Enseignement du design numérique au 2e cycle universitaire
Former à l’intervention professionnelle Digital design education at the graduate level: training for professional intervention

Isabelle Sperano ,
Jacynthe Roberge 
et Éric Kavanagh 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.1169

Cet article pose un regard sur l’entraînement à l’intervention professionnelle en design numérique dans le cadre d’un cours de 2e cycle universitaire. Premièrement, nous présentons l’évolution de ce cours ainsi que ses caractéristiques actuelles. Par la suite, nous décrivons et portons une réflexion sur trois moments-clés, particulièrement cruciaux dans le contexte de l’enseignement du design : 1) la recherche, la négociation et la préparation des mandats, 2) la délimitation des problèmes à aborder et 3) la définition de la solution et la présentation des livrables. Nous insistons particulièrement sur les enjeux relatifs à la démarche des étudiants, à la relation entre l’étudiant et les enseignants ainsi qu’à la relation entre l’étudiant et l’organisation mandante.

This paper takes a look at the design education of a professional intervention in a master program in digital design. First, we present the evolution of this class and his actual characteristics. Then we describe and reflect on 3 key-aspects, particularly relevant in the context of design education: research, negotiation and preparation of the mandate, 2) problem setting and 3) definition of the solution and presentation deliverables. We particularly insist on issues relative to the student learning design, the relation between the student and the teacher and the relation between the student and the organisation.

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

Note de bas de page 1 :

Trente ans depuis la montée de l’informatique personnelle (Johnson et al., 1989). Vingt ans depuis la démocratisation du web (Berners-Lee, 1999, Berners-Lee et al., 1994).

Note de bas de page 2 :

Modes de formation habituels : conception libre ou mandatée dans le cadre d’un cours, stage en entreprise, atelier intensif ou charrette avec mandats authentiques, adaptés ou artificiels, etc.

Le designer numérique (web d’interfaces, d’applications, etc.) est un intervenant professionnel aux tâches et aux fonctions complexes (AIGA, 2009 ; Heller, 2001 ; Pôle-emploi.fr, 2013). Malgré les nombreuses transformations de son univers professionnel depuis les 30 dernières années1, lorsqu’il travaille en organisations, ses services sont le plus souvent requis dans une logique, disons classique, de demandeur-exécutant. Dans cette logique, le designer participe à des degrés plus souvent moindres qu’élevés à la genèse de la formulation des besoins menant au mandat, et sa contribution principale se trouve plutôt en aval de la chaîne de conception/production qu’en amont. Selon notre expérience, bien que les modes de formation habituels2 demeurent essentiels et constituent d’excellents formats pédagogiques pour l’atteinte d’une gamme très variée d’objectifs centraux dans la formation du designer (numérique ou autre), ils ont néanmoins tendance à perpétuer ce modèle demandeur-exécutant.

Dans la perspective d’une formation de pointe de 2e cycle universitaire, nous avons voulu repenser certains aspects du rôle et de la participation du designer dans ses interventions professionnelles. Notre motivation tenait à trois facteurs principaux. D’abord, nous voulions répondre à certains besoins du marché qui n’étaient pas forcément toujours clairement énoncés par le marché lui-même. Ensuite, en décloisonnant le terrain des activités traditionnelles du designer (comme nous le verrons), nous voulions lui donner accès à un horizon de pratique un peu plus vaste que la « simple » exécution de mandats prédéfinis. Enfin, pour des raisons de stratégie de recrutement universitaire, nous tenions à former des designers dont la nature de l’expertise ne pourrait être confondue avec celle des designers et autres professionnels du numérique formés à d’autres niveaux scolaires (1er cycle universitaire, collégial québécois, secondaire professionnel).

Note de bas de page 3 :

Cela correspond à 90 ECTS.

Note de bas de page 4 :

À l’origine, le programme se nommait maîtrise en design graphique et multimédia et il était offert à l’École des arts visuels de la même université. Le programme a été rattaché à la nouvelle école de design en 2012.

Note de bas de page 5 :

La grande majorité des étudiants entrent sur le marché du travail après avoir diplômé de la MDM. Au fil des années, 6 diplômés ont cependant poursuivi des études doctorales (dont 2 des 3 auteurs du présent article).

Note de bas de page 6 :

La description complète du programme : https://www.design.ulaval.ca/programmes/maitrise-design-multimedia-essai.html.

