dans la salle informatique. On comptait au total neuf équipes de joueurs. Les joueurs en ligne ont joué durant 3 heures et demie, répondant à 9 quêtes, de 13h 30 à 17 heures. Nous les avons observés et filmés ; les textos échangés par les joueurs grâce à l’application Alter Ego pour smartphones ont été enregistrés. Compétition et fiero ont été observés dans le comportement des joueurs dans la salle informatique. Dans cette salle, peu après le début du jeu, la compétition entre joueurs se faisait ressentir. Cette compétition a été rendue possible grâce au score de chaque équipe qui s’affichait en temps réel dans le jeu en ligne développé par les étudiants de l’IUT de Saint-Dié. Les observations et la retranscription filmée ont montré que la salle était plutôt silencieuse, les joueurs comparaient constamment leurs scores, se moquant des retardataires. Les deux équipes en tête, les Moron-Rabbits et les Tryharders, se surveillaient particulièrement, refusant parfois d’échanger leurs informations. Dès 14h 15, le stress s’entendait et se voyait dans la salle, les joueurs se rongeant les ongles, passant leurs mains sur leur visage et soufflant. Les joueurs ne s’étaient séparés que depuis 7 minutes et, déjà, les Tryharders dont nous avons conservé une trace des messages écrivaient « Tous les autres joueurs sont au niveau suivant ». La concentration des joueurs était telle qu’aucun d’entre eux, durant les 3h 30 de jeu, n’a fait de pause.

Alter Ego a bien été vécu dans la salle informatique comme un jeu, le sentiment de fiero, évoqué par Jane McGonigal dans Reality is Broken, y a été observé à deux reprises avec l’expression physique qui l’accompagne. Jane McGonigal explique que, submergé par cette émotion, le joueur qui a triomphé de l’adversité l’exprime en levant les bras au-dessus de sa tête et en criant (McGonigal, 2011, 47). Ce fiero a été exprimé tout d’abord par l’équipe M’Bonbon qui est parvenue à trouver le mot « vaccin » sans recours aux indices et alors que, suite à une erreur de la part des organisateurs (un morceau du scénario avait été oublié), elle n’aurait pas dû pouvoir le trouver. Les deux joueuses de cette équipe, étudiantes en sciences du langage, ont crié et levé les bras au-dessus de leur tête. La seconde manifestation du fiero s’est produite à la toute fin du jeu. La dernière quête du jeu a consisté, pour les joueurs en ligne, à naviguer dans un labyrinthe virtuel réalisé sur Processing. Les joueurs devaient s’échapper d’une succession de salles dans lesquelles ils étaient enfermés. Pour ouvrir les portes, les joueurs devaient adapter leur propre fréquence sonore à celle de la salle virtuelle dans laquelle ils se trouvaient, cela se traduisant visuellement par l’obtention d’un cercle parfait et blanc. Le joueur de l’équipe des Moron Rabbits, ou Lapins Crétins, fut le premier à sortir du labyrinthe et exprima sa satisfaction par l’attitude du fiero précédemment décrite. Sur 15 joueurs en ligne, 3 citent le labyrinthe comme un moment fort du jeu.

Dans ce contexte ludique, d’extrême concentration et de compétition, les joueurs ont-ils pu contempler les œuvres qui leur étaient proposées ?

2.2. La difficile émergence de moments contemplatifs

Dans la salle informatique, la cohabitation entre jeu et art, entre réception ludique et réception esthétique, s’est avérée problématique. Le phénomène contemplatif semble, en effet, s’être peu manifesté à l’égard de l’art vidéo mais paraît avoir bien fonctionné avec le jeu interactif.

L’art vidéo était en rapport avec la fiction mais ne contenait ni énigmes ni indices. Les séquences étaient très originales, représentant un homme avec une tête de cheval auquel arrivait une série de mésaventures comme un kidnapping, une rixe, la remise d’une rançon, etc. Les séquences vidéo ne semblent cependant pas avoir rencontré de vif succès. À la question « Qu’avez-vous pensé des vidéos ? », les avis des joueurs sont partagés. Les commentaires laissés dans les questionnaires précisent que seulement 42 % des joueurs se sont appuyés sur les vidéos pour entrer dans la fiction. Pour ces derniers, elles étaient « intéressantes et bien faites » ou elles « nous ont fait rentrer dans le jeu ». Dans l’entretien qu’elle nous a accordé, Sara, étudiante en Arts plastiques, explique : « Nous, dans la salle info, la fiction ça allait grâce aux vidéos. Les vidéos nous ont aidées. » Toutefois, pour 58 % des joueurs, l’attente a été déçue : « ne m’ont pas particulièrement marqué » (étudiant en informatique) « perplexité » (étudiant en sciences du langage). Les statistiques concernant le nombre de clics sur chaque vidéo sont sans appel, le nombre de clics pour la première quête est égal à 24 vues, dès la quête 2 il chute à 10 vues pour ne plus compter que 4 vues dès la quête 4. Nous pouvons ici convoquer l’âgon évoqué par Caillois pour expliquer ce faible attrait pour les vidéos. La compétition ayant été exacerbée dans la salle informatique, il semble que l’âgon se soit développé au détriment de la contemplation, comme si l’un et l’autre s’excluaient mutuellement. L’absence d’attitude contemplative chez la majorité des joueurs peut également s’expliquer par l’expérience flot décrite par Mihály Csíkszentmihályi. François Maquestiaux explique le phénomène attentionnel comme un courant – le flot d’information – qui soudain rencontrerait un barrage – l’attention – semblable à un goulet d’étranglement (Maquestiaux, 2013, 18-33). La focalisation de l’attention sur un seul objet empêcherait le sujet d’être distrait par une autre cible. Tout au plus, l’attention pourrait sauter d’une cible à une autre mais elle ne saurait se disperser. L’expérience flot dont l’une des caractéristiques est justement l’extrême concentration du sujet pourrait expliquer que la majorité des joueurs se soit détournée des vidéos.

Concernant Hertzian Labyrinth, un jeu interactif, les commentaires sont nettement plus positifs. Ce jeu, contrairement aux vidéos, délivrait aux joueurs un indice concernant l’avant-dernière étape, à savoir le Centre Pompidou Metz. Les Tryharders ont testé le jeu pendant 10 minutes et l’ont commenté au début de la prise en main « Très sympa ! » Progressivement, ils s’enferrèrent dans les salles du labyrinthe sans trouver la sortie. Ils commentèrent par texto ce jeu qu’ils trouvaient « bizarre ». « C’est pour les épileptiques ! » s’écrièrent certains d’entre eux. Les Soulards-Terriens renoncèrent à écouter le jeu avec le casque, « C’est une torture ! » tandis que les joueurs en Arts plastiques le rapprochèrent de l’« art psychédélique ». C’est bien, nous semble-t-il, parce qu’Hertzian Labyrinth participait au dynamisme du jeu en donnant un indice aux joueurs, que ces derniers s’en sont emparés. Dans un contexte agonistique, le flot de l’attention semblant se focaliser sur un seul objet, l’attention esthétique n’est alors captée que si, dans un même temps, l’œuvre peut contribuer au succès des joueurs dans la quête. Du point de vue de la conception, nous pouvons en déduire que l’œuvre introduite dans le jeu doit dès lors être subordonnée aux impératifs ludiques.

3. Étude de la réception d’Alter Ego dans la rue

Afin de favoriser la motivation intrinsèque des joueurs, nous ne leur avions pas communiqué la nature des prix à gagner. Nous souhaitions atténuer l’esprit de compétition, de façon à favoriser l’émergence de moments contemplatifs devant les œuvres. L’objectif d’Alter Ego était, en effet : d’enseigner aux joueurs la dimension temporelle de la contemplation, de les amener à entrer en interaction avec les performeurs et d’associer l’expérience esthétique à une expérience de plaisir. Cela a-t-il fonctionné dans la rue et si oui, pourquoi ?

3.1. Une performance dansée en guise de troll : quand des joueurs experts perdent la notion de piège

Pierre, danseur, et Alex, musicien, sont deux étudiants en Arts du spectacle à l’Université de Lorraine. Nous avions découvert leur talent en 2013 lors de la première version d’Alter Ego où ils avaient réalisé, trois heures durant, une performance dansée près de la Galerie O’Cowbell à Metz. En 2014, les deux performeurs se sont vu attribuer un rôle précis dans le jeu. Ils devaient, lors de la deuxième étape, retarder les joueurs. Après mûre réflexion, Pierre et Alex décidèrent d’utiliser leur corps pour piéger les joueurs. Installés dans les jardins de l’Église Saint-Pierre-aux-Nonnains, Pierre, en attendant l’arrivée de la première équipe, se cacha dans les buissons tandis qu’Alex jouait un morceau de guitare. Repéré par les participants, coursé par les plus motivés, Pierre fut finalement rattrapé. Il commença alors à danser sur un chemin gravillonneux et à écrire sur le sol des indices censés alerter les joueurs sur le piège qui leur était tendu. Pendant ce temps, Alex jetait des lettres sur le sol qui, assemblées, soit n’avaient aucun sens, soit indiquaient aux joueurs le nom de l’étape suivante. Selon leurs plans, ce petit jeu ne devait durer que quelques minutes mais ce piège a si bien fonctionné qu’il fallut envoyer le médiateur du jeu pour inciter les joueurs à partir vers l’étape suivante.