L’expérimentation pédagogique que nous allons décrire un peu plus loin prend place depuis 5 ans à la maîtrise en design multimédia avec essai (MDM), un programme de 45 crédits3 de formation de 2e cycle offert à l’École de design de l’Université Laval. Depuis son lancement en septembre 19994, ce programme a permis de diplômer environ 200 designers (maîtres ès arts ou M. A.)5. Les candidats sélectionnés pour poursuivre des études à la MDM détiennent le plus souvent une formation universitaire initiale (baccalauréat nord-américain ou une formation internationale équivalant à bac+3) en design graphique ou en design de communication ou encore dans des filières apparentées comme les communications, les arts, les technologies de l’information, l’informatique, etc. Le cheminement du programme exige la réussite de 8 cours (24 crédits), la préparation/rédaction d’un essai de fin d’année (9 crédits) et la réussite d’une activité nommée Projet d’intervention (12 crédits)6. C’est cette dernière activité qui constitue le cadre de notre expérimentation et le sujet du présent article.

2. Contexte : du mandat artificiel à l’intervention professionnelle

Note de bas de page 7 :

La MDM est une maîtrise professionnelle qui vise principalement la formation de futurs designers pour le marché de l’emploi.

Note de bas de page 8 :

Nous référons notamment aux modèles du développement universitaire dit utilitaires, et plus particulièrement au plus récent, le modèle entrepreneurial (Lessard, 2012).

Au cours des premières années d’existence de la MDM, les mandats de design donnés aux étudiants étaient presque exclusivement fabriqués par les enseignants. Ces mandats artificiels, particulièrement longs à préparer, avaient l’avantage d’être calibrés en fonction de certaines visées pédagogiques (ex. : développer la créativité à partir d’un média donné). Mais la limite de cette approche s’est rapidement fait sentir dans la mesure où la réalité de la « bulle » universitaire, très différente de la réalité professionnelle, nous confinait à l’artificialité des mandats et à ses écueils. Pour nous rapprocher davantage de la réalité professionnelle7 convoitée par les étudiants, par le milieu et, très souvent, par l’Université elle-même8, l’introduction des mandats externes, c’est-à-dire des mandats réels émanant d’organisations réelles, s’est imposée à compter de 2003-2004. La formule utilisée pendant quelques années consistait alors à recruter une organisation (ex. : Musée de la civilisation de Québec, Comité de l’évolution de la pratique en oncologie [gouvernement du Québec], etc.), et à intégrer son représentant et quelques-unes de ses ressources aux activités de préparation et d’évaluation des cours concernés. Cette approche a donné un grand coup de complexité et d’authenticité à nos projets pédagogiques – mais n’a pas vraiment permis de réduire le temps de préparation pour les enseignants (bien au contraire), un autre enjeu, en apparence moins noble mais particulièrement important dans un contexte de sous-financement des universités (CRÉPUQ, 2013). De plus, si les projets sélectionnés intéressaient les étudiants par leur ampleur, leur contenu ou encore à cause des enjeux de design ou de communication ciblés, la formule montrait déjà ses limites du fait qu’un seul projet devait occuper l’ensemble d’une cohorte étudiante, et ce, quelle que soit la stratégie pédagogique préconisée (mise en concurrence de plusieurs équipes ou segmentation du projet en sous-équipes de travail). Malgré le succès de cette approche, nous sentions que nous limitions les étudiants et que la nature de l’encadrement pédagogique prodigué déformait encore trop la réalité professionnelle. Cette approche allait aussi à l’encontre de notre désir de donner accès aux étudiants à la grande diversité des mandats de design numérique potentiels qu’on savait exister hors de nos murs. Certes, des formules de stages existaient, mais nous cherchions une voie d’encadrement intensif d’une expérience professionnelle de haut niveau et non une « simple » expérience professionnelle supervisée de loin (quel qu’en fût le mérite).

Note de bas de page 9 :

Cette formule a été créée par É. Kavanagh, et il en est le responsable pédagogique depuis sa création. J. Roberge et I. Sperano sont les enseignantes qui assurent le suivi des étudiants et la bonne marche du projet d’intervention. Notre collègue F. Lépinay a aussi collaboré au projet de 2010 à 2013.

Note de bas de page 10 :

Le travail en solo a été autorisé pour quelques cas très particuliers mais a finalement été fortement déconseillé par les mêmes étudiants qui l’avaient pourtant réclamé.

Note de bas de page 11 :

En effet, dès la première prise de contact (souvent par courriel), les étudiants accompagnent leur requête de service d’une entente à signer par toutes les parties (étudiants, organisation, enseignants). Dans cette entente, préparée par les enseignants, l’organisation doit parapher une trentaine de clauses expliquant notamment la nature et les limites de l’intervention. L’entente insiste sur la nature collaborative et pédagogique du projet. La confusion avec le stage ou tout autre type d’intervention est fortement réduite. Pour obtenir une copie de cette entente, communiquer avec les auteurs de l’article.

À l’hiver 2010, nous avons mis sur pied la formule actuelle du projet d’intervention professionnelle (12 crédits)9. Dans cette formule, les étudiants (en équipes de deux ou trois)10 recherchent eux-mêmes les organisations chez lesquelles ils iront agir non pas à titre de designers mais bien en tant que consultants en design. Cette formule recadre le rôle des étudiants : d’étudiants-designers cloisonnés dans un cours ou un stage, ils deviennent des consultants appelés à définir, à documenter et à négocier de complexes problématiques de design numérique préexistantes à leur arrivée dans une organisation (privée, publique, para, à but non lucratif, etc.). Ainsi, les étudiants se présentent aux organisations comme des collaborateurs stratégiques, et les organisations sont immédiatement informées qu’elles doivent collaborer activement avec les étudiants11. De ce fait, les étudiants accèdent directement aux instances décisionnelles liées aux problématiques ciblées, et leur intervention est pilotée depuis ces instances et en collaboration constante avec elles.

Note de bas de page 12 :

L’activité en question porte le titre DES-6016 Projet d’intervention et se donne à la session d’hiver (de janvier à avril inclusivement) depuis son introduction. Le Projet a été offert à 5 reprises depuis l’hiver 2010, et 74 étudiants y ont pris part. Les étudiants sont intervenus auprès de 80 organisations, principalement situées dans la région de Québec ou au Québec. Des 74 étudiants, 64 étaient d’origine québécoise ou franco-canadienne, 5 provenaient de France et 5 d’autres pays.

Dans la suite de cet article, nous discutons de ce type particulier d’intervention que nous expérimentons depuis 5 ans12, et plus spécifiquement de 3 moments-clés de la démarche entreprise par les étudiants, qui nous semblent particulièrement intéressants dans le contexte de l’enseignement du design numérique. Dans un premier temps, nous abordons les enjeux liés à la recherche, à la négociation et à la préparation des mandats par les étudiants auprès des organisations participantes. Ensuite, nous discutons de l’identification et de la délimitation des problématiques à aborder. Enfin, nous traitons de la définition de la solution et de la présentation du ou des livrables. Pour chacun de ces moments, nous présentons la démarche de l’étudiant et soulignons les principaux enjeux touchant sa relation avec les enseignants et celle avec les organisations hôtes.

3. Recherche, négociation et préparation des mandats

Note de bas de page 13 :

Chaque équipe doit trouver 2 mandats distincts. Chaque mandat provient d’une organisation différente pour assurer la diversité des contextes d’intervention.

Note de bas de page 14 :

Au Québec, l’année universitaire s’étend sur douze mois et se divise en trois sessions consécutives de quinze semaines : la session d’automne (de septembre à décembre), la session d’hiver (de janvier à avril) et la session d’été (de mai à juin ou, dans certains contextes, jusqu’en août).

L’une des caractéristiques importantes du Projet d’intervention est certainement la recherche de mandats authentiques par les étudiants13. Pour les aider à se lancer convenablement dans la recherche de mandats, une séance d’information a lieu quelques mois avant le début du cours. Ensuite, les démarches entamées varient d’une équipe à l’autre, l’objectif étant d’avoir en main deux ébauches d’entente dès le premier cours de la session.14

Note de bas de page 15 :

Exceptionnellement (4 cas sur 80), il est arrivé que les organisations aient sollicité directement les étudiants par notre entremise. À moins qu’on nous présente un mandat vraiment hors du commun, cette pratique n’est pas soutenue ni encouragée.