Dans les jeux à réalité alternée, l’action n’est pas représentée mais présentée aux joueurs sur le terrain qui, comme l’écrit Bernard Guelton, jouent alors « pour de vrai » (Guelton, 2012). Ce passage de la représentation mentale, abstraite, à l’action concrète a déstabilisé nos joueurs qui ont perdu leurs repères ludiques. Avant de se retrouver lors d’Alter Ego, Diane, une joueuse de l’équipe des Running Birds, et les joueurs de l’équipe des Soulards-Terriens s’étaient rencontrés à Nancy dans une compétition nationale de création de jeux vidéo, intitulée Global Game Java. Les Running Birds et les Soulards-Terriens étaient donc des experts en jeux vidéo. Pourtant, il leur fut impossible de comprendre que la seconde performance était un « troll » (un piège). La retranscription vidéo de l’étape montre que, dès les premières minutes de sa performance, Pierre écrivait sur le sol, dans les graviers, avec ses pieds et ses mains, le mot « piège ». Comme le prouvent les échanges de textos, les joueurs communiquaient immédiatement à leur alter ego dans la salle informatique le mot « piège » en pensant qu’il s’agissait d’un mot de passe. Voyant que les joueurs ne comprenaient pas que leur performance était un leurre, les artistes ont lancé des cartes sur le sol avec des lettres qui composaient le mot « Évêché », la destination suivante. Les joueurs, peu à peu, se sont amassés autour du danseur et sont restés dans cette étape entre vingt et trente minutes. Les Running Birds nous ont expliqué, au cours d’un entretien, que les performeurs étaient « désespérés ». Sur les questionnaires, les témoignages se montrèrent unanimes, les joueurs, même experts en jeux vidéo, n’avaient pas compris qu’il s’agissait d’un piège. Quatre joueurs sur le terrain sur 22 ont déclaré que ce fut pour eux l’un des moments forts du jeu.

Les échanges de textos ont permis de comprendre le processus cognitif qui a empêché ces joueurs experts en jeux vidéo de saisir qu’il s’agissait d’un troll. Les textos échangés prouvent que les joueurs sur le terrain ont confié la résolution de l’énigme à leurs camarades en ligne. Ils écrivirent de façon très explicite à leurs coéquipiers qu’ils étaient piégés et attendaient d’eux la résolution de ce qu’ils prenaient pour une anagramme. À ce stade de notre analyse, il semble que les joueurs experts en jeux vidéo, capables de repérer un troll dans un jeu en ligne, derrière leur écran, perdent cette « compétence » ou « capacité de réponse » dans la réalité alternée. L’alternance des réalités, le passage du monde numérique au monde tangible, perturbe les habitudes des joueurs, comme si l’expérience du jeu était nouvelle. Il semble donc que, à dispositif ludique identique, le passage du jeu en ligne au jeu à réalité alternée exige du joueur de nouvelles « dispositions à agir », c’est-à-dire de nouvelles compétences. On aurait pu émettre l’hypothèse que ce moment fort fut, pour reprendre les termes de Csíkszentmihályi, un moment de flot où les joueurs auraient perdu la notion de temps. Les entretiens, au contraire, nous en dissuadent. L’idée d’avoir « perdu du temps » est très présente lorsque les interviewés évoquent le souvenir de l’étape. Maeva, joueuse des Running Birds, regrette : « Ils prenaient tout leur temps ! Même dans la cabane c’était pareil, la fille elle était lente ! » De même, les joueurs de l’équipe des Corgi Cookies expliquent qu’après cette étape à Saint-Pierre-aux-Nonnains « On est arrivé Place d’Armes, là on avait rattrapé notre temps. » Cette course contre la montre, en début de jeu, peut expliquer que les joueurs n’aient pas pris le temps de contempler la performance corporelle de Pierre. Ni les entretiens, ni l’enquête écrite ne contiennent d’indications qui laisseraient penser que le mouvement dansé, comme la souplesse ou la créativité du performeur aient été appréciés. Par ailleurs, la retranscription filmée de l’événement montre qu’aucun des joueurs ne semblait contempler la danse du performeur, tous étant focalisés sur ce qu’écrivaient ses pieds. Il n’en reste pas moins que Pierre fut applaudi à son entrée dans l’amphithéâtre lors de la remise des prix et que la troisième étape située dans les jardins de l’Église Saint-Pierre-aux-Nonnains fait partie des moments forts du jeu mentionnés dans les réponses au questionnaire. Il semblerait ainsi que ce qui a fait œuvre dans cette étape soit davantage lié à la relation née entre les performeurs et les joueurs qu’à la danse elle-même.