Démarche de l’étudiant. Dans la majorité des cas, les étudiants vont au-devant des organisations et proposent directement leurs services15. La prise de contact et la négociation avec les organisations constituent une contrainte qui, à un moment ou à un autre, stimule la motivation intrinsèque des étudiants. Malgré cela, cette étape est généralement difficile, notamment parce qu’il s’agit d’une activité rarement expérimentée pour la plupart d’entre eux. Qu’ils aient peu ou beaucoup d’expérience professionnelle – la plupart en ont peu ou pas –, les étudiants sont généralement intimidés par le fait de prendre contact avec les organisations desquelles ils espèrent obtenir un mandat (c’est d’ailleurs une des raisons qui explique pourquoi les étudiants préfèrent utiliser le courriel plutôt que le téléphone pour entrer en contact avec les responsables de ces organisations).

À ce stade, un des défis des étudiants concerne la gestion des offres de collaboration. En effet, nous avons remarqué que plusieurs étudiants, pour s’assurer de susciter l’intérêt d’au moins deux organisations et pour augmenter leurs chances d’obtenir une réponse rapidement, ont tendance à offrir leurs services à plusieurs, voire à beaucoup trop d’organisations à la fois. Lorsqu’ils commettent cet impair, les étudiants sont le plus souvent confrontés à une surabondance de réponses (habituellement positives). Ils sont alors aux prises avec deux problèmes : 1) faire face à la déception (et parfois au mécontentement) d’organisations qui avaient déjà des attentes face à l’offre de collaboration annoncée et 2) maintenir la face, et la posture professionnelle attendue de leur part, devant ces organisations. Ils le font habituellement en développant des stratégies communicationnelles appropriées. Dans tous les cas, cette charge de travail « imprévue » leur fait prendre conscience du sérieux et de la rigueur qui est attendu de la part d’un consultant professionnel en design numérique.

Relation entre l’étudiant et les enseignants. Lors de la première rencontre de la session, les étudiants présentent leurs mandats potentiels aux enseignants qui en évaluent la pertinence et la faisabilité. Alors que certains mandats cadrent parfaitement dans les objectifs du cours, d’autres comportent plusieurs problèmes. Parmi les propositions de mandats problématiques, nous notons deux cas de figure récurrents : les mandats trop étroits et les mandats trop larges.

D’abord, certains étudiants ont tendance à se réfugier dans des mandats trop étroits. Ces mandats se situent habituellement plus près de l’expertise du designer exécutant que de celle du designer consultant. Par exemple, la conception d’un site web pour une petite entreprise locale qui ne fait face à aucune problématique particulière ou complexe ne donnerait pas l’occasion aux étudiants de mettre de l’avant leur capacité d’analyse et de synthèse en architecture d’information. Les étudiants qui lorgnent de ce côté sont habituellement ceux qui manquent de confiance en leur propre expertise et qui ont de la difficulté à considérer que des organisations puissent être intéressées par les services d’un designer qui propose autre chose que l’élaboration d’un concept ou de maquettes à l’esthétique léchée. Dans ce contexte, le rôle des enseignants est d’aider les étudiants à prendre conscience de la face cachée de leur expertise en design numérique. Ils doivent s’assurer que les étudiants se lancent dans des mandats suffisamment ouverts et flexibles qui leur offrent la liberté d’action nécessaire à la prise en charge d’un projet de consultation professionnelle en design numérique.

À l’opposé, certains étudiants trop ambitieux proposent des projets de trop grande envergure. Les enseignants doivent alors les prévenir rapidement des dangers qui les guettent s’ils continuent dans cette voie, soit :

  • ne proposer, en fin de compte, que des solutions superficielles qui manquent de profondeur,

  • ne pas être capables de couvrir l’entièreté du périmètre établi au départ vu la durée inflexible d’une session universitaire,

  • ou, pire encore, échouer le projet parce qu’ils ne réussissent pas à rendre le livrable attendu.

Notons que l’exercice que représente la délimitation du périmètre d’intervention des projets est ardu pour la majorité des étudiants. Dès lors que leur mandat est accepté, les étudiants doivent rédiger un plan de projet qui constitue une sorte de projection dans l’avenir. Cela représente un défi pour l’ensemble des étudiants, notamment pour ceux qui n’ont aucune expérience professionnelle à leur actif ou qui ont de la difficulté à saisir certaines notions fondamentales liées au contexte de consultation professionnelle en design numérique telles que la problématisation et la formulation d’objectifs. Il faut habituellement compter quelques semaines de travail avant que ces notions soient assimilées et comprises par ces étudiants.

Relation entre l’étudiant et l’organisation. Comme nous l’avons mentionné précédemment, en début de projet, la notion de « consultant en design interactif de 2e cycle universitaire » est rarement évidente, et ce, autant pour les organisations hôtes que pour nos étudiants. Il leur faut habituellement un certain temps avant de l’absorber et d’en saisir les nuances.

L’expertise du consultant-designer numérique est méconnue de la part des organisations hôtes. Lorsque les étudiants communiquent avec elles pour leur offrir leurs services, plusieurs organisations s’interrogent sur l’apport réel d’une telle collaboration. En effet, lors de discussions post-mandat, différentes organisations nous ont confié s’être d’abord questionnées sur l’utilité des solutions et des livrables qui pourraient être proposés par des étudiants en design au 2e cycle universitaire. Plusieurs redoutaient que les propositions apportées par ces étudiants soient trop floues, trop théoriques et pas assez concrètes. Ne sachant pas exactement ce qui peut découler de cette collaboration, les organisations proposent habituellement aux étudiants de leur développer des « objets » numériques tels qu’un site web, une application mobile, un intranet, etc.

Lorsque nous avons offert ce cours pour la première fois, nous avons été surpris de constater que les organisations hôtes n’étaient pas les seuls acteurs du projet à méconnaître l’expertise du consultant en design numérique : plusieurs étudiants avaient eu aussi du mal à définir leurs rôles et leurs responsabilités dans cette aventure. À ce sujet, les principaux défis des étudiants étaient les suivants :

  • distinguer le rôle de consultant de ceux d’employé et de stagiaire, en cerner les subtilités et agir en tant que tel, ce qui suppose également de quitter le rôle d’exécutant pour plonger dans celui du consultant responsable de ses décisions, libre de penser et de repenser une problématique et être moins dépendant de l’organisation que ne le serait un employé (Garrett, 2009) ;

  • faire preuve du professionnalisme attendu d’un consultant en design numérique (ex. : respect du modus operandi du client, ponctualité, écoute, argumentation efficace et respectueuse, rigueur et sérieux de son implication dans le projet, etc.) ;

  • communiquer de façon professionnelle avec les différents intervenants du projet (à ce sujet, un des répondants en organisation nous a mentionné que le courriel d’offre de service qu’il a reçu de la part des étudiants était flou, qu’il manquait de sérieux et pouvait laisser croire à une « arnaque ») ;

  • gérer les attentes de l’organisation face à leur mandat et distinguer les tâches qui relèvent de leur expertise (ex. : élaboration d’un rapport de recommandations ergonomiques) de celles qui n’en relèvent pas (ex. : programmation d’un site web) ;

  • ajuster le degré d’encadrement attendu de la part des étudiants à celui envisagé par l’organisation.

Mentionnons également la tendance qu’ont les étudiants en design à idéaliser le mode de fonctionnement du monde du travail. En effet, plusieurs étudiants sont très rapidement portés à faire leur le vocabulaire des différents experts d’autres disciplines rencontrés dans les organisations hôtes (spécialistes du marketing, gestionnaires, informaticiens, etc.) plutôt que d’utiliser le vocabulaire spécifique au design numérique (audit de contenu, évaluation heuristique, acceptabilité, design centré sur l’utilisateur, architecture d’information, etc.). À ce sujet, quelques étudiants nous ont fait part de leurs craintes de ne pas être compris et de ne pas être pris au sérieux s’ils n’utilisaient pas le même vocabulaire que les experts de l’organisation avec laquelle ils travaillent.

4. Identification et délimitation du problème

Note de bas de page 16 :

Nous adoptons cette approche dans le cadre de notre programme, car clarifier la définition d’un problème et définir son périmètre d’action contribueraient à la proposition de solutions viables et innovantes et favoriseraient le succès d’un mandat de design (Hekkert et al., 2010). Au contraire, bâcler cette activité ou l’exclure d’une démarche de design mènerait fréquemment à l’élaboration de solutions superficielles et inadéquates (Frascara, 2004).

Dans le cadre du cours Projet d’intervention, les enseignants incitent les étudiants à adopter une approche où la définition d’un problème est préalable à toute intervention concrète de design16. Ce moment-clé, qui permet à l’étudiant d’entamer une réflexion de fond sur le projet à réaliser, consiste à déterminer une situation, un contexte problématique, à délimiter ses frontières et à sélectionner les éléments auxquels l’étudiant devra porter une attention particulière qui guidera ses actions à venir (Schön, 1983). Habituellement, le problème est ancré dans une réalité (politique, sociale, culturelle, psychologique, etc.) existante, émergente ou future.