Peu à peu toutefois, les joueurs vont comprendre qu’ils n’obtiendront l’indice qu’après avoir interagi avec les acteurs et les performeurs ou contemplé l’œuvre.

3.2. Une cohabitation possible entre le ludique et le contemplatif

Dès la première édition d’Alter Ego en 2013, des moments de pause avaient été ménagés pour les joueurs dans la rue et dans la salle informatique. Pour sa version 2014, certaines performances se sont avérées de type contemplatif (il faut regarder la performance pour obtenir une récompense, à savoir un indice), tandis que d’autres reposaient sur une interaction avec les performeurs. Par exemple, les joueurs pouvaient réclamer au performeur le papier que ce dernier tenait dans sa main. Les résultats de notre recherche montrent que, pour les joueurs dans la rue, la contemplation des œuvres a majoritairement bien fonctionné.

Parmi les joueurs des Moron Rabbits, l’équipe gagnante, l’un des joueurs s’est montré particulièrement attentif, participatif et contemplatif. Ce faisant, il est parvenu à obtenir des indices plus rapidement que les autres équipes. Les Moron Rabbits écrivaient d’ailleurs dans leur réponse au questionnaire que « les acteurs étaient drôles, leur rôle bien interprété ». Pour les autres joueurs sur le terrain, quelle que soit leur spécialité (expert ou non expert en art), le jeu des acteurs a fait partie des moments forts du jeu. Nous pouvons donc dire que, sur le terrain, globalement, l’art et le jeu sont parvenus à cohabiter et que les joueurs ont particulièrement apprécié les performances et les jeux d’acteurs. Mais comment se sont articulées attitude ludique et attitude contemplative ?

La retranscription filmée de l’activité des joueurs dans la rue permet d’observer l’une des étapes d’Alter Ego qui se passait à l’intérieur d’un appartement mis sens dessus dessous. Dans cet appartement, l’un des joueurs raisonnait à haute voix, ce qui permettait à l’observateur de suivre le fil de sa pensée. Il demandait à son ami : « Qu’est-ce que l’indice ? On ne sait pas ce que c’est l’indice », prouvant ainsi qu’il était immergé dans le jeu. Soudain, il fit un commentaire esthétique sur l’installation et déclara : « C’est le supermarché de la mort ! » La contemplation semble ici s’être opérée sur ce que nous nommerons « le mode intégratif », pendant que les joueurs jouaient et tentaient de résoudre les énigmes (je joue et je contemple en même temps). L’attention semble osciller rapidement entre jeu et contemplation. De même, la retranscription filmée de l’activité des joueurs a montré que Mégane (équipe des Corgi Cookies), dans l’amphithéâtre romain, a pris le temps de contempler la performance de Charlène alors que cette joueuse était en même temps en train de taper un texte sur son smartphone. Elle le confirmera lors de l’entretien : « L’amphithéâtre c’était bien ! Elles nous touchaient les cheveux, elles draguaient les garçons, elles leur touchaient la jambe, c’était bizarre, j’ai vraiment aimé. » Là encore, l’articulation entre attitude ludique et attitude contemplative semble s’opérer sur le mode intégratif. Cette articulation peut s’opérer selon d’autres modalités. Ainsi, la retranscription filmée montre l’arrivée des joueurs des M’Bonbon au Centre Pompidou Metz. Ils venaient de faire valider leur arrivée et étaient pressés par le temps. L’un d’eux commenta « Allez on est pressé ! ». Pourtant, l’une des joueuses s’écria « C’est super bien fait ! » Elle abandonna ses camarades et se dirigea vers Clémence, une performeuse recouverte de plaies artificielles. Elle contempla la performance rapidement et s’excusa de devoir partir. Il semble donc qu’ici la cohabitation entre le ludique et le contemplatif se soit faite sur ce que nous nommerons « le mode alternatif » (je joue d’abord, je contemple ensuite).