Démarche de l’étudiant. Nous l’avons vu, le client cible préalablement, la plupart du temps, la nature des interventions à effectuer pour les étudiants. Or, souvent formulées sous forme de livrables (maquettes visuelles finales d’un site web, arborescence, etc.) ou d’« objet » numérique (site web, infolettre, application, etc.), ces demandes ne s’appuient pas nécessairement sur des problématiques claires, et les prémisses sont parfois discutables. Ce second moment-clé demande, en quelque sorte, un retour en arrière, afin de circonscrire leur intervention par la définition d’un problème de l’organisation à aborder dans le cadre de leur mandat (ex. : méconnaissance des utilisateurs cibles, mauvaise gestion du contenu entre les différents canaux numériques de l’organisation [site web, Facebook, Twitter, infolettre, etc.]). Il s’agit d’un moment pivot de l’intervention, car les problématiques identifiées deviendront les assises des interventions réalisées subséquemment. Il n’est pas rare que le mandat et les livrables soient modifiés et redéfinis après cette étape cruciale. Dans le contexte de Projet d’intervention, la définition du problème a une durée variable de 1 à 5 semaines selon le projet et selon les étudiants.

Loin d’être intuitive, cette activité est ardue et éprouvante pour l’étudiant. D’entrée de jeu, l’étudiant attribue souvent peu d’importance à l’identification et à la délimitation du problème, notamment parce que cette activité est souvent perçue comme moins créative et moins attrayante. En conséquence, certains étudiants rechignent à mettre le temps, l’énergie et la rigueur nécessaires à son élaboration. De même, on remarque une propension à passer trop rapidement en mode « solution », ce qui concorde avec certains résultats des recherches menées sur le développement de l’expertise en design (Cross, 2004). En outre, il s’avère parfois long et difficile pour l’étudiant de « lâcher prise » sur le livrable numérique et sur la définition initiale du mandat présentée par le client lors des premières rencontres. On suppose que cette situation est imputable à plusieurs ruptures : entre la théorie vue en classe et l’intervention professionnelle réelle, entre le schéma mental du rôle du designer et ce qui est concrètement demandé, entre une vision parfois idéalisée des clients et la réalité.

Relation entre l’étudiant et les enseignants. La préoccupation essentielle des enseignants est ici de guider les étudiants à travers cette activité, de gérer les différentes ruptures vécues par les étudiants ainsi que de leur démontrer la nécessité de la réaliser. Pour ce faire, de nombreuses rencontres de suivi sont prévues avec les étudiants en début de session. On note des différences interindividuelles marquées dans les réactions des étudiants relativement à la relation qu’ils entretiennent avec les enseignants à propos de cette activité. Certains gèrent ces ruptures avec une relative confiance dès le début du projet. Ceux-ci restent proactifs et tentent de développer leur autonomie tout en étant à l’écoute des commentaires des enseignants. Pour d’autres, cette activité représente un défi de taille. On remarque alors 4 réactions typiques.

1) Certains se réfugient abusivement dans les préceptes présentés dans les cours plus magistraux. On remarque en effet chez ces derniers une observance quasi aveugle des théories et méthodes vues en classe.

2) Certains deviennent passifs et dépendants des commentaires des enseignants, qu’ils suivent à la lettre, sans trop de réflexion.

3) Certains présentent au contraire une attitude intransigeante, manquent de flexibilité et sont sur la défensive. Ces derniers refusent les commentaires et les conseils en bloc des enseignants.

4) Enfin, d’autres décident tout simplement de ne plus consulter les enseignants et de faire à leur tête. L’objectif des enseignants est de guider les étudiants afin qu’ils passent outre ces réactions, prennent confiance, puis développent leur proactivité et leur autonomie.

Relation entre l’étudiant et l’organisation. Cette activité demande une certaine dose de courage de la part des étudiants, qui y passeront souvent plus de temps que ce qui est intuitif (Lawson, 1994). Par ailleurs, ils doivent être en mesure d’expliquer à leur client qu’une redéfinition du mandat sera peut-être nécessaire. Pour ce faire, les étudiants doivent être en mesure de présenter cette approche adéquatement auprès de l’organisation, de discuter, de négocier avec ses représentants sans craindre de défendre leurs idées et sans s’inféoder à celles du client. Selon nos observations, les organisations accueillent cette approche relativement aisément et avec un enthousiasme insoupçonné et elles sont agréablement surprises de la posture prise par les étudiants.

5. Définition de la solution et présentation des livrables

Plus la définition du problème évolue, plus des solutions se dessinent. C’est à ce moment que l’étudiant formule des solutions de design numérique aux problèmes énoncés en cours de projet, qu’il les traduit dans une représentation complexe qui peut être perçue, utilisée et expérimentée.

Démarche de l’étudiant. Si on remarque que les livrables proposés sont souvent moins ambitieux que ce qui était prévu au départ – ils sont moins achevés sur le plan matériel –, ces derniers répondent plus en profondeur à de réelles problématiques vécues par le client, et constituent souvent des solutions plus novatrices. Les types de livrables sont aussi plus variés que ce qui était proposé au départ (rapport de recommandations, personas, stratégie de gestion du contenu, amélioration de l’expérience utilisateur, etc.). Les objets numériques proposés sont aussi plus variés : site web informationnel, application, mur interactif, autre objet intelligent, etc. Selon le contexte, certains étudiants proposent parfois aussi des façons d’utiliser le livrable proposé et guide le client afin faciliter le passage aux étapes subséquentes de réalisation du projet (façons d’utiliser les documents remis, calendrier des modifications à effectuer sur le site web et des recommandations à mettre en branle, suggestions de technologies potentielles pour la réalisation technique du projet, etc.).

Relation entre l’étudiant et les enseignants. À cette étape, le rôle des enseignants peut sembler moins apparent. En effet, les étudiants deviennent de plus en plus autonomes et les rencontres se font plus rares. Tout de même, les enseignants guident les étudiants dans la conception de leurs livrables de façon plus ciblée (ex. : amélioration de composantes d’interface, de structures d’information). Ils participent aussi, avec l’étudiant, à l’élaboration de stratégies de présentation des projets et des livrables aux organisations, notamment en ce qui concerne les différentes stratégies de communication (type de documents à présenter et de quelle façon s’y prendre, détermination de l’objet du message à communiquer au client, etc.) et de design d’information des livrables.

Relation entre l’étudiant et l’organisation. Les propositions de solutions, aussi novatrices et inédites soient-elles, doivent être défendues adéquatement auprès de l’organisation mandante. Ici, l’utilisation de divers modes de représentation (schémas, arborescences, scénarimages, maquettes, prototypes, etc.) pourra faciliter la communication avec le client et permettra de discuter de la solution et d’en débattre au besoin La solution adéquatement représentée devient un puissant outil de communication et de persuasion (Brown, 2010).

Chez une majorité de clients, cette étape ultime génère habituellement de l’étonnement et, surtout, de l’intérêt. Ils sont habituellement agréablement surpris des solutions proposées. Au terme de la session, plusieurs semblent particulièrement apprécier ce qui relève, selon nous, d’une formation de 2e cycle. Ils relatent notamment la rigueur des rapports et l’appui documentaire de ces derniers. Les clients mettent habituellement aussi en relief la capacité des étudiants designers à comprendre leurs besoins, à cibler des problèmes réels et à proposer des solutions personnalisées et adaptées à leur contexte particulier. Il s’agit d’une expérience enrichissante et fort satisfaisante, selon une majorité d’entre eux.

6. Conclusion

Les interventions professionnelles de type « consultation » mobilisent des connaissances et des compétences particulières. Par le cours Projet d’intervention, nous cherchons à susciter chez les étudiants une lecture plus globale de leur intervention ainsi qu’à les aider à développer une prise en compte du rôle du consultant de 2e cycle en design numérique. Ce type de collaboration permet non seulement de mieux comprendre et d’appréhender avec plus de justesse les besoins de l’industrie, mais aussi d’influencer ses pratiques, ses valeurs et ses approches (Getto et al., 2013). Lorsque l’objet numérique conçu est réellement issu d’une réflexion sur les problématiques de l’organisation, des utilisateurs, etc., le rôle du designer devient beaucoup plus structurant que celui de l’exécutant. Le designer accroît alors son rôle et sa responsabilité sociale, il devient un réel acteur de changements bien au-delà des impacts de la simple modification des objets technologiques (Vallgarda, 2014).