Pour deux des équipes, l’esprit de compétition l’a emporté sur la contemplation. L’une d’elles est les Tryharders, une équipe composée de trois étudiants en informatique et de deux étudiantes en arts plastiques. Les entretiens avec les joueurs des Tryharders en témoignent. Au sujet de la performance de Charlène dans l’amphithéâtre romain, au nord-est de Metz, Mado, étudiante en Arts plastiques, explique : « Moi j’ai pas regardé parce qu’on nous a dit que [l’énigme] c’était la rue la plus petite de Metz et j’habite à côté, je savais où c’était. On est parti direct. » Ainsi, bien qu’experte en art, l’étudiante a cédé à l’esprit de compétition au détriment de la contemplation. Interrogée sur la performance dans le hall du Centre Pompidou Metz, Mado répondit « Ah bon, y’avait une performance ? J’ai rien vu ! ». Sa camarade, Tiphaine, précisa : « Moi j’ai vu mais on était pressées parce qu’on gagnait des points à l’arrivée. On a couru tout le long, on a couru quasiment tout le temps. » Ainsi, c’est le jouable, le fait d’attribuer des points aux premiers arrivés dans la salle de la remise des prix, qui a nuit à la contemplation. Une compétition trop aiguisée entre joueurs porte préjudice à la contemplation des œuvres exposées.

4. Conclusion

L’ARG artistique Alter Ego a proposé aux joueurs une activité libre, comprenant un espace fictionnel qui se superpose à l’espace tangible, son activité était incertaine et Alter Ego obéissait à des règles. Au moins l’un des six critères évoqués par Caillois peut cependant être discuté dans le cas d’Alter Ego. En effet, il est possible de reprocher à Alter Ego de ne pas être improductif et de manipuler l’attention du joueur afin de la transformer en attention esthétique. Alter Ego ne serait donc pas qu’un jeu mais plutôt un objet hybride, à la fois jeu et dispositif de monstration. Alter Ego n’avait pas de visée purement ludique mais entendait également transformer le participant en spectateur et acteur de l’œuvre. Par la contemplation et l’interaction avec les performeurs, le joueur ne devait pas uniquement rencontrer un objet, qu’il soit objet d’usage, de consommation ou artistique, il devait également se découvrir lui-même en prenant connaissance de sa propre capacité à s’ouvrir à une œuvre quelle qu’elle soit (art vidéo, œuvre interactive, performance corporelle, installation, etc.). Pour parvenir à cette fin, Alter Ego a hybridé dans sa conception deux modalités d’articulation entre le jeu et la contemplation. Soit la contemplation était subordonnée au jeu, comme dans le jeu interactif Hertzian Labyrinth, soit, au contraire, le jeu était subordonné à l’exigence contemplative, notamment lors de l’interaction avec les acteurs.

Le projet Alter Ego vise à élaborer un système de réalité alternée favorable à la découverte et l’exploration de l’art contemporain, pour inciter un nombre croissant de publics non experts en art à se rendre dans les hauts-lieux culturels de la ville (Galerie O’Cowbell, Centre Pompidou Metz, etc.) Pour cela, le projet repose sur différents points d’entrée – narration, jeu, exposition – afin d’aller chercher, accompagner et guider les participants depuis un environnement familier (leur université, les rues de Metz) vers les équipements culturels de la ville. Alter Ego n’est pas voué à rester un jeu. D’autres pistes de la réalité alternée seront explorées, telle une transfiction (Dena, 2009) historique, séquencée en étapes dans la ville. Différents tests seront réitérés en vue de la mise en place d’une version finale du système de la réalité alternée. Ainsi, les ARG artistiques pourraient ouvrir une voie prometteuse vers la ludicisation (Genvo, 2012) de la médiation culturelle.

On peut toutefois se demander si l’art contemporain gagne à être ludicisé. En effet, le public ne risque-t-il pas de confondre la mise en scène de l’art contemporain avec l’art contemporain lui-même ? Pour cette raison, ce type d’action dans la ville doit être intégré dans un projet culturel global d’art contemporain, projet qui pourrait comprendre des événements plus spécialisés comme des festivals d’art vidéo ou des soirées-performances. Il ne s’agit pas, en effet, de transformer l’art en jeu, mais de se servir du jeu pour introduire le public dans le monde de l’art contemporain. À cette occasion, le public pourrait se remémorer le plaisir éprouvé lors de sa précédente expérience contemplative, dans un contexte ludique, souvenir qui pourrait faciliter la nouvelle expérience de contemplation dans un contexte moins accessible au grand public car plus expert.